Laïcité dans les piscines municipales : entre principe juridique et argument politique (CE ord., 21 juin 2022, Commune de Grenoble)
Par Jeanne de Gliniasty, Maître de conférences à l’Université de Paris Nanterre
Par une délibération du 16 mai 2022, le conseil municipal de la ville de Grenoble a décidé d’approuver un nouveau règlement intérieur des piscines municipales. Son article 10, encadrant spécifiquement le port des tenues de bain prévoyait désormais que « les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-short sont interdits. (…) ». C’est par cette petite incise – « plus longue que la mi-cuisse » – que la ville a manifestement souhaité permettre aux usagers portant un burkini de se baigner dans ses piscines municipales, les tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse étant par déduction autorisées[1]. Saisi par le préfet de l’Isère sur fondement du nouvel article L. 2131-6 du Code général des collectivités territoriales, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a suspendu l’exécution de l’article 10 du nouveau règlement intérieur « en tant qu’il autorise l’usage de tenues non près du corps moins longue que la mi-cuisse » (art. 2 du dispositif)[2]. Saisi d’un appel de la ville de Grenoble et pour la première fois en référé dans le cadre de la procédure dite du « déféré laïcité » mise en place par la loi du 24 août 2021, le Conseil d’État a confirmé le 21 juin 2022 la suspension prononcée par le tribunal administratif et, ce faisant, a inscrit sa jurisprudence dans la droite ligne de la volonté gouvernementale[3].
Si cette décision vient compléter une jurisprudence de plus en plus fournie en matière de laïcité, elle semble toutefois marquer une rupture dans les contours juridictionnels dessinés par le Conseil d’Etat resté jusqu’alors plutôt prudent sur ces questions, le plus souvent cantonné à une motivation juridique rigoureuse. Précisément, s’agissant du port du burkini, il a suspendu en 2016 un arrêté d’interdiction pris par le maire d’une commune littorale et, démontrant qu’il n’était motivé par aucune considération d’ordre public et que la laïcité ne saurait justifier l’interdiction de manifester ses croyances religieuses, il a jugé qu’un tel arrêté portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de conscience, d’aller et venir et à la liberté personnelle (consistant à se vêtir comme on l’entend).[4]
Toutefois, malgré les similitudes entre les deux affaires, n’était pas contestée, à l’origine de celle qui nous intéresse ici, une quelconque interdiction ni même l’abrogation d’un aménagement ou d’une dérogation à la règle générale fondé sur des considérations religieuses, mais la décision elle-même d’accorder cet aménagement ou cette dérogation. De même, la ville de Grenoble n’a pas agi en tant qu’autorité de police réglementant l’espace public, mais comme gestionnaire de la piscine municipale et c’est dans ce cadre juridique qu’elle a expressément prévu de modifier l’interdiction générale applicable aux usagers pour y intégrer la précision contestée – « plus longue que la mi-cuisse ». Il n’était donc pas dans cette affaire question de la manifestation d’une appartenance religieuse dans un espace public et de sa possible réglementation au nom de la sauvegarde de l’ordre public, mais, au sein d’un service public facultatif, de la possibilité pour l’autorité gestionnaire de ce service de prévoir une mesure dérogatoire fondée sur des considérations religieuses – puisqu’il est apparu clairement au cours de l’instruction que telle était la réelle et unique motivation de la modification du règlement intérieur. Autrement dit, il ne s’agissait pas pour le juge de se demander si le port de signe religieux pouvait être interdit au nom d’une menace causée à l’ordre public, mais si une adaptation à certaines pratiques religieuses des règles générales concernant les tenues de bain était susceptible d’affecter le bon fonctionnement du service public géré par la commune. A contre-courant de sa jurisprudence sur les arrêtés anti-burkini, le Conseil d’Etat a ici jugé que la dérogation était bien de nature à créer, d’une part, un dysfonctionnement du service public et, d’autre part, une inégalité de traitement entre les usagers. S’affranchissant substantiellement de la position historique française, il entérine ainsi, à la faveur d’une distorsion des principes et des procédures juridiques (II), une approche politique de la laïcité visant à uniformiser les conduites sociales en proscrivant de l’espace public l’expression des croyances religieuses (I).
I. La confirmation d’un abandon de l’approche libérale de la laïcité vers une application uniformisée de la règle incompatible avec les adaptations pour motifs religieux
Le Conseil d’Etat s’en est tenu jusqu’alors à une conception plutôt libérale de la laïcité, qu’il s’agisse de contrôler des mesures de police administrative (cf. la décision de 2016 précitée) ou les règles d’organisation et de fonctionnement des services publics. Sur ce second point, il affirme clairement dès 1989 que « dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses » et pose comme limite que cette liberté « ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du SP »[5]. Il en déduit ainsi l’illégalité de toute interdiction générale et absolue posée par les règlements intérieurs des établissement scolaires en tant qu’elle constitue une discrimination dans l’accès à l’enseignement fondée sur les convictions religieuses des élèves[6]. Même si la loi du 15 mars 2004 est venue court-circuiter cette approche pragmatique en interdisant hic et nunc toute manifestation ostensible – le voile répondant désormais à ce qualificatif – d’appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics[7], la Haute juridiction a continué de développer un cadre jurisprudentiel favorable aux adaptations des règles générales de fonctionnement du service public afin de permettre l’exercice effectif de la liberté de conscience de ses usagers[8]. Elle reconnaît par exemple le droit pour les élèves de bénéficier d’autorisations d’absence pour motifs religieux[9] ou encore pour les détenus celui de se procurer des aliments respectant leur convictions religieuses[10]. Plus récemment encore, s’agissant d’un service public facultatif, le Conseil d’État a jugé qu’une commune avait fait une appréciation erronée des principes de laïcité et de neutralité du service public en se fondant sur ces seuls principes pour décider de ne plus servir de menus de substitution dans les cantines scolaires et souligné « l’intérêt général qui s’attache à ce que tous les enfants puissent bénéficier de ce service public »[11]. Aussi, sans aller jusqu’à reconnaître un droit à la différence ni une obligation pour l’administration gestionnaire de tenir compte des convictions religieuse, la jurisprudence du Conseil d’État a admis des « accommodements raisonnables » aux règles générales qui organisent le service public afin de permettre la libre expression et l’exercice de la croyance religieuse des usagers sans porter atteinte à son fonctionnement[12]. Si le Conseil d’État ne manque pas de faire référence à cette genèse jurisprudentielle dans sa décision relative au port du burkini grenoblois, et alors même que les règles de port de tenue de bains sont beaucoup moins contraignantes pour le gestionnaire de la piscine (et même qu’en réalité ici le possible aménagement repose uniquement sur le seul usager), il n’en tire pas non plus la conclusion à laquelle on aurait pu s’attendre.
En premier lieu, le Conseil d’Etat se réfère abstraitement à l’ordre public (pt 8) ; pourtant, seule la salubrité publique pourrait à cet égard être invoquée. Toutefois, si les règles en matière vestimentaire de baignade sont bien censées préserver cette dernière, le juge ne démontre pas le caractère peu hygiénique d’une dérogation consistant à admettre quelques centimètres de maillot de bain évasés, en comparaison notamment des tenues de plongée en néoprène qui recouvrent l’ensemble du corps et sont largement admises dans les piscines et plus généralement au regard des règles peu homogènes sur ce point[13]. En second lieu, surtout, et alors que le cadre juridique est précisément celui du service public, le dysfonctionnement causé par la dérogation n’est caractérisé que par l’hypothèse selon laquelle la différence de traitement avec les autres tenues de bain pourrait affecter le respect par les autres usagers de la règle générale[14]. Pourtant, l’autorisation de tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse n’est pas limitée aux seuls burkinis et tout usager pourra ainsi, s’il le souhaite, porter un short « non moulant » ou une jupette dès lors que sa longueur ne dépasse pas la mi-cuisse. En outre, toute dérogation ne porte-t-elle pas en soi le risque d’affaiblir la règle générale : autoriser un élève à s’absenter pour un motif religieux ne comporte-il pas le risque de voir d’autres élèves revendiquer également le droit de ne pas assister au cours fondé sur d’autres motifs ? Par son caractère conjectural et même anecdotique, le motif de dysfonctionnement du service public retenu n’est pas convaincant.
En réalité, semblant s’appuyer sur le cadre jurisprudentiel existant pour contrôler l’aménagement à la règle générale, le Conseil d’Etat se fonde essentiellement sur le but de la mesure et introduit de nouveaux critères complexes et peu généralisables pour réaliser un contrôle éminemment subjectif.
D’une part, le but de la mesure constitue le cœur du raisonnement conduisant le juge à suspendre la mesure d’aménagement : c’est parce que la commune se fonde sur des motifs religieux – qui plus est, sans le dire explicitement[15] – que la dérogation qu’elle prévoit est contraire au principe de laïcité et donc illégale. Le simple fait pour une piscine municipale d’autoriser le port de vêtements de bain non ajustés au corps n’est a priori pas de nature à porter atteinte au principe de neutralité du service public – et pour cause, au regard de l’hétérogénéité des règlements intérieurs sur ce point – cf. infra. Suivant en cela le raisonnement du tribunal administratif, le Conseil d’Etat caractérise en l’espèce l’atteinte au principe de neutralité du service public par le but religieux qui a motivé la dérogation à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées au corps dans les piscines municipales[16]. D’autre part, le juge déduit l’atteinte au bon fonctionnement du service public et à l’égalité de ses usagers du « caractère très ciblé et fortement dérogatoire à la règle commune (…) sans réelle justification de la différence de traitement qui en résulte ». Ces nouveaux critères dans le contrôle des possibles adaptations du service public ne sont pas suffisamment étayés et laissent en suspens un certain nombre de questions. S’agissant du caractère ciblé de la dérogation, offrir un menu sans porc dans les écoles ou les prisons est-il une dérogation moins ciblée du fait que plusieurs religions prônent l’interdiction d’en manger ? Si, en termes plus généraux, le règlement intérieur avait seulement autorisé les dérogations vestimentaires fondées sur des motifs religieux, la délibération aurait-elle échappé à la suspension ? Quant au caractère « fortement dérogatoire à la règle commune », existe-t-il des degrés dans la dérogation et un seuil au-delà duquel elle doit être jugée trop attentatoire au bon fonctionnement du service public ? Que signifie le motif selon lequel la différence de traitement est « sans réelle justification » alors même que la Haute juridiction reconnaît que la dérogation a pour seul objet d’autoriser le burkini : est-ce à dire que le Conseil d’Etat refuse de reconnaître cette tenue – qui a pour but, plus généralement de cacher les formes de la femme – comme un motif religieux légitime et est-il alors en droit d’en juger ?
Ces questions conduisent à s’interroger plus précisément sur le contrôle juridictionnel des mesures d’aménagement de la règle. A notre sens, celui-ci ne peut s’exercer in abstracto, mais doit se poser par rapport au fonctionnement du service public : « l’intérêt général qui s’attache »[17] à un aménagement des règles de tenue de bains permettant au plus grand nombre d’accéder à la piscine municipale est-il supérieur ou non aux inconvénients qu’un tel aménagement peut causer au fonctionnement du service public ? Le Conseil d’Etat ne s’est pas prononcé sur ce point et n’a pas plus caractérisé la gravité de l’atteinte causée aux principes de laïcité et de neutralité, condition pourtant nécessaire à l’enclenchement de la procédure de suspension sur ce motif (article L. 2131-6 du CGCT, al. 5).
Le caractère péremptoire de sa décision refusant tout accommodement raisonnable à la règle marque une rupture dans la ligne jurisprudentielle jusqu’ici suivie en affichant clairement un positionnement idéologique. Semblant se plier à l’opinion majoritaire, le Conseil d’Etat se fait le chantre de la défense d’une laïcité sécuritaire[18], défensive, ou, disons plus couramment « offensive » qui, loin de permettre la réalisation par l’Etat de la liberté d’exprimer ses convictions[19], se définit par l’abstention de l’administré dans la manifestation de ses croyances religieuses. Brandie comme une valeur sociale dans le cadre de laquelle toute pratique religieuse doit rester discrète pour ne pas dire invisible, cette « nouvelle laïcité » [20] est invoquée pour proscrire de l’espace public – d’où l’expression parfois employée de laïcité « de combat » – les expressions religieuses minoritaires. Les principes juridiques sont alors imperceptiblement mis au service de cette nouvelle doxa.
II. Un positionnement politique invisibilisé par une distorsion des principes juridiques
L’uniformisation progressive du discours sur la laïcité qui n’est plus pensée comme une liberté mais comme une obligation pour les administrés de ne pas exprimer leur religion en public modifie la finalité des principes censés défendre cette laïcité ainsi que des instruments de protection mis en place pour la protéger.
Dans son communiqué de presse sur la décision, le Conseil d’État signale que le juge des référés était « saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau “déféré laïcité” ». Il ne s’agit pourtant pas d’une nouvelle procédure, mais du déféré suspension instauré par la loi du 30 juin 2000[21] qui permet au préfet de saisir le juge administratif afin qu’il suspende dans les 48h l’acte d’une collectivité territoriale « de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle » et pour lequel la loi du 24 août 2021 a inséré un nouveau motif, lui ouvrant cette voie juridictionnelle lorsque l’acte est de nature « à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics »[22]. Cet ajout place sur un même plan les libertés et le principe de laïcité ou de neutralité des services publics. Toutefois, si, dans son sens originel, la laïcité est bien une liberté fondamentale[23], le glissement continu et insidieux de son contenu conduit à faire subrepticement usage d’un instrument de protection des libertés pour défendre le dogme d’une neutralité absolue de l’espace public[24].
La Haute juridiction contribue également à cette distorsion des principes juridiques. Le visa de la décision du 21 juin apparaît ainsi quelque peu trompeur. La loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État y précède celle du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République[25] laissant suggérer une linéarité fictive du récit de la laïcité. Pourtant, alors que la loi de 1905 est au fondement de l’approche libérale défendue jusqu’alors par le Conseil d’Etat – comme le rappelle le Conseil d’Etat en citant son premier article : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » –, la loi anciennement dénommée séparatisme, loin de s’inscrire dans cette continuité, exprime la laïcité en termes d’abstention de la manifestation des croyances religieuses et d’interdictions, dans la lignée de l’évolution de son interprétation depuis 2004[26]. C’est ce qu’attestent par exemple la création de nouveaux délits fondés sur des manquement à la laïcité ou la modification en profondeur par la loi du régime juridique du service public[27]. Et si la loi de 2021 n’est plus citée ensuite dans le corps de la décision que pour rappeler les conditions du « déféré laïcité » désormais inscrites au Code général des collectivités (d’ailleurs lui-même visé par la décision), elle figure bien au cœur du raisonnement du juge des référés pour suspendre la délibération approuvant le nouveau règlement intérieur. Elle traduit notamment un mouvement d’expansion sans borne des principes de laïcité et de neutralité, dans le sens d’une redéfinition de leur finalité.
Le caractère attractif du principe de laïcité tel qu’il est pensé et diffusé au XXIème siècle s’accompagne en effet d’une ambiguïté dans la détermination de son champ d’application. Cette ambiguïté est notamment nourrie par une intrication depuis longtemps éprouvée des principes de laïcité et de neutralité, mais également d’égalité des usagers du service public. La décision du 21 juin s’inscrit de façon frappante dans cet embrouillamini des principes juridiques qui contribue à rendre invisible le changement de sens et de finalité opéré. Car si ces principes – laïcité, neutralité, égalité – ont toujours été associés, leur assimilation tend à leur faire perdre leurs conditions particulières d’application et à homogénéiser le discours sur la laïcité dans le sens d’une conception sécuritaire.
Originellement, le principe de neutralité de l’Etat et l’égalité devant la loi et devant le service public sont présentés comme des modalités d’exercice de la laïcité dont ils résultent[28], les moyens de sa réalisation au service de la liberté de conscience. Dans ce sens, la nécessaire neutralité est celle de la puissance publique qui doit être impartiale et s’incarne alors dans celle de ses agents[29] afin justement d’assurer l’égalité de traitement des citoyens quelles que soient leurs convictions ou opinions[30]. Dans la décision du 21 juin, pourtant, et même si le Conseil d’État reconnait que le principe de neutralité ne s’applique pas aux usagers, c’est bien sur eux qu’il fait peser son application en refusant qu’ils puissent exprimer leur appartenance religieuse par leur tenue de bains. La neutralité du service public semble ne plus reposer uniquement sur ceux qui le représentent – leurs agents – mais sur l’ensemble de ses participants – usagers compris[31].
De même, le principe d’égalité devant le service public est originellement actionné ou invoqué en faveur des minorités ou communautés religieuses qui souhaitent exercer leur religion sans être discriminées dans l’accès ou l’exécution du service public. Cette considération est également au fondement de la faculté attribuée au gestionnaire d’un service public d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement de son service. La motivation du juge tirée de la rupture d’égalité que pourrait constituer, à l’égard des autres usagers de la piscine la mise en œuvre d’une dérogation à la règle des tenues de bains est ainsi inédite. Elle s’inscrit dans la lignée de l’interprétation très constructive du Conseil constitutionnel reprise d’ailleurs dans l’arrêt selon laquelle « les dispositions de l’article 1er de la Constitution [aux termes desquelles « la France est une République laïque » (…) »] interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers »[32]. Une interprétation plus classique du principe d’égalité aurait consisté à juger que parce que, loin d’interdire certaines tenues de baignade, elle assouplit au contraire une réglementation pour permettre à certains administrés d’accéder au service public, la délibération municipale contribue à lutter contre les discriminations en offrant justement un accès élargi et donc plus égalitaire à la piscine.
Ainsi, l’ordonnance du 21 juin s’inscrit-elle dans une tendance à la cristallisation du principe de laïcité comme neutralité de l’espace public et égalité formelle entre les citoyens, ces deux principes faisant désormais l’objet d’un contrôle in abstracto et non plus contextualisé ni proportionné comme des instruments juridiques au service de la laïcité. Cette interprétation stricte conduit, au contraire de la portée originelle du principe de laïcité, à admettre juridiquement comme une conséquence de sa réalisation l’exclusion à l’accès au service public de personnes que l’on entendait jusqu’alors protéger. La laïcité devient un argument politique au service d’un projet de société promouvant une forme de rejet culturel de ce qui ne correspond pas à une vision majoritaire de la société et elle est pensée alors comme un instrument de défense de l’ordre public[33].
Par cette décision, le Conseil d’Etat, écartant la recherche d’accommodements raisonnables susceptibles d’apaiser les passions et même d’exercer un effet transformateur sur les religions[34], refuse d’user de la rigueur du droit pour calmer les débats fiévreux comme il a pu le faire jusque-là[35]. Au contraire, la réversibilité des principes qu’il déploie afin de conforter une opinion majoritaire porte atteinte à la substance même du droit et constitue un danger pour la sécurité juridique.
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La laïcité est une liberté fondamentale ; la neutralité ne s’applique pas aux usagers du service public ; l’égalité n’empêche pas les accommodements à la règle, voire les impose. Ces préceptes jusque-là intangibles sont régulièrement mis à mal par les représentants politiques à la faveur d’une nouvelle définition de la laïcité qui s’édifie depuis la loi du 15 mars 2004[36] et qui trouve son point d’acmé dans la dernière loi d’août 2021. Bien qu’elles soient présentées comme étant prise « en application du principe de laïcité » pour la première ou comme « confortant les principes de la République » pour la dernière, ces lois ont insidieusement contribué, par un détournement des finalités des principes juridiques à mettre à mal les valeurs républicaines libérales. Le Conseil d’Etat a fini, peu audacieusement, par ajouter sa pierre à l’édifice, en servant, par cette décision, une interprétation dogmatique et il est vrai désormais largement partagée de la laïcité. En outre, il a choisi ce faisant de s’insinuer dans des rapports de force politiques pour se placer en arbitre de querelles partisanes[37].
L’usage de principes libéraux et d’instruments contentieux de protection des libertés au service d’un ordre sécuritaire est un mauvais signe pour la démocratie. Lorsque les finalités juridiques annoncées et légitimement attendues ne sont pas celles effectivement poursuivies et que le droit se met au service du politique, quel que soit le point de vue politique défendu, il prend le risque de perdre sa puissance protectrice et sa fonction stabilisatrice, de fragiliser le consentement à la norme et donc de contribuer à la perte de crédibilité de nos institutions.
En outre, dans l’équilibre par nature précaire entre droits et libertés d’une part, et ordre public d’autre part, la décision du 21 juin creuse un peu plus le sillon d’une nouvelle donne, loin de la formulation matricielle selon laquelle la liberté est la règle, la restriction, l’exception[38]. Il y a peu de chance de voir le Conseil d’Etat changer sa voilure[39] ; il y a donc peu à espérer de la décision au fond.
[1] Un burkini est une tenue de bain composée d’un pantalon ajusté au corps et d’une « jupette » moins longue que la mi-cuisse.
[2] TA de Grenoble, ord., 25 mai 2022, Préfet de l’Isère, n°2203163.
[3] CE, ord. 21 juin 2022, Ville de Grenoble, n° 464648.
[4] CE, ord., 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres, n° 402742.
[5] CE, avis, Ass. 27 novembre 1989, n° 346.893, pt I. 2.
[6] CE, 2 novembre 1992, n° 130394, Kherouaa.
[7] Nouvel art. L. 141-5-1 du code de l’éducation prévu par la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
[8] Ce qui, pour certains auteurs, constitue déjà un dévoiement du modèle français de la laïcité : « La confusion entre « libre exercice » et « réel exercice » n’est pas dans la conception de la laïcité initiale, mais exprime l’évolution postérieure de l’interventionnisme public et de la responsabilité de l’État à l’égard des libertés. » V. Valentin, « L’effacement de la laïcité libérale en France. De la séparation du politique et du religieux vers la promotion du « vivre‐ensemble » », Revue Canadienne Droit et Société, 2021, Volume 36, n° 2, pp. 303-321.
[9] En interprétant l’obligation d’assiduité prévue dans les règlements intérieurs des établissements comme n’ayant pas pour objet ni légalement pour effet « d’interdire aux élèves qui en font la demande de bénéficier individuellement des autorisations d’absence nécessaires à l’exercice d’un culte ou à la célébration d’une fête religieuse dans le cas où ces absences sont compatibles avec l’accomplissement des tâches inhérentes à leurs études et avec le respect de l’ordre public dans l’établissement », CE, Ass., 14 avril 1995, Consistoire central des israélites de France, n° 125148. Et ce, même si le Conseil d’Etat en fait une application stricte le même jour, jugeant légal un refus en classes de mathématiques supérieures au motif que « les contraintes inhérentes au travail des élèves en classe de mathématiques supérieures font obstacle à ce qu’une scolarité normale s’accompagne d’une dérogation systématique à l’obligation de présence le samedi, dès lors que l’emploi du temps comporte un nombre important de cours et de contrôles de connaissances organisés le samedi matin », CE, Ass., 14 avril 1995, Koen, n° 157653.
[10] En reconnaissant ce que l’on peut définir comme une obligation de moyen pesant sur l’administration pénitentiaire qui doit « permettre, dans toute la mesure du possible eu égard aux contraintes matérielles propres à la gestion de ces établissements et dans le respect de l’objectif d’intérêt général du maintien du bon ordre des établissements pénitentiaires, l’observance des prescriptions alimentaires résultant des croyances et pratiques religieuses » (pt 3). Si les personnes incarcérées peuvent alors être amenées à acheter de produits complémentaires, le Conseil d’Etat considère que l’administration doit « garantir à celles qui sont dépourvues la possibilité d’exercer une telle faculté en leur fournissant, dans la limite de ses contraintes budgétaires, une aide en nature appropriée à cette fin » : CE, 10 février 2016, n° 385929 (pt 6).
[11] CE, 11 décembre 2020, n° 624483, Commune de Chalon-sur-Saône (pts 6 et 7).
[12] G. Calvès, « Service public et fait religieux : la question des accommodements raisonnables », in « le droit des libertés en question(s) – colloque n° 3 de la RDLF – Montpellier 2021 », RDLF 2022, chron. 29.
[13] Il suffit de lire quelques règlements intérieurs de piscines municipales pour constater l’absence d’harmonisation sur ce point : « Le port du bermuda et du short est interdit. Seul le maillot de bain est autorisé ainsi que les vêtements spécifiques à la baignade présentant un caractère moulant, court, et exclusivement réservé à un usage en piscine. » (art. 2.4, Communauté urbaine Caen La Mer ) ; « Pour des raisons d’hygiène et de sécurité l’accès aux bassins n’est autorisé qu’aux personnes vêtues d’une tenue de bain répondant aux caractéristiques suivantes: Slip de bain ou maillot type boxer épousant le corps et couvrant au maximum la cuisse, maillot de bain 1 ou 2 pièces avec bretelles aux épaules et couvrant au maximum la cuisse », (art. 6, Aglomération de Cergy-Pontoise) ; « Les tenues de bain doivent en outre être conformes aux exigences de sécurité et d’hygiène. Afin de préserver la qualité de l’eau de baignade, elles doivent impérativement être dans un tissu conçu spécifiquement pour cet usage et ne doivent pas avoir été portées avant l’accès à la piscine. » (art. 7, Ville de Rennes).
[14] L’adaptation « est de nature à affecter (…) le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et ainsi le bon fonctionnement du service public » (pt 9).
[15] L’adaptation « ne répond pas au motif de dérogation avancé par la commune » (pt 9).
[16] Au point 9 de sa décision, le juge des référés du Conseil d’Etat insiste : « l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis » ; (…) elle est « destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse » ; (…) elle « répond au seul souhait de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers ».
[17] Cf. par ex. note 10, CE, 11 décembre 2020, n° 624483, Commune de Chalon-sur-Saône.
[18] D. Salas, « Laïcité, le dévoiement sécuritaire », Les Cahiers de la Justice, 2018/3 (N° 3), p. 389-395 ; Ph. Portier, « L’Inflexion sécuritaire de la laïcité française », in L’inflexion sécuritaire de la laïcité française, Ph. Portier (dir.), PUG, « Le virus de la recherche », 2021, pp. 2-9.
[19] Dans l’arrêt Kherouaa, le juge renvoie à la « la liberté d’expression reconnue aux élèves et garantie par les principes de neutralité et de laïcité de l’enseignement public », cf. supra.
[20] En référence au rapport que François Baroin, alors député, remet à Jean-Pierre Raffarin en juin 2003, intitulé de façon significative : Pour une nouvelle laïcité.
[21] Loi n° 2000-597 relative au référé devant les juridictions administratives.
[22] Le champ d’application et les conditions de mise en œuvre de ce nouveau motif ont été précisés par le gouvernement : Circulaire du 31 déc. 2021 relative au contrôle de légalité des actes portant gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics (NOR : TERB2139392J).
[23] Au fondement de la liberté de conscience, la laïcité peut être actionnée dans le cadre du référé laïcité (le Conseil d’Etat en fait un PFRLR dès 2001). Elle figure également au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit : CC, 21 févr. 2013, n° 2012-297 QPC, Association pour la promotion et l’extension de la laïcité.
[24] Notons qu’en tant de crise, ce phénomène de détournement des finalités du droit est fréquent : O. Beaud pointe par exemple l’état d’urgence présenté par les juridictions suprêmes comme « garantie » des libertés : « Une jurisprudence étonnante : quand le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat transforment l’état d’urgence en « garantie des libertés publiques », in JPBlog, 22 mars 2022. Voir égal. plus spécifiquement le référé liberté actionné pour demander au juge administratif un renforcement des mesures de confinement : CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Médecins, n°439674 et notre commentaire : « La gestion de la pandémie par la puissance publique devant le Conseil d’État à l’aune de l’ordonnance de référé du 22 mars 2020 », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, 1er juin 2021.
[25] Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République.
[26] S. Hennette-Vauchez, V. Valentin, L’évolution du principe de laicité, 2014.
[27] Rappelons également qu’avait été abandonné au cours de son examen l’interdiction du port du burkini dans les piscines et les lieux de baignade publics.
[28] Venu préciser les implications juridiques du principe de laïcité, le Conseil constitutionnel retient qu’« [il] figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte » décision n°2012-297 QPC du 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité.
[29] CE, Avis, 3 mai 2000, n° 217017, Mlle Marteaux.
[30] CE, Ass., 28 mai 1954, n° 28238, Barel.
[31] C’est sur cette même logique que repose la loi août 2021 contribue à cette uniformisation et conception extensive et générale : elle inscrit le « respect des principes de laïcité et de neutralité du service public » jusqu’ici uniquement consacré par la jurisprudence, à travers une conception particulièrement extensive du service public à tous ceux qui « participent à l’exécution du service public » (art. 1).
[32] C. const., décision n°2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, Rec., p. 173 (pt 18) reprise au pt 8 de l’arrêt du 21 juin.
[33] Elsa Bourdier, « Des libertés à la répression : un renversement à peine voilé de la laïcité », La Revue des droits de l’homme [Online], nov. 2017.
[34] Comme le montre G. Calvès dans son étude, cf. note supra.
[35] Pour un discours auto-laudatif : J. -M. Sauvé, « Laïcité et République », intervention à l’Hôtel de l’Industrie, Conférence Olivaint, mardi 6 déc. 2016.
[36] Loi n° 2004-2028 encadrant en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Cf. égal. la loi du 11 octobre 2010 n° 2010-1192 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public qui quoi que ne faisant pas expressément référence à la laïcité constitue largement
[37] Sans s’attarder sur ces questions, rappelons qu’il s’agit d’une décision doublement politique : le maire de Grenoble, Eric Piolle, a fait voter la modification du règlement intérieur des piscines un mois avant le premier tour des élections législatives, suite à quoi Laurent Wauquiez, président de la région Auvergne-Rhône-Alpes – qui s’était déjà démarqué sur ces questions en tirant parti de l’interprétation de la Haute juridiction administrative pour faire installer des « crèches culturelles » dans sa région – TA Lyon, 23 novembre 2018, n° 1709278 –, a annoncé l’arrêt des subventions à la ville. Et c’est sur instruction du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin (qui a d’ailleurs tweeté avec morgue au lendemain de la décision du Conseil d’Etat) que le préfet de l’Isère a introduit le nouveau déféré-suspension dit laïcité. De son côté, le Conseil d’Etat, censé statué en appel dans les 48h (article L. 2131-6 du CGCT, al. 5) a attendu dix jours pour rendre sa décision au lendemain du résultat définitif des élections législatives.
[38] Du célèbre commissaire du gouvernement Corneille sur CE, 10 août 1917, n° 59855, Baldy.
[39] Pour souligner l’importance de la décision rendue, rappelons que le président de la section du contentieux, conformément à l’art al. 3 L. 511-2 CJA a considéré que « la nature de l’affaire » justifiait qu’elle soit jugée en formation collégiale.