Comprendre l’ordre juridique transnational – Des pressions, des ambitions et … des rêves aussi
Par Tomasz Tadeusz Koncewicz
Transnational law includes all law that regulates actions or events that transcend national frontiers and which does not fit into standard legal categories
P. Jessup, Transnational law. Storrs lectures on jurisprudence, 1956
Ce texte est la version traduite en français d’un texte initialement publié en anglais par l’auteur sur le blog du projet RECONNECT.
Comment l’ordre juridique transnational (“OJT”) et la gouvernance transnationale sont-ils affectés par le recul démocratique, l’autoritarisme et le populisme ? Dans les propos qui suivent, l’OJT est compris comme un ensemble de normes juridiques formalisées, d’organisations et acteurs associés qui ordonnent la compréhension et la pratique du droit dans les juridictions nationales. En créant des réseaux d’acteurs, d’interactions, de procédures et de pratiques très diversifiés et sophistiqués, l’OJT ne se contente pas de combiner les niveaux de gouvernance nationaux et internationaux, mais peut également les transcender. Cela doit être vu dans le contexte du droit international traditionnel qui subit lui-même d’importantes transformations. Comme il a été noté à juste titre« le droit international moderne est en plein désarroi. Les doctrines classiques du droit international, axées sur la souveraineté, le consentement des États, la coutume et les traités, n’expliquent pas de manière satisfaisante bon nombre des pratiques et des structures institutionnelles qui emplissent l’univers mondial. Le terrain juridique contemporain semble être caractérisé par des juridictions qui se chevauchent, des interprétations doctrinales incohérentes et des visions du monde concurrentes ».
Alors que le devoir de la démocratie libérale est ancré dans la contrainte, l’État de droit et les droits de l’homme, le recul démocratique frappe au cœur des engagements à vivre dans une démocratie libérale et à adhérer aux droits de l’homme, à la démocratie et à l’État de droit, qui sont les blocs fondateurs de l’OJT tant au niveau régional (dans l’Union européenne (UE), par exemple, voir l’art. 2 du traité sur l’Union européenne (TUE) et la Charte des droits fondamentaux de l’UE) et au niveau international (voir, par exemple, le système des droits de l’homme des Nations unies (ONU)). Le recul s’accompagne d’un récit constitutionnel qui capture le cadre normatif national et rejette le cadre normatif international et transnational. Il est essentiel de modifier le profil constitutionnel de l’une des composantes de l’OJT, à savoir les États. Non seulement les États ne respectent pas les droits de l’homme, mais ils deviennent des « États différents » en termes de tissu constitutionnel. Les droits de l’homme deviennent des « droits de l’homme différents« . L’autonomisation de l’individu, qui est un élément de base du constitutionnalisme libéral, est confrontée au défi d’une philosophie rivale des droits de l’homme dans laquelle le collectif l’emporte sur l’individu. Les droits de l’homme libéraux sont considérés avec suspicion comme diluant les processus de communication entre le souverain (« le peuple ») et les institutions. Il est important de noter que les « organismes extérieurs » sont considérés comme suspects et incompétents pour intervenir dans les affaires intérieures. Le droit doit être appliqué par les tribunaux et les juges nationaux parce qu’ils sont les institutions du peuple.
Il est clair qu’avec tout cela, l’OJT est remis en question et testé. Cependant, il est soutenu ici que l’OJT est non seulement remis en question, mais aussi, et plus dangereusement, exposé à un paradoxe. D’une part, on dit que l’OJT est de plus en plus dense (voir aussi ici) et tout particulièrement en Europe. Il possède le plus dense des ordres juridiques transnationaux ancrés dans des normes libérales et démocratiques. Cela va de pair avec la densification du jus cogens, qui inclut l’autodétermination et les normes démocratiques, et avec l’affirmation que la Charte des Nations unies est la constitution d’un ordre juridique international. Et d’autre part, même au cœur du plus dense des ordres juridiques publics transnationaux – l’intersection du Conseil de l’Europe et de l’UE – l’OJT semble être sur la défensive et incapable de répondre aux frictions internes. Si l’OJT a toujours été présent au stade de la rédaction de la constitution, il n’est manifestement pas équipé pour répondre à la constitution qui se vide de l’intérieur. Il est vrai qu’il a évolué intelligemment pour traquer, prévenir et répondre aux coups d’État sanglants et aux violations massives des droits de l’homme qui, grâce à l’institutionnalisation sous pression et à la condamnation de ces transitions violentes du pouvoir, appartiennent largement au passé. L’OJT a cependant beaucoup plus de mal à traquer ceux qui cherchent à se couvrir sous la forme d’une façade démocratique et qui cachent des changements illibéraux sous le couvert de la forme démocratique tout en professant leur allégeance à l’OJT. Les questions se posent alors : Utilisons-nous correctement le droit transnational ? Quelles erreurs, le cas échéant, commettons-nous ? Les outils et le cadre ne sont-ils tout simplement pas à la hauteur de la tâche ?
Ambition 1 : L’OJT et la recherche du bon cadre de référence
L’OJT a besoin d’une nouvelle justification conceptuelle qui expliquerait l’ethnographie et la pratique de l’OJT. Le nouveau terme de légalité transnationale est d’une importance cruciale. La légalité transnationale comprend « les dimensions de la légalité au-delà de la loi en soi, en s’occupant de la manière dont les moyens de la loi transnationale deviennent disponibles pour de nouveaux participants ayant des fins alternatives, en utilisant des lois contre la loi, pour faire pression en faveur de la réforme ». Ainsi comprise, la légalité transnationale fonctionnerait comme un critère de légitimité et un cadre de référence pour l’OJT. En adhérant à l’OJT, ses acteurs limiteraient leurs choix en s’engageant dans la pratique de l’OJT et sa compréhension de la légalité.
L’OJT a vu le jour en Europe avec l’avènement de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) du Conseil de l’Europe et la croissance et l’expansion progressives de l’UE. Il a été déclaré qu’ « un ordre juridique cosmopolite est un système juridique transnational dans lequel tous les agents publics ont l’obligation de respecter les droits fondamentaux de toute personne relevant de leur juridiction, sans distinction de nationalité ou de citoyenneté ». L’histoire de la protection des droits a été un succès et a été bien répétée. Le passage de la justice individuelle (qui met l’accent sur la recherche et la sanction des violations des droits de l’homme dans des cas individuels) à la justice constitutionnelle a peut-être déjà eu lieu et a déjà été tracé et discuté. Elle a entraîné un changement des méthodes adoptées par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (par exemple, l’utilisation d’arrêts pilotes) et des changements conséquents dans la perception que la CEDH a d’elle-même (en tant que cour constitutionnelle pour l’Europe). Tout cela, bien que d’une grande importance, n’est pas suffisant. L’ambition serait donc de dépasser ce cadre constitutionnel et des droits de l’homme dominant et de tracer une nouvelle voie pour l’OJT.
Il est suggéré que la nouvelle trajectoire nous ferait passer d’un régime constitutionnel fondé sur les droits (déjà en place en Europe) à un État de droit transnational plus ambitieux fondé sur la démocratie. Ce dernier constituerait une nouvelle source de légitimité pour tous les accords de gouvernance au sein de l’OJT. Le cadre de référence de l’OJT couvrirait non seulement la protection des droits, mais aussi ce que j’appelle ici « la défense des caractéristiques/profils constitutionnels et des noyaux démocratiques » des unités qui composent le tissu de l’OJT. La poursuite d’une telle trajectoire nouvelle impliquerait à son tour cinq défis interconnectés. Tout d’abord, définir le droit et la légalité de l’OJT, puis faire valoir que l’OJT s’est non seulement inscrit dans un contexte, mais qu’il contribue de plus en plus à la signification même du contexte transnational. Deuxièmement, définir les éléments de la légalité de l’OJT qui serviraient de référence pour évaluer les actions de tous ses acteurs. Troisièmement, et conformément à la définition de Jessup, dépasser les catégories juridiques standard pour adopter le nouveau paradigme de l’OJT qui consiste à défendre le noyau démocratique et libéral de l’ordre et de ses composantes, ainsi que le droit du peuple à ce que Scheppele appelait « le droit à une démocratie autonome ». Quatrièmement, repenser de manière critique le cadre juridique standard de l’application et du contrôle dominé par la perspective des droits. Cinquièmement, à la lumière d’un nouveau cadre et de la légalité de l’OJT, définir, dans le cadre de l’OJT, des limites acceptables pour l’utilisation du pouvoir de l’État.
Ambition 2 : Faire respecter la légalité des OJT et envisager leur pratique
Chaque fois qu’une partie composante veut sortir des engagements volontaires, le bien-être à long terme de l’ensemble est remis en question. Aujourd’hui, l’OJT doit être en mesure de défendre le consensus normatif sur lequel il est construit et de fermer les options de sortie. Par conséquent, la proposition serait incomplète sans au moins tenter d’esquisser une liste d’orientations et de propositions de changement possibles. Afin de comprendre comment le consensus transnational a été érodé par les menaces récentes, il est crucial d’apprécier d’abord comment l’OJT a été incapable de dépasser le niveau de la théorie (engagement à respecter les règles de l’OJT) et son incapacité à les faire appliquer dans la pratique. Si les engagements pris envers l’OJT au niveau théorique semblent intacts, leur signification pratique est érodée. Les exemples de la Pologne, de la Hongrie et d’autres « contre-révolutions légalistes » (Venezuela, Turquie) ne sont pas le genre de violations massives des droits de l’homme qui paraissent mériter un examen minutieux au niveau transnational. Les nouveaux autocrates le savent et s’engagent dans une forme différente de « répression furtive« , de « constitutionnalisme abusif » ou de déconstruction de la démocratie elle-même par des moyens légaux (« légalisme autocratique »). Malheureusement, alors que leurs méthodes astucieuses ne cessent d’évoluer, l’OJT, qui met l’accent sur les droits de l’homme, n’a pas changé.
À l’heure actuelle, nous n’avons pas de système mondial dans lequel la destruction systémique des démocraties et de l’État de droit par des moyens légaux peut être reconnue, jugée et punie. C’est particulièrement le cas lorsque le public a accepté les manigances et les fabrications d’un leadership populiste. Il semble que les gouvernements élus puissent s’en tirer à bon compte, surtout s’ils sont réélus. Ils opèrent dans un espace gris pour lequel nous n’avons actuellement aucune institution ou norme transnationale et internationale en place. Il est certain que l’ancien style de conseil et de consultation en matière de droits de l’homme et de conception démocratique, dominé par le cloisonnement, la forte spécialisation et l’application traditionnelle de la protection des droits par des décisions individuelles de tribunaux internationaux et transnationaux, appartiennent au passé. Ils étaient bons pour l’époque où la protection des droits de l’homme, l’État de droit, les freins et contrepoids et l’indépendance du pouvoir judiciaire étaient des engagements partagés et respectés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le défi qui se pose à nous est de comprendre que désormais, les changements anticonstitutionnels ne se produisent pas du jour au lendemain avec des chars dans les rues et des violations massives des droits de l’homme faciles à détecter. Au contraire, les autocrates élus maintiennent un vernis de démocratie tout en vidant son essence.
Dans ces nouvelles circonstances, l’OJT doit avoir accès à une expertise et à des conseils généralistes qui reconnaissent les signes de détérioration du fonctionnement des systèmes démocratiques avant que l’effondrement ne se produise. Ces conseils du nouvel âge devraient pouvoir fournir des informations sur le moment et le lieu où les problèmes se préparent et sur les critères d’application. Les experts doivent aller au-delà de la traditionnelle analyse sectorielle et fragmentée des listes de contrôle. Plutôt que d’examiner des parties du tableau, ils doivent apprendre à démêler l’interaction et l’effet de ces parties sur l’ensemble et utiliser des normes holistiques et transnationales pour leur évaluation. L’OJT devrait se regrouper autour d’un nouveau paradigme systémique de légalité transnationale qui soutient que, pour que les principes qui sous-tendent le constitutionnalisme et la démocratie soient honorés, une génération politique ne devrait pas être en mesure de retirer aux générations futures la possibilité de s’auto-gouverner. Les tribunaux internationaux et transnationaux (comme la Cour de justice par exemple) doivent être en mesure de prévenir les défaillances systémiques dans le fonctionnement des démocraties libérales en faisant respecter l’engagement de maintenir des démocraties autonomes et compétitives avec des freins et contrepoids ainsi que la séparation des pouvoirs.
Ambition 3 : L’état de l’Union, la démocratie et la gouvernance. Le défi de l’asymétrie normative transnationale
Le consensus libéral post-1945 et l’émergence progressive de l’OJT ont été construits sur la prémisse que le pouvoir politique au niveau national doit être soumis à de nouveaux contrôles et équilibres internationaux et supranationaux, la légitimité du pouvoir dépendant de l’adhésion continue aux valeurs fondamentales du libéralisme et de la démocratie. Les droits de l’homme ont reçu une place particulière dans ce système de contrôles internationaux et supranationaux imposés au pouvoir constituant national. Pourtant, les droits de l’homme n’ont jamais été censés être les seules valeurs ici. Les États eux-mêmes ont reconnu que les droits de l’homme fonctionneraient mieux s’ils étaient assortis de deux garanties complémentaires : i) l’État de droit et la constitution en tant que loi suprême du pays liant le pouvoir politique et le peuple ; et ii) des mécanismes de contrôle supranational et international par lesquels les États autonomes se tiendraient mutuellement responsables selon les principes des droits de l’homme, les garanties de la démocratie et l’ouverture au monde.
Nous pouvons constater une « asymétrie normative » dans le système de gouvernance et la conception constitutionnelle de l’OJT. En d’autres termes, l’autorité transnationale visant à garantir que les États restent des démocraties libérales n’a pas été effectivement traduite en droit transnational. En 1951, le pouvoir de veiller à ce que les États restent des démocraties libérales n’a pas été effectivement traduit en droit, ce qui était compréhensible au vu des souvenirs récents des horreurs commises sur le continent durant la Seconde Guerre mondiale. Les Pères fondateurs de l’UE pensaient que ces souvenirs suffiraient à éviter le retour de l’autoritarisme. Mais l’histoire ne s’arrête jamais, elle bouge toujours et aujourd’hui, la montée, autrefois impensable, de l’illibéralisme au sein de l’UE remet en question les espoirs initiaux du projet européen et met à l’épreuve sa conception même. Cette erreur a été clairement démontrée lorsque l’OJT s’est trouvé incapable de répondre et d’encadrer en termes transnationaux le processus inédit consistant à purger l’ordre juridique de l’intérieur, comme nous l’avons vu par exemple en Pologne et en Hongrie. Le rôle du Conseil de l’Europe était et reste douloureusement limité à celui d’un spectateur désespéré, envoyant au mieux des lettres d’indignation et des menaces vides de sens. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) n’a même pas essayé de jouer un rôle et est restée silencieuse. L’expertise et les conseils de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe n’ont jamais été traduits en actions concrètes et intégrés dans une réponse systémique. Quant à l’UE, elle a toujours eu un temps de retard sur les événements et il est apparu clairement que le système souffre d’un inconvénient existentiel : les États qui sont à l’origine de la méfiance et de la peur sont appelés à siéger au procès d’un de leurs collègues, notamment, via l’article 7 TUE.
Quel genre de consensus transnational ?
L’OJT doit être fondé sur la reconnaissance du fait que tous les acteurs se l’approprient et reconnaissent leur engagement envers ses aspirations démocratiques communes et ses valeurs fondamentales de dignité, d’égalité, d’État de droit et de liberté. En fin de compte, tous les acteurs doivent être prêts à lire leur mandat local de telle sorte que ces engagements prennent le pas sur les désirs momentanés du peuple et de ses représentants, et à présenter un argumentaire en faveur de l’application effective de l’OJT. Le consensus autour de l’OJT comprend une communauté de valeurs et d’intérêts libéraux et démocratiques. Il présuppose un accord sur le fait que la communauté est plus que la somme de ses parties et que la loyauté envers l’ordre juridique de la communauté est juridiquement contraignante pour toutes ses composantes. Ce qui distingue les cas polonais et hongrois des crises européennes passées est que ces dernières n’ont jamais remis en question le « consensus européen par recoupement » qui a rassemblé les États par le biais d’un accord – sur l’essentiel. Un tel consensus exige un accord sur des engagements de principes fondamentaux. J. Rawls a fait valoir que « les citoyens qui affirment des doctrines globales raisonnables mais opposées appartiennent à un consensus par recoupement : c’est-à-dire qu’ils approuvent généralement cette conception de la justice comme donnant le contenu de leurs jugements politiques sur les institutions de base ; et deuxièmement, des doctrines globales déraisonnables … n’ont pas assez de poids pour saper la justice essentielle de la société ». Cette approche reconnaît qu’il n’y aura jamais d’accord parfait sur tous les éléments essentiels et que les différences persistantes entre les citoyens vivant ensemble dans un régime constitutionnel créeront toujours un ou plusieurs désaccords sur la forme finale de ces éléments essentiels. Ce qui importe, cependant, c’est que les parties au consensus conviennent que ces désaccords seront aplanis et explicités dans le cadre discursif.
Êtes-vous d’accord sur les principes fondamentaux ?
Le « consensus de chevauchement » reconnaît que l’administration européenne est composée de peuples distincts et respecte les modes de vie des autres peuples. Cependant, pour qu’un consensus fonctionne, « nous », les peuples européens, devrions reconnaître certains éléments fondamentaux qui nous lient, nous disciplinent et nous ont réunis. Une partie de l’accord qui sous-tend le consensus de recoupement a toujours été la reconnaissance que les parties sont prêtes à s’engager dans un processus de négociation afin de trouver des moyens similaires de dénicher et de comprendre ces engagements fondamentaux. Cette négociation présuppose de gérer les désaccords dans le temps afin de construire une compréhension commune des principes de base. Cependant, et c’est crucial pour une bonne compréhension de l’article 2 TUE, les parties ayant des doctrines déraisonnables et irrationnelles qui remettent en question la démocratie libérale en tant que forme de gouvernement doivent être exclues du consensus. En effet, un tel désaccord ne doit pas compromettre l’engagement de toutes les parties à soutenir les principes démocratiques libéraux dans le cadre d’un régime constitutionnel démocratique. Vu à travers ce prisme, il devient beaucoup plus facile de démystifier les tentatives de la Pologne de défendre ses actions en ce qui concerne le système judiciaire. La Pologne n’est pas empêchée d’exposer sa propre vision du pouvoir judiciaire (structure, nomination, etc.), bien au contraire, l’organisation du pouvoir judiciaire reste de la compétence des États membres. Cependant, tout en le faisant, chaque État doit à tout moment rester dans les limites des éléments essentiels largement acceptés et convenus. Les interprétations déraisonnables qui s’écartent des grands paramètres des conceptions communes et des significations partagées doivent être exclues (parmi les nombreuses interprétations biaisées qui sapent le consensus figure par exemple la pratique consistant à soumettre les juges à des procédures disciplinaires pour avoir posé des questions à la Cour de justice de l’UE). Accepter une telle approche trahirait l’esprit du consensus initial fondé sur la fidélité à certains éléments essentiels de la Constitution et remettrait donc en question la survie même du consensus. C’est à ce stade que nous nous trouvons en décembre 2020.
K. Nicolaidis a défendu avec force sa vision de la « démoicratie » européenne. Selon cette idée, le rôle de l’UE consiste à relier des peuples souverains séparés mais interdépendants, une « Union de peuples qui gouvernent ensemble mais non comme un seul ». L’Union par opposition à l’Unité. Pour Nicolaidis, l’UE rassemble des États-nations qui, dans le meilleur des cas, peuvent être considérés comme des groupes d' »empathie organisée », des écoles de formation à l’empathie pour les voisins et les étrangers. Elle a fait valoir que, dans la mesure où ces peuples ne fusionnent pas en un seul peuple européen, il s’agit d’une Union des autres. D’autres, pas dans le sens de parfaits étrangers, ou de la compréhension essentialiste des autres ressortissants ethniques. D’autres comme la simple reconnaissance que les différentes communautés politiques forgent leur propre « consensus de recoupement » par leurs propres voies et langages politiques, leur propre mode de négociation politique, leurs propres notions de ce que devrait être le rôle de l’État, etc. Pour elle, la démoicratie est une politique qui implique des relations entre « peuples » plutôt que simplement des États ou leurs représentants officiels, relations sous-tendues par les diverses façons dont les gens acceptent et pratiquent leur interdépendance, y compris la façon dont ils ouvrent leur propre maison en vertu de l’exigence kantienne ultime d’hospitalité.
Cette notion de « démoicratie » nous permet de perfectionner notre compréhension contemporaine de l’OJT. Comme l’interdépendance doit être pratiquée et internalisée, et que les peuples d’Europe doivent respecter les modes de vie des uns et des autres, les différences doivent être apprises et analysées, et non rejetées d’emblée. L’ouverture progressive des sociétés suivra, mais il s’agira davantage de partager et non d’unifier. Les valeurs communes énoncées à l’article 2 du traité UE pourraient avoir un rôle à jouer. Ces valeurs doivent être expliquées, enseignées et pratiquées. Soit les États, au stade de l’élaboration des traités de l’UE, ont supposé que ces valeurs étaient partagées et ont pris l’élément de communalité pour un fait, soit ils ont reconnu qu’il s’agit d’un état de choses souhaité qui doit encore être atteint, recherché et pratiqué avant d’être effectivement partagé. Dans le premier cas, ils se sont mis en avant et ont énoncé le contrefactuel (les valeurs ne sont pas partagées après tout) tout en ignorant les conséquences juridiques de la reconnaissance d’un tel contrefactuel. Dans le second scénario, les États se contenteraient de faire un clin d’œil à un processus et de travailler à la réalisation de l’objectif. Dans ce cas, le partage et le caractère commun ne sont pas donnés. Ils sont plutôt compris comme des aspirations à réaliser par l’apprentissage et la pratique.
Faire respecter des engagements crédibles, et non imposer des normes uniformes
Cela dit, il convient de faire preuve d’une certaine prudence conceptuelle. Il faut être très clair et précis sur le langage utilisé pour parler des « valeurs européennes ». S’entendre sur le noyau qui lie les parties au consensus ne doit jamais être considéré comme imposant l’uniformité, mais plutôt comme faisant respecter ces caractéristiques de base de l’OJT qui sont essentielles à son fonctionnement et, plus largement, à sa survie. Il ne s’agit pas d’une « uniformité imposée », mais plutôt de l’acceptation d’être lié par les principes essentiels qui composent l’UE. L’Union risque de perdre sa légitimité précisément lorsqu’elle ne parvient pas à faire respecter au quotidien ces éléments constitutionnels essentiels. Un tel échec ne ferait que reconnaître le statu quo désespéré dans lequel l’OJT serait considéré comme ayant un corps mais pas une âme. Les enjeux sont en effet très élevés. Après tout, si nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord sur l’essentiel de nos engagements, l’ensemble de la communauté politique (et l’UE en est sans aucun doute une) perd une grande partie de sa crédibilité. Le choix des mots (faire respecter des engagements crédibles, ne pas imposer de normes uniformes) est particulièrement important car il encadre et ordonne notre discours sur les valeurs (prétendument) partagées alors que nous nous efforçons d’avancer. Dans le même temps, l’OJT doit comprendre que le discours sur les valeurs communes, s’il a un rôle particulier à jouer dans ce domaine, comporte aussi des dangers de dépassement et d’écueils conceptuels. D’une part, il peut (comme on l’a vu plus haut) agir comme un catalyseur pour renforcer les points communs et l’appartenance, mais d’autre part, il peut facilement créer chez certains États membres le sentiment d’être mis à l’écart ou soumis à la tyrannie de valeurs qui ne sont pas partagées (argumentation utilisée et abusée par la Pologne et la Hongrie).
L’OJT en Europe : une cause perdue ?
Afin de rendre l’OJT plus réactif aux menaces antidémocratiques, il est crucial d’accepter (ce qui est aujourd’hui tout sauf certain) que tous les acteurs s’approprient l’OJT et reconnaissent leur engagement envers ses aspirations démocratiques communes et ses valeurs fondamentales de dignité, d’égalité et de liberté. En fin de compte, tous les acteurs sont prêts à lire leur mandat local à travers le prisme de ces engagements en de les faisant prévaloir sur les désirs momentanés du peuple et de ses représentants et mettent en avant une nécessité pour l’application effective de l’OJT. Pour tenir les promesses de ces ambitions, quatre piliers interconnectés de la recherche future sur la conception et la gouvernance des OJT doivent être brièvement identifiés et signalés :
(A) L’OJT doit repenser l’adhésion à l’UE et le regard qu’elle porte sur ses États membres : cela nécessite un changement conceptuel audacieux, de l’UE en tant qu’entité axée sur le marché à une communauté supranationale d’États égaux, qui renforcent la démocratie, investissent dans l’OJT et sont engagés dans le projet commun incluant ses principes systémiques et organisationnels ;
(B) L’OJT doit réorganiser de manière critique son propre appareil, ses mécanismes et ses approches juridiques en réponse à l’évolution de l’environnement politique et juridique : cela nécessite une approche globale qui combinerait le politique et le juridique, chaque partie sachant ce que fait l’autre et comment elle le fait, conformément à sa propre fidélité au système ;
(C) L’OJT doit repenser et recentrer son propre récit qui devrait être centré sur le catalogue des Premiers Principes fondamentaux de la gouvernance transnationale : Le défi auquel l’UE est confrontée ne tient pas tant à l’absence de points de référence communs qu’à l’incompréhension des peuples d’Europe quant au pourquoi et au comment de la qualité de la démocratie et de l’État de droit dans l’un des autres États membres.
(D). L’OJT doit traquer et comprendre « la vie sociale » et la pratique de la légalité de l’OJT : Le défi consiste ici à dépasser le texte et à reconstruire ce que l’on appelle ici « la vie sociale » ou, en utilisant l’équivalent transnational, la pratique des traités. Comme la gouvernance et la législation transnationales de l’UE ne concernent pas seulement le(s) texte(s) (imparfait(s)), mais également les actions des acteurs sur la base de ce(s) texte(s), les termes « vie sociale » et « pratique » expliqueraient comment le document et les institutions servent les citoyens de l’UE. Il réunit le normatif (texte), l’empirique (institutions) et le sociologique. La question de savoir comment « le traité », compris ici comme un point de référence imaginaire pour notre fidélité européenne, exprime (ou non) les aspirations des citoyens européens, et comment il les aide (ou non) à changer leur vie pour le mieux, est encore négligée. Dans l’état actuel des choses, l’État de droit et la politique intérieure des États membres (en recul) ne concernent pas les Néerlandais, les Français, etc. En termes simples : ils ne sont pas considérés comme faisant partie de la légalité de l’OJT.
Repenser les contre-stratégies
Ce qui doit être fixé au niveau des institutions internationales (ONU, OSCE)
et transnationales (UE et Conseil de l’Europe), c’est un conseil plus efficace et mieux informé sur les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit pour aider les décideurs à comprendre les nouvelles menaces. Des conseils plus réactifs et une détection préventive des signes de recul doivent être complétés par une approche coordonnée de l’application de la loi qui transformerait les textes et les listes de contrôle en engagements crédibles. Grâce à ses institutions (missions de surveillance, envoyés spéciaux, groupes d’experts, etc.), l’OJT peut apporter un sentiment de justification et de reconnaissance à ceux qui s’opposent à la politique antidémocratique dominante et qui exigent un retour au respect des valeurs démocratiques. L’OJT peut apporter un sentiment de justification et de reconnaissance à ceux qui s’opposent à la politique antidémocratique dominante et qui exigent un retour au respect des valeurs démocratiques. Sans une telle approche intégrée et inclusive, les récalcitrants auront toujours le dessus et joueront sur l’incapacité systémique des ordres internationaux et supranationaux à réagir.
Lorsque les systèmes nationaux de gouvernance démocratique sont saisis, l’OJT a non seulement un rôle spécial de contrepoids (les droits comme boucliers), mais aussi un rôle mobilisateur à jouer. L’OJT peut agir comme un catalyseur pour les initiatives en faveur de la démocratie. En particulier, le rôle de mise en œuvre et de contrôle des tribunaux dans le maintien de l’intégrité et de la légalité de l’OJT doit faire l’objet de recherches plus approfondies. Le rôle des tribunaux transnationaux doit être défini en termes de jurisprudence existentielle et doit servir de point de référence symbolique pour la loyauté et le respect des principes évolutifs de l’OJT. Pour cela, cependant, il est nécessaire de créer un nouveau récit qui fournirait un cadre discursif aux tribunaux pour défendre la démocratie transnationale et l’État de droit, et pas seulement les droits de l’homme, en tant que valeurs systémiques de l’OJT. La réponse aux reculs ne doit pas se limiter aux juridictions des droits de l’homme. Il est avancé qu’une telle confiance excessive pourrait conduire à deux processus interconnectés : d’une part, la judiciarisation de la politique (avec un espace de discours politique de plus en plus réduit) et, d’autre part, la politisation du système judiciaire (avec des préoccupations croissantes quant au rôle croissant des tribunaux dans le processus politique et dans les choix qui devraient être laissés aux dirigeants démocratiquement responsables). Par conséquent, comme indiqué ci-dessus, les réponses de l’OJT aux violations de la démocratie et de l’État de droit doivent être holistiques, à cheval sur le politique et le juridique, chaque partie sachant ce que fait l’autre et comment elle le fait, conformément à sa propre fidélité au système. Le rôle des institutions politiques de l’ordre doit être reconnu. Ces institutions participent au fonctionnement et à la pratique de l’OJT en utilisant leurs propres compétences et procédures et elles ont leurs propres engagements envers le système. Mais pour cela, elles doivent être formées et conseillées.
Les efforts doivent être concentrés sur l’attribution à l’OJT de la compétence centralisée pour déclencher et gérer le mécanisme de contrôle et de sanction. Dans le cas contraire, l’efficacité de l’OJT est considérablement affaiblie. Le « discours sur les droits » traditionnel ne suffit pas à lui seul à réparer les démocraties qui reculent et à les arrêter dans leur élan. Il est suggéré ici qu’un des moyens possibles d’empêcher les reculs démocratiques de se propager serait de recourir aux actions concentrées des institutions et mécanismes de protection internationaux et supranationaux. Un nouveau paradigme et une nouvelle conception constitutionnelle pour la protection de la démocratie transnationale et de l’État de droit au-delà de l’État sont nécessaires. Un modèle qui dépasse les simples régimes de droits et qui englobe un ordre juridique (à commencer par l’UE) dans lequel les structures démocratiques et les profils constitutionnels bénéficient d’une protection aussi grande que les droits de l’homme. C’est ici que le monde universitaire a un rôle unique à jouer en conseillant, en réfléchissant de manière conceptuelle et stratégique, en enseignant, en avertissant, en encadrant et en faisant avancer le discours sur l’OJT, sa légalité et sa ou ses pratiques et, enfin et surtout, en aidant à construire un ensemble d’institutions qui renforcent et font respecter la légalité transnationale et offrent des contre-stratégies viables.
Changez d’abord le cadre de référence, puis redéfinissez-en le contenu. C’est une tâche difficile, mais les exigences de l’époque moins que parfaite dans laquelle nous vivons l’exigent.