Menaces sur les droits humains au Royaume-Uni
Par Aurélien Antoine, Professeur à l’Université Jean-Monnet Saint-Étienne, CERCRID UMR 5137, Chercheur associé au CERSA UMR 7106
Boris Johnson, Dominic Raab, Priti Patel, Liz Truss : quatre personnalités politiques qui, même après la démission de la première de son poste de chef du gouvernement, incarnent une menace contre l’un des joyaux de la Constitution britannique, le principe du rule of law. L’attachement intellectuel de Boris Johnson à Disraeli ou Churchill, n’est, confronté à la réalité de son œuvre législative, qu’une coquetterie vieillotte d’un conservateur qui n’en a que le nom. Ses trois anciens comparses du Cabinet, autrices et auteur principaux de Britannia Unchained: Global lessons for Growth and Prosperity[1], opuscule promouvant un thatchérisme encore dominant chez les tories, sont également coupables de participer à la crise du conservatisme anglais[2]. Si, dans un premier temps, une partie du gouvernement constitué à l’issue des élections de décembre 2019 a paru plus distante à l’égard de la chapelle thatchérienne, la volonté du Premier ministre de détourner l’attention de ses inconséquences l’a conduit à favoriser la frange droitière du parti tory en caricaturant une posture anti-européenne et hostile aux systèmes de protection des droits humains par la promotion des projets de Priti Patel, Dominic Raab et Liz Truss.
Les postures, les comportements, et le mode de gouvernement de Boris Johnson lui ont coûté son poste. Mais la disgrâce de celui qui fut surnommé « le Clown » ne signifie pas qu’un certain nombre de projets déposés au Parlement seront abandonnés, bien au contraire. Comme nous l’avions souligné dans une tribune au Monde, le gouvernement de Boris Johnson a déconstruit, sous couvert de réforme constitutionnelle, tout ce qui lui impose de rendre des comptes (accountability) et s’est ingénié à gêner les institutions qui ont pour fonction de contrôler son action[3].
En 2019, confronté à la résistance du Parlement à tout no-deal lors des négociations du Brexit, Boris Johnson l’a prorogé pour une durée exceptionnellement longue. Sévèrement tancé par la Cour suprême qui prononça l’inexistence de l’ordonnance prise en Conseil privé interrompant les travaux du Parlement[4], le gouvernement s’ingénie depuis à restreindre les pouvoirs des juges et la possibilité pour les justiciables de les saisir.
Plus récemment, c’est l’attitude du gouvernement dans le contexte du partygate[5] qui a révélé les réticences du Cabinet à se soumettre à des procédures de contrôle. Il n’a eu de cesse de retarder la publication complète de l’enquête administrative de Sue Gray[6]. Il a refusé de s’expliquer rapidement devant le Parlement, puis a tenté de lui dissimuler la réalité des atteintes aux règles de confinement. Il a enfin assumé de faire l’objet d’amendes pénales sans estimer utile de démissionner. Au contraire, et ainsi que le rappelle Mark Elliott, Boris Johnson a préféré réécrire le Code ministériel en supprimant de sa préface toute référence à l’honnêteté et à l’intégrité[7].
La mise en cause de la responsabilité politique du Premier ministre à l’occasion d’un scrutin interne au parti conservateur n’a pas permis de le contraindre à partir dans un premier temps[8]. Les défaites aux élections locales de mai, le fiasco des législatives partielles du 23 juin[9], les démissions massives de frontbenchers les 5-6 juillet 2022 après un dernier scandale[10] auront finalement eu raison de Boris Johnson qui a longtemps compté sur sa gestion plutôt habile de la crise ukrainienne et sur la difficulté de lui trouver un successeur afin de se maintenir dans ses fonctions. Il a surtout eu le talent pour détourner l’attention en se rabattant constamment sur ses victimes expiatoires favorites : l’Europe des droits humains et, plus encore, l’Union européenne.
Depuis la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, l’inquiétude des juristes de voir une remise en cause des modalités de participation des Britanniques au système de la Convention européenne des droits de l’Homme est prégnante. L’aile droite du parti conservateur souhaite, par une révolution réactionnaire, revenir à l’état antérieur de la Constitution britannique à 1998, marqué en autres réformes par la dévolution du pouvoir aux nations celtiques, la création d’une cour suprême et l’adoption du Human Rights Act de 1998 (HRA) qui transpose la Convention en droit interne. Non sans cynisme, Boris Johnson n’hésitait pas à quelques heures d’intervalle à fustiger, d’une part, la décision de la Cour suprême américaine remettant en cause la protection fédérale au droit à l’avortement[11], tout en soutenant, d’autre part, une diminution de l’autorité du droit de la Convention européenne des droits de l’Homme en droit britannique par le dépôt d’un projet de loi valant nouvelle déclaration des droits (Bill of Rights Bill ou BORB) qui se substituerait au HRA.
Le cynisme dominait (et devrait perdurer) aussi dans l’application du Protocole nord-irlandais. Connaissant la réactivité relative de l’UE due à la longueur des procédures en manquement ou la lourdeur des dispositifs de règlement des différends et de sanctions prévus par les accords de Brexit[12], le gouvernement britannique viole sans vergogne le droit international en soumettant au Parlement un Northern Ireland Protocol Bill (NIPB) qui raye d’un trait de plume certains des engagements souscrits par le Royaume-Uni à l’automne 2019 au nom d’un état de nécessité imaginaire[13]. Plutôt que de poursuivre une voie légale et les négociations en soutenant un discours de vérité sur la complexité du Brexit, le Premier ministre a préféré ne plus satisfaire des obligations d’un Protocole qu’il présentait pourtant en leur temps comme la meilleure solution possible. Son éviction du 10 Downing Street n’est pas l’assurance de l’abandon d’un plan appuyé par une part non négligeable des tories, notamment Liz Truss jugée pourtant prudente sur ce dossier lors de son entrée en fonction[14].
Par ces deux projets de loi, le gouvernement a pris un virage qui n’était pas complètement assumé dans le programme électoral conservateur en 2019 et qui continue de les lier jusqu’aux prochaines élections[15]. La réforme constitutionnelle est bien envisagée, mais elle laissait planer des doutes sur les réelles intentions de la nouvelle équipe sur le HRA[16]. Quant à la remise en cause du Protocole, il n’était évidemment pas évoqué puisque le manifesto tory fut publié quelques semaines après que le Premier ministre afficha le texte qu’il avait conclu avec l’UE comme un grand succès. Au-delà même des engagements électoraux, l’espoir qu’un tel gouvernement soit plus pondéré qu’il le prétendait pouvait être nourri avec le départ de Dominic Cummings et de David Frost[17]. Les menaces proférées tout au long des négociations du Brexit n’ont jamais été concrétisées et Londres a parfois été plus conciliant qu’il n’y paraissait, à l’instar du dossier de la pêche[18]. Surtout, le retrait de Boris Johnson pourrait aussi se solder par la désignation d’un nouveau leader conservateur plus pondéré.
Cependant, le partygate, l’absence de retombées positives du Brexit et la crispation des unionistes nord-irlandais à la suite des élections locales du printemps 2022[19] ont conduit Boris Johnson à reprendre à son compte la stratégie de Dominic Cummings, ce qui laissera des traces : faire des annonces fortes et provocantes avec pour double objectif de convaincre l’électorat que le gouvernement est le seul maître de l’agenda politique et, plus accessoirement, détourner l’attention de problématiques gênantes. Ce prisme, adopté par d’autres dirigeants dans le monde occidental, s’est caractérisé par des initiatives de nature autoritaires, en apparence favorables aux couches populaires (par exemple en matière d’immigration), et souvent en opposition avec les principes de responsabilité, de transparence et de contrôle qui sont autant de contraintes qui participent à la promotion de la rule of law. Malgré des sujets distincts, le BORB et le NIPB convergent donc en raison de l’atteinte profonde qu’ils établissent à l’égard de ce principe tel qu’il est compris depuis près d’un quart de siècle outre-Manche. En effet, quand bien même les exécutifs britanniques ont multiplié les textes attentatoires aux droits et libertés individuelles depuis Margaret Thatcher, puis les attentats du 11 septembre 2001, la violation directe d’engagements internationaux par un acte du Parlement est plutôt inédite. De surcroît, le BORB comme le NIPB portent aussi sur deux dimensions essentielles de la Constitution : les droits et libertés du citoyen et l’organisation horizontale des pouvoirs au sein de l’État britannique.
Bien évidemment, le gouvernement démissionnaire s’est défendu de toute atteinte au droit international et a prétendu reprendre le contrôle sur la question des droits et libertés fondamentaux au profit d’évolutions respectueuses de l’intégrité de l’État britannique et de sa tradition juridique. Le parti conservateur reste sur cette ligne après Boris Johnson. Il convient de battre en brèche un tel argumentaire en expliquant pourquoi le BORB est, en particulier, une régression dans la protection des droits et libertés.
Le dépôt du BORB est l’aboutissement de décennies de discussions sur le sujet et pourrait survivre à Boris Johnson. Les conservateurs nourrissent, en effet, une hostilité ancienne à l’encontre du droit européen des droits de l’Homme. Toutefois, en raison de l’apport de ce dernier au principe de rule of law dans un contexte de globalisation juridique et d’influences réciproques entre le Royaume-Uni et le continent européen, l’idée d’une remise en cause même partielle du Human Rights Act de 1998 semblait chimérique, à l’instar de la sempiternelle annonce de la réforme de la Chambre des Lords. Avec le Brexit, les pourfendeurs de tout ce qui se rattache à l’Europe au-delà de l’UE peuvent enfin réaliser leur souhait de relativiser, voire d’annihiler à terme la portée de la Convention européenne des droits de l’Homme.
I. L’hostilité durable des conservateurs à l’égard du droit européen des droits de l’Homme
Tandis que le Royaume-Uni est loin d’être l’État le plus condamné par la Cour européenne des droits de l’Homme (et ce, malgré des affaires emblématiques), l’offensive contre le système conventionnel est une espèce de marotte juridique pour les conservateurs. En 2019, le parti ne cachait pas son intention d’engager une évolution constitutionnelle sur les droits et libertés fondamentaux. Derrière cette réflexion se nichait en réalité une attaque contre les juges qui sont accusés par l’aile droite des tories d’avoir trop de pouvoir. La critique vise aussi bien les juridictions internes qui ont contrarié les plans de l’Exécutif dans le cadre du Brexit que les cours européennes (Cour européenne des droits de l’Homme et Cour de Justice de l’UE), considérées comme un vecteur majeur de l’atteinte à la souveraineté britannique alors qu’elles n’en ont pas la légitimité démocratique.
Bien avant l’arrivée de Boris Johnson au 10 Downing Street, des personnalités conservatrices ont tenté de restreindre la portée de la Convention européenne des droits de l’Homme. Theresa May en a fait l’un de ses rares engagements de conviction lorsqu’elle était ministre de l’Intérieur de David Cameron au début des années 2010. À cette époque, le Parlement et les juridictions nationales opposaient une résistance acharnée[20] à l’encontre de la jurisprudence de la Cour en matière de droit de vote des détenus[21]. En outre, l’influence croissante du droit européen des droits de l’Homme résultait d’une initiative travailliste qui a conduit à l’adoption du HRA. De façon plus structurelle, les conservateurs ont souvent considéré que l’Europe des droits humains n’était pas complètement compatible avec la tradition juridique de common law anglaise. Non sans fierté (et non sans une certaine vérité historique), les tories n’ont jamais vraiment compris pourquoi le Royaume-Uni devait enrichir son corpus normatif en matière de droits et libertés dans la mesure où leur protection est un acquis culturel multiséculaire qui n’a pas attendu le Conseil de l’Europe pour être préservé outre-Manche.
Si ces motifs demeurent prégnants chez de nombreux parlementaires conservateurs, le contexte en 2022 est en partie différent de celui des précédentes décennies. L’accélération de l’agenda du gouvernement Johnson sur le sujet tenait à plusieurs facteurs. Tout d’abord, le projet de loi ne peut être appréhendé sans le rapport qu’il entretient avec une loi de 2022 : le Judicial Review and Court Act (JRCA) qui, avant même son dépôt au Parlement, avait soulevé de vives oppositions. À l’origine, et dans la droite de ligne d’une autre loi restreignant l’accès au judicial review adoptée sous le gouvernement Cameron[22], le JRCA devait encadrer les prérogatives des juridictions lorsqu’un acte de l’Exécutif était contesté devant elles. Par la mobilisation de la communauté des juristes, la loi a finalement accouché d’une souris.
Le Bill of Rights Bill a semblé prendre le même chemin dans un premier temps. La commission indépendante sur le HRA, présidée par Sir Peter Gross, a produit un rapport très pondéré qui préservait l’essentiel de la loi de 1998[23]. C’est la raison pour laquelle Dominic Raab, vice-Premier ministre et secrétaire d’État à la Justice, a rapidement indiqué qu’il ne suivrait pas les recommandations du groupe d’experts par la publication de propositions concurrentes. Alors que Sir Peter Gross suggérait de ne pas abroger le HRA, Dominic Raab prenait l’exact contre-pied en insistant sur la nécessité de soumettre un nouveau Bill of Rights au Parlement[24]. Le projet de loi qui en résulte ne tient donc pas compte du rapport de la commission indépendante et de l’avis de la majorité des juristes, contrairement au JRCA.
À ce premier élément, il faut ajouter le lien avec la politique répressive des conservateurs qui considèrent que le HRA a conduit à préserver les droits des délinquants et favorisé l’immigration illégale. Le 14 juin 2022, la Cour européenne des droits de l’Homme a adopté des mesures conservatoires d’urgence à l’encontre du Royaume-Uni dans le cadre de la mise en œuvre d’un protocole d’accord avec le Rwanda sur les demandeurs d’asile dont la demande n’a pas été accueillie par les autorités britanniques. La Cour a imposé le respect d’un délai d’au moins « trois semaines », afin que soit rendue « la décision nationale finale (de la) procédure de contrôle juridictionnel en cours » outre-Manche[25]. Le premier avion envoyant au Rwanda les demandeurs d’asile éconduits par l’administration n’a pu décoller. Le BORB tombe à point nommé puisqu’il permet aux tories de rassurer un électorat anti-immigration en réaffirmant la souveraineté du Royaume-Uni dans la détermination de sa politique migratoire.
Ce nouvel avatar du « take back control » est, enfin, une énième illustration du détournement des débats des conséquences du partygate. Le résultat est des plus mitigés sur le plan politique, car les deux élections partielles du 23 juin 2022 se sont soldées par un échec retentissant pour le parti conservateur. La question se pose de savoir si les mésaventures de Boris Johnson conduiront à ce que le BORB soit retiré de l’agenda de son successeur. Rien n’est moins sûr, alors que la relativisation de la portée de la Convention en droit interne est un recul à une époque où les droits et libertés ne cessent d’être remis en cause.
II. La relativisation de la portée de la Convention européenne des droits de l’Homme en droit interne
Avec le BORB, le Royaume-Uni ne sort pas du système du Conseil de l’Europe et n’écarte pas complètement la Convention européenne des droits de l’Homme de son droit interne (section 2 du texte). En apparence, les droits et libertés conventionnels continueront d’être reconnus dans l’ordre juridique britannique.
Toutefois, le texte abroge le HRA. La section 1 (1) substitue à la transposition de la Convention en droit interne un Bill of Rights qui procède à un amoindrissement significatif de sa portée contraignante pour les autorités britanniques[26]. La section 1 (2) énonce que la loi a pour objet de rétablir un meilleur équilibre entre les juridictions nationales, la Cour européenne des droits de l’Homme et le Parlement. À cette fin, seule la Cour suprême du Royaume-Uni sera en mesure de déterminer la signification et les effets des droits conventionnels en droit interne (disposition détaillée à la section 3). Plus précisément, les juridictions n’auront plus l’obligation d’interpréter autant que possible la législation de façon à assurer sa compatibilité avec la Convention (ancienne section 3 du HRA). La section 1 prévoit enfin une espèce de rappel à l’ordre à l’égard des juridictions qui devront « donner le plus de poids possible » au principe selon lequel, dans une démocratie parlementaire, les décisions qui portent sur l’équilibre entre des objectifs politiques différents ou mettant en balance des droits individuels distincts relèvent d’abord du Parlement[27]. Le BORB met donc fin au dialogue profitable entre le législateur et les juridictions afin d’assurer le respect des droits conventionnels au profit d’un self restraint accru des secondes, tendance qu’un groupe de parlementaires semble avoir déjà identifiée depuis quelques années[28].
Pour certains auteurs comme Adam Tomkins qui fustigent l’emprise croissante des juges dans la vie politique[29], le BORB est un progrès qui éviterait, par exemple, les excès connus aux États-Unis avec l’activisme judiciaire de la Cour suprême. L’argument est intéressant, mais il ne tient pas compte de la différence de degré et des spécificités des systèmes juridiques comparés. La Cour européenne des droits de l’Homme et les juridictions britanniques sont loin de disposer de prérogatives et d’une place institutionnelle similaire à celle de la Cour suprême aux États-Unis. De plus, le droit conventionnel transposé par le HRA laissait le dernier mot aux autorités nationales. Il appartenait au Parlement par la loi ou au Gouvernement par des remedial orders de corriger le droit interne[30] à la suite d’une déclaration d’incompatibilité prononcée par une juridiction[31]. Non seulement le Royaume-Uni est relativement peu condamné[32], mais les corrections du droit interne ont souvent été longues à venir[33]. Surtout, il s’avère que l’application du HRA n’a pas provoqué un activisme puissant du juge britannique qui fait souvent preuve de déférence à l’égard de l’Exécutif[34]. Le HRA n’annihilait finalement pas la souveraineté du Parlement : il ne faisait que la pondérer, certes de façon inédite en donnant la possibilité aux juridictions d’apprécier la conventionnalité d’une loi sans l’écarter de l’ordre normatif national[35].
Non sans paradoxe, le BORB maintient le mécanisme de déclaration d’incompatibilité aux sections 7 (1), 10 (définition et modalités) et 26 (mesures permettant de remédier à l’incompatibilité), même s’il est désormais plus régulé que celui prévu par le HRA. La section 7 fixe une espèce de contrôle de proportionnalité diminué entre la protection des droits conventionnels et les différents buts politiques, ou les autres droits conventionnels. La portée du contrôle proposé reste assez incertaine et l’examen de la pratique juridictionnelle sera déterminant[36].
Sur le fond, le droit conventionnel n’a pas conduit à remettre en cause des choix politiques qui ont manifestement porté atteinte aux droits et libertés. Deux exemples en convainquent : la législation en matière de lutte contre le terrorisme[37] ou les mesures liées à l’épidémie de Covid-19[38]. Quant aux évolutions sociétales ou la promotion des droits des minorités, dont quelques juristes considèrent qu’elles sont excessives et auraient pour origine la jurisprudence de la Cour, ce n’est qu’un fantasme doctrinal qui dissimule mal des opinions politiques marquées[39]. Les droits des enfants naturels, la prise en compte du changement de sexe par l’état civil, l’obligation de protéger le droit au respect de la vie familiale pour toutes et tous, sans distinction fondée sur l’orientation sexuelle, ou les conditions pour que soient reconnus des liens de filiation dans le cadre d’une gestation pour autrui, sont autant de sujets sensibles sur lesquels la Cour s’est prononcée de façon fort progressiste[40]. Néanmoins, plus que de contraindre les États, la Cour s’est souvent engagée vers des décisions laissant une marge nationale d’appréciation sur les questions sociétales. Son intervention, que plusieurs États ignorent, participe à des débats juridiques qui résultent de situations complexes dont les enjeux étaient ou sont encore abordés depuis plusieurs années dans les démocraties d’Europe occidentale, en particulier au Royaume-Uni.
Concrètement, le BORB s’attaque donc à un non-problème et se fonde sur une justification dogmatique déconnectée de la réalité normative. Si l’Europe des droits humains est bien à l’origine d’un amendement de la conception classique des droits et libertés au Royaume-Uni, celle-ci n’a jamais complètement disparu. Il en a résulté des tensions somme toute naturelles dès lors que des ordres juridiques se superposent et interagissent. Néanmoins, elles ont rarement posé de problèmes durables et ont plutôt provoqué des rapprochements positifs. Lord Mance, l’ancien vice-président de la Cour suprême, ne manquait pas de relever que « les juridictions britanniques ont de plus en plus influencé avec succès la jurisprudence de Strasbourg »[41]. La commission mixte sur les droits humains du Parlement soulignait, selon nous avec raison, que, s’il devait y avoir un nouveau Bill of Rights, ce serait pour renforcer la protection des droits et libertés, non pour les affaiblir[42]. Or c’est bien ce qui est soutenu avec le BORB, contrairement aux affirmations mensongères de Dominic Raab[43].
Le (3) de la section prévoit notamment que les décisions de la Cour ne sauraient être considérées comme une partie du droit interne et qu’elles n’affecteront plus le droit du Parlement de légiférer (ce qui, au passage, n’a jamais été le cas puisque les juges européens n’ont pas la possibilité de censurer directement la législation aux États qui demeurent souverains). En revanche, les mesures provisoires que peut prononcer la Cour comme dans l’affaire de la déportation des demandeurs d’asile vers le Rwanda pourraient être écartées sur le fondement du Bill of Rights[44]. L’article 39 du règlement de la juridiction lie pourtant les parties qui doivent se soumettre aux dites mesures. Le BORB emporte une violation directe des engagements internationaux que le Royaume-Uni a souscrits. En conséquence, la déclaration de compatibilité du BORB au HRA[45] faite par Dominic Raab en incipit du texte est assez contestable. À la lecture du nouveau Bill of Rights, il semble d’ailleurs que cette déclaration imposée lors du dépôt d’un projet de loi n’aurait plus lieu d’être, ce qui dénote un recul quant à l’obligation du gouvernement de rendre des comptes au Parlement en matière de droits et libertés fondamentaux.
L’autre aspect le plus préoccupant du projet est l’encadrement du pouvoir juridictionnel par la section 3. Ce passage vise à aiguiller le mode de raisonnement des juges nationaux dans leur interprétation des droits et libertés conventionnels. Sans entrer dans les détails, ce dispositif est mal écrit et plutôt abscons. Que nous en jugions à l’aune du pouvoir d’interprétation des juges. Le (3) (a) dispose qu’une juridiction ne saurait adopter une interprétation des droits qui en étendrait la protection à moins que le juge n’ait pas de doute raisonnable sur le fait que la Cour européenne des droits de l’Homme aurait adopté une telle interprétation extensive si l’affaire lui était présentée. Nous sommes curieux de savoir comment les juges britanniques font comprendre ce passage qui extrapole la théorie de l’acte clair au-delà de l’entendement.
Dans le même esprit, les obligations positives que les juridictions pourraient imposer aux autorités publiques sur la base d’une interprétation des droits conventionnels font l’objet d’une série de restrictions posée à la section 5. Quant à la section 6 en son deuxième point, elle implique que les tribunaux devront faire preuve de la plus grande attention aux risques pour la population d’une application des droits conventionnels qui viendraient à favoriser des individus condamnés à des peines privatives de liberté. Bien d’autres dispositions visent à limiter la portée des droits conventionnels, comme la section 8 relative au droit à la vie privée et familiale dans le cadre d’une extradition d’un criminel de nationalité étrangère.
Finalement, en affaiblissant les prérogatives des juridictions nationales, en circonscrivant l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme en droit interne, et en déléguant au pouvoir exécutif des prérogatives notables[46], le BORB pourrait ne plus faire du droit de la Convention un « instrument vivant » de la protection des droits humains au Royaume-Uni.
Que ce soit par le BORB ou le projet sur le Protocole nord-irlandais par ailleurs, l’équipe de Boris Johnson s’est extraite de contraintes juridiques et a annihilé partiellement les contrôles sur le gouvernement. C’est une dérive autoritaire et liberticide qui ne devrait pas être catégoriquement écartée par ses successeurs. Il faut parier que ces textes devraient entraîner une multiplication des contentieux mettant en cause le pouvoir législatif, que ce soit devant la Cour européenne des droits de l’Homme, ou par la (non)-application du Protocole sur l’Irlande du Nord. En choisissant l’affrontement juridique avec leurs partenaires européens, les conservateurs britanniques suivent un mouvement de fond constaté dans d’autres démocraties. Il consiste à assumer en des termes particulièrement conflictuels la primauté du politique sur le droit. Si la relation entre le droit et le politique doit être discutée, un tel débat ne saurait conduire à ce que les exécutifs violent les règles qu’ils ont eux-mêmes édictées ou auxquelles ils ont explicitement adhéré dans une démarche qui affaiblit les valeurs d’une société démocratique.
[1] K. Kwarteng, P. Patel, D. Raab, C. Skidmore, E. Truss, Plagrave MacMillan, 2012, 156 p.
[2] Et non britannique. Plusieurs conservateurs écossais se sont désolidarisés de l’équipe dirigeante jusqu’au départ annoncé de Boris Johnson le 7 juillet. Douglas Ross, le leader des conservateurs en Écosse, avait appelé le Premier ministre à la démission après les révélations relatives au partygate (voir infra, A. Young, “ Douglas Ross says Boris Johnson should ‘think about’ resigning”, The Scotsman, 7 juin 2022).
[3] « Boris Johnson, un Premier ministre indigne de sa fonction », Le Monde, 27 avril 2022.
[4] R (Miller& others) v The Prime minister ; Cherry and others v Advocate General for Scotland [2019] UKSC 41 (Miller 2).
[5] Le terme fait référence aux fêtes organisées dans le quartier des ministères à Downing Street durant plusieurs périodes de confinement. Sur ce sujet, voir M.-C. Considère-Charon, « Le retour du partygate : va-t-on vers un épilogue », Observatoire du Brexit, 27 avril 2022 (https://brexit.hypotheses.org/5849).
[6] Cabinet Office, Findings of second permanent secretarys investigation into alleged gatherings on Government premises during Covid restrictions, 25 mai 2022, 11 p.
[7] “1000 words: The Bill of Rights”, Public Law for Everyone, 23 juin 2022 (https://publiclawforeveryone.com/2022/06/23/1000-words-the-bill-of-rights/). Nous faisons nôtre la conclusion de Mark Elliott : « le gouvernement paraît ne pas apprécier devoir rendre des comptes et n’aime pas les institutions qui sont susceptibles de pouvoir le mettre en cause ».
[8] Voir notre billet, « Vote de confiance du 6 juin : une vraie victoire pour Boris Johnson ? », Blog du Club des Juristes, 8 juin 2022 (https://blog.leclubdesjuristes.com/vote-de-confiance-du-6-juin-une-vraie-victoire-pour-boris-johnson-par-aurelien-antoine-professeur-a-la-faculte-de-droit-de-luniversite-jean-monnet-et-directeur-de-lobservatoire/).
[9] P. Walker, “ Tories lose two key byelections on same night in Wakefield and Tiverton and Honiton”, The Guardian, 24 juin 2022.
[10] H. Stewart, R. Mason, J. Elgot, “ Johnson clings on amid cabinet standoff and dozens of resignations”, The Guardian, 6 juillet 2022. Les frontbenchers sont l’ensemble des MPs qui ont des responsabilités au sein du gouvernement au sens large. Ils ne font pas partie du Cabinet.
[11] S. Sleigh, “ Boris Johnson Slams US Abortion Ruling As A ‘Big Step Backwards’”, Washington Post, 24 juin 2022.
[12] Sur ces sujets, nous renvoyons au commentaire produit sur l’action de l’Union européenne contre la première du gouvernement britannique d’introduire, en pleine négociation de l’accord de commerce et coopération, des pouvoirs unilatéraux au profit des ministres pour outrepasser les contraintes du Protocole via un projet de loi sur le marché britannique (notre article, « En quoi consiste la procédure lancée par la Commission à l’encontre du Royaume-Uni ? », Blog du Club des Juristes, 7 octobre 2020, https://blog.leclubdesjuristes.com/brexit-procedure-commission-royaume-uni/). Sur la première tentative du gouvernement britannique de violer le Protocole, voir notre article « Le projet de loi sur le marché intérieur : une atteinte au droit international qui ne fait pas honneur aux Britanniques », Observatoire du Brexit, 16 septembre 2020, (https://brexit.hypotheses.org/4776).
[13] Voir S. Cassella, « “Necessity has no law” : pourquoi l’état de nécessité ne permet pas de justifier la violation du protocole relatif à l’Irlande », Blog du Club des Juristes, 6 juillet 2022 (https://www.leclubdesjuristes.com/brexit/necessity-has-no-law-pourquoi-letat-de-necessite-ne-permet-pas-de-justifier-la-violation-du-protocole-relatif-a-lirlande-par-sarah-cassella-professeur-a-l/).
[14] Voir L. O’Caroll, “Liz Truss to take on Brexit brief after David Frost resignation”, The Guardian, 19 décembre 2021.
[15] En vertu d’une convention de la Constitution connue sous l’expression « Salisbury-Addison rule » la Chambre des Lords, peu favorable au gouvernement en place, peut s’opposer durablement à un texte qui ne découlerait pas directement du programme électoral qui a réuni une majorité de suffrages exprimés. L’hypothèse d’un blocage paraît, cependant, plus vraisemblable pour le NIPB que pour le BORB.
[16] Voir R. Craig, “Bill of Rights: An unexpected surprise in relation to the s.3 HRA duty to interpret”, University of Bristol Law School Blog, 27 juin 2022.
[17] Le premier fut à l’éminence grise de Boris Johnson durant le référendum sur le Brexit et fut à l’origine de son succès lors des élections générales de 2019. Après une violation répétée des règles de confinement et du fait de son rejet de tout accord avec l’UE, il a été remercié sans ménagement. Vexé, il s’est vengé en dénonçant la politique erratique du Premier ministre dans la gestion de la pandémie et a terni son image en révélant une pratique du pouvoir peu digne d’un chef de gouvernement. David Frost est l’ancien membre du Cabinet chargé du Brexit et des relations avec l’UE post-Brexit. Il démissionne en décembre 2021 à la suite de désaccords sur la gestion de la crise sanitaire et de la mise en œuvre du Protocole nord-irlandais par Boris Johnson (jugée à l’époque trop conciliante avec l’UE…).
[18] Voir A. Antoine, « La première année de l’ère post-Brexit sous l’ère des paradoxes », Europe, avril 2022, étude 4.
[19] Ces élections se sont soldées par un recul du Democratic Unionist Party (DUP) qui a permis au Sinn Féin de devenir le premier partir d’Irlande du Nord. Le DUP refuse de participer à l’Exécutif codirigé par les unionistes protestants et les républicains selon les conditions fixées par les accords de paix de 1998 tant que le Protocole nord-irlandais sera maintenu en l’état (voir M.-C. Considère-Charon, « Point d’actualité et retour sur la situation en Irlande du Nord après les élections du 5 mai 2022 », Observatoire du Brexit, 7 juin 2022 (https://brexit.hypotheses.org/5944).
[20] Voy. R (on the application of Chester) v Secretary of State for Justice ; McGeoch (AP) v The Lord President of the Council and Another (Scotland) [2013] UKSC 63
[21] Cour eur. drt. h., 6 octobre 2005, Hirst (No2) c. Royaume-Uni, Req. n° 74025/01 ; Cour eur. drt. h., 23 novembre 2010, Greens et MT c. Royaume-Uni, Req. n° 60041/08 et 60054/08 ; Cour eur. drt. h., 22 mai 2012, Scoppola c. Italie, Req. n° 126/05.
[22] Criminal Justice and Courts Act 2015.
[23] Independent Human Rights Act Review, CP 585, décembre 2021, 580 p. Pour un aperçu général, voir P. Ducoulombier, « L’avenir incertain du Human Rights Act de 1998 », Blog du Club des Juristes, 21 février 2022 (https://www.leclubdesjuristes.com/brexit/lavenir-incertain-du-human-rights-act-1998-par-peggy-ducoulombier-professeur-de-droit-public-universite-de-strasbourg/)
[24] M. Cross, M. Fouzder, “Raab unveils his ‘modern bill of rights’ plan”, The Law Society Gazette, 14 décembre 2021.
[25] Cour eur. dr. h., 14 juin 2022, N.S.K. v. the United Kingdom (application no. 28774/22).
[26] Dans le même sens, voir M. Elliott, “The UK (new) Bill of Rights”, Public Law for Everyone, 22 juin 2022 (https://publiclawforeveryone.com/2022/06/22/the-uks-new-bill-of-rights/).
[27] Voir aussi section 7 (2) (b).
[28] All Parliamentary Group on Democracy and the Constitution & Institute for Constitutional and Democratic Research, “An Inquiry into the impact of the actions and rhetoric of the Executive since 2016 on the constitutional role of the Judiciary”, 8 juin 2022, 59 p.
[29] Voir sa contribution écrite versée aux débats sur le Bill or Rights devant le Joint Committee on the Human Rights (HRR0003, 26 janvier 2022). V. aussi les opinions des membres du think tank Judicial Power Project, en particulier Richard Ekins.
[30] Section 10 du HRA.
[31] Section 4 du HRA.
[32] Voir les statistiques annuelles disponibles sur le site de la Cour européenne des droits de l’Homme : https://www.echr.coe.int/Pages/home.aspx?p=reports&c=fre. Le Royaume-Uni a été condamné à cinq reprises en 2021 pour sept arrêts la concernant.
[33] Voir les chroniques de droit constitutionnel britannique d’Aurélie Duffy à la Revue française de droit constitutionnel.
[34] Voir l’opinion de Lord Justice Laws dans l’affaire R (Youssef) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs [2013] EWCA Civ 1302. V. C. Mallory, H. Tyrell, “Discretionary Space and Declarations of Incompatibility”, King’s Law Journal, 2021, p. 466. De surcroît, l’octroi de dommages-intérêts en vertu de la section 8 du HRA était rarissime.
[35] Sur ces aspects, voir les chroniques précitées d’Aurélie Duffy. Voir aussi notre article, « La question de l’adoption d’un nouveau « Bill of Rights » au Royaume-Uni », Revue internationale de droit comparé, 2010, nº 3, p. 685.
[36] Voir G. Baldwin, “The Proposed Bill of Rights and Constitutionalism in the UK”, U.K. Const. L. Blog, 29 juin 2022 (https://ukconstitutionallaw.org/).
[37] Voir notre article, « Les pouvoirs d’urgence et le terrorisme au Royaume-Uni », in P. Mbongo, L’état d’urgence. La prérogative et l’État de droit, Institut Universitaire Varenne, 2017, p. 37.
[38] Voir A. Duffy, « La lutte contre le Coronavirus et les droits et libertés au Royaume-Uni. La démocratie britannique face à l’urgence sanitaire », Confluence des droits, juillet 2020, p. 5.
[39] Nous songeons notamment en France à certains enseignants-chercheurs qui ont participé ou participent à l’Institut de Sciences sociales, économiques et politiques ou qui multiplient les tribunes sur ce sujet dans des médias de la presse écrite aux convictions affirmées (Causeur, Valeurs actuelles ou, avec plus de mesure, dans Le Figaro).
[40] Cour eur. drt. h., 1er février 2000, Mazurek c. France, Req. 34406/97 (droits des enfants naturels) ; 11 juillet 2002, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, Req. 28957/94 (modification de l’état civil en cas de changement de sexe) ; Schalk et Kolpf c. Autriche, 24 juin 2010, Req. n° 30141/04 (droit à la vie familiale normale pour les couples homosexuels) ; 10 avril 2019, avis n° P16-2018-001 (GPA et filiation).
[41] Joint Committee on Human Rights, Human Rights Act Reform, 13th report of Session 2021-22, HC 1033, HL Paper 191, 13 avril 2022, p. 11.
[42] Op. cit., p. 13.
[43] Ministry of Justice and D. Raab, “ Bill of Rights to strengthen freedom of speech and curb bogus human rights claims”, Press Release, 22 juin 2022 (https://www.gov.uk/government/news/bill-of-rights-to-strengthen-freedom-of-speech-and-curb-bogus-human-rights-claims).
[44] Voir aussi la section 24 du BORB.
[45] Section 19 (1).
[46] En particulier par le recours à ce que l’on désigne en droit public britannique sous l’expression « clauses Henry VIII ». Prévues par le législateur lui-même dans un texte, elles permettent à l’Exécutif d’amender ou d’abroger des dispositions d’une loi via le pouvoir réglementaire. Le BORB prévoit assez largement le recours aux « pouvoirs Henry VIII », notamment en vue de l’adoption de mesures transitionnelles et relatives à l’interprétation des droits conventionnels par les juridictions en application de la section 3 du HRA (section 40 ; voir S. Theil, “Henry VIII on steroids – executive overreach in the Bill of Rights Bill”, U.K. Const. L. Blog, 6 juillet 2022, 6th July 2022 (https://ukconstitutionallaw.org/2022/07/06/stefan-theil-henry-viii-on-steroids-executive-overreach-in-the-bill-of-rights-bill/).
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