La naissance de l’enseignement du droit des libertés en France : faux départ et nouvelle donne
Ce texte est la retranscription d’une intervention lors d’un colloque sur l’enseignement du droit des libertés organisé à Grenoble le 10 novembre 2023 par le CRJ (EA 1965) et le CESICE (EA 2420) en collaboration avec la Société d’histoire des facultés de droit. Les actes de cette manifestation seront publiés dans la Revue d’histoire des facultés de droit.
Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR CNRS 8103)
La création du cours de droit des libertés publiques tel que nous le connaissons aujourd’hui procède de deux textes réglementaires datés respectivement de 1954 et 1962. Le décret n°54-343 du 27 mars 1954 modifiant le régime des études et des examens en vue de la licence de droit a prévu la création d’un enseignement de libertés publiques dans la quatrième année de licence, enseignement obligatoire au sein de la section de droit public et de science politique de la licence de droit et optionnel pour la section de droit privé. Le décret n°62-768 du 10 juillet 1962 fixant le régime des études et des examens de la licence en droit et de la première année de la licence ès sciences économiques a donné sa place actuelle à cet enseignement : il devient une matière semestrielle obligatoire en troisième année de licence.
Avant d’approfondir la réflexion sur cette création et ses prolongements, il est nécessaire de faire un point méthodologique. La difficulté lorsque la réflexion porte sur l’enseignement d’une matière est d’en connaître la réalité. Le plus évident serait bien sûr d’interroger les enseignants-chercheurs qui assurent ce cours mais les différents acteurs et actrices de la création du cours de libertés publiques ne sont plus. Aussi convient-il de se tourner vers les ouvrages à destination des étudiants. Cette démarche pose plusieurs difficultés. D’abord, elle permet de rendre compte des conceptions de quelques auteurs tout au plus, dont on ignore s’ils sont représentatifs de la manière dont l’ensemble de leurs collègues appréhendaient cet enseignement. Et cela est d’autant plus vrai qu’il n’a longtemps existé qu’un nombre réduit d’ouvrages. Jusqu’à la fin des années 1960, il s’agit essentiellement du précis de Claude-Albert Colliard, de l’ouvrage de Georges Burdeau et du polycopié des cours du droit de Jean Rivero. Par ailleurs, cette démarche repose sur la présomption que l’ouvrage retranscrit fidèlement le cours effectivement délivré aux étudiants. Or, l’on se doute bien que tel n’est pas le cas de ceux d’entre eux qui dépassent un certain volume. Ce constat est surtout vrai pour la littérature récente. Pour la période plus ancienne, il est possible de se référer aux polycopiés des cours du droit, aux ouvrages de répétitions écrites et aux manuels élémentaires tels qu’ils étaient conçus au début du XXe siècle. Au total, le risque est donc que le propos rende compte plutôt d’une représentation idéalisée d’un enseignement plutôt que de sa réalité.
Cette précision ayant été apportée, la réflexion proposée s’inscrira dans le temps long. En effet, pour comprendre cette autonomisation du droit des libertés à travers un cours dédié, il conviendra aussi bien d’appréhender la période qui précède cette création que de mettre en valeur la destinée contemporaine de cet enseignement. En effet, le premier constat qui s’impose est que la création d’un cours de libertés publiques en 1954 ne constitue en rien une rupture. Il s’inscrit au contraire clairement dans le registre de la continuité (I.). La vraie rupture est postérieure. Elle accompagne l’affirmation des libertés publiques puis des droits et libertés fondamentaux au sein de notre système juridique. Elle se manifeste à travers la diffusion de l’enseignement des libertés publiques au-delà du cours qui lui est dédié depuis 1962 (II.).
I. La création de l’enseignement en 1954-1962 : une continuité
Un non-événement. La création d’un cours de libertés publiques en 1954 a constitué ce que l’on peut appeler un non-évènement. On veut dire par là qu’elle est passée largement inaperçue au regard des autres enjeux portés par le décret de 1954. On pense en particulier au sectionnement de la licence de droit, à l’ajout d’une quatrième année et à la systématisation des enseignements pratiques 1. Le sectionnement, en particulier, a suscité de vives critiques en raison de la dévaluation du droit civil et du droit commercial dans la formation des licenciés en droit qu’il impliquait 2. La création du cours de libertés publiques est passée d’autant plus inaperçue qu’en réalité elle n’en était pas vraiment une. Dit autrement, il existait déjà un cours dédié à l’étude du régime des principales libertés au sein des facultés de droit ou du moins de certaines d’entre elles : il s’agit du cours optionnel de droit public général de troisième année. En effet, ce cours à l’intitulé passe-partout a servi de réceptacle à un enseignement dont la nécessité était acquise mais qui peinait à trouver sa place au sein des cours de droit public des deux premières années de la licence.
Né de la cuisse du droit constitutionnel. Pour comprendre cette situation, il convient de revenir aux prémices de l’enseignement du droit public au sein des facultés de droit et en particulier du droit constitutionnel. Dans son rapport au roi sur l’ordonnance du 22 août 1834 portant création d’une chaire de droit constitutionnel français à la Faculté de droit de Paris, le ministre de l’instruction François Guizot a fixé pour longtemps ce que recouvre l’enseignement du droit constitutionnel : « L’exposition de la Charte et des garanties individuelles et des institutions politiques qu’elle consacre » 3. L’enseignement du droit constitutionnel comprend donc à la fois l’étude de l’organisation politique et celle des droits individuels (ou publics). Cette trame sera reprise par la suite au moment où le cours de droit constitutionnel sera à nouveau proposé dans les facultés de droit. Le décret du 1er août 1905 relatif à la licence de droit retient d’ailleurs la dénomination « Éléments du droit constitutionnel et garanties des libertés individuelles » pour ce cours 4. L’idée se donne ainsi à voir dans les ouvrages de droit constitutionnel tout au long de la IIIe République 5. Un seul auteur, Marcel Prélot, se défiera avant 1954 du rattachement de l’étude des libertés individuelles au cours de droit constitutionnel pour des raisons de fond à savoir que le lien entre les premières et le second est de nature idéologique et qu’il existe des constitutions sans libertés 6. En tout état de cause, il est vite apparu que l’unique semestre consacré à l’enseignement du droit constitutionnel ne permettrait pas de rendre compte de l’ensemble du droit constitutionnel ainsi entendu. La plupart des ouvrages et polycopiés de cours à destination des étudiants de première année insistent sur le choix de mettre de côté l’étude des droits individuels 7 ou du moins ne leur consacrent que de modestes développements 8. Cette impasse peut d’autant plus se justifier que les lois constitutionnelles de 1875 ne sont pas accompagnées d’une déclaration des droits contrairement à la plupart de ses devancières 9.
Recalé du droit administratif. A défaut du cours de première année, il aurait été envisageable qu’une partie de l’enseignement du droit des libertés, celui du régime des libertés, soit assuré lors de l’un des deux semestres de droit administratif de la seconde année, en particulier lors des développements consacrés à la police administrative. Cette dernière peut s’analyser comme le régime juridique des atteintes administratives aux libertés publiques et le contentieux des libertés est alors avant tout un contentieux administratif. Il n’en sera néanmoins pas ainsi. Les auteurs d’ouvrages de droit administratif à destination des étudiants expriment tous la conviction que cet enseignement ne relève pas du droit administratif mais du droit constitutionnel ou du droit public 10. Au demeurant, ils se situent au diapason du programme du cours de droit administratif tel qu’il résulte par exemple de l’arrêté du ministre de l’Instruction du 31 décembre 1862 11. Il est vrai aussi que ce cours de deuxième année, le seul consacré au droit administratif, est déjà bien chargé avec la pléthore d’institutions et de matières administratives 12. Tout juste l’arrêté de 1862 mentionne-t-il la séparation des pouvoirs publics et ecclésiastiques au nombre des notions ayant vocation à être approfondies dans le cadre de ce cours. Il n’est pas indifférent de relever que le régime des cultes, et donc de la liberté de conscience, trouve place dans les ouvrages de droit administratif à l’exclusion des autres libertés 13. Il en est ainsi notamment chez Maurice Hauriou dans son célèbre précis 14. Seul à notre connaissance l’ouvrage d’Henri Berthélemy fait exception puisqu’il consacre plus d’une centaine de pages au régime juridique de plusieurs libertés publiques 15.
Relégué en troisième année. Faute de place dans le cours de droit constitutionnel et ne relevant pas du droit administratif, l’enseignement des droits individuels va trouver place dans un autre cours, le cours de droit public général proposé en doctorat puis en tant que cours optionnel de la troisième année de licence avec le décret du 1er août 1905 16. Après la Seconde guerre mondiale, Georges Vedel évoquait une « tradition très large et unanime » en ce sens 17. De son côté, Georges Burdeau en arrivait même à constater que le cours de droit public général « porte officiellement sur les libertés publiques » 18. La création du cours de libertés publiques se situe donc dans une forme de continuité. Il est significatif à cet égard que le premier véritable ouvrage commercial de droit des libertés publiques, mis de côté le 5ème tome de la seconde édition du traité de droit constitutionnel de Léon Duguit, le précis Dalloz de Claude-Albert Colliard, publié pour la première fois en 1950, ait fait l’objet d’un simple retirage en 1955 c’est-à-dire après le décret de 1954. Il n’est pas plus belle représentation de la continuité dans laquelle s’inscrit l’avènement de ce cours.
Cette année-là. Compte tenu des éléments déjà évoqués, la véritable nouveauté de cette séquence se situe en 1962. Alors qu’il aurait été question de verser l’enseignement de droit des libertés dans le cours de droit administratif 19, sa place s’en est trouvée rehaussée. Le décret de 10 juillet 1962 a procédé à une atténuation du sectionnement de la licence de droit en le reportant pour l’essentiel en quatrième année, la troisième année étant assise sur un tronc commun de six semestres. L’enseignement de libertés publiques acquiert alors un nouveau statut : matière optionnelle sous une autre dénomination avant 1954 , matière obligatoire de la quatrième année de la section de droit public en 1954, il devient une matière obligatoire de la troisième année. En bref, il devient un enseignement que tous les étudiants de la licence de droit sont tenus de suivre au même titre que trois autres enseignements de droit public à savoir le droit constitutionnel en première année et le droit administratif et les finances publiques en deuxième année.
Justification d’un coming out. Nous nous sommes attachés à banaliser l’avènement du cours de libertés publiques en soulignant que le principe même d’un enseignement consacré aux libertés publiques précède largement les décrets de 1954 et 1962. Il reste qu’il existe désormais un cours de licence ainsi dénommé et dont le programme est détaillé par des arrêtés successifs du 29 décembre 1954 20 puis du 3 août 1962 21. La question est alors celle de la signification du choix de cette nouvelle appellation. Spontanément, deux considérations complémentaires viennent à l’esprit. Le contexte historique d’abord neuf années à peine après la fin de la guerre de toutes les horreurs. Une conscience s’est affirmée, qui a changé la donne juridique : une nouvelle constitution accompagnée d’une déclaration des droits (27 oct. 1946), une déclaration universelle des droits de l’homme (10 déc. 1948) et une convention européenne des droits de l’homme (4 nov. 1950). Il faut également pointer des considérations pragmatiques : la réforme de 1954, le sectionnement et l’allongement de la licence de droit, ont conduit à un développement des enseignements relevant du droit public. Jusqu’en 1954, seuls 5 semestres lui sont consacrés dont un semestre optionnel (décret du 2 août 1922). Le décret de 1954 prévoit le passage à dix semestres et donc la création de nouveaux enseignements (« Grands services publics » notamment). La conservation d’un intitulé généraliste pour un enseignement portant sur les libertés publiques n’aurait donc eu aucun sens. De son côté, Patrick Wachsmann a développé une lecture politique du choix opéré par le pouvoir réglementaire. Il a défendu l’idée que « la seule institution, sous ce nom, d’un enseignement spécifique [avait vocation à véhiculer] un message : il existe une discipline dont cet enseignement rend compte et son intitulé a pour fonction d’indiquer le caractère libéral du système juridique français », alors même que « les solutions législatives et jurisprudentielles consacraient davantage les prérogatives de l’administration, en particulier de l’autorité de police, que les droits des administrés » 22. Il est bien sûr difficile de se faire une idée sur ce point. L’explication avancée par Patrick Wachsmann fait écho à certains égards aux écrits contemporains du décret de 1954. Le discours du déclin des libertés est en effet prégnant dans cette littérature 23. Mais, il s’agit alors surtout de pointer l’utilité d’un cours à même de sensibiliser le jeune public à un sujet d’importance et qui n’a pas été abordé en tant que tel lors des deux premières années plutôt que d’élaborer une sorte de narratif d’un système juridique libéral à rebours de la réalité vécue.
Constance de la consistance. La continuité que nous avons mise en valeur entre le cours de droit public général et le cours de libertés publiques est également évidente lorsque l’on appréhende la conception de cet enseignement par les auteurs. On peut d’ailleurs être surpris que lors de la réforme de 1954 certains auteurs de droit privé assimilent encore cet enseignement à un cours de culture générale portant sur des connaissances extra-juridiques 24. Avant comme après 1954 et 1962, cet enseignement s’attache en priorité à l’étude du régime juridique des libertés et de leurs garanties. Cette continuité est assurée par deux arrêtés successifs des 29 décembre 1954 25 et 3 août 1962 26 qui exposent dans les mêmes termes le programme des examens sanctionnant cet enseignement. Compte tenu de leur grand nombre, les enseignants sont amenés à opérer des choix par des renvois plus ou moins explicites à d’autres cours de la licence. On pense au droit pénal et à la procédure pénale pour la sûreté 27. De même, l’étude du droit de coalition (droit de grève) et de la liberté syndicale relève traditionnellement des cours de droit de la législation industrielle puis de droit du travail 28. Enfin, l’enseignement ne porte que sur des libertés et ne prend donc pas en charge l’étude de ce que l’on appellera les droits sociaux créances (ou droits de solidarité). Un débat s’est développé à la fin du XIXème siècle sur la nature des droits à l’assistance, à l’instruction ou encore au travail. Conformément à ses convictions solidaristes, Léon Duguit a intégré les obligations positives qui pèsent sur l’Etat dans le champ de cet enseignement, étant entendu qu’il réfute de manière générale la notion de droit subjectif 29. En revanche, les autres auteurs concentrent leur propos sur les seules libertés publiques. Sous la IIIème République, cette exclusion des droits de solidarité était justifiée par leur absence des différentes déclarations 30 et le constat que les textes relatifs à l’assistance et à l’instruction créaient des devoirs pour l’Etat et non de véritables droits individuels 31. Après, l’entrée en vigueur du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, Claude-Albert Colliard choisit de se concentrer sur les seuls droits qui s’analysent comme des limitations du pouvoir de l’Etat 32. Quant à Jean Rivero, il pointe la différence de nature entre les libertés traditionnelles et ces droits sociaux 33. La théorie générale des seconds inclurait la quasi-totalité des règles du droit administratif de telle sorte qu’ils ne possèderaient aucune spécificité juridique et ne pourraient être englobés dans une synthèse commune avec les libertés traditionnelles.
II. La diffusion de l’enseignement : depuis les années 1980
Jouir sans entraves. Il n’est pas excessif de dire que le droit des libertés a connu une seconde naissance à partir de la fin des années 1970. Elle est bien sûr liée aux évolutions qu’a connues la société française durant les trente glorieuses. On évoque la fin des grands desseins religieux (sécularisation) ou politique (fin de l‘utopie communiste) à même de conférer une transcendance et une légitimité à la contrainte collective. On insiste sur la libération des mœurs et des corps. Dans ce contexte, les droits de l’homme ont acquis une nouvelle place, celle d’une idéologie : un système de représentation du monde et de la société où les droits de l’individu ont vocation à primer. Le droit positif a bien sûr retranscrit ces évolutions. A gros trait, on pourrait dire qu’il a connu un double phénomène de subjectivisation et de fondamentalisation. La subjectivisation renvoie à l’averse de droits subjectifs décrite par Jean Carbonnier 34. La fondamentalisation évoque l’avènement des normes supra-législatives et donc un nouvel équilibre entre la loi majoritaire et les droits de l’individu. L’ensemble des branches du droit, selon des modalités et une intensité variables ont vu s’affirmer l’exigence de prise en compte et de garantie des droits de l’individus. Cette évolution ne pouvait rester sans conséquence sur l’enseignement du droit des libertés.
Nouvelle dénomination. La plus évidente a été le changement de dénomination du cours de troisième année au début des années 1990 35. Il a déjà été beaucoup écrit sur les raisons de ce changement 36. Il a bien sûr partie liée avec le phénomène de fondamentalisation déjà évoqué mais la difficulté de vocabulaire avait déjà été relevée par Georges Vedel en son temps 37. Elle a le mérite d’émanciper la réflexion sur les libertés de la perspective exclusivement stato-centrée et verticale. La petite histoire a également pointé le rôle de Louis Favoreu dans cette évolution. Il s’est appuyé sur ce concept pour rénover la doctrine du droit constitutionnel et promouvoir l’étude du contentieux constitutionnel. Le recours à l’expression « droits fondamentaux » lui a permis à la fois d’emprunter à l’aura du modèle allemand de protection des droits fondamentaux, de décrire une trajectoire, – la France étant censée s’engager dans la voie de l’exception d’inconstitutionnalité -, et de s’émanciper d’un vocabulaire, – celui de « Libertés publiques » -, d’inspiration légicentriste et administrativiste 38.
Diffusion. Le droit des personnes (L1). Sur le terrain qui nous intéresse, l’affirmation de cette exigence a conduit à une diffusion de l’enseignement du droit des libertés. On veut dire par là que cet enseignement s’est diffusé au-delà du cours canonique de la troisième année de licence délivré par un enseignant publiciste. Deux cours de droit privé de la licence en sont l’illustration la plus évidente : le droit des personnes de première année et le droit du travail de troisième année. Le droit civil connaît depuis le début du XXème siècle, la catégorie des droits de la personnalité, droits extra-patrimoniaux qui protègent les différents aspects de la personnalité de l’individu. Mais il ne s’agit à l’origine que d’une catégorie élaborée par la doctrine afin de rendre compte de certaines jurisprudences en matière de responsabilité civile sur le fondement desquelles était assurée la réparation des atteintes à la vie privée, à l’image et à l’honneur. Formellement, il ne s’agissait donc pas de véritables droits subjectifs. Louis Josserand en excluait donc l’étude parce qu’il estimait que, faute d’avoir fait l’objet d’une réglementation plus ou moins précise, ces supposés droits n’avaient pas accédé au rang de véritables institutions juridiques 39. Ces débuts timides expliquent la faible place laissée dans un premier temps à ces droits de la personnalité dans les ouvrages de droit des personnes. M. Planiol, A. Colin et H. Capitant renvoyaient quant à eux leur étude aux enseignements de droit public 40. Le contraste est saisissant avec les ouvrages actuels de droit des personnes. Les développements relatifs aux droits de la personnalité, voir aux droits de l’homme, sont parfois substantiels et constituent de véritables cours de droit des libertés. Ils représentent un tiers voir plus du volume de plusieurs ouvrages de référence 41. Cette montée en puissance est liée à la fois à l’action du législateur et au droit de la CEDH. Après la tentative avortée de la commission de réforme du Code civil présidée par le doyen Julliot de la Morandière dans les années 1950 42, le législateur a progressivement repris à son compte la catégorie des droits de la personnalité. Le droit au respect de l’intimité de la vie privée (loi du 17 juillet 1970), puis le droit au respect du corps (loi du 29 juillet 1994) ont successivement pris place au sein du Code civil. Au-delà, les exigences de la CEDH telle qu’interprétée par la Cour de Strasbourg, ont résonné dans l’ensemble du régime juridique de la personne et de son corps.
Diffusion. Le droit du travail (L3). L’enseignement du droit du travail et avant lui, le cours de législation industrielle, ont toujours comporté des développements importants de droit des libertés publiques. Au titre des relations collectives, il a déjà été vu qu’il traite traditionnellement du droit de coalition, devenu le droit de grève, et du droit syndical et donc du régime de la libertés syndicale 43. Les libertés ont acquis une nouvelle place dans cet enseignement à partir de la fin des années 1970. Inspirée par un arrêt du Conseil d’Etat (CE Ass., 1er févr. 1980, Min. du travail c/ Soc. des peintures Corona, n°06361, Rec. 59), la loi du 5 août 1982 a limité la possibilité pour le règlement intérieur de restreindre les libertés individuelles et collectives des salariés. La loi du 31 décembre 1992 a étendu cette exigence à l’ensemble des mesures patronales. Par ailleurs, le droit du travail a intégré un cadre juridique assez dense en matière de lutte contre les discriminations issu du droit dérivé de l’Union européenne et de la loi (notamment la loi n°2001-1066 du 16 novembre 2001). Certains ouvrages rendent comptent de cette évolution à travers de substantiels développements sur les droits et libertés du salarié 44.
Un paradis perdu : le droit constitutionnel. On l’a vu, l’enseignement du droit des libertés a longtemps était perçu comme relevant en priorité du programme du cours de droit constitutionnel. Il n’a quitté ce cours qu’en raison de contraintes de temps. La montée en puissance du contrôle de constitutionnalité des lois a priori puis la mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité ont pu inciter à réintroduire cet enseignement au sein du cours de droit constitutionnel de première année qui comporte deux semestres depuis 1954. Nulle surprise à ce que l’ouvrage de droit constitutionnel initié par Louis Favoreu consacre ainsi une partie entière au droit constitutionnel des libertés 45. Cet exemple n’a guère été suivi. Il semble acquis désormais que le contentieux constitutionnel des libertés a sa place dans le cours de licence 3 ou dans le cours de contentieux constitutionnel généralement proposé dans les masters de droit public.
Nouveaux espaces. Au-delà des enseignements traditionnels de la licence, l’enseignement du droit des libertés a trouvé de nouveaux espaces dans les masters de droit. Il a déjà été relevé qu’il trouve sa place dans le cours de contentieux constitutionnel délivré en Master 1 de droit public. Il n’est qu’à se tourner vers l’ouvrage de référence pour en constater l’importance 46. De même, il n’est pas rare désormais que le droit de la CEDH, voir le droit international des droits de l’homme, soient enseignés dans les masters de droit international et de droit privé. Plus significatif encore est la place acquise par le droit des libertés dans la formation des futurs avocats. Elle s’exprime à travers l’évolution du programme du grand oral de l’examen d’accès aux centres régionaux de formation professionnelle des avocats (CRFPA) depuis le début des années 1990 (arrêté du 7 janvier 1993). Il avait jadis pour objet la seule culture générale (décret n°80-234 du 2 avril 1980). L’arrêté du 17 octobre 2016 définit aujourd’hui son programme à travers une énumération : « culture juridique générale, origine et sources des libertés et droits fondamentaux, régime juridique des libertés et droits fondamentaux et principales libertés et les principaux droits fondamentaux ». Cette place nouvelle est importante puisque désormais le marché éditorial du droit des libertés est plutôt celui de l’examen du CRFPA que du cours de licence 3.
Une consistance incertaine. L’évolution décrite ci-dessus explique que cet enseignement n’a plus nécessairement la même consistance qu’auparavant. Il s’est fortement enrichi et diversifié. Il a peut-être aussi perdu en cohérence et surtout en unité. Le plus évident est que sa coloration administrativiste s’est fortement atténuée. Il a intégré les développements des jurisprudences constitutionnelles et européennes. Il a acquis une dimension horizontale comme l’atteste sa prise en compte dans certains cours de droit privé. Il s’est aussi enrichi de nouvelles catégories de droit, le plus évident étant l’affirmation du droit des discriminations et des droits en rapport avec le procès (droit au procès équitable par ex.). Si on y ajoute les incertitudes relatives aux notions mobilisées dans cet enseignement, – libertés publiques, droits et libertés fondamentaux, droits de l’homme, droits humains, etc. -, on comprend que la multiplication des acteurs et des lieux de cet enseignement se paye au prix d’une certaine anarchie.
Notes:
- L. Trotabas, « La réforme de la licence de droit », D. 1953,ch.,75. ↩
- G. Ripert, « La réforme des études dans les facultés de droit », D. 1955,ch.,135 : J. Mazeaud, « La réforme de la licence de droit et l’accès aux professions judiciaires », JCP 1956,I,1285. ↩
- J.-B. Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’Etat, T. 34, Année 1834, 1834 p. 220. ↩
- JO 3 août 1905, p. 4750 ↩
- ex. L. Duguit, Manuel de droit constitutionnel, Fontemoing, 1911, p. 200 et s. ; M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 2e éd., 1929, p. 612 et s. ; F. Moreau, Précis élémentaire de droit constitutionnel, Sirey, 9e éd., 1921, p. 455 et s. ; Th. Aumaitre, Manuel de droit constitutionnel, F. Pichon, 1890, p. 202 et s. ; Ph. Jalabert, Programme du cours de droit constitutionnel, Moquet, 1888. ↩
- M. Prélot, Précis de droit constitutionnel, Dalloz, 1948, p. 17. ↩
- A. Saint-Girons, Manuel de droit constitutionnel, Larose et Forcel, 2e éd., 1885, p. 3 ; G. Gidel, Répétitions écrites de droit constitutionnel, Les cours de droit, 1922-1923, p. 323 et s. ; J. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, Domat, 2e éd., 1947, p. 3. ↩
- Ex. : A. Esmein, Eléments de droit constitutionnel, Larose, 1896, p. 363 et s. ; A. de la Pradelle, Cours de droit constitutionnel, Pedone, 1912, p. 498. ↩
- Ex. : J. Barthélémy, Précis de droit constitutionnel, Dalloz, 1932. ↩
- A. Batbie, Précis du cours de droit public et de droit administratif, Cotillon, 5e éd., 1885, p.1 ; L. Cabantous et J. Liégeois, Répétitions écrites sur le droit administratif, Marescq ainé, 6e éd., 1881, p. 2 ; J.-B. Simonet, Traité élémentaire de droit public et administratif, Cotillon, 2e éd., 1890 ; J. Marie, Éléments de droit administratifs, Larose et Forcel, 1890, p. 5 ; F. Bœuf, Résumé de répétitions écrites sur le droit administratif, Dauvin frères, 8e éd., 1883, p. IV. ↩
- Bull. adm. de l’instruction publique, Tome 13 n°156, déc. 1862. p. 258. ↩
- ex. : R. Bonnard, Précis élémentaire de droit administratif, Sirey, 1926 ; M. Waline, Manuel élémentaire de droit administratif, Sirey, 2e éd., 1939 ; R. Foignet, Manuel élémentaire de droit administratif, Rousseau, 2e éd., 1893. ↩
- A. Batbie, préc., p. 599 ; J.-B. Simonet, préc., p. 776 ; F. Bœuf, préc., p. 486. ↩
- Précis de droit administratif et de droit public, Dalloz, 12e éd., 1933, p. 631 et s. Voir également le renvoi opéré dans son précis de droit constitutionnel, préc., p. 656, nbp n°11. ↩
- Traité élémentaire de droit administratif, Rousseau, 13e éd., 1933, pp. 267-379. ↩
- sur la genèse de ce cours, G. Richard, Enseigner le droit public à Paris sous la troisième République, Thèse Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2013, p. 264 et s. ↩
- G. Vedel, Cours de droit public, Licence 3e année, 1948-1949, Les cours du droit, p. 4. ↩
- G. Burdeau, Manuel de droit public. Les libertés publiques. Les droits sociaux, LGDJ, 1948, préface. ↩
- En ce sens, C.-A. Colliard, Libertés publiques, Précis Dalloz, 3e éd., 1968, p. 1 ↩
- JO 8 janvier 1955, p. 375. ↩
- JO 10 août 1962 p. 7975. ↩
- « Une discipline performative : Les libertés publiques ou fondamentales », in F. Audren, et S. Barbou des Places (dir.), Les disciplines en droit, LGDJ, Contextes, 2018, p. 265. ↩
- C.-A. Colliard, Précis de droit public. Libertés publiques, Dalloz, Précis, 1955, p. 12 ; J. Rivero, Cours de libertés publiques, 1963-1964, p. 4 ; J. Robert, Libertés publiques, Montchrestien, Domat, 1972, p. 5. Égal. P.-M. Gaudemet, « Les transformations de l’enseignement universitaire du droit public », Études et documents, 1967, fasc. 20, Imprimerie nationale, 1968. ↩
- J. Mazeaud, art. préc. ; R. Piret, « La réforme des études en France », Journal des tribunaux, 11 avril 1954, n°4019, p. 1. ↩
- JO 8 janvier 1955, p. 375. ↩
- JO 11 août 1962, p. 7975. ↩
- Telle semble être la démarche implicite de M. Hauriou qui met de côté l’étude des « libertés civiles » dans son précis de droit constitutionnel, préc. ↩
- H. Capitant et P. Cuche, Précis de législation industrielle, Dalloz, 2e éd., 1930, p. 36 et s. ; P. Pic, Traité élémentaire de législation industrielle, Rousseau, 6e éd., 1930, p. 169 et s. ; G. Camerlynck et G. Lyon-Caen, Précis de droit du travail, Dalloz, 1965, p. 365 et s. ↩
- L. Duguit, Manuel de droit constitutionnel, préc., p. 276 et s. ↩
- F. Moreau, ouvrage préc., n°476. ↩
- A. Esmein, ouvrage préc., p. 373. ↩
- Libertés publiques, Dalloz, Précis, 1959, n°173. ↩
- Cours de libertés publiques, préc., p. 113. ↩
- Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, Champs, Essais, 1996, p. 124-125. ↩
- arrêté du 19 février 1993 relatif au diplôme d’études universitaires générales droit et aux licences et aux maîtrises du secteur droit et science politique. ↩
- S. Etoa, Le passage des libertés publiques aux droits fondamentaux, Thèse Université de Caen Basse Normandie, 2010 ; V. Champeil-Desplats, « Des libertés publiques aux droits fondamentaux : effets et enjeux d’un changement de dénomination », Juspoliticum, 2015, n°5 [en ligne]. ↩
- ouvrage préc., p. 143 et s. ↩
- L. Favoreu et a., Droit des libertés fondamentales, Dalloz, précis, 4e éd., 2002, p. 1 et s. ↩
- Cours de droit civil français, Sirey, T1, 3e éd., 1938, n°205. ↩
- A. Colin et H. Capitant, Cours élémentaire de droit civil français, Dalloz, T1, 6e éd., 1930, p. 102 ; M. Planiol et G. Ripert, Traité élémentaire de droit civil, LGDJ, T1, 11e éd., 1928, n°2151. ↩
- B. Teyssié, Droit civil. Les personnes, LexisNexis, 24e éd., 2022, pp. 30-296 ; F. Zenati-Castaing et Th. Revet, Manuel de droit des personnes, PUF, Droit fondamental, 2006, pp. 204-339 ; J.-M. Bruguière et B. Gleize, Droit des personnes, Dalloz, Sirey Université, 2023 p. 241 et s. ↩
- Commission de réforme du Code civil, Avant-projet de code civil, Livre préliminaire. Livre Premier, Sirey, 1955, p. 235. ↩
- H. Capitant et P. Cuche, P. Pic, G. Camerlynck et G. Lyon-Caen, ouvrages préc. ↩
- E. Peskine et C. Wolmark, Droit du travail, Dalloz, Hypercours, 2024, p. 231 et s. ; G. Auzero et D. Baugard et E. Dockès, Droit du travail, Dalloz, Précis, 37e éd., 2023, p. 953 et s. ↩
- Droit constitutionnel, Dalloz, 26e éd., 2024, pp. 1039-1233. Également, B. Mathieu et D. Verpeaux, Droit constitutionnel, PUF, Droit fondamental, 2004, p. 239 et s. ↩
- D. Rousseau et a., Droit du contentieux constitutionnel, Monchrestien, Domat, 13e éd., 2023, pp. 743-998. ↩