La nouvelle réglementation de la FINA sur l’éligibilité des athlètes intersexes et transgenres, ou le danger de l’exclusion
Avec sa nouvelle politique d’inclusion du genre, la Fédération internationale de natation a élaboré des conditions d’éligibilité pour les athlètes intersexes et transgenres particulièrement difficiles à respecter. Justifiée par l’équité sportive, la rigueur de cette réglementation interroge la possibilité même d’une participation d’une nageuse transgenre ou intersexe dans les épreuves féminines. Pour adoucir cette quasi-exclusion, les instances régulatrices envisagent de créer une compétition réservée à ces athlètes qui ne peuvent concourir ni dans la catégorie féminine ni dans la catégorie masculine.
Par Pierre Michel, Docteur en droit et ATER à l’Université de Montpellier
Le 19 juin 2022, la Fédération internationale de natation (FINA) a adopté une nouvelle politique contenant un ensemble de règles d’éligibilité destinées à limiter la participation d’athlètes intersexes et transgenres – en particulier, les femmes transgenres nées avec un sexe masculin[1]. Particulièrement stricte, cette réglementation fait suite à une polémique qui souffle depuis plusieurs mois sur le monde de la natation et, plus généralement, le sport professionnel. À l’origine de cette controverse se trouve la victoire d’une nageuse transgenre, Lia Thomas, à l’épreuve du 500 yards en nage libre des championnats universitaires américains (The 2022 N.C.A.A. Division). Née avec un sexe biologique masculin, cette nageuse concourrait avant son changement de sexe dans le bassin des hommes. Sa première place dans l’épreuve féminine a ainsi suscité un vif émoi. Ses partenaires, comme ses concurrentes, estimaient qu’elle ne devrait pas pouvoir participer à cette compétition, car elle bénéficierait d’un avantage biologique sur elles. Les sphères médiatiques et politiques se sont ensuite saisies de cette affaire et n’ont pas hésité à fortement condamner sa victoire. L’histoire de Lia Thomas n’a rien d’exceptionnel, elle n’est qu’une parmi tant d’autres. Déjà en 1976, la presse américaine avait révélé le changement de sexe de Renée Richards, une talentueuse joueuse de tennis du circuit professionnel[2]. Les instances de direction du tennis avaient refusé sa participation au double féminin de l’U.S. Open, car son sexe chromosomique était masculin. La Cour suprême de New York sanctionna, en 1977, cette décision en affirmant que Richard était désormais une femme et la contraindre à un test de féminité constituerait une discrimination et une atteinte à ses droits fondamentaux[3]. Parmi d’autres[4], ces deux récits mettent en exergue toute la difficulté de notre époque à articuler la conception traditionnellement binaire et biologique du sexe[5] avec la transidentité, mais aussi l’intersexuation. En dépit de la disparition progressive de la différence des sexes de la plupart des régimes juridiques, il existe encore quelques champs du droit où la distinction entre femmes et hommes perdure. La capacité physique et la réalité biologique constituent, en ce sens, des critères pouvant justifier un traitement juridique différent entre les sexes dans les compétitions sportives, au même titre que certaines règles du droit pénitentiaire opèrent une distinction sexuée entre les détenus[6], ou encore que la réglementation relative au don du sang limite davantage la quantité du sang prélevé et le nombre de dons sur une année pour les donneuses par rapport aux donneurs[7]. Les raisons justifiant ce maintien de la différence des sexes dans les règles juridiques sont variables et peuvent ainsi recouvrir différents objectifs : la protection de la santé pour le don du sang, l’intégrité physique et sexuelle pour le droit pénitencier, la vérité biologique pour la filiation, etc. Si les différences de traitement subies par les personnes transidentitaires et intersexes ont longtemps été marquées par une logique d’invisibilisation, voire de pénalisation[8], c’est un mécanisme d’exclusion qui s’opère désormais.
Dans le cadre des compétitions sportives, la bicatégorisation sexuée des épreuves est censée répondre à un impératif d’équité sportive : les différences de performances athlétiques entre femmes et hommes impliqueraient inéluctablement une division sexuée des épreuves sportives. Il s’agit de préserver les compétitions féminines, puisqu’en l’absence d’une telle bicatégorisation sexuée, les écarts de performances se concrétiseraient par des compétitions où seuls les hommes participeraient, car les femmes n’arriveraient pas, sauf exception, à se qualifier[9]. Cette discrimination insufflée au nom de l’équité sportive revêt donc un caractère objectif et une justification a priori raisonnable. Pourtant, plusieurs voix s’élèvent à raison parmi les experts sur le choix d’une catégorisation des athlètes en fonction de leur sexe biologique, et plus précisément les caractéristiques sexuées[10]. D’autres critères, telle la masse musculaire par exemple[11], seraient en effet plus pertinents pour garantir l’équité sportive tout en n’aboutissant pas à une éviction tacite des sportives.
En dépit de ces critiques sur le critère assurant l’objectif d’équité sportive, les autorités sportives maintiennent encore et toujours les caractéristiques sexuées dans la catégorisation des compétitions sportives. Généralement les fédérations souhaitent préserver la viabilité de la catégorie féminine en la réservant aux athlètes ayant un sexe biologiquement féminin, le plus souvent défini à partir du taux de testostérone. Ainsi, le 22 juin 2022, l’International Rugby League a publié un communiqué de presse dans lequel elle réaffirme son refus d’autoriser la participation des femmes transgenres nées avec un sexe masculin aux compétitions qu’elle organise[12]. Au contraire, la fédération internationale d’athlétisme World Athletics – dénommée « Association Internationale des Fédérations d’Athlétisme (IAAF) » jusqu’en 2019 – permet aux athlètes intersexes ou transgenres de concourir, sous certaines conditions, à ses épreuves. Aux États-Unis, certains États, dont le Texas[13], ont ainsi pris des mesures interdisant aux étudiantes transgenres de participer à des compétitions universitaires. La réglementation de l’accès aux compétitions sportives varie donc en fonction de la fédération internationale sportive en charge de la régulation, mais également selon diverses instances nationales chargées d’établir les règles à l’échelle étatique, fédérale, ou encore locale. À ce morcellement des réglementations territoriales s’ajoute une tendance contemporaine à la multiplication des réglementations spécifiques relatives à l’accessibilité des compétitions sportives aux athlètes intersexes et transgenres. Parmi d’autres facteurs, la cause principale de cette multiplication de règles éparses et divergentes réside dans le refus du Comité international olympique (CIO) d’élaborer une règle générale d’éligibilité des sportives et sportifs sortant du schéma traditionnel de la binarité des sexes. Suite aux nombreuses réglementations polémiques de la World Athletics[14], le CIO semble préférer se terrer dans l’inaction et laisser à chaque fédération la responsabilité d’ériger leurs propres règles d’éligibilité, quitte à ce que cela intensifie les différences de traitements potentiellement discriminatoires.
Dans ce contexte, la FINA a donc décidé de clarifier ses règles d’éligibilité des athlètes intersexes et transgenres. En vigueur dès le lendemain de son adoption, la nouvelle réglementation de la FINA a tenté de trouver un équilibre délicat entre l’inclusion de l’identité de genre des athlètes et la protection de la catégorie féminine (I). En ce sens, elle a établi une série de conditions d’éligibilité dont la sévérité se traduit par une exclusion implicite des athlètes intersexes et transgenres (II). Pour atténuer la rigueur de sa réglementation, la FINA a mis à l’étude une proposition inédite : la création d’une nouvelle catégorie réservée aux athlètes n’entrant ni dans la catégorie féminine ni dans la catégorie masculine. Séduisante, l’idée de contourner la confrontation de la bicatégorisation sexuée à l’intersexuation et la transidentité pourrait être reprise par d’autres instances sportives internationales. La FIFA[15] et la World Athletics ont d’ailleurs annoncé quelques jours après la publication de la nouvelle politique de la FINA qu’elles allaient également réfléchir à la viabilité d’instaurer également une nouvelle catégorie dans les compétitions dont elles sont les organisatrices. Problème étant, la création d’une catégorie ad hoc aux athlètes intersexes et transgenres fait courir le risque d’une atteinte aux droits humains (III).
I. Une nouvelle politique d’inclusion des athlètes intersexes et transgenres marquée par sa sévérité
La nouvelle politique d’inclusion de genre votée par la FINA s’est donc traduite par une réglementation sur l’éligibilité des athlètes transgenres et intersexes à concourir aux compétitions internationales de natation. Sans le dire, elle pose en réalité une interdiction tacite aux femmes transgenres et aux personnes intersexes de participer à toutes les épreuves dans la catégorie féminine. De prime abord, rien n’empêche les sportives transgenres et intersexes d’être éligibles à prendre part à toutes les compétitions organisées par la FINA. Pour cela, elles doivent se conformer à une série de conditions dont la finalité est de garantir l’équité sportive par rapport à leurs concurrentes nées avec un sexe féminin. Ces conditions semblent toutefois très difficiles à satisfaire et ce d’autant plus que la charge de la preuve repose sur les candidates. Cette nouvelle policy prévoit ainsi deux régimes d’éligibilité, dont le trait commun est l’exigence d’un taux de testostérone inférieure à 2,5 nmol/L[16], en fonction de la transidentité ou de l’intersexuation de l’athlète[17].
D’une part, sur le régime des sportives intersexes, la FINA précise d’emblée que sa réglementation s’applique uniquement aux athlètes présentant une intersexuation de type 46 XY DSD[18], c’est-à-dire une forme d’intersexuation dans laquelle un garçon présente une féminisation de son sexe[19]. Pour ces sportives ayant un caryotype de type 46 XY DSD, la réglementation pose une sous-distinction entre celles qui sont totalement insensibles aux androgènes – et donc qui n’ont pas eu de puberté masculine[20] – par rapport à celles qui n’ont pas éprouvé une telle insensibilité. L’insensibilité aux androgènes peut effectivement être complète (ICA) ou partielle (IPA). En prenant en compte seulement les sportives ayant une ICA, la FINA exclut tacitement celles dont l’insensibilité est partielle. À moins qu’elles répondent aux conditions spécifiques des sportives transgenres, les athlètes avec une IPA se trouvent dans la même situation que les autres sportives intersexes, celle de l’expectative. En cantonnant sa réglementation aux seules sportives ayant une intersexuation 46 XY avec ICA, la FINA a donc décidé d’éviter de se prononcer sur la participation des athlètes présentant une autre forme d’intersexuation. Ce silence regrettable est d’autant plus surprenant à propos des personnes nées avec un sexe féminin, mais présentant une hyperandrogénie (46 XX DSD), à savoir un excès de production de testostérone. En effet, la FINA ne peut ignorer la situation des athlètes hyperandrogynes dont l’éligibilité à la catégorie féminine a été limitée de manière significative par la World Athletics suite aux affaires Dutee Chand et Caster Semenya[21]. En faisant planer l’ombre de l’incertitude sur les sportives hyperandrogènes, la FINA laisse a priori possible leur inclusion dans la catégorie féminine. Cependant, eu égard à leur taux de testostérone généralement assez élevé, elles risquent d’être disqualifiées et/ou suspendues des compétitions féminines, sauf éventuellement à suivre un traitement médical abaissant leur production hormonale en dessus de 2,5 nmol/L. C’est en tout cas ce que permet de supposer une interprétation par analogie de la disposition F.4.b.iii[22], puisque cette dernière concerne les personnes dont le taux de testostérone est involontairement supérieur à celui requis. Lacunaire et donc incertain, l’encadrement de l’éligibilité des athlètes intersexes obligera certainement la FINA à revoir sa copie.
D’autre part, au sujet des sportives transgenres, la réglementation fait montre d’une plus grande précision, ce qui n’est pas étonnant eu égard à la médiatisation de la victoire de Lia Thomas. Ainsi, les nageuses transgenres doivent désormais démontrer qu’elles ont suivi un traitement hormonal supprimant leur production de testostérone avant le début de leur puberté masculine ou avant l’âge de douze ans[23]. Par début de puberté, la FINA se réfère directement au second stade de l’échelle de Tanner, à savoir une théorisation des différentes étapes du développement physiologique durant la puberté. Ce second stade correspond chez les garçons à l’apparition d’une pilosité pubienne et à la croissance du volume des testicules. Ainsi, en imposant aux athlètes transgenres de suivre un traitement médical au plus tard au moment de ce second stade, la FINA requiert en réalité de commencer l’hormonothérapie à un âge infantile ; ce qu’elle assume en retenant l’âge de douze ans en tant qu’âge équivalent du début de la puberté. Pour les (rares) athlètes transgenres qui parviendraient à démontrer avoir suivi un tel traitement, elles devront en outre prouver qu’elles ont, depuis, maintenu leur taux de testostérone sous le seuil de 2,5 nmol/L et ce, de façon permanente. Dit autrement, la rigueur des conditions à remplir risque de se traduire par une impossibilité pour les nageuses transgenres de concourir dans la catégorie féminine. Quant aux athlètes intersexes, le mutisme partiel de la FINA peut être regretté, mais cela ouvre néanmoins un vide normatif toujours propice à créer un espace de liberté[24].
II. Une exclusion implicite des sportives intersexes et transgenres
Avec de telles exigences, les rêves de participation aux prochains mondiaux de natation et aux Jeux olympiques des nageuses transgenres pourraient bien s’envoler. Manifestement, la fermeté des nouvelles règles édictées par la FINA dépasse celle, déjà stricte, de la réglementation de la World Athletics[25], au point qu’il est possible de s’interroger sur la possibilité même qu’une femme transgenre puisse concourir à une compétition de natation dans la catégorie féminine. En effet, ces nouvelles règles d’éligibilité ne sont ni plus ni moins que les plus sévères parmi les réglementations internationales en vigueur relatives à la politique d’inclusion des sportifs et sportives transgenres. Plus qu’une politique d’inclusion, il s’agit en réalité d’une exclusion des athlètes transgenres des piscines olympiques. En effet, la double exigence d’un traitement médical particulièrement précoce et le maintien d’un taux extrêmement bas de testostérone trahissent une quasi-exclusion des athlètes transgenres. Aucune des nageuses transgenres ne semble pouvoir répondre à ces nouvelles règles d’éligibilité. Hypothétiquement, une hormonothérapie – qui ne serait pas sans conséquences sur la santé – pourrait permettre aux sportives transgenres de faire baisser leur taux de testostérone sous le seuil requis. Cependant, l’obligation d’avoir suivi un traitement médical aux prémices de la puberté ou avant l’âge de douze ans constitue un véritable mur d’airain.
En premier lieu, la précocité de la prise d’un traitement hormonal ne peut qu’interpeller tant sur la question de la capacité de discernement d’un mineur pour consentir à un acte médical aussi lourd qu’au regard du désaccord de la doctrine médicale quant à l’opportunité d’un traitement hormonal sur des enfants transgenres prépubères[26], dont l’accès est d’ailleurs restreint, voire interdit, aux mineurs par certains États. De même, les études médicales relatives à l’administration de bloqueurs de puberté chez les mineurs transgenres, dont la fonction est d’interrompre le développement pubertaire notamment en rendant insensibles les garçons aux androgènes et les filles aux œstrogènes, manquent cruellement de données sur les effets physiques et psychiques à long terme d’un tel traitement[27]. De ce fait, la prudence exige de ne pas encourager les mineurs transgenres d’y recourir dans l’unique objectif de concourir à des compétitions de natation. Enfin, la preuve du suivi médical d’un traitement hormonal requiert concrètement de produire un dossier médical complet contenant des données personnelles de santé de personnes mineures. Outre la difficulté pratique à rapporter ces preuves sur une période pouvant dépasser une dizaine d’années, la sensibilité de ces données personnelles pourrait à elle seule faire obstacle à leurs transmissions aux autorités sportives.
En second lieu, la désignation d’un taux de testostérone inférieur à 2,5 nmol/L témoigne également de la sévérité de la politique adoptée. Par comparaison, la World Athletics retient déjà un seuil relativement faible de 5 nmol/L pour les sportives hyperandrogynes[28] et transgenres[29]. Or, si les possibilités médicales permettant d’abaisser le taux de testostérone s’avèrent assez limitées, la pertinence même de la testostérone en tant que critère fiable de démarcation entre les sexes féminin et masculin suscite les doutes de la communauté médicale[30]. Sur cette question, il existe une véritable controverse dans la doctrine médicale née à l’occasion de la suspension de la sprinteuse Caster Semenya par la World Athletics. Pour mémoire, cette athlète sud-africaine, double médaillée d’or olympique et triple championne du monde du 800 mètres, a vu sa féminité contestée par les médecins agréés de la World Athletics. Sans revenir sur la pratique des tests de féminité[31], les différentes méthodes de détermination de la féminité ont été tour à tour falsifiées par la communauté scientifique jusqu’à ce que le taux de testostérone devienne l’indicateur phare de la bicatégorisation sexuée des athlètes. Pour une partie de la doctrine médicale, un taux élevé de testostérone décuplerait considérablement les performances des femmes hyperandrogynes qui produisent naturellement des hormones stéroïdiennes contrairement à la plupart des femmes[32]. Ainsi, les sportives hyperandrogènes auraient un avantage aussi important qu’entre la catégorie masculine et féminine[33]. Pour garantir l’équité sportive, ces athlètes hyperandrogynes ont donc un accès conditionné aux compétitions dans la catégorie féminine. Cependant, ces études ont été vivement critiquées par plusieurs experts, notamment la conclusion selon laquelle il y a corrélation entre l’amélioration des capacités athlétiques et l’élévation du taux de testostérone[34].
Si le caractère significatif de la corrélation entre testostérone et performance sportive est donc discuté au sujet des athlètes hyperandrogynes, le choix de se fonder sur ce même critère pour les athlètes transgenres interpelle également. En raison de leur sexe de naissance (un sexe biologique masculin), les nageuses transgenres bénéficient d’une capacité physique naturellement supérieure à leurs concurrentes, ce qui justifierait en soi leur exclusion de la catégorie féminine. Pour autant, le choix de se fonder sur le critère contesté du taux de testostérone est critiquable, car rien n’indique avec certitude que sa réduction, même à seuil inférieur de 2,5 nmol/L, permette de rétablir l’équité sportive. Par-delà la fiabilité de la testostérone, la véritable question que posent finalement les athlètes transgenres est celle de la pertinence du maintien de la bicatégorisation sexuée des épreuves sportives. À partir du moment où le sexe mentionné dans les registres de l’état civil peut être modifié pour correspondre à l’identité de genre, quelle importance le droit doit-il attribuer au sexe biologique ? Comment articuler la nécessaire inclusion des femmes transgenres dans les régimes juridiques sexospécifiques sans que cela n’altère pas les droits des autres femmes [35]? Pour répondre à ces problématiques contemporaines, la FINA a mis à l’étude la possibilité de créer une troisième voie, celle d’une catégorie ouverte à toutes et tous sans aucun critère sexué d’éligibilité.
III. La création discutable d’une catégorie réservée aux athlètes intersexes et transgenres
Les athlètes transgenres et intersexes peuvent concourir, à condition de respecter les règles d’éligibilité, dans les catégories féminine et masculine. Consciente de la sévérité de sa réglementation, la FINA affirme que la diversité des identités de genre est bienvenue dans les compétitions qu’elle organise. Néanmoins, la préservation de la catégorie féminine entrave toute entreprise de redéfinition des catégories sexuées à partir d’un fondement autre que biologique. En vue de concilier l’inclusion des athlètes intersexes et transgenres avec la préservation des épreuves séparées entre femmes et hommes, la FINA a proposé de créer des « évènements ouverts » (open events). Encore inexistantes, ces épreuves dites ouvertes pourraient accueillir d’ici 2023 « les athlètes qui ne répondent pas aux critères applicables pour la catégorie masculine ou la catégorie féminine »[36]. Pour examiner la viabilité et les modalités de ces épreuves, un groupe de travail devrait rendre un rapport dans quelques mois[37]. L’idée de créer une compétition parallèle réservée à toute personne n’entrant pas dans les catégories féminine et masculine pourrait donc être concrétisée dès les Jeux olympiques de Paris en 2024.
Loin d’être une solution miracle, le choix d’instaurer une compétition ad hoc aux athlètes intersexes et transgenres tend à créer une catégorie sui generis discriminante. Au même titre que l’établissement d’une filiation spéciale pour les parents transgenres[38] ou de réserver un lieu de détention seulement aux personnes transgenres incarcérées, l’éviction des personnes transgenres du droit commun interpelle inévitablement sur les raisons justifiant un traitement juridique différent. En fonction de leur correspondance ou non entre sexe biologique et identité de genre, les athlètes ne concourraient pas dans la même catégorie. Si le caractère discriminatoire est difficilement contestable, encore faut-il qu’il soit injustifié.
Dans l’affaire opposant Caster Semenya à la World Athletics, le Tribunal arbitral du sport (TAS) avait estimé que la réglementation spécifique aux femmes hyperandrogynes était certes discriminatoire, mais aussi nécessaire, raisonnable et proportionnée[39]. Très discuté[40], le raisonnement juridique développé par le TAS pourrait toutefois s’appliquer à la catégorie ouverte envisagée par la FINA. D’abord, elle serait nécessaire, car les athlètes intersexes et transgenres posséderaient – encore faut-il que cela soit scientifiquement démontré – un avantage athlétique sur les athlètes ni intersexes ni transgenres. Ensuite, elle serait raisonnable, car elle permet à ces athlètes de concourir s’ils ou elles ne sont pas éligibles à la catégorie féminine ou masculine. Enfin, elle serait proportionnée par rapport à l’objectif légitime de sauvegarde de l’équité sportive. Cependant, ce raisonnement est aisément réfutable.
Cette catégorie ad hoc pourrait être qualifiée de disproportionnée par rapport à la stratégie d’inclusion de la diversité menée par le CIO prohibant l’exclusion systématique des athlètes en raison de leurs caractéristiques sexuées, de leur apparence physique ou de leur identité de genre[41]. En outre, elle ne serait pas nécessaire, car cette catégorie ne serait que l’inévitable conséquence des conditions particulièrement strictes d’éligibilité pour les athlètes intersexes et transgenres. Elle ne serait pas non plus raisonnable, car elle consisterait à créer des épreuves où l’équité sportive ne serait pas respectée puisque la division des sexes n’y serait pas en vigueur. Qui plus est, les athlètes qui concourront dans cette troisième catégorie verraient de facto leur transidentité ou leur intersexuation dévoilée, puisqu’elles seraient la condition de leur participation. Cela risquerait de provoquer de graves atteintes au respect de la vie privée des athlètes, comme l’ont pu être la publicité par les instances sportives des résultats à des tests de féminité de sportives intersexes exposant dès lors leur identité de genre et leur intimité anatomique au public[42].
La création d’une catégorie ad hoc a toutefois l’avantage de laisser intacte la binarité des sexes, et donc de conserver une catégorie féminine dans les compétitions. En ce sens, cette réponse à la transidentité et l’intersexuation dans le sport est peut-être la moins insatisfaisante parmi les autres propositions existantes. Plus radicale, l’hypothèse d’une suppression totale de toute donnée relative au sexe parmi les critères de classification des athlètes est de plus en plus discutée[43]. Une telle suppression de la catégorisation sexuée des athlètes en fonction de leur sexe semble être a priori une solution surmontant les écueils de la binarité dans le droit du sport. Sans considération de leur sexe biologique ou de leur identité de genre, les athlètes participeraient toutes et tous aux mêmes épreuves. La nouvelle politique de la FINA sur l’inclusion des athlètes intersexes et transgenres aboutit, malgré les intentions louables de ses rédacteurs, à une réglementation décevante et potentiellement discriminatoire. Pour autant, toute tentative de trouver un équilibre entre l’impérative protection de la catégorie féminine d’une concurrence inéquitable et la nécessaire inclusion des athlètes intersexes et transgenres semble vouée à l’échec. Sauf à repenser le fondement des catégories sur un autre critère que le sexe biologique[44], les réglementations des instances organisatrices de compétitions sportives internationales s’enlisent dans l’impasse de la binarité mise en lumière par la transidentité et de l’intersexuation.
[1] L’indétermination de la notion de sexe participe à complexifier sa compréhension, car elle recouvre plusieurs significations ne désignant pas forcément la même réalité. Quand bien même il est possible de distinguer le sexe biologique de l’identité de genre, cette distinction entre le biologique et le psychosocial souffre aussi de confusion, tant il a été démontré que les caractères biologiques du sexe pâtissent d’une construction sociale (J. Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006, p. 93 s. ; J. Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du ‘‘sexe’’, Paris, éd. Amsterdam, 2013, p. 105 s.). En outre, le terme de sexe biologique, même détaché de toute considération sociale, renvoie à une variété de critères (morphologique, chromosomique, endocrinologique, etc.) qui ne permettent pas toujours de déterminer le sexe d’une personne. Néanmoins, pour les besoins de la compréhension, la notion de « sexe biologique » renvoie ici aux caractéristiques sexuées que possède naturellement une personne.
[2] B. Susan, C.L. Cole, « Double fault : Renée Richards and the construction and naturalization of difference », Sociology of Sport Journal, vol. 7, no. 1, 1990, p. 1-21.
[3] 93 Misc. 2d 713 (N.Y. Sup. Ct. 1977).
[4] A. Bohuon, Le test de féminité dans les compétitions sportives. Une histoire classée X ?, Donnemarie-Dontilly, éd. iXe, coll. xx-y-z, 2012, p. 116 s.
[5] Sur l’ancrage culturel et pseudo-biologique de la binarité des sexes, v. T. Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, Folio essais, 2013, p. 244 s. ; K. Espineira, M.-Y. Thomas, Transidentités et transitude, Paris, Le Cavalier bleu, 2022, p. 85-92.
[6] Sur la transidentité dans l’espace pénitencier, v. J.-B. Thierry, J.-P. Vauthier, « Approche des questions de genre en milieu carcéral », in J. Mateu, M. Reynier, F. Vialla, dir., Les assises du corps transformé. Regards croisés sur le genre, Bordeaux, LEH éd., À la croisée des regards, 2010, p. 133 s. Pour une illustration d’actualité, v. B. Moron-Puech, D. Robert, « Qu’est-ce qu’une femme pour l’administration pénitentiaire ? Note sous TA Clermont-Ferrand, 26 nov. 2021 », RDLF, 2022, chron. n°26.
[7] La moyenne de litres de sang dans le corps humain varie entre 4 et 5 chez les femmes et entre 5 et 6 chez les hommes. Pour cette raison, les femmes ne peuvent pas donner autant de sang par don que les hommes : Art. 1 de l’Arrêté du 17 décembre 2019 fixant les critères de sélection des donneurs de sang, JORF, no. 0299, 26 déc. 2019, texte no. 22.
[8] O. Chaumet, Le transgenre : une histoire de tous les temps ?, Bordeaux, LEH éd., Essentiel, 2015.
[9] La catégorie masculine n’est pas fragilisée par la transidentité. Les hommes transgenres nés avec un sexe féminin font en effet l’objet d’une attention moindre par les instances sportives puisqu’ils ne bénéficient pas de la différence de performance athlétique face à leurs concurrents.
[10] Sur ce point, v. E. Mascarenhas, B. Moron-Puech, « La catégorisation homme-femme en athlétisme à l’heure des droits humains des minorités sexuées et genrées », Recherches féministes, vol. 35, n°2, 2022 (à paraître).
[11] M.L. Healy, J. Gibney, C. Pentecost et al., « Endocrine profiles in 693 elite athletes in the postcompetition setting », Clin. Endoccrinol., vol. 81, n°2, 2014, p. 294 s.
[12] International Rugby League, « Statement on transgender participation in women’s international rugby league », 22 juin 2022. URL : https://www.intrl.sport/news/statement-on-transgender-particiption-in-women-s-international-rugby-league/
[13] Texas House, « Relating to requiring public school students to compete in interscholastic athletic competitions based on biological sex », House Bill 25, 25 oct. 2021.
[14] P. Michel, Le transfert des concepts sociopolitiques dans le droit : le cas du genre, th. Aix-Marseille Université, 2021, p. 575 s.
[15] Fédération internationale de Football Association.
[16] Avec l’invalidation de la méthode chromosomique pour réaliser des tests de féminité, la World Athletics a, depuis le début des années 2010, érigé le taux de testostérone en indicateur par excellence de distinction entre sportives et sportifs (World Athletics, « Règlement de l’IAAF régissant la qualification des femmes présentant une hyperandrogénie pour leur participation aux compétitions féminines », 1er mai 2011).
[17] FINA, « Policy on eligibility for the men’s and women’s competition categories », 19 juin 2022, p. 7-8.
[18] Ibid., p. 4, § D.
[19] Pour une présentation synthétique des différentes formes d’intersexuation, v. Comité consultatif national d’éthique, « Questions éthiques soulevées par la situation des personnes ayant des variations du développement sexuel », avis no. 132, 2019, p. 10-11.
[20] FINA, op. cit., p. 7, § 7.4.b.i.
[21] Parmi d’autres, v. J. Pilgrim, D. Martin, W. Binder, « Far from the Finish Line : Transsexualism and Athletic Competition », Fordham Intellect. Prop. Media Ent. L. J., vol. 13, no. 2, 2003, p. 509 ; M. Desai, « The Anguish of Being Extra-Ordinary. Hyperandrogenism and the Need to Verify Gender », Journal for Sports Law, Policy and Governance, vol. 1, no. 1, 2018, p. 61-68 ; T. Wells, « Intersex, Hyperandrogenism, Female Atheletes : A Legal Perspective on the IAAF Doping Regulations and Where Hyperandrogenic Female Athletes Fit in », St. Clara J. Int. L., vol. 17, no. 2, 2019, p. 10 s.
[22] « An unintentional deviation from the below 2.5 nmol/L requirement may result in retrospective disqualification of results and/or a prospective period of ineligibility » (FINA, op. cit., p. 7, § 7.4.b.iii). En revanche, il est prévu une règle plus sévère venant sanctionner un dépassement intentionnel dudit taux de testostérone (§ 7.4.b.iiii).
[23] FINA, op. cit., § F.4.b.ii.
[24] C. Atias, De la difficulté contemporaine à penser en droit. Leçons de philosophie du droit, Aix-en-Provence, PUAM, coll. Droits, pouvoirs et sociétés, 2016, p. 186.
[25] En vigueur depuis le 1er novembre 2018, le règlement de la World Athletics sur l’éligibilité à la catégorie féminine n’exige aucune condition liée au suivi d’un traitement médical bloquant la production de testostérone avant le début de la puberté (World Athletics, « Règlement régissant la qualification dans la catégorie féminine pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel », 23 avr. 2018).
[26] A. Bernier, A. Leplège, « Les traitements hormonaux des mineurs transgenres ou les obstacles de l’éthique médicale d’aujourd’hui », Médecine/Sciences, vol. 34, 2018, p. 595-598.
[27] L. Rewet, C.C. Young, M. Monge, R. Bogucka, « Review : Puberty blockers for transgender and gender diverse youth. A critical review of the literature », Child and adolescent mental health, vol. 26, n°1, 2021, p. 11-12.
[28] World Athletics, « Règlement régissant la qualification dans la catégorie féminine pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel », 23 avr. 2018, p. 3.
[29] Art. 3.2.2., World Athletics, « Règlement régissant l’éligibilité des athlètes transgenres », 1er oct. 2019, p. 7.
[30] Au principal, v. K. Karkazis, R. Jordan-Young, Testosterone. An unauthorized biography, Cambridge, Harvard University Press, 2019.
[31] Sur ce point, v. A. Bohuon, Le test de féminité dans les compétitions sportives, op. cit., p. 49 s.
[32] Parmi d’autres, v. notamment E. Eklund, B. Berglund, F. Labrie et al., « Serum androgen profile and physical performance in women Olympic athletes », Brit. J. Sports Med., vol. 51, no. 17, 2017, p. 1301 s. ; S. Bermon, P.-Y. Garnier, « Serum androgen levels and their relation to performance in track and field : mass spectrometry results from 2127 observations in male and female elite athletes », Brit. J. Sports Med., vol. 51, no. 17, 2017, p. 1309 s. ; D.J. Handelsman, S. Bermon, « Detection of testosterone doping in female athletes », Drug Test. Anal., vol. 11, no. 10, 2019, p. 1566 s.
[33] S. Bermon et al., « Serum androgen levels are positively correlated », ibid., p. 1532 ; S. Bermon, E. Vilain, P. Fénichel, M. Ritzén, « Women with hyperandrogenism in elite sports : scientific and ethical rationales for regulating », J. Clin. Endocrinol. Metabol., vol. 100, no. 3, 2015, p. 829
[34] K. Karkazis, R. Jordan-Young, G. Davis, S. Camporesi, « Out of bounds ? A critique of the new policies on hyperandrogenism in elite female athletes », Am. J. Bioeth., vol. 12, no. 7, 2012, p. 9 s.
[35] O. Bui-Xuan, « Le droit au défi des identités de genre », RDLF, 2022 chron. n°19.
[36] FINA, op. cit., § G.6 : « Athletes who do not meet the applicable criteria for the men’s category or the women’s category may compete in any open events that FINA may develop in the future » [notre traduction].
[37] Ibid.
[38] S. Paricard, « Vers un droit spécial de la filiation ? », D., 2018, n°2, p. 75 s.
[39] TAS, aff. réunies, Mokgadi Caster Semenya c. IAAF, 30 avr. 2019, no. 2018/0/5794 & Athletics South Africa c. IAAF, 30 avr. 2019, no. 2018/0/5798, p. 142 s., § 542 s. Pour une analyse de la décision, v. S. Lin, « Problems of Proof for the Ban on Female Athletes with Endogenously High Testosterone Levels », Chicago J. Int. L., vol. 20, no. 1, 2019, p. 217-251.
[40] F. Vialla, « Mauvais genre », JCP G, 2020, no. 41, 1103.
[41] CIO, « Framework on Fairness, inclusion and non-discrimination on the basis of gender identity and sex variations », nov. 2016, § 3.1.
[42] S. Larson, « Intersexuality and Gender Verifications Tests : The Need to Assure Human Rights and Privacy », Pace Int. L. Rev., vol. 23, no. 1, 2011, p. 230-231.
[43] C.J. Archibald, « Transgender and Intersex Sports Rights », Virginia J. Soc. Pol’y. L., vol. 26, no. 3, 2019, p. 265-267.
[44] Pour une proposition de révision, v. J. Harper, « Athletic Gender », L. Contemp. Probl., vol. 80, no. 4, 2017, p. 139 s.