Le partage provoqué par le créancier face aux droits fondamentaux des coïndivisaires (2ème partie)
Un nouveau chapitre instructif du livre relatif au Droit des biens et à la Question prioritaire de constitutionnalité : Le partage provoqué par le créancier face aux droits fondamentaux des coïndivisaires (2ème partie) – Cass. 1ère civ., 28 mars 2012, n° 12-40.002 (n° 515 P+B+I-QPC : non transmission)
Par Nathalie Pierre
Où la Cour de cassation se met à parler, comme le Conseil constitutionnel, d’un droit de propriété du créancier ;
Où la Cour de cassation affirme que, face au partage provoqué par le créancier, les droits fondamentaux des coïndivisaires sont sauvegardés par leur faculté d’arrêter l’action en partage ainsi que par le mécanisme de l’attribution préférentielle ;
Où une telle motivation invite à envisager l’ensemble des garanties effectives offertes dans cette hypothèse aux coïndivisaires.
La sauvegarde des droits du coïndivisaire
Selon la Cour de cassation, le droit, pour le créancier, de demander le partage des biens indivis ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits du coïndivisaire. La Cour de cassation invoque à cet effet certaines garanties offertes au coïndivisaire par le Droit de l’indivision. Il convient d’en vérifier l’effectivité, tout en s’interrogeant sur la possible application d’autres dispositions du Droit de l’indivision qui, pour favorables qu’elles seraient au coïndivisaire, ne sont cependant pas ici invoquées par la Cour.
L’effectivité relative des garanties offertes, selon la Cour de cassation, aux coïndivisaires
L’équilibre entre la multiplicité d’intérêts divergents (ceux, ici, du créancier, de l’indivisaire débiteur, de l’indivisaire logé dans un immeuble indivis mais aussi des autres coïndivisaires) s’avère délicat à trouver. Nulle protection d’un intérêt n’est parfaite et, d’ailleurs, une telle perfection serait sans doute dangereuse, menaçant alors les intérêts antagonistes. Aussi faut-il constater que le contrôle de proportionnalité auquel se livre la Cour de cassation est peu poussé et que la notion d’effectivité des droits garantis nullement exploitée.
Face à la demande en partage du créancier, le droit de l’indivision offre au coïndivisaire un moyen de défense, relevé par la Cour de cassation : celui d’arrêter le cours de l’action en partage « en acquittant l’obligation au nom et en l’acquit du débiteur » (article 815-17 al. 3 C. civ.). Certes, cette faculté est d’ordre public (Cass. 1ère civ., 13 janv. 1993, Bull. civ. I, n° 13) ; de plus sa mise en œuvre nécessite que soit connu le montant de la dette à acquitter, ce qui, en attendant, paralyse tout prononcé du partage (et se révèle fort utile pour le coïndivisaire du débiteur en procédures collectives, alors que la décision définitive d’admission des créances n’est pas intervenue : V. Cass. 1ère civ. 20 déc. 1993, Bull. I, n° 378).
Comme c’est l’intégralité de la dette, dont le montant n’est d’ailleurs pas contestable par le ou les coïndivisaires, que ce ou ces derniers doivent payer au créancier (Versailles, 21 mars 1983, Defrénois 1983. 1358, obs. G. Champenois), la protection du coïndivisaire n’est cependant pas toujours efficace. Elle se révèle ainsi sans intérêt au regard des modalités de remboursement prévues, lorsque la valeur de la part du débiteur est très inférieure à la créance. En effet, s’il est disposé que le ou les indivisaires solvens « se rembourseront par prélèvement sur les biens indivis », la majorité des auteurs estime que ce prélèvement ne peut avoir lieu qu’au moment du partage et, surtout, qu’il s’exerce, non sur l’ensemble des biens indivis mais sur la part de ces biens qui revient dans le partage à l’indivisaire débiteur. A défaut, le conflit initial d’intérêts opposant créancier et coïndivisaire solvens retentirait sur les coïndivisaires n’ayant pas acquitté la dette, leur infligeant une diminution de part injustifiée (V. en ce sens Fr. Lucet, L’entreprise indivise à la merci des créanciers personnels de chaque indivisaire, Mélanges offerts à J. Derruppé, Litec/GLN Joly, 1991, p. 315 s., n° 16 ; Fr. Terré et Y Lequette, Droit civil, Les successions, Les libéralités, Précis Dalloz, 3ème éd., 1997, n° 857). Aussi, le choix du ou des coïndivisaires souhaitant arrêter le partage sera-t-il cornélien. Soit ils désintéressent totalement le créancier, risquant de n’être en définitive pas remboursés ; soit ils acceptent la fin de l’indivision.
En outre, la Cour de cassation juge que le droit du coïndivisaire est sauvegardé parce qu’il « bénéficie d’un droit d’attribution préférentielle du bien s’il en remplit les conditions, notamment s’il s’agit de son logement ». Rappelons que la demande en attribution préférentielle ne s’oppose pas au partage, dont elle constitue une modalité particulière. Elle est en revanche incompatible avec la demande en licitation formée le cas échéant par le créancier et doit donc être examinée préalablement par le juge (V. déjà en ce sens Cass. 1ère civ. 8 mars 1983, Bull. I n° 90 ; D. 1983. 613, note A Breton ; RTD civ. 1984. 539, obs. J. Patarin).
Ceci étant, la référence, par la Cour de cassation, à la possibilité d’une attribution préférentielle au profit du coïndivisaire apparaît comme un argument d’appoint (« par ailleurs »), d’une force relative. Certes, invoquer l’attribution préférentielle de la propriété du local qui sert effectivement d’habitation à l’indivisaire demandeur, visée à l’article 831-2 1° du Code civil, semble ici pertinent au regard du droit au logement revendiqué par le coïndivisaire. (A cet égard, en revanche, la Cour de cassation ne fait pas, à juste titre, état de l’article 215 du Code civil qui, s’il a vocation à protéger le logement de la famille, ne fait nullement obstacle à l’action oblique en partage du créancier : V. Cass. 1ère civ., 4 juill. 1978, préc.; 3 déc. 1991, préc.).
Cependant les dispositions relatives à l’attribution préférentielle ne sont pas de nature à offrir à l’indivisaire une protection absolue dans tous les cas. A ce titre, le « droit d’attribution préférentielle du bien [dont bénéficie l’indivisaire s’il] remplit les conditions », affirmé par la Cour, ne doit pas tromper. Si certaines conditions doivent être remplies par l’indivisaire demandeur (qualité de conjoint ou d’héritier, condition de résidence), ce qui n’emporte aucune critique, il n’empêche que, pour les cas d’attribution facultative, le juge, statuant en opportunité au vu des intérêts en présence, peut refuser l’attribution préférentielle, alors que les conditions sont remplies. Ce n’est que lorsque l’attribution préférentielle est de droit qu’il perd son pouvoir d’appréciation. Or, les cas d’attribution de droit de la propriété du logement d’habitation sont limités (ils visent le conjoint survivant dans le cadre d’une indivision successorale – art. 831-3 C. civ.-, post-communautaire – art 1476 C. civ- et entre époux séparés de biens : art. 1542 C. civ.- ainsi que le partenaire survivant d’un PACS, si le défunt l’a prévu expressément par testament : art. 515-6 al. 2 C. civ.).
Ajoutons que, s’agissant de l’attribution préférentielle facultative, l’exigence d’un paiement comptant, « sauf accord amiable entre les copartageants » (art. 832-4 al. 2 C. civ.), de l’éventuelle soulte mise à la charge de l’attributaire sera de nature à raréfier le recours à l’institution (sauf ressources personnelles ou concours bancaire). En outre, certaines difficultés d’application du texte se font jour. Ainsi, le consentement de l’indivisaire débiteur, à un paiement différé de la soulte doit-il être tenu pour opposable au créancier, qui pourrait ainsi ne pas être désintéressé à l’issue du partage ? Un tel accord donné par le débiteur est-il seulement possible ? N’appartient-il pas au créancier, substitué au débiteur, de le donner ? (V. implicitement en ce sens Fr. Lucet, art. préc., n° 12). La solution est incertaine. Comme il est admis classiquement que l’exercice de l’action oblique n’opère aucun dessaisissement du débiteur, ce dernier pourrait, semble-t-il, valablement consentir à différer le paiement, comme il peut renoncer à ses droits et conclure une transaction, dès lors qu’il le fait sans fraude (V., à propos d’une transaction, Req. 18 févr. 1862, DP 1862. 1. 248). Une telle solution, qui fait peser sur le créancier la charge de la preuve d’une fraude, n’est cependant pas celle retenue par la Cour de cassation dans une hypothèse voisine. Ainsi, lorsque, après demande en partage exercée par le créancier, les indivisaires consentent soudainement à réaliser une convention d’indivision, la Cour de cassation ne fait produire aucun effet à un tel accord, postérieur à la demande en partage (Cass. 1ère civ. 8 mars 1983, préc., analysé sur ce point infra).
L’argument de l’attribution préférentielle trouve enfin ses limites dans le domaine même de cette institution, exclue pour les indivisions conventionnelles, à l’exception, légale, de telles indivisions existant entre partenaires d’un PACS et entre époux séparés de biens, à la dissolution du PACS ou du mariage et à celle, jurisprudentielle, des indivisions conventionnelles familiales, lorsque le demandeur a la qualité de conjoint ou d’héritier (Sur les indivisions n’ouvrant pas droit à attribution préférentielle, V. Cl. Brenner, Partage, Modes d’attribution spécifiques, Rép. civ. Dalloz, 2009, n° 53 s.). Certes, si un indivisaire conventionnel, privé du bénéfice de l’attribution préférentielle, soulevait, dans un prochain litige, l’inconstitutionnalité des dispositions du Code civil concernées au regard du principe d’égalité devant la loi, il se heurterait certainement à l’immuable réponse du Conseil, selon laquelle « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit » (V. encore en ce sens Cons constit, 3 févr. 2012, déc. n° 2011-216 QPC, consid. 3). Se refusant à se substituer au législateur, le Conseil constitutionnel se satisferait alors certainement du fondement familial de l’attribution préférentielle du logement, qui peut même apparaître renforcé par la jurisprudence relative aux indivisions conventionnelles familiales (Pour plus de nuances, V. cep. Cl. Brenner, art. préc., n° 64).
Etait-il opportun de faire ici état de l’argument lié à l’attribution préférentielle, d’autant plus que certaines dispositions du Code civil, potentielles ripostes du coïndivisaire, ne sont quant à elles pas invoquées ?
L’existence d’autres ripostes efficaces, non invoquées par la Cour de cassation
Tout d’abord, la Cour de cassation ne mentionne pas la possibilité, pour le coïndivisaire, de contester les conditions de l’action oblique en partage, notamment l’intérêt à agir du créancier. En effet, bien qu’hostile à toute exigence de proportionnalité entre la créance et la valeur de la part de l’indivisaire débiteur, la Cour de cassation rejette tout de même l’action en partage intentée par le créancier, qu’elle juge dépourvu d’intérêt à agir obliquement, lorsque l’action ne permettrait aucune réintégration de biens dans le patrimoine du débiteur. Il en est ainsi lorsque l’indivisaire débiteur est redevable envers ses coïndivisaires d’une somme supérieure à sa part héréditaire (Cass. 1ère civ., 14 déc. 1983, Bull. civ. I, n° 300, D. 1984, p. 310, note A. Breton ; Cass. 1ère civ., 11 mars 2003, Bull. civ. 2003, I, n° 65).
Il est vrai qu’une telle situation est particulière. En revanche, de portée plus générale, les moyens de contrer ou de limiter le partage que constitueraient le maintien judiciaire de l’indivision (art. 821-1 et 822 C. civ. pour le local d’habitation), le sursis judiciaire au partage (art. 820 C. civ.), voire ce qu’il est désormais classique d’appeler l’attribution éliminatoire (art. 824 C. civ.) ne sont pas davantage évoqués par la Cour de cassation. Est-ce là un oubli de la Cour de cassation, ou plutôt une argumentation supplémentaire qu’elle ne juge pas utile ou opportun d’énoncer ? Faut-il au contraire considérer que de telles institutions sont sans application lorsque le partage est demandé, non par un indivisaire, mais par un créancier personnel ? Il est en effet assez troublant que la Cour de cassation évoque ici, au bénéfice des coïndivisaires, l’attribution préférentielle et non le maintien en indivision, lorsque l’on sait par ailleurs que la première ne peut être prononcée par le juge que si le second, sollicité, a été refusé. Finalement, dès lors que le créancier demande le partage, les indivisaires n’ont-ils d’autre choix, afin d’arrêter l’action en partage, que de payer la dette (art. 815-17 al. 3) ?
La question n’a pas encore eu l’occasion d’être tranchée explicitement par la Cour de cassation (V. Cass. 1ère civ. 19 mars 2008, Bull. civ. I, n° 85 : admission implicite du maintien judiciaire de l’indivision). A propos d’une question voisine, la Cour de cassation a décidé que les indivisaires ne pouvaient valablement opposer au créancier demandeur au partage leur consentement en vue de la conclusion d’une convention d’indivision limitant le droit au partage : la Cour exige que la convention d’indivision, écrite, soit antérieure à la demande en partage (Cass. 1ère civ. 8 mars 1983, préc.). Si une telle décision dénote une certaine méfiance envers la défense, trop automatique et peut-être suspecte, des indivisaires (cependant, la bonne foi n’est-elle pas présumée ?), il est pourtant évident qu’elle ne peut avoir d’impact sur le sursis au partage et l’attribution éliminatoire, qui ne trouvent précisément à exister que lorsqu’une demande en partage est formulée.
Bien au contraire, de nombreux arguments commandent l’application de ces institutions à l’hypothèse de l’action en partage exercée par un créancier personnel. D’abord, les textes n’envisagent nullement le contexte de la demande en partage. Là où la loi ne distingue pas, il n’y aurait donc pas lieu de distinguer. Il est vrai qu’un tel argument sort renforcé de la réforme du 23 juin 2006, déplaçant les dispositions relatives au maintien en indivision, au sursis et à l’attribution éliminatoire dans le chapitre VIII consacré au partage, et particulièrement dans le paragraphe relatif aux demandes en partage. Auparavant, les dispositions en cause, énoncées aux articles 815 al. 2 et 3 et 815-1 du Code civil, faisaient suite au très symbolique « Nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision et le partage peut toujours être provoqué […] » (art. 815 al. 1), ce qui pouvait laisser à penser qu’« elles ne concern[aient] que les rapports des coïndivisaires entre eux et ne trouv[ai]ent pas leur application dès lors que le créancier provoque le partage » (V. en ce sens TGI Nanterre, 19 déc. 1977, D. 1978. IR 326, obs. D. Martin). Depuis la loi du 23 juin 2006, une telle interprétation ne saurait plus être soutenue.
Il pourrait alors être objecté que la demande en partage formée par le créancier ainsi que la riposte visant l’arrêt du cours de l’action sont traitées concomitamment, dans une seule et même disposition, l’article 815-17 alinéa 3, ce qui exclurait ainsi implicitement tout autre défense. L’argument peut parfaitement être retourné car la possibilité, pour les indivisaires, de payer le créancier et ainsi d’arrêter le partage ne constitue nullement une défense spécifique : elle n’est que l’application de la règle générale de l’article 1236 du Code civil, autorisant le paiement par un tiers. L’effet libératoire d’un tel paiement prive ainsi le créancier de tout intérêt à agir. Le rappel de ce principe à l’article 815-17, al. 3, loin d’accréditer la thèse d’une protection spécifique et exclusive, s’explique certainement par les suites avantageuses du paiement effectué par un ou plusieurs indivisaires. En effet, la spécificité de ce paiement est d’entraîner un remboursement du solvens par prélèvement sur les biens indivis, rendant ainsi inutile toute subrogation conventionnelle par le créancier.
En outre, toujours en faveur de l’application à notre hypothèse du maintien en indivision, du sursis au partage ou de l’attribution éliminatoire, il faut énoncer que le créancier, peut, aux termes de l’article 815-17 al. 3, « intervenir dans le partage provoqué par [son débiteur] ». Or, il est possible qu’avant cette intervention certains indivisaires aient sollicité en justice le maintien en indivision, le sursis au partage ou l’attribution éliminatoire. L’intervention dans le partage et la demande en partage étant mises sur le même plan par le législateur, elles doivent emporter les mêmes effets.
Enfin, et surtout, puisque la jurisprudence tient l’action en partage exercée par le créancier pour une manifestation de l’action oblique, il faut bien admettre que le créancier ne saurait avoir plus de droits que le débiteur. Les coïndivisaires peuvent donc lui opposer tous les moyens de défense et toutes les demandes reconventionnelles qu’ils auraient pu invoquer à l’encontre du débiteur lui-même, dont ceux ici discutés. Les juridictions du fond se prononcent en ce sens (V., pour le maintien de l’indivision : Versailles ch. 1, sect. 1, 23 sept. 2004, Juris-Data n° 2004-257498 ; Paris, ch. 2, sect. 1, 21 mai 2008, Juris-Data n° 2008-368597 ; Douai, ch. 1, sect. 1, 12 mai 2001, Juris-Data n° 2011-011662 ; Amiens, ch. 1, sect. 2, 30 oct. 2008, Juris-Data n° 2008-003221 ; Agen, ch. 1, 24 janv. 2001, Juris-Data n° 2001-144345 ; Rouen, ch. appel prioritaires, 12 sept. 2006, Juris-Data n° 2006-334193 – pour le sursis au partage : Rouen, ch. civ. 2, 19 mars 1992, Juris-Data n° 1992-048151 ; Rouen, ch. 1, 11 janv. 1995, Juris-Data n° 1995-040336 ; contra : TGI Nanterre, 19 déc. 1977, préc. : art. 815 al. 2, rédac. Loi 31 juill. 1976 – pour l’attribution éliminatoire : Toulouse, ch. 1, sect. 2, 22 févr. 2011, Juris-Data n° 2011-019127 ; Grenoble, ch. civ. 1, 11 janv. 2011, Juris-Data n° 2011-028916, implicite). La doctrine est également favorable à cette solution logique (Fr. Lucet, art. préc., n° 3, 8-12 ; D. Martin, obs. préc. ; F. Gréau, Action oblique, Rép. civ. 2011, n° 73 et 76 ; W. Dross, Effet des conventions l’égard des tiers, Action oblique, art. 1166, J.-Cl. civ. Code, 2012, n° 98 ; J.-L. Mouralis, Demandes en partage, art. 816 à 824, J-Cl. civ. Code, 2007, n° 109).
Il faut donc admettre que ces mécanismes tendant à la poursuite de l’indivision sont ici applicables. Seraient-ils moins efficaces pour les coïndivisaires, ce qui expliquerait le silence de la Cour de cassation ? Quant au domaine de ces institutions, la comparaison avec l’attribution préférentielle tourne à l’avantage global des premières. En effet, si le maintien en indivision concerne l’indivision successorale (art. 821 s. C. civ.), l’indivision post-communautaire (art. 1476 C. civ.) ainsi que l’indivision entre époux séparés de biens après dissolution du mariage (art. 1542 C. civ.), à l’exception cependant des indivisions conventionnelles familiales et de l’indivision entre partenaires d’un PACS, en revanche, tant le sursis au partage motivé par l’atteinte à la valeur des biens indivis (dont l’immeuble d’habitation) que l’attribution éliminatoire jouent quelle que soit l’origine de l’indivision.
Toutefois, il est vrai que, contrairement à la faculté de désintéresser le créancier et à l’attribution préférentielle, les mécanismes envisagés, à l’exception notable de l’attribution éliminatoire, ne parviennent pas à un règlement définitif du conflit d’intérêts ici en cause. En effet, le sursis au partage ne peut être ordonné que pour une durée maximale de deux ans (art. 820). S’agissant du maintien judiciaire de l’indivision, notamment de la propriété du local d’habitation, dont la finalité est clairement la conservation du cadre de vie antérieur, l’objection s’affadit quelque peu. Si le maintien ne peut être prescrit pour une durée supérieure à cinq ans, un renouvellement est possible, selon le cas, jusqu’à la majorité du plus jeune des descendants ou jusqu’au décès du conjoint survivant (art. 823 C. civ.).
Enfin, si le paiement de la dette par un ou plusieurs coïndivisaires arrête le cours de l’action en partage sans le besoin d’aucune intervention judiciaire, si l’attribution préférentielle est parfois de droit, il faut constater que le sursis au partage, le maintien de l’indivision et l’attribution éliminatoire apparaissent de ce point de vue moins intéressants pour le coïndivisaire : ils peuvent être prononcées par le juge, qui statue ainsi « en fonction des intérêts en présence » (art. 821 C. civ. : maintien de l’indivision et 824 C. civ : attribution éliminatoire).
Sous cette réserve, l’attribution éliminatoire, non mentionnée par la Cour de cassation, constitue en définitive le mode idéal de résolution du conflit d’intérêts opposant le créancier aux coïndivisaires. Tandis que le créancier exercera son droit de gage sur les biens constituant la part que le débiteur se voit attribuer, les coïndivisaires restent en indivision (notamment en ce qui concerne l’immeuble d’habitation) et n’ont pas, pour ce faire, à s’acquitter de la dette, parfois supérieure à la part du débiteur. Cela ne signifie pas pour autant que les coïndivisaires n’ont rien à débourser. En effet, « s’il n’existe pas dans l’indivision une somme suffisante » à allotir le débiteur, les indivisaires demandeurs reconventionnels en attribution éliminatoire doivent fournir le complément (les autres coïndivisaires pouvant y participer s’ils le souhaitent). Les conséquences d’un tel financement sont particulièrement satisfaisantes pour les coïndivisaires, qui n’acquièrent pas une créance mais voient leur part dans l’indivision augmenter à proportion de leur versement. Quant au créancier, si l’on a pu juger que l’institution, « impraticable dans de nombreuses situations concrètes », était mal adaptée à ses préoccupations (V. en ce sens Fr. Lucet, art. préc., n° 10), de telles critiques doivent être tempérées, notamment depuis l’entrée en vigueur de la loi du 23 juin 2006. En effet, les modifications législatives apportées au régime de l’attribution éliminatoire s’avèrent favorables aux intérêts du créancier. Ainsi l’expertise, source de lenteur, auparavant obligatoire, ne l’est plus. En outre, a disparu la priorité d’allotissement en nature. L’indivisaire débiteur se verra donc attribuer en principe des fonds indivis, ce qui permettra un désintéressement rapide du créancier. Certes, il demeure que, afin de déterminer la part du débiteur, la liquidation des droits de chaque indivisaire devra être réalisée. Préjudiciable au règlement rapide du créancier, une telle liquidation n’a pas à avoir lieu lorsque le partage est arrêté par paiement d’un coïndivisaire. Cependant, malmène-t-on pour autant les intérêts du créancier, qui, demandant le partage, ne pouvait initialement que s’attendre aux lenteurs d’une liquidation ?
Plus largement, l’équilibre entre les intérêts du créancier et des coïndivisaires invite encore à soulever une autre question : lorsque le juge statue « en fonction des intérêts en présence », peut-il, doit-il prendre en compte l’intérêt du créancier, qui a provoqué le partage ? Ne s’agit-il au contraire que des intérêts des seuls indivisaires ? Il est certain qu’implicitement les textes visent les intérêts, antagonistes, des indivisaires. L’exercice, par le créancier, de l’action en partage modifie-t-il cette orientation ? (V., favorable à une prise ne compte de l’intérêt du créancier, D. Martin, obs. préc. sous TGI Nanterre, 19 déc. 1977). La Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de trancher cette question épineuse, dont la résolution ferme supposerait que soient d’abord clairement établis le fondement même de l’action oblique et la nature du droit exercé par le créancier. Si le créancier agit par représentation du débiteur (V. en ce sens J. Carbonnier, Droit civil, t. 2, PUF, 2004, n° 1286 ; Ph. Didier, De la représentation en droit privé, LGDJ 2000, n° 461), il est certain que son propre intérêt n’a pas à être apprécié, s’effaçant derrière celui de l’indivisaire débiteur (V. en ce sens la jurisprudence qui admet l’action oblique en partage, alors que le créancier l’exerçant serait primé par des créanciers d’un rang meilleur : Cass. 1ère civ. 6 févr. 2008, n° 06-20267). Si le créancier exerce en revanche un droit qui lui est propre (V. en ce sens V. Tellier, La nature juridique de l’action oblique, RRJ 2002, p. 1835 s., n° 33 s), s’il agit par substitution du débiteur (E. Jeuland, Essai sur la substitution de personne dans un rapport d’obligation, LGDJ, 1999, n° 36 s. et 68 s.), est relancée la question de la prise en compte de ses intérêts, au regard des dispositions discutées.
Même si la théorie de la représentation devait l’emporter, un moyen de contourner la difficulté consisterait à ce que le juge prenne en considération l’intérêt de l’indivisaire débiteur à rembourser son créancier et donc indirectement l’intérêt du créancier. C’est en ce sens que se prononce un arrêt rendu par la Cour d’appel d’Agen (Agen, ch. 1, 24 janv. 2001, préc.). Selon cette juridiction, « Les intérêts en présence dont il est question dans [le] texte et dont l’examen doit amener à prononcer ou pas le maintien judiciaire forcé de l’indivision sont ceux des bénéficiaires éventuels de la mesure et ceux du troisième des coïndivisaires [le débiteur …]. Les intérêts des créanciers n’ont pas, quant à eux, à être pris en considération […]. L’intérêt [de l’indivisaire débiteur] de voir ordonner la liquidation et le partage réclamés par son liquidateur consiste essentiellement à le mettre en mesure de désintéresser ses créanciers ».
Il est ainsi possible que l’application parfois délicate des textes discutés à l’hypothèse du partage demandé par le créancier motive le silence gardé par la Cour de cassation. Ou, tout simplement, il faut constater encore une fois, d’une autre manière, que le contrôle de proportionnalité (et la motivation déployée) se fait a minima. Une autre explication, moins réaliste, est encore envisageable : la Cour de cassation, pénétrée de son nouveau rôle, aurait-elle jugé inopportun d’exposer la relative vulnérabilité de la faculté, pour le créancier, de provoquer le partage ? Rappelons en effet que, selon le Conseil constitutionnel, c’est précisément sous la réserve de cette faculté que le droit de propriété du créancier personnel d’un partenaire d’un PACS n’est pas atteint (C. const. 9 nov. 1999, préc. : art. 515-5, rédac. L. 15 nov. 1999).
Pour finir et répondre à une question laissée en suspens, la présente solution serait transposable à la confrontation entre « le droit de propriété » du créancier et la liberté d’entreprendre des coïndivisaires, exploitant une entreprise indivise agricole commerciale, industrielle, artisanale ou libérale (soumise au régime légal ou conventionnel de l’indivision). En effet, dans cette hypothèse, peuvent être pareillement opposés au créancier l’arrêt du cours de l’action en partage par paiement, l’attribution préférentielle de l’entreprise (art. 831 C. civ.) mais aussi le maintien en indivision de l’entreprise (art. 821 C. civ.), le sursis au partage (notamment dans l’attente d’une reprise de l’entreprise : art. 820 C. civ.) ainsi que l’attribution éliminatoire. Il est vrai cependant que, dans le cas d’une entreprise indivise, le rattachement de la faculté, pour le créancier, de provoquer le partage, à l’action oblique, peut heurter. En effet, y a-t-il bien ici carence, négligence, absence de diligence de l’indivisaire débiteur à recouvrer son dû (V. sur cette notion, G. Goubeaux, La carence du débiteur, condition de l’action oblique : questions de fond et questions de preuve, in Propos sur les obligations et quelques autres thèmes fondamentaux du droit, Mélanges offerts à Jean-Luc Aubert, Dalloz, 2005, p. 147) ? La passivité de l’indivisaire est-elle vraiment illégitime, alors que l’indivision, trop souvent vue comme une situation subie, peut parfaitement constituer un mode volontaire d’exploitation des biens, offrant certains effets proches de la personnalité morale et concurrençant la société ? On reconnaîtra que le problème est généralement masqué, puisqu’une telle exploitation conduit souvent les indivisaires à opter pour le régime conventionnel de l’indivision, dans lequel le droit au partage est restreint. Il n’empêche que la question de fond demeure.
En outre, alors que la jurisprudence refuse la subsidiarité de l’action oblique en partage eu égard à toute autre poursuite sur les biens exclusifs du débiteur (V. Cass. 1ère civ. 26 janv. 2011, n° 09-70102), n’y a-t-il pas place à une subsidiarité entre les diverses actions obliques que pourrait exercer le créancier ? Ainsi, il nous paraîtrait légitime, face à la liberté d’entreprendre des coïndivisaires exploitants, que le juge n’admette l’action en partage que si la demande d’attribution à l’indivisaire débiteur de sa part annuelle des bénéfices (art. 815-11 C. civ.), exercée par le créancier, ne peut aboutir. Pour cette dernière demande, la notion de carence du débiteur retrouve en outre du sens.
Autant de questions qui, s’ajoutant à celle relative à la prise en considération des intérêts du créancier, conduiraient à repenser sérieusement les liens qui unissent la faculté, pour le créancier, de provoquer le partage et l’action oblique. Autant de questions qui, pour l’heure, attestent indéniablement de la fécondité de la confrontation des approches civile et fondamentale de la propriété et des biens.
Pour citer cet article : Nathalie Pierre, « Le partage provoqué par le créancier face aux droits fondamentaux des coïndivisaires (2ème partie) », RDLF 2012, chron. n°16 (www.revuedlf.com)