Démocratie illibérale et concept de droit
Edouard Dubout est Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas
Un moyen de comprendre l’expansion du phénomène des « démocraties illibérales », en Europe et ailleurs, est de l’envisager comme une réaction au passage d’une conception formelle à une conception substantielle du droit. Face à ce double phénomène de transformation de la démocratie et du droit, une alternative se dessine : revenir à une approche procédurale du droit qui ne correspond plus à ce qu’est la réalité moderne de l’État de droit démocratique, ou tenter de s’aventurer plus avant dans une approche morale du droit au risque de perdre la guerre des valeurs face aux conceptions illibérales.
1- Démocratie et forme du droit
Il est courant d’entendre, dans le discours juridique, que le concept de « démocratie illibérale » serait tout simplement erroné. Fondé sur l’association de termes oxymoriques, il en serait rendu inintelligible et impropre à désigner une réalité tangible[1]. Plus précisément, est-il argumenté, la « démocratie » ne pourrait pas ne pas être « libérale » sans renier son essence démocratique. Dans cette posture, la démocratie est libérale ou elle n’est pas. Ces critiques d’un concept considéré comme inexistant juridiquement sont déployées à un moment où la « démocratie illibérale » est présentée comme un phénomène grandissant politiquement, dans les nouvelles démocraties ou les anciennes. De ce désaccord sur les mots, il suffirait d’en conclure que le terme de « démocratie illibérale » serait inadapté et, qu’en réalité, le phénomène que l’on entend désigner serait mieux qualifié par celui « dictature », ou de gouvernement autoritaire (voire totalitaire), laquelle s’opposerait – par définition – à la « démocratie ». Cependant, il faut admettre que ce que l’on entend nommer avec le terme de « démocratie illibérale » se distingue des expériences antérieures de dictature[2], en ce que la vie démocratique y demeure active, que les gouvernements au pouvoir y jouissent d’un soutien majoritaire, ou encore que leur projet tendrait au contraire à améliorer la démocratie[3], et non – en apparence – à s’en débarrasser. Reste la tentation du néologisme, comme par exemple celui de « démocrature »[4], qui entend mélanger démocratie et dictature, mais qui ne fait que souligner à nouveau la difficulté conceptuelle initiale : un régime peut-il devenir « illibéral » tout en restant « démocratique » ?
Une façon d’expliquer le décalage entre un discours juridique qui réfute l’idée de « démocratie illibérale » et un discours politique qui le présente comme une réalité actuelle, consiste à replacer la discussion au sein du langage du droit. Disons que les positions des juristes refusant toute pertinence à l’idée de « démocratie illibérale » pour y voir une perversion de la démocratie supportent, consciemment ou non, une certaine vision de ce qu’est le droit. Mais, objectera-t-on, pourquoi un tel détour par le concept de « droit » ? Après tout, afin de discréditer l’idée de « démocratie illibérale », il suffirait d’éclaircir ce que l’on entend par « démocratie » et de soutenir qu’un tel concept ne saurait englober – sans contradiction majeure – un régime ouvertement tourné vers l’unité du peuple au détriment des sphères d’autonomie que le libéralisme a progressivement aménagé. Il est cependant assez illusoire de prétendre identifier une quelconque essence de la « démocratie »[5]. Au contraire, la démocratie est entièrement bâtie sur une tension entre d’un côté l’organisation de liberté collective (ou autonomie publique) et d’un autre côté la protection de la liberté individuelle (ou autonomie privée). Pour tenter de la résorber, il a déjà été soutenu que les deux termes s’avéraient plus convergents que concurrents, ou qu’autonomie publique et autonomie privée devaient être considérées comme « co-originales »[6]. Il est vrai que les libertés individuelles sont une condition à la formation d’un jugement libre et éclairé du citoyen lors de sa participation au mécanisme de décision démocratique, de même qu’en retour seul un mécanisme démocratique permet de considérer que les limites aux libertés individuelles sont définies selon une procédure suffisamment légitime accordant une égale considération à chacun. En pratique, toutefois, le juste équilibre à trouver entre le collectif et l’individuel, le public et le privé, est sans arrêt questionné : comment l’établir et qui doit l’arrêter ? Le choix de l’organe régulateur ultime, selon qu’il se prononce au nom de la liberté collective ou de la liberté individuelle, rend discutable toute tentative d’équilibrage. En définitive, il serait tentant de ne plus distinguer entre autonomie collective et autonomie individuelle, ces aspects n’étant que les deux faces de la même recherche d’un gouvernement légitime. Ainsi peut se comprendre la revendication d’illibéralisme d’un régime se prétendant par ailleurs démocratique. Elle joue sur la difficulté de la théorie démocratique à présenter l’autonomie publique et l’autonomie privée comme étant à la fois séparables et inséparables. Face à une telle tension, l’argument d’une supposée essence de la démocratie ne paraît pas suffisamment convaincant, à lui seul, afin de discréditer l’idée qu’il puisse exister quelque chose comme une « démocratie illibérale ».
S’il semble vain de penser la démocratie à travers une essence, c’est bien par sa forme qu’elle prend sens. Telle est l’importance progressivement prise par le droit, et le discours juridique, dans la pratique et la pensée de la démocratie. Toute expression démocratique emprunte des procédures, ou des « formes »[7], qui canalisent la pluralité du peuple-plethos pour en faire la décision de l’unité du peuple-demos. Cette mise en forme s’effectue au moyen de règles de droit, dont le respect demeure indispensable à toute expression politique, même la plus « directe » qui soit. Mais, en retour, c’est une évidence de rappeler que le droit et ses règles sont eux-mêmes le fruit du politique. Rien ne garantit par conséquent que le recours au droit comme mise en forme du politique suffise à établir la nature démocratique d’un régime. Il faut pour cela avoir recours à un certain droit, un droit qui ne soit pas à l’entière disposition du politique mais confié aux mains d’un savoir-pouvoir spécifique : les magistrats (et – serait-on tenté d’ajouter – ceux qui les forment à ce savoir). Telle est la difficulté fondamentale de ce que l’on appelle l’État de droit[8]. D’un côté, il s’agit de soumettre le pouvoir politique au respect des formes du droit, mais d’un autre côté le respect des formes du droit implique nécessairement l’exercice d’un certain pouvoir par les juges. Si bien qu’il devienne contestable de penser que le droit impose réellement des formes au politique, puisque d’une certaine manière il participe également à l’exercice de ce pouvoir. Pour s’extraire de la difficulté, un principe est présenté comme essentiel : celui de l’indépendance de la justice, considéré comme « la condition première de tout État de droit »[9]. C’est en raison de son indépendance que le juge peut jouer un rôle médian entre le peuple et le politique. L’indépendance de la justice et l’État de droit autorisent à concevoir que certaines formes médiatisent la manière avec laquelle s’exprime la volonté du demos, et que ces formes juridiques soient elles-mêmes conçues comme encadrant et participant à l’exercice de l’autorité. Dans cette conception de la démocratie comme mise en forme indépendante de l’expression du corps politique par le droit, on comprend que démocratie et État de droit en sont rendus indissociables, et plus précisément que ce dernier « est une condition de la démocratie moderne »[10] (l’inverse n’étant pas vrai).
A partir du droit conçu comme une sphère indépendante et médiane, le lien avec le libéralisme se fait assez naturellement[11], si l’on entend par là l’aménagement d’une séparation entre la société et le pouvoir (voire entre l’homme et le citoyen) qui assure la participation et le contrôle de l’une sur l’autre en garantissant ainsi une certaine liberté. Le recours au droit (de l’État de droit) afin de mettre en forme l’expression démocratique rend précisément possible cette séparation-participation, et plus particulièrement le contrôle de la société sur l’adoption des lois par l’État. En ce sens, l’État de droit est, dans le même temps, la condition de formation (au sens de mise en forme) de la volonté démocratique, mais aussi une limite à celle-ci, afin de préserver la liberté collective et individuelle, de et dans la société. En l’absence de séparation entre la société et le pouvoir par la sphère indépendante du droit, une domination arbitraire, totalitaire même, serait inévitable en privant la société de toute capacité de réflexivité critique sur le pouvoir avec lequel elle se confondrait. C’est pourquoi, la promesse d’une démocratie « immédiate-identitaire » qui réaliserait la fusion du peuple et du pouvoir ne peut être que fallacieuse[12]. Il en ressort que l’articulation entre droit et démocratie est proprement constitutive de celle-ci. Prétendre la réduire, en soumettant le droit au politique, en niant son indépendance, est destructeur de la démocratie elle-même. Le propre des démocraties qui se revendiquent « illibérales », et plus généralement du populisme, tient précisément à briser cette séparation entre le « peuple » et le pouvoir. Leur cible sont les institutions « intermédiaires », et plus singulièrement « indépendantes », comme la justice. Ces instances intermédiaires sont la condition au libéralisme conçu comme une séparation du pouvoir et de la société, afin de préserver un certain pluralisme critique en son sein. Peut ainsi être conçu comme « libéral », le régime qui garantit une séparation de la société et du pouvoir afin de préserver une réflexivité et pluralité suffisantes à la discussion politique. Afin d’éviter une telle soumission du droit au politique, voire son instrumentalisation, il est devenu courant que les conditions-limites que pose l’État de droit à l’exercice du pouvoir soient désormais regroupées dans un ensemble juridique spécifique, que l’on qualifie de « constitutionnel », et qui fait l’objet au sein même du discours juridique d’une attention particulière. Cela ne suffit néanmoins pas à clore totalement le débat. Si l’État de droit est indispensable à la démocratie et garantit sa nature intrinsèquement libérale, de quel « droit » parle-t-on ?
2- Démocratie et substance du droit
Le schéma selon lequel la démocratie implique des conditions-limitations de nature juridique, elles-mêmes garanties par une justice indépendante, ne demeure convaincant que tant que telles conditions demeurent d’ordre procédural. A défaut, si les garanties juridiques de la démocratie devaient impliquer un jugement d’ordre substantiel, ou une vérité substantielle du droit, alors la question se poserait de savoir si le droit n’est bien que cet espace de médiation entre la société et le pouvoir ou si, au contraire, il ne constituerait pas un troisième pôle, concurrent des deux autres, voire revendiquant sa propre hégémonie sur eux. Or, c’est une évidence de constater que le droit constitutionnel moderne de l’État de droit ne se contente plus d’organiser la mise en forme de l’expression démocratique par des procédures, mais qu’il lui adjoint des garanties substantielles, des droits « fondamentaux », impliquant des jugements de valeur sur les expressions démocratiques. La pratique du droit tend même désormais à faire dominer la substance sur la forme. En devenant l’instance suprême de validation du fond des choix démocratie, le droit peut être vu comme un « empire » et les juges comme des êtres démiurgiques dotés de capacités supérieures[13]. C’est précisément ce passage de la forme à la substance qui alimente le mouvement illibéral et le discours selon lequel le peuple serait progressivement dépossédé de son autonomie politique au profit d’une élite juridique hors de toute atteinte.
La liaison, voire la complémentarité, que l’on peut établir entre les garanties juridiques procédurales et substantielles de la démocratie n’occulte pas la différence qui les sépare au moment d’envisager le droit à travers la fonction de juger. Tant qu’il ne s’agit que d’assurer le respect de conditions procédurales à l’expression démocratique, le droit demeure un espace axiologiquement neutre d’intermédiation entre la société et le pouvoir. L’indépendance de la fonction de juger n’est pas en elle-même perçue comme problématique d’un point de vue démocratique dont l’expression n’est que canalisée. En revanche, dès le moment où sont imposées des conditions substantielles à l’expression démocratique conduisant à influencer, voire à arrêter, le fond de la décision politique, le droit déborde sa fonction d’intermédiation pour s’ériger en espace d’expression dominant celui de la démocratie représentative[14]. L’indépendance de la fonction de juger en devient problématique au regard de la grande latitude d’interprétation dont bénéficient les juges face à des énoncés fréquemment vagues et faiblement déterminés, comme le sont ceux des droits fondamentaux. Le soupçon que soient projetées dans la substance du droit les préférences subjectives des juges ne peut être aisément levé. Bien entendu, comme tout langage, l’interprétation du droit obéit à certaines contraintes, mais elles demeurent réduites et offrent une vaste liberté à l’interprète. Le droit se mue en un espace transcendant, potentiellement arbitraire, dont le seul moyen d’en contenir l’empire consiste à lui trouver un fondement externe, voire supérieur. Dès lors, le droit ne peut plus être entièrement conçu comme posé ou « positif ». Il devient, au moins en partie, imposé aux humains au nom d’une exigence autre[15], qu’il s’agisse de la Nature, de la Raison, ou de Dieu. Tel est le paradoxe. Sur le fondement même de son autonomie organique vis-à-vis du pouvoir politique lui permettant de s’imposer à lui, le droit perd son autonomie épistémologique pour (re)devenir un objet dépendant d’autres considérations. C’est pourquoi, il est devenu particulièrement difficile pour les tenants d’une conception positiviste du droit de soutenir dans le même temps un concept d’État de droit complet, c’est-à-dire « constitutionnel » dans le sens où le respect du droit s’applique à l’ensemble des pouvoirs de l’État d’un côté, et le principe d’un droit pleinement autonome, libéré de toute dépendance vis-à-vis de principes éthiques (au sens subjectif) qui en dicteraient ultimement la substance au travers de la fonction de juger d’un autre côté. Ultimement, la nomination des juges eux-mêmes, notamment constitutionnels, est vue comme un acte politique et leur neutralité/impartialité devient sujette à caution.
Les tentatives pour concilier positivité du droit et État de droit sont nombreuses. Il a par exemple été suggéré que « seules les conditions procédurales présidant la genèse démocratique des lois assurent la légitimité du droit édicté »[16], et non la substance de ce dernier. Les droits fondamentaux sont alors ramenés à une question procédurale, en tant que conditions destinées à assurer la qualité de la discussion et de la participation aux procédures démocratiques[17]. Le concept de droit peut ainsi demeurer essentiellement procédural, agnostique quant à sa substance et positif quant à son fondement. Mais il est probablement réducteur de ne voir dans la substance libérale du droit qu’une condition de la justice procédurale. L’argument corrobore plutôt au contraire la porosité de la forme et de la substance du droit. En outre, la conception principalement procéduraliste de l’État de droit constitutionnel n’est tenable que si le contrôle substantiel du droit qu’elle tolère demeure restreint, grâce à une forme d’auto-limitation des juges dont, par définition, ils demeurent les seuls arbitres. Ce qui revient à dire que le pouvoir des juges n’a d’autres limites que celles dont ils décident. A nouveau, le risque d’un subjectivisme éthique dans la définition de l’étendue souhaitable du contrôle juridique ressurgit. Quant à l’argument selon lequel l’interprétation du droit tiendrait lieu d’une forme moderne de représentation du peuple par les juges, qui conserverait au droit sa fonction médiane de relation entre le peuple et le pouvoir, il ne paraît non plus guère entièrement convaincant en ce que le peuple n’a à l’évidence, du fait de l’indépendance inhérente à l’État de droit, aucun contrôle sur les juges. Une issue possible pour ramener le pouvoir d’interprétation des juges à un exercice lui-même démocratique est de concevoir le droit comme participant d’une (super)structure d’ensemble de la vie sociale. Le concept de droit mobilisé est alors d’ordre « institutionnel », en ce sens qu’il institue des pratiques et représentations sociales qui sous-tendent les énoncés dont il est composé et qui orientent, sociologiquement, l’interprétation qu’en font les juges. Toutefois l’approche sociologique est, une nouvelle fois, ambivalente. On peut y voir tant une potentielle influence de la société sur le droit que l’inverse. La latitude des juges est telle qu’il est difficile de ne pas y déceler un « champ » social largement autonome, que les juristes s’efforcent précisément de maintenir, grâce à aux « formes » dont ils l’entourent, à l’abri de la société qu’il s’agit de réglementer[18].
On comprend ainsi la précaution mise lors de la démonstration du caractère indissociable de la démocratie et de l’État de droit, à limiter le rôle du droit et des juges à celui d’une mise en « forme » de l’expression démocratique, et non d’y voir support d’une décision de fond concurrente au politique. Pour autant, réduire le droit à « une mise en forme » de l’expression démocratique en occultant sa capacité à y injecter une substance autonome risque de justifier le projet « illibéral » que l’on entend précisément discréditer. Il est aisé d’avancer que c’est précisément parce que le droit et la justice se sont engagés dans une interférence conçue comme excessive avec la substance même de l’expression démocratique que leur indépendance est remise en cause. Ne conviendrait-il pas dès lors de mieux assumer la dimension substantielle du droit, quitte à devoir en affronter sa propre légitimité à s’imposer au politique ? Si on en poursuit la logique, ce qui fonderait ultimement l’État de droit démocratique se ramènerait à l’idée d’une dignité de la personne humaine[19].C’est en faisant appel à cette exigence supérieure qu’il se justifierait, en dernier ressort, que toute revendication d’un être humain fasse l’objet d’un examen suffisamment attentif et objectif, en toute indépendance et impartialité, faute de quoi on ne saurait considérer que les individus soient également dignes de respect[20]. Droit et dignité s’en trouveraient confondus. En suivant les critiques adressées aux approches substantialistes de l’État de droit conçu comme une exigence de respect de la dignité de l’être humain, il est même possible de se demander si le concept d’État de droit conserverait un réel intérêt en ce qu’il ne se distinguerait plus guère du concept, plus général, de « droit » retenu pour justifier la dimension substantielle du droit. Dire qu’un concept substantiel de droit serait désormais nécessaire afin de justifier l’État de droit lui-même (en tant qu’élément indispensable à la démocratie) pose en dernière analyse la question de savoir comment parvenir à la connaissance de cette substance.
3- Démocratie et connaissance du droit
La distinction de la forme et de la substance, ou entre les procédures par lesquelles le droit est créé et le contenu du droit qui est créé, s’alimente d’une perspective postulant l’existence de deux systèmes : celui du droit et celui de la morale. Si le droit doit en être en mesure de conserver sa fonction d’organisation du débat d’idées, de la guerre des valeurs inhérente au libéralisme, alors il ne saurait être lui-même axiologiquement déterminé. « Normes » juridiques et « valeurs » morales devraient pour cette raison demeurer séparées. La morale est alors considérée comme proprement inconnaissable comme telle, en ce qu’elle résulte soit d’une activité humaine essentiellement contingente, soit d’une vérité « divine » (au besoin laïcisée) essentiellement inaccessible. C’est pourquoi, il conviendrait de séparer nettement la morale du droit (ce qui n’exclut pas des rapports entre eux) afin d’en faire un objet de connaissance autonome. Telle serait la « faute fatale » qui obscurcit tout effort de clarification de l’épistémologie juridique[21]. Le piège épistémologique viendrait qu’en postulant l’existence de deux sphères distinctes, l’on soit contraint d’adopter mécaniquement le point de vue de l’une d’elles au moment de déterminer ce qu’est le droit, de sorte qu’« il n’y a plus de point de vue neutre à partir duquel les relations entre ces deux systèmes supposément étrangers peuvent être évaluées »[22]. En devient largement sur-déterminée, et finalement peu instructive, la réponse à la question de savoir si ce que font les juristes quand ils s’efforcent de déterminer le « droit » tient à une simple recherche, axiologiquement neutre, d’énoncés déjà validement produits ou, au contraire, si leur démarche s’apparente à une production de nouveaux énoncés faisant appel à des considérations d’ordre moral. Ultimement, on se demandera s’il est juridiquement ou moralement souhaitable de séparer la connaissance du droit et celle de la morale et, sans surprise, la réponse variera selon que l’on adopte un point de vue ou l’autre, rendant le débat théorique sur le concept de droit insoluble.
Dans le constitutionnalisme moderne, s’observe une mutation du type d’argument et du mode de raisonnement déployés pour parvenir à la connaissance de ce qu’est le droit. Avec leur substantialisation, la démocratie libérale et l’État de droit s’accompagnent de plus en plus fréquemment d’un raisonnement juridique structuré autour d’un contrôle de proportionnalité. Sur lui reposerait en définitive – est-il parfois soutenu – la véritable légitimité de la démocratie libérale et l’État de droit, en ce qu’il permettrait d’accéder rationnellement à la connaissance du droit. Ainsi, pourrait s’expliquer l’essaimement de ce type de raisonnement fondé sur la proportionnalité en Europe, et même dans le monde[23]. L’ambition n’est autre que d’ériger la scène du droit, et plus particulièrement celle du juge, en forum de sublimation de la discussion afin de parvenir à mettre fin par la raison à la tyrannie des valeurs. Preuve de sa rationalité profonde, le raisonnement juridique s’apparenterait même à une formule mathématique[24]. Il est toutefois douteux de trouver dans le raisonnement proportionnaliste une manifestation de la pure raison permettant d’accéder mathématiquement à une connaissance des valeurs. D’une part, fait défaut un paramètre d’étalonnage qui rendrait les valeurs commensurables, comme par exemple au moment de concilier liberté et égalité, ou encore liberté et santé. Ainsi un gain pour la liberté ne saurait être transcrit en perte pour la sécurité, ou inversement. D’autre part, la logique d’optimisation des libertés individuelles inhérente au raisonnement proportionnaliste, selon laquelle une décision politique n’est valide que si et dans la mesure où elle porte la moindre atteinte possible aux libertés fondamentales, accentue plus qu’elle ne répond à un sentiment de survalorisation des intérêts individuels au détriment de la décision collective et du débat démocratique. En réalité, l’engouement pour la proportionnalité comme mode de connaissance du droit tend à dissimuler sous les apparences de la raison le pouvoir-savoir des juristes dans le libéralisme constitutionnel, et non à l’assumer. A l’extrême, avec une telle conception du droit, une jurisprudence algorithmique ne serait pas à exclure. A nouveau, est alimenté le projet illibéral de récupération du pouvoir des juges par le peuple.
Par contraste, on peut penser que si une forme de connaissance juridique des valeurs peut espérer être dégagée, elle ne saurait provenir d’une démarche présentée comme pleinement détachée et indépendante de la philosophie morale. Plutôt que d’envisager la connaissance juridique comme le fruit rationnel d’une pondération entre valeurs antagonistes, il conviendrait de l’inscrire dans une compréhension d’ensemble des valeurs. Cela n’impliquerait pas pour autant d’en figer le sens. La quête d’une « vérité » des valeurs qu’appelle le droit substantiel des démocraties libérales actuelles, ne devrait pas être comprise comme une absence de relativisme interne à la morale, mais plutôt comme une absence de scepticisme externe à elle[25]. Dit autrement, supposer une « vérité » des valeurs ne prétend pas arrêter leur contenu, mais soutient uniquement l’idée que l’on ne saurait accréditer ou discréditer un discours moral en se plaçant en dehors de la morale elle-même, au nom de considérations qui seraient présentées comme amorales (comme par exemple la raison). Ainsi, même la proposition selon laquelle aucune proposition morale n’est vraie en l’absence de dieu peut être tenue pour une proposition (sceptique) interne à la morale en ce qu’« elle repose sur la conviction morale que seule une volonté surnaturelle peut être le fondement d’une morale positive »[26]. En d’autres termes, inscrire le discours juridique au sein d’une épistémologie morale ne signifierait pas que son contenu soit prédéterminé, mais s’accommoderait au contraire d’un certain relativisme en vue de parvenir à sa connaissance. Dès lors, une proposition morale, comme par exemple celle selon laquelle la peine de mort doit être interdite, n’aura de véracité que si elle est formulée de façon suffisamment convaincante. En apparence, rien de bien nouveau : que le droit se présente comme un exercice argumentatif et rhétorique a tout d’une évidence. L’intérêt d’inscrire le raisonnement juridique dans une épistémologie morale pourrait sembler à cet égard réduit. Certains avantages en découlent pourtant afin de s’extraire d’une impasse intellectuelle. L’approche morale du droit autorise notamment à ne pas considérer comme valide un énoncé profondément immoral ou inique, permettant d’assumer la complexité des cas les plus difficiles de conflit de valeurs. Ainsi peut-il être soutenu, par exemple, que même si un système juridique décidait en tout régularité procédurale de poser l’autorisation de la peine de mort, alors il deviendrait concevable d’en contester la valeur juridique. Cela peut sembler bien marginale comme utilité. Mais ne faut-il pas justement y voir, au contraire, ce qui fait la vertu intrinsèque du recours au droit ? Afin de poser une règle, comme par exemple celle de l’interdiction de la peine de mort, le discours juridique s’efforce sans cesse de se justifier. Il se présente comme une recherche constante d’amélioration des raisons de la décision, un perpétuel effort de construction de sa propre légitimité, et non comme une simple découverte rationnelle d’une norme déjà existante ou comme un pur pouvoir arbitraire de création d’une nouvelle norme. C’est dans cet entre-deux, balisé d’un côté par la pure raison et d’un autre par la pure volonté, que l’on peut situer le droit en tant que discipline autonome[27].
Faudrait-il alors renoncer à toute idée de l’existence de deux sphères distinctes de connaissance, et assumer plus ouvertement une fusion du droit et de la morale ? La proposition n’est pas sans risque. Si le positivisme juridique, axiologiquement neutre, est fréquemment accusé de n’avoir pu réagir au développement de systèmes de droit totalitaires, il faut se souvenir que ces mêmes systèmes avaient précisément pour cible principale le positivisme juridique. Une conception stricte du positivisme a ainsi été défendue comme ultime rempart face à l’arbitraire, dans un contexte où le débat démocratique de fond semblait favorable aux idées illibérales. Il a même été remarqué qu’« il existe une certaine connexion entre la conception métaphysico-absolutiste du monde et une attitude favorable à l’autocratie »[28]. Dans un certain sens, ce que revendiquent les illibéraux tient aussi à faire primer des « valeurs » sur des formes. Le projet nazi a été bâti comme une prétention du droit qu’il produit à réguler l’entièreté de la vie, et la vie elle-même, précisément au nom de l’indifférenciation du droit et d’une (certaine) « morale », et même d’une « moralisation intégrale du droit »[29]. Il n’est guère difficile de considérer que le principe, prétendument moral, de pureté raciale qui était à la base de ce « droit » était parfaitement illégitime, mais l’on voit poindre un double risque derrière l’antipositivisme. D’une part, celui que l’appel aux valeurs soit dirigé contre les formes du droit qui permettent la réflexivité démocratique, l’intermédiation du demos et du cratos. D’autre part, est à craindre que l’approche morale du discours juridique n’aboutisse à une emprise totale du droit sur la sphère individuelle, ou de l’éthique personnelle, niant les sphères d’autonomie du libéralisme. Dans ces circonstances, il n’est pas à exclure que le rapprochement épistémologique du droit et de la morale se retourne contre le projet libéral. Pour en revenir au projet actuel de « démocratie illibérale », ses promoteurs la comprenne d’ailleurs comme l’inscription du débat démocratique au sein de la culture chrétienne[30]. Dans cette posture, la substance du droit est rendue dépendante de préceptes « moraux » de nature religieuse. En ce sens, la « démocratie illibérale » est elle aussi, à certains égards, un projet d’ordre moral. Pour y faire face, il convient d’inscrire le recours aux formes du droit elles-mêmes dans une justification d’ordre moral[31]. Cela implique de considérer le recours au droit et à ses formes comme n’étant pas qu’un moyen, instrumental, de légitimation de la décision politique, mais comme une recherche d’amélioration de la qualité morale de la vie humaine, soit une « moralité d’aspiration »[32]. Le droit, sa substance et ses formes, serait alors conçu comme une grammaire permettant de tendre moralement vers une vie souhaitable sans prétendre définir en quoi elle serait parfaite. Aucune vérité morale absolue ne s’imposerait au droit, mais ce dernier serait envisagé comme un moyen de s’efforcer de justifier la qualité morale des rapports humains. Une telle posture invite à, bien plus qu’elle n’interdit de, porter un regard critique sur ce que le recours au droit produit sur nos vies, mais elle préserve également la vertu intrinsèque du droit comme moyen d’organisation de la vie humaine.
[1] Par exemple O. Jouanjan, « L’État de droit démocratique », Jus politicum, n°22, 2019, pp. 5-21.
[2] L. Jaume, « « Démocratie illibérale » : une nouvelle notion ? », Constitutions 2019, spéc. p. 180 ; J.H.H. Weiler, “Orbán and the Self-Asphyxiation of Democracy”, European Journal of International Law, 2020, n°4, https://www.ejiltalk.org/orban-and-the-self-asphyxiation-of-democracy/
[3] Il s’agit, dans la lignée d’une conception schmittienne de la démocratie comme « identité entre gouvernants et gouvernés », de parvenir à une « vraie » démocratie, amputée de sa composante libérale qui est accusée de paralyser la décision politique et d’empêcher le peuple de se réaliser pleinement. Voy. C. Schmitt, Théorie de la Constitution, trad. L. Deroche, Paris, Puf, 1993, spéc. p. 372.
[4] Voy. le numéro de la revue Pouvoirs 2019/2, n°169, intitulé Les démocratures.
[5] J.-M. Denquin, « Que veut-on dire par démocratie ? », Jus politicum, n°1, 2008, pp. 69-92.
[6] J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, spéc. p. 139.
[7] O. Jouanjan, « L’État de droit démocratique », préc., spéc. p. 10.
[8] M. Troper, « Le concept d’État de droit », Cahiers de Philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1993, vol. 24, pp. 25-40, qui voit dans l’expression « État de droit » soit un oxymore (dans le sens où le pouvoir souverain serait soumis au droit), soit un pléonasme (dans le sens où le pouvoir souverain agirait au moyen du droit).
[9] O. Jouanjan, « L’État de droit démocratique », préc., spéc. p. 13.
[10] Ibid., spéc. p. 4.
[11] Sur les origines « libérales » du concept, O. Jouanjan, « État de droit », in D. Alland & S. Rials (dir.) Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Puf, 2003, spéc. p. 650 ; et dans le même ouvrage, E. Zoller, « Rule of Law », spéc. p. 1379 ; ainsi que les références citées. Voy. également, dans le cas allemand, E.-W. Böckenförde, « Naissance et développement de la notion d’État de droit », in Le droit, l’État et la constitution démocratique, Brxuelles/Paris, Bruylant/LGDJ, 2000, pp. 127-147.
[12] Le terme est emprunté à Böckenförde, voy. « L’État de droit démocratique », préc., spéc. p. 8.
[13] Le fameux Hercule de R. Dworkin mis en scène dans L’empire du droit, Paris, Puf, 480 p.
[14] Raison pour laquelle, une conception principalement procédurale du contrôle de constitutionnalité a été défendue par H. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », Revue du droit public, 1928, spéc. pp. 223 et s.
[15] Il y a de nombreux sens possible au « positivisme » juridique. De façon large et schématique, on peut le définir comme l’idée que le droit est « créé par l’activité des êtres humains », J. Raz, “Legal Positivism and the sources of Law”, in The Authority of Law. Essays on Law and Morality, Clarendon Press, réed. Oxford University Press, 2009, spéc. p. 39.
[16] J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, préc., spéc. p. 286.
[17] Ibid., spéc. p. 287.
[18] P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, n°64, pp. 3-19.
[19] J. Waldron, “The Rule of Law and the Importance of Procedure”, Public Law & Legal Theory Research Paper Series, n°10-73, october 2010, 25 p.,
[20] Ibid., spéc. p. 13 et p. 17. Le lien entre la dignité et la rule of law est également opéré par J. Raz, “The Rule of Law and its Virtue”, in J. Raz (ed.), The Authority of Law. Essays on Law and Morality, préc., spéc. p. 221.
[21] R. Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, Genève, Labor et Fides, 2015, spéc. p. 434. « Faute fatale » que l’auteur admet avoir lui-même commise dans ses précédents écrits.
[22] Ibid.
[23] D. Beatty, The Ultimate Rule of Law, Oxford University Press, 2005, 212 p.
[24] C’est ce que soutient notamment Robert Alexy dans le Post-script de la version anglophone à son ouvrage, destiné à répondre aux critiques. Voy. R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, Oxford, Oxford University Press, 2002, spéc. pp. 407-408.
[25] [25] R. Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, préc., spéc. pp. 43-44. Notons que dans ce livre Dworkin fait le choix de commencer par une approche de philosophie morale en général pour finir par une approche de philosophie du droit en particulier.
[26] Ibid., spéc. p. 46.
[27] C. Pereleman, Ethique et droit, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2nde éd., 2012, spéc. p. 449.
[28] H. Kelsen, La démocratie. Sa nature – Sa valeur, rééd. Paris, Dalloz, 2004, spéc. p. 111. Par la suite, de façon plus ambiguë, Kelsen verra dans la valeur de tolérance la vertu morale du relativisme des valeurs, voy. Qu’est-ce que la justice ?, Genève, Markus Heller, 2012, spéc. p. 92 : « le principe moral sur lequel repose une théorie relativiste des valeurs ou dont une telle théorie peut découler est le principe de la tolérance ». Une telle acrobatie accrédite la thèse dworkinienne d’absence de scepticisme « externe », selon laquelle le relativisme des valeurs peut parfaitement être lui-même envisagé comme une proposition morale.
[29] O. Jouanjan, Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, Paris, Puf, 2017, spéc. p. 277.
[30] G. Almaï, “Illiberal Constitutional Theories”, Jus politicum, n° 25, 2021, spéc. p. 137.
[31] Voy. notamment en ce sens L. Fuller, La moralité du droit, rééd. Presses de l’Université de Saint-Louis, 2017, spéc. pp. 43-102.
[32] Ibid., spéc. pp. 14 et s. L’auteur oppose cette forme de « moralité d’aspiration » qui insiste sur l’effort de tendre vers quelque chose de bien, à une « moralité du devoir » qui prétend connaître et imposer ce qui serait absolument bon. De façon proche, R. Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, préc., spéc. p. 26, ainsi que la dernière phrase de l’ouvrage qui invite chacun à faire de sa vie « un minuscule diamant dans les sables cosmiques ».