De la justice constitutionnelle à la justice politique – Qu’est-ce que les Polonais ont perdu en 2015 et qu’ont-ils obtenu en retour ?
Par Tomasz Tadeusz Koncewicz 1
La récente décision du pseudo-tribunal constitutionnel relative à l’avortement est une preuve dramatique de la situation tragique dans laquelle l’État de droit polonais se trouve depuis décembre 2015. Autrefois digne de son nom, le Tribunal constitutionnel dirigé par Madame Przyłębska est devenu une épée émoussée qui, sur commande politique, est prête à se retourner contre n’importe qui : contre les femmes, contre vous, contre moi, ou la Cour de justice de l’Union européenne… À la place de l’ancienne juridiction constitutionnelle, le parti au pouvoir a cherché à se doter d’un comité politique rempli d’interprètes volontaires. En Pologne AD 2020, les deux conditions sont malheureusement remplies. La question qui se pose, et qui jusqu’à présent n’a attiré l’attention du grand public que d’une manière ponctuelle, est de savoir ce qu’il reste aujourd’hui du Tribunal constitutionnel polonais : le vrai combat, n’a-t-il pas été perdu en 2015-2016 ? Rappelons que c’est à ce moment-là que Droit et Justice a réussi à imposer sa « réforme » de la juridiction suprême du pays. Avec une impudence remarquable et une illégalité agressive, en bénéficiant du soutien actif du président de la République, le parti au pouvoir a d’abord nommé ses candidats aux sièges, déjà occupés, au Tribunal constitutionnel ; pour adopter ensuite, sous le couvert de la nuit, des lois inconstitutionnelles destinées à paralyser les travaux de la juridiction ; et propulser, enfin, Mme Przyłębska à la présidence du Tribunal. Jusqu’à la semaine dernière, ce furent les moments les plus sombres et les plus tristes du « bon changement » apporté par les élections de 2015. Le Tribunal constitutionnel polonais se mourait en silence, la force politique ayant triomphé de la justice et de ses institutions, laissées sans défense.
Ce silence a été brisé par les manifestations qui secouent le pays depuis quelques jours. Suscitées par une décision du Tribunal constitutionnel censurant une loi de 1993, qui autorise l’avortement en rapport avec une malformation grave du fœtus, elles signalent le réveil d’une société qui commence à comprendre ce que signifie que de vivre dans un pays où les questions les plus fondamentales sont laissées à l’appréciation des loyalistes aveugles déguisés en toges. Aujourd’hui, on voit le prix à payer quand l’autorité est libre de toute restriction, quand la liberté individuelle peut être entravée par le biais d’un simple règlement du Conseil des ministres, dépourvu de toute logique et de toute cohérence. Ce prix est la vulnérabilité.
Qu’avons-nous perdu en 2015-2016 ?
Dans une Europe troublée par le totalitarisme, on a compris mieux que nulle part ailleurs que la démocratie devrait être bien plus que le seul acte de se rendre aux urnes. L’un des mythes fondateurs de l’Europe de l’après-guerre fut « plus jamais », la démocratie supposant la nécessité d’imposer à la majorité le respect des valeurs fondamentales telles que les droits de l’homme, l’indépendance du pouvoir judiciaire ou les droits des minorités. C’est au regard de ces valeurs que le Tribunal constitutionnel polonais remplissait sa fonction de garantie. L’attribut fondamental d’une cour constitutionnelle dans une société pluraliste est sa réflectivité, entendue comme sa capacité à refléter et à prendre en compte diverses attitudes, intérêts et positions, d’une manière nuancée et habile (ce qui ne veut pas dire sans fautes !) Dans une démocratie libérale, une cour constitutionnelle n’est pas créée pour être alliée d’une quelconque autorité, ceci reviendrait à nier le sens même de son existence en tant que censeur de cette autorité. Évidemment, chaque instance politique aimerait voir la cour constitutionnelle comme une institution qui n’approuve que ses idées, mais une cour aussi faible ne remplirait pas ses fonctions et serait simplement dispensable. Une cour constitutionnelle, qui abroge les dispositions inconstitutionnelles de la loi, est la force forte de la démocratie et des droits constitutionnels qu’elle défend. Une véritable démocratie constitutionnelle est celle qui offre à la minorité la protection juridique provenant d’une constitution écrite que la majorité ne peut ni modifier, ni affaiblir à sa guise. Ce que nous avons perdu en Pologne, est le Tribunal constitutionnel capable de nous le rappeler.
Ce que nous avons obtenu en retour : une « justice politique »
Les régimes autoritaires ne démantèlent pas systématiquement les tribunaux. De plus en plus souvent, les « nouveaux autocrates » utilisent les lois et les institutions existantes à des fins illibérales. L’existence de l’appareil judiciaire constitue toujours une source de légitimité qui peut être utilisée pour convaincre le monde extérieur que « tout va bien », puisque les tribunaux… fonctionnent. Ce que le monde extérieur perçoit, c’est une façade, mais à l’intérieur, il devient clair que le cœur d’une instance judiciaire politisée a été arraché et que son identité d’arbitre indépendant a changé à jamais. En 1961, un politologue américain et fugitif de l’Allemagne nazie, Otto Kirchheimer, a inventé le terme « justice politique », pour tenter d’expliquer comment le pouvoir politique étend sa sphère d’influence en faisant des tribunaux ses partisans, les juges devant poursuivre les objectifs politiques que les autorités mettent devant eux. Cette « justice politique » vise à garantir la certitude d’un résultat qui répond aux attentes, créant ainsi des « images politiques efficaces » dont les autorités peuvent se prévaloir en manipulant l’opinion publique. Le prétoire devient un forum commode, au sein duquel l’opposant politique sera discrédité et vaincu, et une vision correcte de la réalité triomphera. Ainsi comprise, la justice politique est du domaine du constitutionnalisme populiste et correspond bien à l’objectif déclaré de réapproprier les institutions indépendantes pour en faire « nos institutions ».
Le Tribunal de Madame Przyłębska est l’incarnation parfaite de la justice politique au sein d’une Pologne gouvernée par Droit et Justice. Ce Tribunal n’exerce plus sa fonction de censeur du législateur majoritaire et du gouvernement. En manipulant la composition des formations de jugement, en reportant les audiences déjà programmées, Madame Przyłębska élimine cet élément d’incertitude et le risque d’échec qui caractérisent inévitablement le fonctionnement d’une justice indépendante. Si quelque chose ne peut être fait à l’Assemblée, le même objectif peut être atteint au Tribunal et – encore mieux – dans la majesté de la loi, de la Constitution et avec l’appui des juges prétendument apolitiques. Un Tribunal constitutionnel domestiqué permet au gouvernement de créer un spectacle politique à l’aide d’images générées depuis la salle d’audience. Le scénario est préconçu et prévisible. Chacun doit jouer son rôle pour donner l’impression que le tribunal fonctionne (ce que tout le monde peut constater « en direct »), l’apparence d’équité et de légalité étant maintenue à l’occasion de « l’élection » des nouveaux, (des nouveaux quoi ?) etc., etc. Cependant, les autorités politiques ne se bornent pas à surveiller le fonctionnement de ce soi-disant Tribunal. Dès lors que l’issue d’une affaire est incertaine, le risque d’écarts par rapport à la « justice politique » étant trop coûteux pour les dirigeants, ceux-ci sont prêts à intervenir par le biais des procédures créées spécialement à cet effet. Les années 2016-2020 montrent clairement que le Tribunal dirigé par Madame Przyłębska fait un excellent travail en tant que de soutien du gouvernement et de sa majorité. Ce serait cependant une erreur de considérer que le Tribunal de Madame Przyłębska n’est qu’une institution de façade sans réelle importance. Dans les faits, ce Tribunal est devenu le principal garant de l’État de Droit et Justice et de sa pérennité, il est devenu l’architecte en chef des images politiques efficaces. Il convient donc de rejeter l’opinion largement répandue, selon laquelle les autocrates populistes s’opposent par définition aux institutions judiciaires. Au contraire, ils ont besoin d’une justice serviable, prête à rendre service sur une base régulière et sans surprises. La déclaration d’inconstitutionnalité qui vient de frapper la loi relative à l’avortement confirme le rôle serviteur du Tribunal constitutionnel polonais (on aimerait bien en savoir plus sur cela : comment une loi de 1993 peut-elle être déclarée inconstitutionnelle aujourd’hui ?).
Et après ?
Le rythme de notre vie quotidienne est impitoyable et la série d’actualités semble ne jamais s’arrêter. Les Polonais sont régulièrement bombardés de gros titres criant au scandale (« Tribunaux de droit commun détruits », « Procédures disciplinaires contre les juges indépendants », « La chambre disciplinaire de la Cour suprême censure la CJUE » …). Et en même temps, dans les médias, nous lisons et nous entendons : « Le Tribunal constitutionnel a statué… », ou encore « selon la présidente du Tribunal, Julia Przyłębska, … ». À un moment donné, la nouvelle réalité et le récit officiel s’imposent. Ce qui, en période normale, serait considéré comme une violation flagrante de l’État de droit, devient la norme, et la société, fatiguée et occupée de la vie quotidienne, cesse d’y prêter l’attention. Quand les médias, guidés soit par un appel tribal à la loyauté, soit par une insouciance éditoriale impardonnable, continuent de titrer Madame Przyłębska « présidente du Tribunal », quand ils parlent de « juges du Tribunal constitutionnel » pour viser des personnes élues de manière inconstitutionnelle, quand ils parlent encore de « jugements du Tribunal », ils continuent inévitablement à enraciner l’inconstitutionnalité et l’anarchie dans la conscience collective. Après tout, personne ne se souvient plus comment tout cela s’est passé, qui a été élu conformément à la Constitution et qui ne l’a pas été, pourquoi la chambre disciplinaire de la Cour suprême ne peut pas être considérée comme un tribunal au sens du droit de l’Union européenne. Au terme de cette mascarade, l’inconstitutionnalité flagrante du coup d’État accompli entre 2015 et 2020 devient monnaie courante. Et la vie continue car, « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on fait que ce qui est fort soit juste ».
C’est à ce stade que nous sommes confrontés au plus grand défi : à côté et au-delà des manifestations qui se multiplient, il s’agit de construire et d’animer un récit constitutionnel pour apprendre aux citoyens à discerner les juges et les usurpateurs, le droit et le fait, il convient d’expliquer pourquoi la pseudo-juge Przyłębska n’a pas sa place dans une démocratie. Les mots que nous allons employer pour décrire la réalité sont importants. Le message doit être simple et radicalement opposé au langage de la justice politique. Ce qui est fabriqué dans le bâtiment de l’ancien Tribunal constitutionnel, ce ne sont pas des jugements. Ce ne sont pas des juges qui s’y réunissent, et ce n’est pas une présidente qui dirige leurs travaux. Le choix ici est clair : soit nous garderons et animerons le souvenir et le langage d’une époque constitutionnelle normale, soit nous légitimerons le récit illégal et les apparences de constitutionnalité. Nous échouerons si nous acceptons ces apparences comme une nouvelle norme sociale, pour vivre dans une réalité hypocrite dépourvue de fondements moraux. Jamais nous ne devons oublier que la démocratie polonaise est une démocratie libérale, et pas seulement une démocratie majoritaire, et que l’existence d’un tribunal constitutionnel fort et indépendant est une question fondamentale. C’est en faveur d’un tel tribunal qu’on se prononce aujourd’hui en dénonçant la méchanceté et l’illégalité du pseudo-jugement relatif à l’avortement. Aujourd’hui et surtout demain, nous devrons nous battre pour le rétablissement d’un vrai Tribunal constitutionnel. Chaque voix compte, de même que chaque acte de courage dénonçant l’oppression. Cet appel dramatique aux armes vaut aussi pour l’Union européenne qui, face à l’autoritarisme rampant en Pologne, a jusqu’ici fait preuve lâcheté. Combien de fois, au cours des dernières années, ses dirigeants ont honteusement choisi de détourner le regard ou, dans le meilleur des cas, de formuler de vaines assurances tendant au renforcement d’un dialogue fructueux…
Le public semble avoir compris qu’aucune place n’est plus laissée au compromis : les usurpateurs qui se font passer pour un tribunal être remplacés par une cour constitutionnelle digne de ce nom. Pour cela, cependant, une activité civique plus intense et une défense plus ardue des fondements de l’ordre constitutionnel sont nécessaires.
Depuis 2015, l’oubli et l’indifférence collectifs, l’acceptation tacite de l’état inconstitutionnel des choses, sont les plus grandes victoires du gouvernement actuel. Ce dernier nous perçoit comme des individus égoïstes indifférents à la cause publique. La carence citoyenne a cependant un prix : elle ouvre la porte à des charlatans autoritaires. Aujourd’hui encore, nous avons une chance de défendre les droits civiques, les institutions et la décence de la vie publique, de prouver que nous avons compris que la démocratie est toujours forte de la voix des citoyens. Les manifestations contre la décision relative à l’avortement sont un appel à notre mémoire tardive : souvenez-vous de ce qui est arrivé au Tribunal constitutionnel polonais et à quoi devrait-il servir dans une démocratie libérale. La résistance doit continuer, sans perdre de vue l’objectif à long terme, à savoir la reconstruction de l’État de droit en Pologne. Celui-ci ne pourra être rétabli sans la renaissance d’une juridiction constitutionnelle indépendante.
Pour s’inscrire dans la durée, tout changement doit prendre racine dans le cœur des gens. Nous pouvons espérer que, au terme de cinq années d’indifférence et d’acceptation tacite d’une réalité inconstitutionnelle, nous assistons aujourd’hui à la renaissance des habitudes civiques du cœur. C’est aujourd’hui notre dernière chance. Ne la gaspillons pas cette fois.
Notes:
- Professeur Koncewicz est diplômé en droit des universités de Wrocław et d’Édimbourg ; il dirige le Département de droit européen et d’études juridiques comparées de l’Université de Gdańsk. Membre du Conseil de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe à Lausanne; 2019 Fernand Braudel Fellow à l’Institut universitaire européen de Florence ; en 2020, il est élu Ambassadeur des Congrès polonais ; il est membre du conseil de programme des archives d’Osiatynski (https://archiwumosiatynskiego.pl/autor/tomasz-t-koncewicz/link) et membre de l’équipe de conseillers du maréchal du Sénat de la République de Pologne pour le contrôle de la constitutionnalité du droit ; il siège au comité de rédaction de l’Oxford Encyclopedia of EU law. Dans les années 2015-2016, il a été professeur invité Fulbright à l’Université de Californie à Berkeley, où il a mené des recherches et donné des conférences consacrées au droit constitutionnel comparé. En 2017, il a été invité à occuper le poste de professeur invité à la Radzyner School of Law du Centre interdisciplinaire d’Herzliya, où il a donné des conférences sur le système européen de protection judiciaire. Il a été le premier Polonais et le deuxième chercheur venant d’Europe centrale et orientale à remporter le LAPA Crane Fellow dans le programme en droit et affaires publiques de l’Université de Princeton (https://lapa.princeton.edu/content/welcome-2017- 2018-lapa-boursiers;). Il est l’auteur de plus de 300 publications et de 11 livres en polonais et en anglais sur le droit de l’UE, le droit constitutionnel, la procédure des droits de l’homme, la transformation systémique des pays
d’Europe centrale et orientale, la consolidation démocratique, l’état de droit, le contrôle judiciaire et la crise des valeurs de l’Union européenne. Plus récemment, il a publié La philosophie de la justice européenne. Sur l’évolution des fondements de l’ordre juridique de l’UE » (Wolters Kluwer, 2020). Il est avocat spécialisé dans le contentieux stratégique devant les juridictions européennes. Dans le passé, il était référendaire à la Cour de justice de l’UE à Luxembourg. Il a également été conseiller juridique chargé du droit européen et des droits de l’homme au sein de l’équipe d’analyse et d’études au Bureau du Tribunal constitutionnel.
L’auteur reconnaît que cette analyse fait partie du projet de recherche H2020 Réconcilier l’Europe avec ses citoyens par la démocratie et l’État de droit (RECONNECT) dont l’auteur est le chercheur principal”. ↩
Franchement c’est un très bel article. Ce que l’auteur dénonce est malheureusement monnaie courante en Afrique francophone.
J’ai pris mon temps à savourer l’article. Je ne regrette pas. Mes admirations les plus profondes à l’auteur.
L’auteur a parfaitement raison, c’est un phénomène qui de plus en plus assassine la démocratie. il s’agit de l’instrumentalisation de la raison juridique. Le savoir et la connaissance juridique sont mises au service du mal par ceux-là mêmes qui sont sensé protéger les principes et les valeurs structurants de la démocratie.