L’incompétence du juge du référé-liberté pour suspendre l’exécution d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel
Dans son ordonnance du 21 janvier 2022, M. Laurent Pelé (req. n° 460456, sera mentionnée dans les tables du recueil Lebon), le juge des référés du Conseil d’État a étendu l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel à son office de juge du référé-liberté. Cette incompétence, qui s’inscrit dans le cadre d’une incompétence générale pour connaître des actes relatifs au Conseil constitutionnel, est critiquable au nom des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et à la garantie des droits fondamentaux. Elle l’empêche, dans cette affaire, de statuer sur une demande toutefois manifestement irrecevable et infondée.
Par Maxime Charité, docteur de l’université d’Orléans et enseignant contractuel à l’université Le Havre Normandie
D’ici le 14 mars 2022, le mandat de membre du Conseil constitutionnel de Claire Bazy-Malaurie expirera, au plus tard 11 ans, 6 mois et 14 jours après la décision du Président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, la nommant en remplacement de Jean-Louis Pezant, décédé le 24 juillet 2010. Un nouveau record dans l’histoire du Conseil ! Ce record, et avec, la possibilité de reconduction comme membre du Conseil constitutionnel se fondent sur l’article 12 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel qui dispose non seulement que « les membres du Conseil constitutionnel désignés en remplacement de ceux dont les fonctions ont pris fin avant leur terme normal achèvent le mandat de ceux qu’ils remplacent », mais aussi qu’« à l’expiration de ce mandat, ils peuvent être nommés comme membre du Conseil constitutionnel s’ils ont occupé ces fonctions de remplacement pendant moins de trois ans ». En 2013, dans son communiqué de presse relatif à la nomination au Conseil constitutionnel de Claire Bazy-Malaurie, le Président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, justifiait sa décision par le motif tiré de la « tradition républicaine » selon lequel « cette possibilité de reconduction est devenue, en pratique, une règle sous la Vème République », puisqu’« ont ainsi été reconduits dans leurs fonctions René Cassin nommé par Gaston Monnerville, Louis Joxe nommé par Edgar Faure, ou bien encore Robert Lecourt nommé par Alain Poher », ainsi que Maurice-René Simmonet également nommé par Alain Poher. Dans l’histoire du Conseil, des cinq membres désignés en remplacement de ceux dont les fonctions ont pris fin avant leur terme normal qui ont achevé le mandat de ceux qu’ils remplacent et ont occupé ces fonctions de remplacement pendant moins de trois ans, Paul Legatte nommé par Louis Mermaz, est le seul qui n’a pas été reconduit. C’est précisément cette « tradition républicaine » qu’un requérant, M. Laurent Pelé, entendait contester.
D’une part, par une requête et un mémoire, le requérant demande au juge des référés du Conseil d’État, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (ci-après CJA) de suspendre l’exécution de la décision du président de l’Assemblée nationale du 20 février 2013 portant nomination de Mme Claire Bazy-Malaurie comme membre du Conseil constitutionnel. Il soutient qu’il justifie d’un intérêt à agir, que la condition d’urgence est satisfaite et qu’il est porté atteinte à l’article 56 de la Constitution et à l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
D’autre part, par un mémoire distinct, présenté en application de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, le requérant demande au juge des référés du Conseil d’État de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l’article 12 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Il soutient que ces dispositions qui prévoient, dans les conditions qu’il détermine, une prolongation du mandat de certains membres du Conseil constitutionnel sont contraires à l’article 56 de la Constitution en vertu duquel le mandat de neuf ans des membres n’est pas renouvelable ainsi qu’aux articles 12 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Par une ordonnance du 21 janvier 2022, le juge des référés du Conseil d’État, M. Olivier Yeznikian, a rejeté cette demande en considérant qu’« il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître de la décision par laquelle le président de l’Assemblée nationale nomme, en application des dispositions de l’article 56 de la Constitution du 4 octobre 1958, un membre du Conseil constitutionnel », que « la requête par laquelle [le requérant] demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l’exécution de la décision du 20 février 2013 du président de l’Assemblée nationale portant nomination de Mme [Claire Bazy-Malaurie] comme membre du Conseil constitutionnel, ne relève dès lors manifestement pas de la compétence du Conseil d’Etat » et qu’« il s’ensuit que, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée, la requête […] doit être rejetée selon la procédure prévue par l’article L. 522-3 du code de justice administrative ».
Cette ordonnance est l’occasion pour le juge des référés du Conseil d’État d’étendre l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel à son office de juge du référé-liberté (I), incompétence l’empêchant, dans cette affaire, de statuer sur une demande toutefois manifestement irrecevable et infondée (II).
I – Une incompétence de la juridiction administrative pour connaître d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel
En l’espèce, l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel s’inscrit dans le cadre d’une incompétence générale pour connaître des actes relatifs au Conseil constitutionnel (A), toutefois critiquable au nom des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et à la garantie des droits fondamentaux (B).
A. Une incompétence générale pour connaître des actes relatifs au Conseil constitutionnel
En l’espèce, l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel s’inscrit dans le cadre d’une incompétence générale pour connaître des actes relatifs au Conseil constitutionnel.
L’incompétence de la juridiction administrative pour connaître d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel a été affirmée pour la première fois dans le cadre du recours pour excès de pouvoir. En effet, dans son arrêt du 9 avril 1999, Mme Ba, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État, saisie d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre la décision du Président de la République du 21 février 1998, portant nomination de M. Pierre Mazeaud comme membre du Conseil constitutionnel, considéra « qu’il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître de la décision par laquelle le Président de la République nomme, en application des dispositions de l’article 56 de la Constitution du 4 octobre 1958, un membre du Conseil constitutionnel ». Ici, cette incompétence se fonde sur la théorie des actes de gouvernement, plus précisément des « actes concernant les relations entre les pouvoirs publics »[1].
Deux ans plus tard, cette incompétence a gagné la procédure prévue à l’article L. 521-2 du CJA, le référé-liberté, à propos de l’abstention du Président de la République d’user de la faculté qu’il tient du deuxième alinéa de l’article 61 de la Constitution de déférer une loi au Conseil constitutionnel aux fins d’en faire examiner la conformité à la Constitution. En effet, dans son ordonnance du 7 novembre 2001, Tabaka, le juge des référés du Conseil d’État, M. Bruno Genevois, estima que cette abstention « est indissociable de l’ensemble de la procédure législative », qu’elle « touche ainsi aux rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels et échappe par là même à la compétence de la juridiction administrative » et qu’« il suit de là qu’une requête tendant à ce que le juge des référés du Conseil d’Etat enjoigne, sur le fondement de l’article L.521-2 du code de justice administrative, au Président de la République de déférer au Conseil constitutionnel une loi avant sa promulgation ne relève manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative ». Cette considération résulte de l’article L. 522-3 du CJA qui prévoit, notamment, que le juge des référés peut rejeter une demande ne relevant pas de la compétence de la juridiction administrative[2], motif de rejet d’une demande de référé avec le défaut d’urgence et l’irrecevabilité manifeste. Là, cette incompétence se fonde aussi sur la théorie des actes de gouvernement[3].
Il ressortait de l’arrêt Mme Ba et de l’ordonnance Tabaka l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître de requêtes dirigées contre « les actes du pouvoir exécutif en rapport avec l’organisation ou l’exercice des compétences du Conseil »[4]. Dans l’ordonnance du 21 janvier 2022, comme dans l’arrêt Mme Ba, l’acte dont le requérant demande la suspension est une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel. En revanche, contrairement à cet arrêt et à l’ordonnance Tabaka, une décision du Président de l’Assemblée nationale est en cause.
Au-delà de ces actes, cette incompétence de la juridiction administrative vaut aussi pour « les actes juridictionnels et non juridictionnels du Conseil constitutionnel ou des autorités habilitées en son sein à prendre de tels actes »[5]. Constituent de tels actes, d’une part, les décisions du Conseil constitutionnel, dont l’immunité résulte des termes de l’article 62 de la Constitution ; d’autre part, « les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel »[6], notamment, la décision par laquelle le secrétaire général du Conseil constitutionnel fait savoir qu’une requête ne peut être prise en considération par le Conseil[7], le règlement du Conseil constitutionnel définissant un régime particulier pour l’accès à l’ensemble de ses archives[8], la décision par laquelle un membre du Conseil constitutionnel décide de suspendre temporairement ses fonctions[9], la publication sur le site internet du Conseil constitutionnel de commentaires concernant le sens et la portée de sa jurisprudence[10], ainsi que l’adoption ou le refus d’adopter des dispositions de son règlement intérieur[11]. Néanmoins, l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître de tels actes ne se fonde manifestement pas sur la théorie des actes de gouvernement concernant les relations entre les pouvoirs publics constitutionnels dans la mesure où ils n’incluent que les « seuls actes pris par l’exécutif et qui concernent les autres “pouvoirs publics constitutionnels”, c’est-à-dire le pouvoir législatif et le pouvoir juridictionnel »[12], alors que « les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel » sont des actes pris par le Conseil constitutionnel et qui le concernent. Une telle incompétence ne se fonde pas davantage – quoique de manière moins évidente – sur la jurisprudence dite « Préfet de la Guyane » et la théorie des actes relatifs « à l’exercice de la fonction juridictionnelle »[13], en ce que si l’essentiel des missions qui sont confiées au Conseil constitutionnel par la Constitution ou par des lois organiques prises sur son fondement ont un caractère juridictionnel, cette considération de principe vaut également pour les actes rattachables à l’office du Conseil économique, social et environnemental[14], qui n’est pas un organe à caractère juridictionnel. « Non classables »[15], « les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel » sont donc des actes non administratifs d’un nouveau type.
S’inscrivant dans le cadre d’une incompétence générale pour connaître des actes relatifs au Conseil constitutionnel, l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel est toutefois critiquable au nom des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et à la garantie des droits fondamentaux.
B. Une incompétence critiquable au nom des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et à la garantie des droits fondamentaux
En l’espèce, l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel est critiquable au nom des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et à la garantie des droits fondamentaux.
Cette critique se fonde sur les arguments développés par le commissaire du gouvernement Frédéric Salat-Baroux dans ses conclusions sur l’arrêt de l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État, Mme Ba, dans lesquelles il considérait qu’il fallait « faire le choix [de] ne pas donner à l’acte attaqué la qualification d’acte de gouvernement au regard même de cette théorie et afin de ne pas fermer ainsi par avance le droit fondamental au recours pour excès de pouvoir », « en raison bien sûr, de la possibilité que des droits aient été lésés mais également au regard des questions juridiques qui seraient en cause »[16]. Ces questions juridiques concernent non seulement « le respect des textes concernant le Conseil constitutionnel et notamment l’article 56 de la Constitution, en ce qui concerne l’impossibilité de procéder à une nouvelle nomination ou mettre fin avant son terme au mandat d’un président du Conseil constitutionnel », mais aussi le « respect des principes constitutionnels ou généraux du droit tels que ceux exigeant la nationalité française pour être membres d’une juridiction, de ne pas être privé de ses droits civils et politiques et, bien sûr, le principe de l’indépendance des juridictions ». C’est ainsi au nom d’exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et à la garantie du droit fondamental au recours pour excès de pouvoir, plus généralement des droits possiblement lésés, qu’il semblait au commissaire du gouvernement « qu’il ressort, sans aucune ambigüité de l’esprit sinon de la lettre de la Constitution, que la décision par laquelle le Président de la République nomme un membre du Conseil constitutionnel est un acte purement discrétionnaire », dont le « contrôle devrait donc porter, outre les cas largement théoriques de décisions reposant sur des faits matériellement inexacts ou, plus encore entachées de détournement de pouvoir, sur le seul respect de la règle de droit », le cas échéant, s’étendre à « celui de l’erreur manifeste d’appréciation »[17], mais, en tout état de cause, pas à celui de « l’appréciation qui a conduit l’autorité de nomination à faire le choix »[18]. Ces arguments développés, et avec, ces conclusions sur l’arrêt n’avaient pas été suivis par l’Assemblée du Contentieux du Conseil d’État.
Au-delà des décisions portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel, cette critique de l’incompétence de la juridiction administrative pour en connaître au nom des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et à la garantie des droits fondamentaux vaut aussi pour les « actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel ». Ce concept en particulier, le concept d’« actes rattachables » en général[19], implique l’existence d’actes détachables de l’exercice par le Conseil constitutionnel des missions qui lui sont confiées par la Constitution ou par les lois organiques prises sur son fondement dont le juge administratif serait compétent pour connaître. C’est ainsi que dans ses conclusions sur l’arrêt Brouant, le commissaire du gouvernement Guillaume Goulard considérait que la décision attaquée, le règlement du Conseil constitutionnel définissant un régime particulier pour l’accès à l’ensemble de ses archives, n’était pas couverte par l’article 62 de la Constitution, est « un acte administratif par nature »[20], et que le moyen relatif à la compétence de l’auteur de l’acte devait être accueilli en ce que le Conseil constitutionnel, compétent afin de compléter les règles de procédure applicable devant lui édictées par le titre II de l’ordonnance du 7 novembre 1958 aux termes de son article 56, avait empiété sur le domaine du législateur organique, compétent, quant à lui, également pour déterminer les règles d’organisation et de fonctionnement du Conseil constitutionnel en vertu de l’article 63 de la Constitution. Plus encore qu’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel, le règlement du Conseil constitutionnel définissant un régime particulier pour l’accès à l’ensemble de ses archives est de nature à léser un droit subjectif : le droit d’accès aux archives publiques. C’est de même que dans leur chronique de jurisprudence à l’AJDA sous le même arrêt, Francis Donnat et Didier Casas estimaient, quant à eux et de manière plus générale, que les décisions du Conseil constitutionnel qui révèlent des actes de pure administration, précisément parce qu’elles sont prises pour assurer le fonctionnement quotidien et matériel de l’institution (passation de marchés, litiges relatifs à la situation des agents du Conseil) et qui ne se rattachent pas à l’exercice des missions constitutionnelles, pourraient être portées devant le juge administratif[21].
Des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes et à la garantie des droits fondamentaux, et avec, la volonté d’éviter le maintien d’un angle mort dans l’État de droit, justifient donc la critique de l’incompétence générale de la juridiction administrative pour connaître des actes relatifs au Conseil constitutionnel. Ce sont d’ailleurs ces exigences et une telle volonté qui ont amené le Conseil d’État à considérer qu’il lui appartient de connaître, notamment, des contestations relatives aux décisions par lesquelles les services des assemblées parlementaire procèdent au nom de l’État à la passation des marchés conclus par ces assemblées en vue de la réalisation de travaux publics[22], ainsi que du décret par lequel le Président de la République nomme, en application de l’article 13 de la Constitution et de l’article 1er de la loi organique n° 2010-838 du 23 juillet 2010, le président de la commission indépendante prévue au dernier alinéa de l’article 25 de la Constitution[23]. Par analogie, le champ de compétence du juge administratif pourrait se développer sur la passation de marchés, les décisions portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel, voire, sous réserve de l’existence d’une disposition textuelle expresse l’habilitant en ce sens, les litiges relatifs à la situation des agents du Conseil. En revanche, il ne saurait se développer sur les actes strictement rattachables à l’office du Conseil constitutionnel sans méconnaître la séparation des pouvoirs et l’indépendance du Conseil. Dans cette affaire, l’incompétence du juge du référé-liberté pour suspendre l’exécution de la décision du président de l’Assemblée nationale du 20 février 2013 portant nomination de Mme Claire Bazy-Malaurie comme membre du Conseil constitutionnel l’empêche de statuer sur la demande du requérant. Cette incompétence n’est toutefois pas préjudiciable à de telles exigences en ce que cette demande est manifestement irrecevable et infondée.
II – Une incompétence empêchant le juge du référé-liberté de statuer sur une demande manifestement irrecevable et infondée
En l’espèce, l’incompétence du juge du référé-liberté pour suspendre l’exécution d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel l’empêche de statuer sur une demande manifestement irrecevable et infondée, composée non seulement d’un référé-liberté (A), mais aussi d’une QPC (B).
A – Un référé-liberté manifestement irrecevable et infondé
En l’espèce, l’incompétence du juge du référé-liberté pour suspendre l’exécution d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel l’empêche de statuer, d’une part, sur un référé-liberté manifestement irrecevable et infondé. En effet, dans cette ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État considère que « la requête […] doit être rejetée selon la procédure prévue par l’article L. 522-3 du code de justice administrative ». Le requérant soutient qu’il justifie d’un intérêt à agir, que la condition d’urgence est satisfaite et qu’il est porté atteinte à l’article 56 de la Constitution et à l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Ici, sur ces quatre points, le référé-liberté est manifestement irrecevable et infondé.
D’une part, ni l’intérêt à agir du requérant n’est justifié, ni la condition d’urgence n’est satisfaite. Le premier ne l’est pas dans la mesure où, dans le cadre de la procédure prévue à l’article L. 521-2 du CJA, « l’intérêt à agir est apprécié de façon classique par rapport aux procédures ordinaires, c’est-à-dire largement »[24]. Et « la jurisprudence, tout en étendant la notion d’intérêt à des catégories toujours plus vastes de requérants […] continue à exiger que l’intérêt du requérant s’inscrive dans un cadre limite »[25], qui exclut l’intérêt d’un simple citoyen dont se prévaut le requérant[26]. La seconde ne l’est pas non plus en ce que, conformément à la jurisprudence Commune de Pertuis[27], le maintien en vigueur de la décision du président de l’Assemblée nationale du 20 février 2013 portant nomination de Mme Claire Bazy-Malaurie comme membre du Conseil constitutionnel ne caractérise pas une situation d’urgence impliquant, sous réserve que les autres conditions posées par l’article L. 521-2 soient remplies, qu’une mesure visant à sauvegarder une liberté fondamentale soit prise dans les 48 heures.
D’autre part, en l’état actuel de la jurisprudence administrative, ni l’article 56 de la Constitution, ni l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme n’instituent une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA à proprement parler. La règle en vertu de laquelle le mandat de neuf ans des membres n’est pas renouvelable ne pourrait avoir ce caractère que si le juge du référé-liberté, par analogie avec la situation des élus locaux, l’interprétait dans le sens d’une liberté d’exercice de leurs mandats par les membres du Conseil constitutionnel[28]. Le droit à un procès équitable, quant à lui, ne présente que partiellement le caractère de liberté fondamentale en ce que le juge du référé-liberté ne l’a reconnu qu’à propos de la possibilité d’assurer de manière effective sa défense devant le juge[29], ainsi que celle d’exercer un recours effectif devant le juge[30]. Quand bien même il lui reconnaîtrait un tel caractère en tant que tel, le moyen tiré de l’atteinte grave et manifestement illégale à ce droit est infondé, comme le montre également la QPC soulevée.
B – Une QPC manifestement irrecevable et infondée
En l’espèce, l’incompétence du juge du référé-liberté pour suspendre l’exécution d’une décision portant nomination d’un membre du Conseil constitutionnel l’empêche de statuer, d’autre part, sur une QPC manifestement irrecevable et infondée. En effet, dans cette ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État estime que « la requête […] doit être rejetée selon la procédure prévue par l’article L. 522-3 du code de justice administrative », « sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée ». Cette QPC, c’est celle de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l’article 12 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Le requérant soutient que ces dispositions qui prévoient, dans les conditions qu’il détermine, une prolongation du mandat de certains membres du Conseil constitutionnel sont contraires à l’article 56 de la Constitution en vertu duquel le mandat de neuf ans des membres n’est pas renouvelable ainsi qu’aux articles 12 et 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Là, sur ces trois points, la QPC soulevée est manifestement irrecevable et infondée.
Tout d’abord, l’article 56 de la Constitution en vertu duquel le mandat de neuf ans des membres n’est pas renouvelable n’institue manifestement pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit au sens de l’article 61-1 de la Constitution dans la mesure où il contient des dispositions qui « ne s’adressent qu’au législateur ou aux pouvoirs publics et dont les justiciables ne sont que les destinataires indirects »[31].
Ensuite, aux termes de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». Le Conseil constitutionnel considère, depuis 2017, qu’« il en résulte l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la “force publique” nécessaire à la garantie des droits »[32], puis, depuis 2021, que « cette exigence constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France »[33]. Si les compétences de police administrative générale sont inhérentes à l’exercice de la « force publique », celles du Conseil constitutionnel ne le sont manifestement pas. C’est la raison pour laquelle les dispositions de l’article 12 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel qui prévoient, dans les conditions qu’il détermine, une prolongation du mandat de certains membres du Conseil constitutionnel sont étrangères au champ d’application à l’article 12 de la Déclaration de 1789.
Enfin, en vertu de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Le Conseil constitutionnel estime, depuis 2004, que cette disposition garantit le « droit à un procès équitable »[34], puis, depuis 2011, « que les principes d’indépendance et d’impartialité sont indissociables de l’exercice des fonctions juridictionnelles »[35]. Toutefois, si l’indépendance et l’impartialité des membres nommés du Conseil constitutionnel sont critiquables, c’est moins au motif de la possibilité de reconduction comme membre du Conseil qu’en raison d’une nomination par des autorités politiques, combinée à l’absence de formation juridique requise.
Un raisonnement par analogie avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme aboutit à une conclusion identique. Récemment, la Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion de préciser son sens et sa portée s’agissant de la composition de juridictions, notamment constitutionnelles. C’est ainsi que dans son arrêt du 1er décembre 2020, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande, la Grande Chambre de la Cour a appliqué une démarche en trois étapes pour déterminer si des irrégularités dans le processus de nomination d’un juge ont heurté dans sa substance même le droit à un tribunal établi par la loi. Première étape de la démarche, « la Cour considère qu’il doit, en principe, exister une violation manifeste du droit interne ». Deuxième étape de la démarche, « la Cour estime-t-elle que seules les atteintes touchant les règles fondamentales de la procédure de nomination des juges – c’est-à-dire celles qui videraient de sa substance même le droit à un “tribunal établi par la loi” – sont de nature à emporter violation de ce droit ». Troisième étape de la démarche, un contrôle et un redressement effectifs par les juridictions internes, conformément à la Convention, au regard des allégations. C’est sur ce fondement que la Cour européenne des droits de l’homme a, dans cet arrêt, considéré que la nomination des juges à la nouvelle cour d’appel islandaise a porté atteinte au principe selon lequel un tribunal doit être établi par la loi[36], de même que dans son arrêt du 7 mai 2021, Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne, estimé que la composition de la Cour constitutionnelle de Pologne est entachée d’illégalité en raison de l’élection irrégulière d’un de ses juges[37]. Toutefois, dans cette affaire, l’existence d’une violation manifeste du droit interne, n’est pas avérée. En effet, d’une part, la décision du 20 février par laquelle le Président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, a reconduit Mme Claire Bazy-Malaurie comme membre du Conseil constitutionnel est conforme aux dispositions de l’article 12 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 qui prévoient, dans les conditions qu’il détermine, une prolongation du mandat de certains membres du Conseil constitutionnel. D’autre part, ces dispositions ne violent manifestement pas l’article 56 de la Constitution en vertu duquel le mandat de neuf ans des membres n’est pas renouvelable en ce que la conjonction de coordination « et » doit être interprétée comme signifiant que c’est le mandat qui dure neuf ans et qui n’est pas renouvelable.
[1] CE Ass., 9 avr. 1999, Mme Ba, Rec. p. 124.
[2] V., not., à propos d’actes de gouvernement, CE, ord., 10 avr. 2003, Comité contre la guerre en Irak et autres, Rec. T. p. 707 et 914 ; CE, ord., 22 févr. 2005, Hoffer, Rec. T. p. 691 et 1023.
[3] CE, ord., 7 nov. 2001, Tabaka, Rec. T. p. 789.
[4] « Rapport national français (novembre 2010) », 2ème Congrès de la Conférence mondiale sur la justice constitutionnelle, Rio de Janeiro, Brésil, 16 au 18 janv. 2011 « Séparation des pouvoirs et indépendance des cours constitutionnelles et instances équivalentes », p. 8.
[5] Rapport préc.
[6] Qu’il soit permis de renvoyer à nos travaux, notamment : « Les actes rattachables à l’office du Conseil constitutionnel », RFDC, 2021, n° 126, p. e1-e19.
[7] CE, 7 juin 1989, Front calédonien, Rec. T. p. 532.
[8] CE Ass., 25 oct. 2002, Brouant, Rec. p. 345.
[9] CE, ord., 6 mai 2005, Hoffer, Rec. p. 185.
[10] CE, 9 nov. 2005, Moitry, Rec. p. 496.
[11] CE, 11 avr. 2019, Association Les Amis de la Terre, Rec. T. p. 520, 633 et 880.
[12] P. Binczak, « Acte de gouvernement », RCAD, 2006, n° 16.
[13] TC, 27 nov. 1952, Officiers ministériels de Cayenne, Rec. p. 642.
[14] CAA de Paris, 6 juin 2016, M. Philippe Brillault c/ Président du Conseil économique, social et environnemental (CESE), RFDA, 2016. p. 810.
[15] L. Favoreu, « Point de vue sur l’arrêt Brouant », note sous arrêt Brouant préc., RFDA, 2003, p. 11.
[16] F. Salat-Baroux, « Persistance des actes de gouvernement (la désignation des membres du Conseil constitutionnel », concl. sur arrêt Mme Ba préc., RFDA, 1999, p. 575.
[17] Concl. préc., p. 576.
[18] Concl. préc., p. 575.
[19] V., not., H. Charles, « Actes rattachables » et « actes détachables » en droit administratif français : contribution à une théorie de l’opération administrative, LGDJ, 1968, 242 p.
[20] G. Goulard, « Le règlement des archives sur le Conseil constitutionnel n’est pas un acte administratif susceptible de recours », concl. sur arrêt Brouant préc., RFDA, 2003, p. 5.
[21] F. Donnat, D. Casas, « La juridiction administrative n’est pas compétente pour connaître de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel établit un règlement intérieur fixant les modalités d’accès à l’ensemble de ses archives », chron. sous arrêt Brouant préc., AJDA, 2002, p. 1335. V. également X. Dupré de Boulois, « Chapitre I – Les actes administratifs unilatéraux », in P. Gonod, F. Melleray, P. Yolka, Traité de droit administratif, t. 2, Paris, Dalloz, 2011, p. 174 : « il est possible d’analyser les actes du Conseil constitutionnel relatifs à la gestion de son personnel et à ses marchés publics comme de véritables actes administratifs susceptibles de recours pour excès de pouvoir ».
[22] CE Ass., 5 mars 1999, Président de l’Assemblée nationale, Rec. p. 41.
[23] CE, 13 déc. 2017, Président du Sénat, Rec. p. 370.
[24] O. Le Bot, La protection des libertés fondamentales par la procédure du référé-liberté : étude de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, Fondation Varenne-LGDJ, 2007, p. 380.
[25] B. Chenot, concl. sur CE, 10 févr. 1950, Sieur Gicquel, Rec. p. 101-102.
[26] CE, 23 sept. 1983, Lepetit, Rec. p. 372.
[27] CE, ord., 28 févr. 2003, Commune de Pertuis, Rec. p. 68.
[28] CE, ord., 9 avr. 2004, Vast, Rec. p. 173.
[29] CE, ord., 3 avr. 2002, Ministre de l’intérieur c/ Kurtarici, Rec. T. p. 871 et 873.
[30] CE, ord., 13 mars 2006, Bayrou et Association de défense des usagers des autoroutes publiques de France, Rec. T. p. 1017.
[31] Comm. de CC, n° 2015-471 QPC, 29 mai 2015, Mme Nathalie K.-M., p. 6.
[32] V., pour la première fois, CC, n° 2017-637 QPC, 16 juin 2017, Association nationale des supporters, JO n° 141 du 17 juin 2017, t. n° 87.
[33] CC, n° 2021-940 QPC, 15 octobre 2021, Société Air France, JO n° 242 du 16 oct. 2021, t. n° 52.
[34] CC, n° 2004-496 DC, 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, Rec. p. 103.
[35] V., pour la première fois, CC, n° 2010-110 QPC, 25 mars 2011, M. Jean-Pierre B., Rec. p. 161.
[36] Cour EDH, 1er déc. 2020, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande, req. n° 26374/18.
[37] Cour EDH, 7 mai 2021, Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne, req. n° 4907/18.