La France et la Cour européenne des droits de l’homme. jurisprudence 2020. Rapport introductif
S’interroger sur les rapports entre la France et la Cour européenne implique nécessairement de prendre en considération le contexte dans lequel ils s’inscrivent ou, si l’on préfère, d’adopter une analyse macrojuridique. Autrement dit, ces rapports ne se résument pas au seul terrain contentieux, c’est-à-dire aux seuls arrêts rendus par l’organe de contrôle. En ce sens, l’aspect contentieux ne peut pas être étudié sans envisager l’ensemble du système conventionnel européen et de ses acteurs : un système qui n’est pas figé((L’adoption des Protocole n°15 et 16 le démontre à l’envi)) ; qui « est étroitement imbriqué au système juridique français » (L. Burgorgue-Larsen, « La France et la protection européenne des droits de l’homme », AFRI, 2005, VI, p. 605) – on ne soulignera jamais assez la responsabilité première du juge national dans l’application de la Convention – ; et qui est de plus en plus contesté. Une fois réalisé ce travail de contextualisation (I), une première cartographie des affaires françaises 2020 pourra être dressée (II) afin de voir quelles sont les procédures, questions qui ont été passées au crible du contrôle conventionnel et quels sont les arrêts retenus pour cette journée d’étude.
I. La contextualisation des rapports
D’abord, cette journée d’étude s’insère dans un contexte social et politique des plus singuliers.
A) Il faut immédiatement évoquer le contexte de de la lutte contre la pandémie du covid-19 et ses effets sur le respect des droits fondamentaux. On le sait, une disputatio a traversé les rangs de la petite communauté des conventionnalistes sur le point de savoir si la position française d’instaurer un état d’urgence sanitaire sans l’accompagner d’une déclaration aux fins d’activer le mécanisme dérogatoire de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme était pertinente (Ce qui n’était pas le cas en 1985 s’agissant l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie ; ou en 2015 à la suite des attentats de Paris. Reste une hypothèse intermédiaire. En effet, comme le relève le Professeur Decaux, « la France était restée plus floue lors de la crise des banlieues de 2005, se bornant à « informer » le Secrétaire général du Conseil de l’Europe », « La France et la Convention européenne des droits de l’homme : un peu, beaucoup, passionnément… », Hors-série – Décembre 2020, 14 décembre 2020, Revue québécoise de droit international, https://www.sqdi.org/fr/la-france-et-la-convention-europeenne-des-droits-de-lhomme-un-peu-beaucoup-passionnement/). Cette position n’est pas minoritaire, loin s’en faut. Sans revenir sur ce débat (voy. notre étude « Le recours au mécanisme dérogatoire en période de Covid-19 ou le droit international des droits de l’homme à la croisée des chemins », RTDH, 2021, pp. 275-300), il suffit de relever qu’en l’absence de dérogation les mesures prises seront soumises au contrôle de droit commun du régime normal des restrictions, mais une fois les voies de recours internes épuisées et en apportant la preuve d’un intérêt à agir. Or, semblable précision, qui peut paraître anecdotique, était au cœur d’une décision d’irrecevabilité relative à la gestion du covid-19 : Le Mailloux c/ France du 3 décembre (n° 18108/20). In specie, le requérant se plaignait, sur le terrain des obligations positives, des omissions de l’État dans la gestion de la crise de la covid-19. La Cour n’a aucune difficulté à relever que ces griefs n’avaient pas été invoqués lors de la procédure de référé introduite devant le Conseil d’Etat. Le juge européen renoue avec la réitération sacramentelle de l’impossibilité pour les particuliers de se plaindre d’une loi in abstracto : le requérant doit se prétendre effectivement lésé par la violation qu’il allègue et avoir fait l’objet d’une mesure individuelle d’application, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Le grief formulé par le requérant s’apparente à une actio popularis. C’est un avertissement clair et ferme adressé à tous ceux qui souhaiteraient contester des mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de la lutte contre la covid-19 : la saisine du juge national pour en contester la compatibilité avec les exigences conventionnelles est un préalable nécessaire.
B) L’attitude de la France face à l’évolution du système conventionnel européen.
Depuis la dernière session annuelle du CREDHO organisée par le Professeur Tavernier (2015), les rapports entre la France et le système conventionnel ont connu quelques changements avec l’entrée en vigueur des Protocole n°15 et 16. On peut avancer l’idée que cette évolutivité du système conventionnel a été acceptée et encouragée par la France, ce qui n’a pas toujours été le cas (E. Decaux, « La France et la Convention européenne des droits de l’homme : un peu, beaucoup, passionnément… », op. cit.). La posture des pouvoirs publics à l’endroit de la Convention est même marquée par un certain volontarisme. C’est ce dont témoigne la visite historique du chef de l’Etat Emmanuel Macron à la Cour européenne, le 31 octobre 2017, avant d’y revenir le 15 octobre 2019 à l’occasion du soixante-dixième anniversaire du Conseil de l’Europe.
Le chef de l’Etat s’était engagé à ce que la France soit le 10ème État à ratifier le Protocole 16, engagement tenu, puisque cette 10ème ratification a permis son entrée en vigueur le 1er août 2018. Le protocole n° 16 on le sait met en place un mécanisme complètement facultatif permettant aux plus hautes juridictions d’un Etat, telles que désignées par celui-ci, de saisir la Cour européenne d’une demande d’avis consultatif portant sur des « questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles ». L’objectif est de renforcer le dialogue avec les autorités nationales et de renforcer la mise en œuvre de la Convention au niveau national. Le 5 octobre 2018, la Cour de cassation a été la première juridiction en Europe à saisir la Cour d’une demande d’avis relative à la transcription d’un acte de naissance d’un enfant issu d’une GPA conclue à l’étranger, en ce qu’il désigne la « mère d’intention », indépendamment de toute réalité biologique (4 octobre 2018).
Alors certes, aucune demande d’avis n’a été adressée par une juridiction française en 2020, mais une affaire présente des liens évidents avec la nouvelle procédure de demande d’avis : il s’agit de l’arrêt D. c. France rendu le 16 juillet 2020 (n° 11288/18) concernant le refus des autorités françaises de transcrire sur les registres de l’état civil français l’acte de naissance d’un enfant né à l’étranger d’une GPA. Celui-ci illustre les interactions entre la fonction consultative et la fonction contentieuse de la Cour. En effet, la Cour se réfère à son avis du 10 avril 2019 pour souligner la conventionnalité du refus de transcription dès lors que l’adoption permet de reconnaître le lien de filiation entre l’enfant et la mère d’intention, qu’elle soit ou non mère génétique. L’autorité interprétative bénéficie donc également aux avis consultatifs. Et ce faisant, la Cour donne raison au Professeur Jean-Pierre Marguénaud qui écrivait que « les avis que la Cour de Strasbourg (seront) des avis catégoriques (…) parce qu’ils (…) délivrés par une juridiction internationale exerçant principalement une fonction contentieuse (…) et aussi parce que (…) l’interprétation de la Convention et de ses protocoles qu’ils contiennent est analogue dans ses effets aux éléments interprétatifs établis par la Cour dans ses arrêts et décisions » (J.-P. Marguénaud, « Conclusions », in M. Afroukh et J.-P. Marguénaud, Le Protocole n° 16 à la CEDH, Pedone, 2020, p. 164).
C) La multiplication des critiques. Alors que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, a fêté ses 70 ans le 4 novembre 2020 (v. L. Milano et C. Blay-Grabarczyk, Les 70 ans de la CEDH : enjeux et perspectives, Pedone, 2021), les critiques la visant n’ont jamais été aussi virulentes. Il y a toujours eu des contestations de la Convention en France. Ainsi que l’a écrit Y. Lecuyer, les débats et les réticences qui ont émaillés sa ratification tardive en 1974 en attestent. Toutefois, depuis quelque temps, elles ont repris de plus belle et ont gagné en intensité. Au-delà des critiques ponctuelles qui sont liées à une interprétation jugée discutable de l’organe de contrôle, se développent des critiques structurelles qui remettent en cause son existence même et des campagnes de dénigrement de la Cour (Pour une classification stimulante des critiques, on se reportera à la belle étude de S. Lambrech, « Criticism of the European Convention on Human Rights système : tracing its origins, contents and degrees », in S.Touzé et E. Dubout, Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, Pedone, Coll. « Publications du Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire Université Panthéon-Assas (Paris 2) », Pedone, 2019, p. 46 et s.), on pense à celles soulignant la mainmise du milliardaire George Soros sur la Cour européenne, orchestrées notamment par l’ECLJ et reprises par des parlementaires français. Peut-être, la meilleure réplique devrait-elle partir de la Déclaration de Bruxelles du 27 mars 2015 qui insiste, notamment, sur l’importance de promouvoir davantage la connaissance et le respect de la Convention au sein de toutes les institutions des Etats parties, y compris les juridictions et les parlements. Que l’on nous comprenne bien, il n’est pas, dans notre propos, d’affirmer que la critique de la Cour est toujours malvenue. Une analyse lucide et sans complaisance doit être encouragée. Ce sont les présentations caricaturales de sa jurisprudence qui sont problématiques.
Revenons sur la critique la plus répandue : la Cour européenne serait réfractaire à la défense des intérêts étatiques. La réalité est toute autre, à savoir celle d’une juridiction qui n’opère pas en vase-clos et qui prend davantage en considération les difficultés auxquelles sont confrontés les Etats (terrorisme, montée des extrémismes…) et les conséquences politiques, économiques, sociales, institutionnelles de ses décisions. Les arrêts matérialisant cette posture sont encore nombreux. On en fournira deux d’exemples particulièrement significatifs tirés de la jurisprudence 2020. D’abord, dans un arrêt Ghoumid en date du 16 juin 2020 (n°52273/16), la Cour conclut à la conventionnalité de la déchéance de la nationalité française de requérants condamnés pour des faits en lien avec le terrorisme en soulignant que « les autorités françaises (ont) pu décider, à la suite des attentats qui ont frappé la France en 2015, de faire preuve d’une fermeté renforcée à l’égard de personnes condamnées pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ». La solution fait ainsi la part belle au contexte de lutte anti-terroriste. On ne saurait mieux illustrer la préservation de ces intérêts étatiques.
Ensuite, l’arrêt Ayoub c. France à propos de la dissolution d’organisations d’extrême droite (8 oct. 2020, Ayoub et autres c/ France, n° 77400/14). En ce qui concerne la dissolution du groupement de fait et de son service d’ordre, la clause d’abus de droit est diluée dans le droit commun des restrictions. La Cour, se livrant à une interprétation de l’article 11 à l’aune des considérations présentes dans l’article 17 de la Convention, accorde une attention soutenue au fait que les agissements de « Troisième voie » incitaient clairement à la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’État ou d’une partie de la population. Dès lors, en l’espèce, la marge devient plus large. Nonobstant l’absence de moyens légaux moins intrusifs pour encadrer la restriction litigieuse, la Cour souligne très nettement le contrôle approfondi de la qualification des faits du Conseil d’Etat sur la mesure litigieuse. Le constat de non-violation est sans appel. Pour ce qui est de la dissolution des deux associations (« l’Oeuvre française » et les « Jeunesses nationalistes »), c’est l’option de l’effet guillotine de l’article 17 qui est privilégiée. Après les décisions Garaudy (2003) M’Bala M’Bala (2015), il s’agit de la troisième affaire française dans laquelle le juge européen opte pour un recours direct à cette clause qui se traduit par la déchéance pure et simple du droit conventionnel invoqué.
De façon générale, on observe que la marge d’appréciation des Etats est plus importante lorsque sont en cause des « choix sociétaux fondamentaux »((C. Gauthier, « Le contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour EDH », AJDA, 2021, p. 793)).
D) Ancrage de la CEDH en droit interne. Trois exemples nous paraissent particulièrement significatifs de cet ancrage. Primo, la présence du Président R. Spano à l’occasion des dix ans de la QPC ne relève pas seulement de la diplomatie judiciaire. Même si le Conseil constitutionnel est toujours arc-bouté sur sa jurisprudence IVG et qu’il persiste à ne pas citer la jurisprudence de la Cour européenne, des rapprochements évidents sont perceptibles dans le cadre de la QCP. A cet égard, on songera principalement à la question des validations législatives. Secundo, loin de tomber en désuétude, le contrôle de conventionnalité a été revitalisé par la QPC, laquelle a « incité le juge ordinaire à approfondir sa réflexion sur (sa) nature exacte et (sa) valeur ajoutée » (J. Lessi, L. Dutheilet de Lamothe, « Cinq ans de QPC devant le juge administratif : retour d’expérience », AJDA, 2015, p. 761). En attestent les réflexions engagées depuis quelques années à la Cour de cassation sur la nature du contrôle de conventionnalité avec la publication d’un memento puis d’un rapport et l’organisation d’un colloque sur le contrôle proportionnalité. Les juges du Quai de l’Horloge sont désormais familiers du contrôle de proportionnalité in concreto, révélant ainsi un souci manifeste d’appropriation des méthodes de contrôle de la Cour européenne. Tertio, on assiste également à une européanisation du référé-liberté. Relativement à l’identification des libertés fondamentales, nous avions pu relever « une certaine préséance conférée à la Constitution » lors des premières années (M. Afroukh, « Référé-liberté et Convention européenne des droits de l’homme », RFDA, 2016. 685). Désormais, le juge du référé-liberté diversifie ses sources d’inspiration et n’hésite pas mobiliser la Convention pour identifier des libertés fondamentales. Plus encore, il enrichit la notion d’atteinte manifestement grave et illégale, par la prise en compte, par exemple, de la théorie des obligations positives développée par la Cour européenne des droits de l’homme. Bref, le Conseil d’Etat européanise davantage ses méthodes et modes de raisonnement.
II. Cartographie des affaires françaises
A) Nombre d’arrêts. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme rendue en 2020 concernant la France se révèle particulièrement riche, alors que le nombre d’arrêts s’est plutôt stabilisé ces dernières années : seize arrêts, dix-neuf en 2019, seize en 2018… L’on se situe à un niveau un peu plus élevé que la moyenne des démocraties occidentales mais bien en deçà des mauvais élèves comme la Turquie, l’Ukraine, la Roumanie et la Russie. Par ailleurs, vingt-deux décisions d’irrecevabilité ont été rendues dans des affaires françaises sur des sujets importants, et qui sont riches d’enseignements. L’exemple le plus topique est probablement fourni par la décision Graner c. France du 5 mai 2020 qui met en exergue la plus-value du contrôle in concreto de conventionnalité par rapport au contrôle in abstracto exercé par le Conseil constitutionnel. En l’occurrence, le requérant, qui s’était vu opposer un refus de consulter certaines archives de la présidence de la République, faisait valoir qu’en raison d’une décision QPC (n°2017-655) déclarant les dispositions législatives litigieuses conformes à la Constitution, un recours devant le Conseil d’Etat n’avait aucune chance d’aboutir. Récusant cette argumentation, la Cour souligne au contraire la différence d’objet et de nature des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité.
B) Quels droits ? Seize arrêts donc dont dix arrêts de violation Il est significatif de constater que l’article 3 se taille la part du lion avec six affaires sur des thématiques très variées : défaillance de la protection de l’enfance ; condition d’accueil des réfugiés ; conditions de détention, recours à la force policière. Ce que les statistiques ne montrent pas ici, c’est l’importance de l’application de la Convention par le juge national. Or, s’il est bien un point qui mérite d’être souligné s’agissant de l’arrêt J.M.B. c. France (30 janvier 2020, n°9671/15), c’est la réaction volontariste des juridictions françaises. Alors même que le juge judiciaire n’était pas visé par l’arrêt de la Cour, la chambre criminelle de la Cour de cassation a estimé que celui-ci a l’obligation de garantir à la personne placée dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif permettant de mettre un terme à la violation de l’article 3 de la Convention européenne (Cass. ch. crim., 8 juillet 2020, pourvoi n° 20-81.739, à paraître au Bulletin de la chambre criminelle ; pourvoi n° 20-81.731, inédit. Sur l’ensemble de la saga judiciaire, voy. M. Afroukh et J.-P. Marguénaud, « Entente des juges contre l’indignité des conditions de détention provisoire : l’avènement de l’arrêt pilote dialogué ? » Dalloz, 2021, p. 432).
III – Choix des arrêts.
Tous les arrêts rendus contre la France en 2020 sont passionnants et intéressants à étudier mais tous ne peuvent pas l’être dans le cadre limité de cette journée d’étude. Il a donc fallu faire différents choix. L’absence d’arrêts de grande chambre ne nous facilite pas la tâche, étant précisé que l’adoption d’un arrêt par la formation la plus solennelle atteste souvent de son importance. Le label « affaire phare » non plus, puisque seules les affaires Ghoumid, Ayoub, Baldassi, N.H. en bénéficient. En dépit de l’extrême hétérogénéité des affaires françaises, on peut s’aventurer à proposer une grille d’analyse permettant de justifier l’examen des huit arrêts retenus. Reprenant les travaux de notre amie et collègue Aurélia Schamanèche sur ce qui fait la grandeur d’une décision de la Cour européenne (« Brèves réflexions sur ce qui fait la grandeur d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme », Les droits de l’homme à la croisée des droits », Mélanges en l’honneur de Frédéric Sudre, Lexisnexis, 2018, p. 723 ; également « La motivation des arrêts de la Cour EDH : un défi institutionnel et politique », in L. Milano et C. Blay-Grabarczyk, Les 70 ans de la CEDH : enjeux et perspectives, Pedone, 2021, p. 63 et s.), il est possible de s’arrêter dans un premier temps sur l’innovation de la motivation, avant d’envisager dans un deuxième temps la question de la réception dans un sens large (prise en compte de la solution des juges internes par la Cour EDH/impact de l’arrêt de la Cour EDH dans l’ordre juridique français).
A) Une motivation innovante
Les premières. Pour bien mesurer la portée de la motivation retenue par la Cour dans l’arrêt Baldassi c. France, il apparaît utile de la rapprocher de celle retenue dans l’affaire Willem c. France (16 juill. 2009, n° 10883/05) relative à la conventionnalité de la répression pénale de l’appel par un élu local au boycott des produits israéliens. Saisi de la condamnation pénale des militants qui ont participé à la campagne BDS de boycott des produits importés d’Israël (11 juin, Baldassi et autres c. France, n° 15271/16 et 6 autres), le juge européen retient ici une motivation très différente. Répondant à l’une des demandes des associations agissant en tiers intervenantes, le juge européen affirme d’emblée et pour la première fois que « l’appel au boycott, qui vise à communiquer ces opinions tout en appelant à des actions spécifiques qui leurs sont liées, relève donc en principe de la protection de l’article 10 de la Convention » (§ 60). Cette affirmation est lourde de sens en ce qu’elle suggère « une présomption de protection conventionnelle renforcée » de l’appel au boycott sauf lorsqu’il est susceptible de constituer un appel à la discrimination d’autrui. Tout le contrôle de nécessité de l’ingérence repose sur une différence entre les faits de l’affaire Willem et les circonstances de l’espèce. Dans l’affaire Granet précitée, la Cour souligne également pour la première fois qu’un contrôle de conventionnalité in abstracto ne constituerait pas une voie de recours interne à épuiser. Les juges nationaux peuvent se trouver déconcertés face à une Cour qui, d’un côté, pratique de plus en plus le contrôle abstrait et, d’un autre côté, considère que la question de l’existence d’un contrôle concret de l’application de la loi est déterminante pour savoir si une voie de recours doit être épuisée préalablement à sa saisine. Classiques de prime abord, les motivations retenues dans les affaires Sanofi Pasteur c. France (13 février2020, n°25137/16) et J.M.B retiennent l’attention, car la Cour adopte in fine une solution inédite. Première censure sur le terrain de l’article 6 d’un refus de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne dans une affaire française (Sanofi). La question au cœur de l’affaire J.M.B., les conditions de détention, est certes loin d’être inédite. Les arrêts rendus dans ce domaine contre la France étaient même devenus monnaie courante, mais c’est bien la première fois que la France est condamnée pour une atteinte à la dignité des personnes détenues en raison du problème structurel de surpopulation carcérale dans les établissements pénitentiaires.
Des confirmations qui sortent du lot. D’autres arrêts qui s’inscrivent dans le cadre d’une jurisprudence constante sortent du lot au regard du contexte dans lequel ils ont été rendus. Ainsi, le retentissement qu’a connu l’arrêt Castellani c. France (30 avr. 2020, n° 43207/16) sur la question de l’usage excessif de la force par les agents de police GIPN tient davantage à la mise en perspective de sa motivation dans un contexte de dénonciation de plusieurs cas d’utilisation abusive de la force publique qu’à sa solution très attendue. Dans le même ordre d’idées, l’arrêt Ayoub précité a été rendu dans un contexte politique particulier en France marqué par la dissolution de deux associations ayant des liens avec l’islam radical (Barakacity et le CCIF) et la discussion du projet de loi confortant le respect des principes de la République qui comprend de nombreuses dispositions sur la dissolution des associations. Enfin, la question de l’accueil des demandeurs d’asile n’est pas nouvelle mais elle a donné lieu à plusieurs décisions du juge administratif et des évolutions récentes du droit français (arrêts N.H. et autres c. France du 2 juillet, n°28820/13, 75547/13 et 13114/15 ; et B.G. et autres c. France du 10 septembre 2020, n° 63141/13). Ces deux affaires sont d’autant plus instructives que la Cour y retient des conclusions opposées : d’un côté, une conclusion de non-violation de l’article 3 CEDH dans une cause où la vulnérabilité des demandeurs d’asile s’augmente pourtant de celle de jeunes enfants accompagnants (affaire B.G. et autres) ; de l’autre, un constat de violation dans le chef d’hommes jeunes, en bonne santé et sans charge de famille (affaire N.H. et autres).
B) Un dialogue des juges placé sous les auspices du principe de subsidiarité
Le principe de subsidiarité a ceci de particulier qu’il responsabilise et valorise les autorités nationales, dans l’application de la Convention mais également dans l’exécution des arrêts rendus. La jurisprudence 2020 confirme que les juges nationaux n’hésitent plus à assumer leur office de juges de droit commun de la Convention. D’un autre côté, il advient que le juge européen reprenne à son compte, au nom de la subsidiarité, les appréciations des juges internes. Le dialogue des juges prend alors tout sens puisqu’il n’est pas limité à la réception de la jurisprudence européenne par les juges nationaux.
Arrêt pilote dialogué. Il faut rappeler que dans l’arrêt J.M.B et autres c/ France, le juge européen a estimé que le référé-liberté n’avait pas le caractère d’un recours préventif effectif, pour faire cesser le risque de traitements inhumains et dégradants créé par le problème structurel de surpopulation carcérale. Parmi les mesures générales indiqués par la Cour au titre de l’article 46 de la Convention, l’arrêt soulignait la nécessité d’établir un recours préventif permettant aux détenus, de manière effective, en combinaison avec le recours indemnitaire, de redresser la situation dont ils sont victimes et d’empêcher la continuation d’une violation alléguée. Mais elle n’a pas utilisé directement la procédure de l’arrêt pilote. Cependant, les juges internes, sous l’impulsion de la Cour de cassation, ont si vite et si bien suivi ses recommandations que, au nom de la dignité des détenus, ils ont paré son arrêt de tous les effets d’un arrêt pilote. Ainsi que l’espérait la juge O’Leary, la jurisprudence européenne a bien joué « un rôle important de catalyseur des changements qui doivent être opérés par l’État [français] » (opinion concordante sous l’arrêt J.M.B.), changements allant bien au-delà des exigences conventionnelles énoncées par la Cour de Strasbourg. La Cour de cassation a abandonné sa jurisprudence selon laquelle une atteinte à la dignité de la personne en raison des conditions de détention ne saurait constituer un obstacle légal au placement et au maintien en détention provisoire, pour mieux pouvoir répondre à la recommandation de l’arrêt J.M.B. d’établir un recours préventif permettant, effectivement, aux détenus de redresser la situation dont ils sont victimes et d’empêcher la continuation de la violation alléguée. Le raisonnement suivi est animé d’un réel esprit de dialogue avec la Cour de Strasbourg caractérisé notamment par la reprise de l’affirmation historique des célèbres arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 15 avril 2011 qui, comme on le sait, ont reconnu l’autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme en proclamant que les États sont tenus de respecter ses décisions sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation. Plus encore, le 2 octobre 2020, le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions litigieuses du Code de procédure pénale relatives à la détention provisoire et enjoint au législateur de réformer la législation. En procédant ainsi, et en obligeant le législateur à agir rapidement, il transforme l’entente des juges en entente des pouvoirs publics contre le fléau des conditions de détention provisoire indignes. Le législateur a été contraint de réagir afin d’instaurer un recours juridictionnel en cas de conditions de détention indignes. Une proposition de loi sénatoriale a été adoptée en ce sens, devenue la loi n° 2021-843 du 8 avril 2021 (JO 9 avr.).
Euro-compatibilité des dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, telles que contrôlées par le Conseil d’Etat. La solution rendue dans l’affaire Ayoub sonne comme une validation du contrôle opéré par le Conseil d’Etat sur les mesures de dissolution d’associations. On aura beau mettre l’accent sur le contrôle concret de la Cour et l’inévitable casuistique, lorsque la Cour relève l’absence de solution intermédiaire dans la législation française et d’un véritable contrôle de proportionnalité par le Conseil d’Etat elle se situe sur le terrain des principes. Semblable bienveillance nous semble pouvoir être transposée à toutes les hypothèses où seront en cause des associations incitant clairement à la violence. Il est à relever que le projet de loi confortant le respect des principes de la République n’entendait pas sortir de la logique du « tout ou rien », la nouvelle mesure de suspension étant seulement prévue pour les associations ou groupements dont les agissements entrent dans le champ des dispositions de l’article L. 212-1 et qui font l’objet d’une procédure de dissolution. Dans sa décision du 13 août 2021 sur la constitutionnalité de la loi confortant le respect des principes de la République, le Conseil constitutionnel a estimé qu’en « permettant au ministre de l’intérieur de prendre (une mesure de suspension) pour une durée pouvant atteindre six mois dans l’attente d’une décision de dissolution, (les dispositions litigieuses) ont pour objet de suspendre les activités d’une association dont il n’est pas encore établi qu’elles troublent gravement l’ordre public ».
Adapter la motivation des arrêts. La conséquence de l’arrêt Sanofi est d’obliger le juge interne à être plus rigoureux dans la motivation des refus de saisir la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel. Dans la mesure où la motivation des Cours suprêmes s’est considérablement enrichie ces dernières années, cette évolution ne devrait pas poser d’énormes difficultés. D’ailleurs, comme le note Alexandre Palanco, « le renvoi à titre préjudiciel ou le rejet de la demande de renvoi font (déjà) partie des hypothèses de mise en œuvre d’une motivation « en forme développée » selon la note publiée par la Commission de mise en œuvre de la réforme de la Cour de cassation ». Dans une décision du 21 avril 2021, le tribunal administratif de Paris s’est explicitement référé à l’arrêt Sanofi en relevant que « le paragraphe 1 de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales met à la charge des juridictions internes une obligation de motiver, au regard du droit applicable, les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle. En revanche, comme la Cour l’a indiqué au point 61 de l’arrêt du 20 septembre 2011 précité, il ne lui appartient pas de connaître d’erreurs qu’auraient commises les juridictions internes dans l’interprétation ou l’application du droit pertinent » (21 avril 2021, 1823994/2).
Bémol. En revanche,la prise en compte par les autorités françaises de l’arrêt Baldassi sur l’appel au boycott se fait attendre. Il y a en effet de quoi être surpris à la lecture de la dépêche adressée par le garde des sceaux aux procureurs le 20 octobre 2020 : « la Cour européenne n’a donc pas invalidé la possibilité de poursuites des appels au boycott ». La présomption de protection conventionnelle renforcée de l’appel au boycott est ainsi laissée de côté, le garde des sceaux retenant une approche minimaliste de la solution de la Cour. La discussion n’en demeure pas moins ouverte : faut-il comprendre l’arrêt Baldassi comme une condamnation de l’interprétation des juridictions françaises dans une affaire donnée ? Ou au contraire comme une condamnation de l’approche adoptée par le droit français à l’égard d’actes de boycott (approche de la juge O’Leary).