Les arrêtés couvre-feu concernant les mineurs : illusions et désillusions d’un outil de police administrative
Plusieurs arrêtés couvre-feu sont entrés en vigueur entre le 20 avril et le 28 mai 2024, que ce soit dans le contexte d’une recrudescence de faits de violence en Métropole et en Guadeloupe, ou que ce soit dans le cadre de l’état d’urgence qui fut en vigueur en Nouvelle-Calédonie du 15 au 27 mai dernier. Tous ces arrêtés ne concernent pas exclusivement les mineurs – notamment dans l’archipel du Pacifique – mais ils interrogent quant à leur utilité. Ce type d’arrêtés n’a pourtant jamais disparu des paysages administratif ou juridictionnel mais leur notoriété est particulièrement réactivée ces dernières semaines. À mi-chemin entre des mesures préventives et répressives il semble nécessaire d’observer leur mode de rédaction et ce que dit la jurisprudence à leur propos.
Par Marie-Odile Diemer, Maître de conférences de droit public, Université Côte d’Azur, CERDACFF, UPR 7267
« L’incongruité de la présence de mineurs dans la rue la nuit n’enlève rien au fait qu’en matière de police, la liberté et la règle et la restriction l’exception » (A. Bretonneau, concl. CE, 6 juin 2018, n° 410774)
Plusieurs arrêtés couvre-feu sont entrés en vigueur entre le 20 avril et le 28 mai 2024, que ce soit dans le contexte d’une recrudescence de faits de violence en Métropole et en Guadeloupe, ou que ce soit dans le cadre de l’état d’urgence qui fut en vigueur en Nouvelle-Calédonie du 15 au 27 mai dernier. Tous ces arrêtés ne concernent pas exclusivement les mineurs – notamment dans l’archipel du Pacifique – mais ils interrogent quant à leur utilité. Ce type d’arrêtés n’a pourtant jamais disparu des paysages administratif ou juridictionnel mais leur notoriété est particulièrement réactivée ces dernières semaines. À mi-chemin entre des mesures préventives et répressives il semble nécessaire d’observer leur mode de rédaction et ce que dit la jurisprudence à leur propos.
Si l’impossible conciliation entre la liberté et la sécurité semble être un thème éculé, le domaine de la police administrative ne cesse pourtant d’irriguer les recueils des actes administratifs. Les autorités administratives, notamment les préfets et les maires, jouent un grand rôle dans sa modélisation (Voir E. Picard, La notion de police administrative, LGDJ, 1984 ; O. Renaudie, Les transformations de la police administrative, LexisNexis, 2023). À noter que le cadre juridique de cette police ne se situe pas uniquement dans le code général des collectivités territoriales puisque certaines dispositions l’encadrant trouvent aussi leur source dans le code de sécurité intérieure (notamment l’article L. 132-8 concernant les compétences du représentant de l’État). La police administrative est un chapitre du droit administratif qui attire : il trouve en effet bonne place dans les amphithéâtres de deuxième année et dans la mémoire des étudiants en droit. Ces derniers ne gardent-ils pas, non sans un petit sourire à sa simple évocation, un solide souvenir de la célèbre jurisprudence Morsang-Sur-Orge ?
« La liberté est la règle, la restriction l’exception », de nombreuses générations de juristes auront effectivement été bercées par les sages paroles du commissaire du gouvernement Corneille dans ses conclusions sur l’arrêt Baldy du 10 août 1917. Le référé-liberté (article L. 521-2 du CJA), nouvelle figure de proue du contentieux en la matière, permet souvent, et avec efficacité, de recadrer les éventuelles errances des élus ou des représentants. Interdire une manifestation, une réunion, un spectacle, prendre des mesures contre la mendicité ou encore prévenir la délinquance juvénile : autant de thèmes qui rythment les plaquettes de travaux dirigés, les recueils administratifs et les prétoires.
Le couvre-feu n’est pourtant pas un terme juridique. Sa traduction légale et réglementaire est celle de « restriction » ou « d’interdiction de circulation » concernant les couvre-feux appliqués aux personnes, ou encore « d’interdiction d’exploitation » concernant précisément le transport aérien (Voir l’arrêté du 23 mai 2024 portant restriction de l’exploitation de l’aérodrome de Nantes Atlantique et ce, à des plages horaires précises.
L’outil couvre-feu est paradoxalement peu étudié seul (A. Falgas, « L’usage du « couvre-feu » sous la Ve République. Une notion en rupture avec son acception historico-traditionnelle », Actes du colloque de Toulouse du 31 mars 2017, éd. L’Epitoge, Lextenso, 2017, p. 97-108). Il est généralement fondu dans les régimes d’exception qui le prévoient à l’instar de l’état d’urgence sanitaire ou de l’état d’urgence au sens de l’article 5 de la loi du 3 avril 1955. Son étude indépendante est finalement plus rare (B. Sierpinski, « La police administrative au secours de la permission de minuit », Rev. adm., 1er nov. 1998, n° 306, p. 723 ; F. Nicoud, « La notion de couvre-feu en droit public », Annuaire français droit de la sécurité et de la défense, 2022, p. 185). L’historien, plus que le juriste, exhume par exemple de façon plus récurrente les cas de couvre-feux sous l’occupation ou encore pendant la guerre d’Algérie : qu’on songe seulement aux communiqués préfectoraux de Paris des 2 septembre 1958 et du 5 octobre 1961 qui avaient catégorisé les destinataires de couvre-feux en évoquant « les travailleurs nord-africains » dans un cas et « les travailleurs musulmans algériens » dans l’autre.
Mais l’utilisation du couvre-feu ne renvoie pas qu’à l’histoire, elle est récurrente et contemporaine. Si l’on renvoie à des périodes spécifiques comme l’ont été les émeutes de 2005, ou encore la « période Covid », : l’utilisation de cet outil s’insère encore dans un régime d’exception. Dans des zones géographiques spécifiques, comme le sont certains territoires ultramarins, on retrouve aussi cet écueil comme l’a montré l’entrée en vigueur de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie pendant la seconde moitié de ce mois de mai et incorporant des couvre-feux (Décret n° 2024-437 du 15 mai 2024 relatif à l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 en Nouvelle-Calédonie). D’autres territoires d’outre-mer sont également malheureusement régulièrement en proie à des soulèvements violents. Ces derniers justifient la prise de telles mesures indépendamment d’un régime d’exception (Arrêté du 19 novembre 2021 portant restriction de déplacements dans le département de la Guadeloupe). Mais l’ensemble de ces cas concernent majoritairement des couvre-feux qui sont imposés indifféremment de l’âge des destinataires. Le couvre-feu concernant les mineurs est pourtant lui aussi régulièrement utilisé.
Évoquer « le mineur en danger » et le « mineur dangereux » est une présentation classique du droit des mineurs (A. Gouttenoire, P. Bonfils, Droit des mineurs, Dalloz, 2022 ; P. Bonfils : « La primauté de l’éducation sur la répression », in Mélanges en l’honneur du Professeur Jacques-Henri Robert, Paris, Lexis-Nexis, 2012), et semblent être des thèmes a priori réservés aux civilistes et pénalistes (A. Garapon, D. Salas, (dir.), La justice des mineurs. Évolution d’un modèle, Paris, L.G.D.J., Bruylant, Coll. « La pensée juridique moderne », 1995). Cette présentation trouve pourtant un terrain d’étude en droit public lorsque l’on évoque les arrêtés couvre-feu qui les concernent. Le publiciste se retrouve fort marri ou au contraire enrichi : il faut en effet qu’il combine ses connaissances de droit public avec certaines dispositions du code civil à l’instar de l’article 371-2 qui prescrit en effet que « Chacun des parents contribue à l’entretien et à l’éducation des enfants à proportion de ses ressources, de celles de l’autre parent, ainsi que des besoins de l’enfant » et se rappeler que la fameuse ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, désormais abrogée, a été remplacée, le 1er octobre 2020 parn code de justice pénale des mineurs. Ce dernier intègre d’ailleurs le « couvre-feu » dans son article L. 112-2 en l’insérant dans les mesures éducatives pouvant être prescrites par le juge : « La mesure éducative judiciaire consiste en un accompagnement individualisé du mineur construit à partir d’une évaluation de sa situation personnelle, familiale, sanitaire et sociale. La juridiction peut également prononcer un ou plusieurs des modules, interdictions ou obligations suivants : 7° Une interdiction d’aller et venir sur la voie publique entre 22 heures et 6 heures sans être accompagné de l’un de ses représentants légaux, pour une durée de six mois maximum ».
Cette tension entre protection contre soi-même et protection des autres est l’identité même de l’acte administratif de restriction de circulation pour les mineurs.
La récente entrée en vigueur de nouveaux arrêtés couvre-feu pour les mineurs dans trois villes à savoir Pointe-à-Pitre, Béziers et Nice réanime ainsi l’intérêt pour le grand public de ces mesures de police[1]. L’intérêt est vite rattrapé par une interrogation concernant tout autant leur utilité que les conditions juridiques dans lesquels ils doivent s’insérer. Il est clair que lorsque l’on constate que la liberté d’aller et venir est inscriteu déduite de nombreux textes et jurisprudences (Décision n° 79-107 DC du 12 juillet 1979 Loi relative à certains ouvrages reliant les voies nationales ou départementales), le réflexe n’est pourtant pas de penser à cette liberté appliquée aux enfants. a réalité de son application s’inscrit et se révèle cependant à travers des arrêtés qui tentent malheureusement de la proscrire.
À l’heure d’un contexte sécuritaire exacerbé, de chiffres détournés et de discours sur l’autorité toujours plus martelés dans les médias ou par les plus hautes autorités (Gabriel Attal prône un « sursaut d’autorité », Le Monde, 18 avril 2024), qu’en est-il finalement du discours juridique et jurisprudentiel ?
S’il ne faut pas nier les chiffres sur la délinquance, il faut toutefois éviter de tomber dans une automaticité de mesures qui ferait plutôt office de communication politique. Comment le droit peut-il y répondre ? Les circonstances locales paraissent être la clef : elles reflètent les conditions de licéité auxquelles doivent se soumettre les rédacteurs des arrêtés et forment également le rempart contre les éventuels abus de ces arrêtés de police lorsque le juge administratif s’attèle à leurs contrôles. Ces circonstances permettent de comprendre les différentes réalités des villes et des quartiers : peut-on en vraiment comparer les évènements, le contexte social et historique entre l’Outre-Mer et la Métropole ? On peut en douter. La manière dont ont été rédigés les différents arrêtés attestent de cette profonde différence et de la prise en compte des réalités locales.
Même s’ils ne concernaient absolument pas les arrêtés couvre-feu, comment ne pas convoquer ici les mots du commissaire Chardeau, : « La lutte contre les fléaux sociaux déborde le plan de la police municipale. Il faut des textes législatifs spéciaux car la lutte ne peut être menée à bien sans porter atteinte à la liberté individuelle et à la liberté d’aller et de venir » (CE, 17 oct. 1952, Syndicat climatique de Briançon, Rec. p. 44). L’arrêté de police, de manière ponctuelle et exceptionnelle peut en effet venir combler, non pas les éventuels déficits des politiques publiques, mais répondre de manière opérationnelle et concrète à des épisodes de délinquance. En miroir, c’est au juge administratif, s’il est saisi, de vérifier si l’arrêté reflète simplement une politique de communication de la part de son rédacteur ou s’il cherche à trouver des solutions face à de réelles augmentations de la délinquance des mineurs. Les outils contentieux s’évèrent précieux et sont régulièrement utilisés, que ce soit par la voie de l’excès de pouvoir, du référé-suspension ou du référé-liberté. Si les associations se présentent comme des requérantes particulièrement actives en ce domaine, il faut également noter que certains recours sont des déférés préfectoraux. L’arrêté couvre-feu est donc une mesure de police particulière qui implique une vigilance du juge dans le contrôle des motifs. L’arrêté couvre-feu se présente ainsi comme une mesure hybride mêlant protection et sanction (I), le juge venant s’adapter à cet outil administratif en imposant aux autorités administratives de faire état de circonstances locales particulièrement précises (II).
I. Le caractère hybride de l’arrêté « couvre-feu »
L’arrêté couvre-feu est une mesure atypique. Cette mesure est en effet à la frontière d’une politique nationale relative au droit encadrant la liberté de circulation des mineurs non accompagnés et des circonstances locales détaillées qui imposent au maire ou au préfet d’éviter la survenance de troubles à l’ordre public. En concurrence ou complément du pouvoir de l’État mais aussi de l’autorité parentale, l’arrêté couvre-feu se voit offrir une place particulière au sein des mesures de police administrative. Si l’arrêté de police a pour seul objectif de s’assurer de la sécurité des administrés concernés, et donc d’éviter que des faits de délinquance surviennent, la sécurité prend cependant un double visage. Elle cherche ainsi à protéger les mineurs qui s’aventureraient à sortir la nuit et qui pourraient être victimes et non nécessairement auteurs de faits de délinquance. Car sous la qualification juridique de « mineurs » se révèle la réalité : ce sont bien d’enfants dont il s’agit (P.-L. Frier, « Couvre-feu pour les enfants ? », RFDA 1998, p. 383).
Le caractère hybride semble aussi se retrouver dans l’inscription au sein de l’arrêté de sanctions éventuelles si le mineur est tout de même sorti la nuit. L’arrêté couvre-feu peut-il être qualifié de mesure répressive ? Le Conseil d’État dans son ordonnance du 10 mai 2024 ( n° 493435) le balaie pourtant dans cette formule : « Cette mesure de police administrative, qui ne saurait avoir pour objet ou pour effet de se substituer aux politiques publiques, notamment éducatives et sociales, mises en œuvre en vue de traiter les causes de la délinquance des mineurs et qui ne revêt aucun caractère répressif, apparaît en outre adaptée à l’objectif poursuivi de limitation à brève échéance de la hausse de la délinquance et de protection des mineurs ».
La haute juridiction souhaite ainsi remettre l’arrêté couvre-feu à sa juste place : il reste un outil ponctuel, répondant à des circonstances précises et n’ayant aucune vocation répressive ou curative (voir : A. Ascensio, « Violence des mineurs : à la Guadeloupe, un couvre-feu loin de traiter les problèmes de fond », Le Monde, 23 avril 2024), son objet est donc la restriction, la sanction pouvant éventuellement en être la conséquence mais ne saurait en tous cas être la marque de son identité.
Quel contrôle du juge ? Il faut certainement mettre à part les décisions jurisprudentielles prises pendant la crise du Covid où d’autres circonstances rentraient en ligne de compte et ne concernaient d’ailleurs pas que les seuls mineurs mais l’ensemble de la population. Les circonstances sanitaires et la mise en place de l’état d’urgence prenaient alors un poids considérable dans la reconnaissance de la légalité des arrêtés par les tribunaux administratifs concernés ou par la haute juridiction elle-même (TA Nice, 22 avril 2020, N°2001782 ; CE, ord. 23 octobre 2020, n° 445430).
Le Conseil d’état s’est ainsi régulièrement prononcé sur la question des couvre-feux pour les mineurs par l’intermédiaire des outils contentieux que sont le référé-suspension et le référé-liberté. Qu’on cite notamment des ordonnances datant de 1997 ou 2001 : CE, ord., 29 juillet 1997, n° 189250 ; CE, ord. 9 juillet 2001, n° 235638, Préfet du Loiret ; CE, 10 août 2001, n° 237008 et n° 237047.
Toutefois, l’arrêt du Conseil d’État qui fait véritablement figure de repère en la matière date du 6 juin 2018 (n° 410774) : le juge était saisi d’un recours au fond en excès de pouvoirque le maire peut faire usage « en fonction de circonstances locales particulières, des pouvoirs de police générale qu’il tient des articles L. 2212-1 et suivants du code général des collectivités territoriales. Toutefois, la légalité de mesures restreignant à cette fin la liberté de circulation des mineurs est subordonnée à la condition qu’elles soient justifiées par l’existence de risques particuliers de troubles à l’ordre public auxquels ces mineurs seraient exposés ou dont ils seraient les auteurs dans les secteurs pour lesquels elles sont édictées, adaptées à l’objectif pris en compte et proportionnées. » (P. Türk, « Libre circulation nocturne des mineurs à Béziers en période estivale : les « arrêtés couvre-feu » sous contrôle », JCP A, n° 43-44, 29 Octobre 2018, 2303)
Le Conseil d’État rappelle ainsi les conditions essentielles de justifications de risques particuliers dans des secteurs identifiés, qui correspondent à la nécessité de la mesure. Il impose également l’adaptation et la proportionnalité de la mesure prise ; il s’agit là d’un écho très classique au contrôle que le juge exerce lui-même sur les mesures de police. La police administrative fonctionne également par triptyque : l’article L. 2212-2 du CGCT évoque notamment la sûreté, la sécurité et la salubrité publique au regard desquelles le maire doit fonder son arrêté. Toutefois, la rédaction du juge est un peu plus subtile : ce n’est pas seulement « l’existence de risques particuliers » de troubles à l’ordre public qu’il faut avancer dans l’arrêté mais il faut que ces risques soient ceux auxquels sont « exposés les mineurs ou dont ils seraient les auteurs ». La rédaction de l’ordonnance du 10 mai 2024 ne trahit pas les considérants posés en 2018. Les autorités administratives se doivent ainsi d’être particulièrement vigilantes en la matière et impérativement prouver et chiffrer ces risques. Il ne suffit pas d’une simple déclaration pour convaincre le juge.
Les récents arrêts couvre-feu ont tous fait l’objet d’un recours qui ont conduit à leur maintien en vigueur. Il faut toutefois s’intéresser à leur mode de rédaction avant d’envisager et de comprendre les réponses juridictionnelles à leur égard.
II. Les circonstances locales comme clef de lecture satisfaisante concernant la légalité des arrêtés couvre-feu
Un impératif bien connu des juristes est celui de la prohibition des interdictions générales et absolues. Nécessairement circonscrites dans le temps et l’espace, les mesures de police restent ainsi dans les cadres de la légalité (CE Ass. 22 juin 1951, Daudignac, Lebon, p. 362). S’agissant des mesures de restriction d’aller et venir pour les mineurs, elles se doivent d’être particulièrement circonstanciées. Qu’en est-il des quatre arrêtés pris ces dernières semaines ? Les différences de rédaction sont en effet édifiantes même si les réponses juridictionnelles ont été les mêmes dans leur dispositif : l’ensemble des requêtes à l’égard de ces arrêtés ont été rejetées.
Les arrêtés du préfet de la Guadeloupe – Chronologiquement, c’est donc cet archipel antillais qui a ouvert le bal par l’intermédiaire d’un arrêté entré en vigueur le 20 avril 2024. Ce dernier a d’ailleurs été renouvelé le 21 mai dernier. Sur l’exigence de précisions spatiales et temporelles, l’arrêté rédigé par le préfet ne faillit pas. En effet, pris pour un mois renouvelable, il concerne seulement certains quartiers des villes des Abymes et de Pointe-à-Pitre. Il est étalé dans une plage horaire entre 20h et 5h et concerne tous les mineurs non accompagnés en dessous de 18 ans. Ce qui est flagrant à la lecture de l’arrêté c’est l’obsession de circonstancier les évènements et d’énoncer des chiffres précis justifiant la mesure. Ce sont sans doute ces points qui ont sauvé l’arrêté de l’annulation et des redoutables potentiels effets du référé-liberté.
Par deux ordonnances du Tribunal administratif de Guadeloupe, la légalité de l’arrêté a en effet été confirmée par le juge administratif. (TA Guadeloupe, 25 avril 2024, Lakou LKP n° 2400504 ; et TA, 29 avril 2024, n ° 2400512, Ligue des droits de l’homme).
À noter qu’en dehors des questions de restriction de la liberté d’aller et venir, un reproche avait été formulé par un requérant quant à l’absence de mesures de protections. Le tribunal a pu au contraire rappeler que l’article 2 de l’arrêté permet aux mineurs en infraction de faire l’objet d’une mesure d’assistance éducative.
Le Conseil d’État, dans l’ordonnance précitée du 10 mai 2024, est venu confirmer le raisonnement du Tribunal administratif de la Guadeloupe, tout en combinant les considérants de principe de l’arrêt du 6 juin 2018.
À noter que le nouvel arrêté préfectoral du 21 mai 2024 s’attache également à dresser un bilan circonstancié et chiffré de l’application du précédent arrêté entre le 22 avril et le 12 mai comme cela avait été annoncé dans le premier arrêté. Dans la même perspective, les chiffres de la délinquance globale et des mineurs sont également précisément énumérés. Le nouvel arrêté prend ainsi en compte les « effets bénéfiques » du couvre-feu pour en modifier son périmètre et souligne à cet égard la nécessaire adaptation de l’outil administratif aux circonstances locales. À ce jour, aucun recours n’a été déposé pour ce nouvel arrêté.
L’arrêté du maire de Béziers – Concernant la ville de Béziers, l’arrêté municipal est entré en vigueur le 22 avril 2024. Les élus l’ont bien compris : il faut limiter l’amplitude temporelle et spatiale. L’arrêté concerne bien certains quartiers dits « prioritaires » détaillés par une annexe, et s’étale jusqu’au 30 septembre prochain. Concernant sa nécessité, force est de constater qu’il ne fournit absolument aucun chiffre à l’appui de son interdiction mais procède par généralités notamment en indiquant « les chiffres de la chancellerie sur l’augmentation de la délinquance des mineurs » sans aucune référence à un pourcentage ou à une quelconque année. De surcroît, de tels chiffres reflèteraient une tendance nationale et ne prouverait en rien une délinquance accrue dans la ville de Béziers. Il dresse ensuite sans aucune source ou pourcentage un constat d’une augmentation de la délinquance dans la ville de Béziers. Il se réfère tout de même à deux évènements : l’un datant de 2019, l’autre de juillet 2023. La justification pour prendre un arrêté en 2024 semble bien mince et le contraste avec l’arrêté préfectoral de Pointe-à-Pitre est saisissant. La Ligue des droits de l’homme a introduit un recours en annulation assorti d’un référé-suspension. Dans une ordonnance du 15 mai 2024, le tribunal administratif de Montpellier a pourtant rejeté la requête présentée par la Ligue des droits de l’homme en référé-suspension.
Après avoir repris le considérant désormais classique sur l’agencement des pouvoirs de police en matière de délinquance juvénile, le juge administratif estime que l’arrêté est suffisamment précis quant à la matérialité des risques des troubles à l’ordre public. En effet il explique que « des données chiffrées versées à l’instruction par la commune de Béziers révélant un fort taux du nombre de victimes d’infractions pour 1 000 habitants à Béziers supérieur à la moyenne française en 2023 pour les infractions de destructions et dégradations, trafic de stupéfiants, coups et blessures volontaires et vols sans violence ainsi que des rapports des services de police municipale depuis janvier 2024 établissant la présence de mineurs, y compris de moins de 13 ans, interpellés entre 23 heures et 6 heures dans les quartiers visés par l’arrêté attaqué ». Le juge insiste également sur la vulnérabilité des mineurs de moins de 13 ans. Le juge conclue alors que les moyens soulevés par la Ligue des Droits de l’Homme ne sont manifestement pas propres à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté du maire de Béziers.
On peut toutefois rester dubitatif quant à l’explication du juge, qui s’inscrit dans les pas de l’arrêté faisant référence à des chiffres globaux sur la délinquance. La formule lapidaire « établissant une présence de mineurs » ne convainc pas.
L’arrêté du maire de Nice – La ville de Nice vient clore ce triptyque. À mi-chemin technique (et non géographique) entre Béziers et Pointe-à-Pitre, le maire de Nice balise dans le temps et l’espace son arrêté. Il s’emploie ensuite à lister les cas de délinquances dans la ville de Nice. Il précise d’ailleurs de manière originale le caractère hybride de l’arrêté couvre-feu qui sert tout autant à prévenir la commission d’infractions qu’à protéger les mineurs. Notamment il est fait mention que pour l’année 2023 et le début de l’année 2024, 141 mineurs ont été pris en charge par la police municipale en qualité de victimes. Pour la même période, il s’agirait de 1230 mineurs qui auraient été interpellés pour des faits délictueux. Toutefois nous ne savons pas si ces chiffres correspondent uniquement à des interpellations nocturnes, justifiant l’établissement d’un couvre-feu. La situation pour le quartier précis des Moulins est en revanche beaucoup plus circonstanciée et expliquée et va conduire le maire à distinguer l’âge des mineurs concernés. Dans le reste des quartiers visés par l’arrêté, les mineurs non accompagnés sont ceux au-dessous de 13 ans tandis que pour le quartier des Moulins, sont concernés les mineurs de moins de 16 ans. Dans son ordonnance du 24 mai 2024, le Tribunal administratif de Nice (n° 2402344 et 2462348), le juge administratif s’inscrit dans les pas du TA de Montpellier en exposant les chiffres, notamment que 52% des mis en causes dans le quartier des Moulins sont des personnes mineures. Ainsi ils existent des risques particuliers de troubles à l’ordre public auxquels les mineurs sont exposés ou dont ils seraient l’auteur. Là aussi le raisonnement du juge peut interpeler. Si l’arrêté semble être justifié particulièrement dans le quartier précis des Moulins, dans lequel les chiffres sont assez éloquents, qu’en est-il du reste des autres quartiers ?
Au regard de la lecture de ces arrêtés et des décisions jurisprudentielles afférentes, suffit-il alors d’énoncer quelques pourcentages pour arriver à convaincre le juge ?
L’ordonnance du Conseil d’État 10 mai 2024 qui a conclu au rejet de la requête de l’association guadeloupéenne semble en effet bien plus exigeante que les ordonnances des tribunaux de Montpellier et de Nice. Les juges administratifs ont-ils alors considéré le rejet de la part de la Haute juridiction comme un blanc-seing leur octroyant la possibilité de rejeter à leur tour, les référés à l’égard de tels arrêtés ?
Il semble au contraire que le Conseil d’État ait souhaité démontrer l’importance du caractère ponctuel et circonstancié de l’arrêté couvre-feu. Les rédactions des arrêtés de la ville de Nice et de la ville de Béziers étaient en effet beaucoup moins exigeantes que celle du préfet de la Guadeloupe. Surtout, le Conseil d’État insiste sur plusieurs points en analysant l’arrêté préfectoral d’outre-mer dont les deux arrêtés métropolitains ne peuvent se prévaloir. Il s’agit de la durée restreinte de l’arrêté (un mois), de l’évaluation de la mesure (chose faite dans le nouvel arrêté du 21 mai) et enfin d’une circonscription géographique stricte en lien avec les chiffres de la délinquance. Les arrêtés méditerranéens ne contiennent aucun de ces trois éléments énoncés (sous réserve pour la Ville de Nice de la particularité expliquée du quartier des Moulins).
Il faut d’ailleurs préciser que l’arc méditerranéen fait presque figure de « modèle » ou de laboratoire dans l’édiction de mesures de police qui ont fait les grandes heures de certaines jurisprudences marquantes du Conseil d’État (Concernant particulièrement le port du burkini sur les plages, voir : CE, ord. 26 août 2016 n° 402742 et 402777 ; CE, 17 juillet 2023, n° 475636, Ligue des droits de l’homme). À ce jeu et si nous revenons sur les arrêtés couvre-feu, le maire de Cagnes-sur-Mer, Louis Nègre gagne certainement une palme. Il prend en effet chaque année depuis 14 ans un arrêté couvre-feu qui court d’avril à octobre pour les mineurs de moins de 13 ans. Une sorte d’arrêté en forme de veille juridique et de veille générale qui permet à la ville de Cagnes de s’enorgueillir de ne connaitre quasi pas de faits de délinquance.
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En définitive, l’arrêté couvre-feu est-il alors vraiment la solution ou n’est-il pas qu’un pansement sur une plaie ? Il est certain que le juriste ne peut pas réfléchir seul sur les solutions à apporter à la délinquance juvénile. Cependant il y a lieu de constater, au regard des modes de rédaction des arrêtés ou des réponses apportées par la jurisprudence, que seuls les arrêtés les plus circonstanciés et justifiés devraient prospérer en attendant des relais efficaces constitués par de réelles politiques d’accompagnement et d’éducation pour la jeunesse. La police administrative reste donc utile mais elle ne peut être une réponse efficace à elle seule pour des problèmes qui la dépassent largement. Une récente question d’un sénateur au Ministre de l’intérieur (qui n’a toujours pas répondu) se concentre la « nationalisation » du couvre-feu pour les mineurs : il n’a sans doute pas saisi les tenants et les aboutissants de cet outil administratif ni le contexte extra juridique dans lequel il s’insère.
[1] À noter que l’arrêté du 27 mai 2024 pris par le Haut-Commissaire de la Nouvelle Calédonie et prescrivant un couvre-feu à la suite de la levée de l’état d’urgence concerne l’ensemble de la population et non uniquement les mineurs.