Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Premier semestre 2023
Par Mustapha Afroukh, Maître de conférences HDR en droit public à Université de Montpellier, IDEDH UR_UM205, Caroline Boiteux-Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH UR_UM205, Thibaut Larrouturou, Maître de conférences en droit public à Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, ISJPS UMR 8103, ancien référendaire à la Cour européenne des droits de l’homme.
1. Un juge pour la liberté – décès de Jean-Paul Costa. Quelle que soit la force des espoirs placés dans une juridiction internationale au moment de sa création, ceux-ci ne peuvent qu’être déçus si les hommes et femmes appelés à incarner l’institution ne sont pas à la hauteur des idéaux portés par ses fondateurs. Dans le cas précis d’une Cour créée au lendemain de la Seconde guerre mondiale pour veiller au respect, par les États européens, des droits et libertés fondamentaux garantis aux personnes placées sous leur juridiction, la barre est de toute évidence située à une altitude difficilement atteignable par le commun des mortels. Jean-Paul Costa, décédé le 27 avril 2023, était toutefois de ceux qui se hissent naturellement au niveau des attentes les plus élevées. La richesse de son parcours, notamment après qu’il ait rejoint le Conseil d’État en 1966, s’accommode mal d’un hommage limité à quelques lignes. L’on renverra dès lors sur ce point au vibrant in memoriam né de la plume de deux de ses proches 1. Qu’il soit simplement permis de dire à ceux qui n’ont pas eu le plaisir de le connaître que Jean‑Paul Costa a été le deuxième français à accéder à la présidence de la Cour européenne des droits de l’homme, après René Cassin. Il n’est pas exagéré d’affirmer que son mandat à la tête de la juridiction strasbourgeoise a été décisif pour sa survie même, tant les défis que cette dernière avait alors à affronter étaient écrasants – rappelons simplement que près de 160.000 requêtes étaient pendantes devant la Cour en 2011. Les réformes adoptées ou impulsées sous sa présidence ont permis au juge strasbourgeois de garder pied dans le flot des recours. Son départ de la Cour n’a en rien éteint son engagement en faveur des droits et libertés, ce dont témoignent aussi bien sa présidence de l’Institut international des droits de l’homme-Fondation René Cassin que son attachement à la formation des jeunes générations. Modeste, accessible et incroyablement bienveillant, Jean‑Paul Costa suscitait immanquablement le respect, le plus souvent teinté d’admiration, de ses interlocuteurs. Ainsi, citant Shakespeare, il pourrait paraître tentant d’affirmer que « c’était un homme, et sur tous les plans, nous ne retrouverons pas son pareil » 2, si ce n’était que l’on espère sincèrement trouver de nombreux hommes et femmes comme lui dans les couloirs du Palais des droits de l’homme pour les années et décennies à venir. La nécessité d’une protection internationale des droits et libertés à la hauteur des promesses de l’après-guerre a en effet rarement paru plus prégnante qu’aujourd’hui, ce dont a d’ailleurs témoigné la tenue d’un sommet historique en Islande au printemps 2023.
2. Avenir de la Convention et de la Cour – sommet de Reykjavík. Un sommet des chefs d’État et de gouvernement des États membres du Conseil de l’Europe s’est tenu les 16 et 17 mai 2023 à Reykjavik. Il s’agissait seulement de la quatrième rencontre des plus hauts représentants des pays concernés, en soixante-treize ans d’existence de cette organisation internationale. Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie a été le catalyseur de ce sommet, les questions abordées lors de ce dernier ne se sont pas limitées à celles touchant directement ce conflit : au-delà d’une déclaration en faveur de l’Accord partiel élargi sur le Registre des dommages causés par l’agression de la Fédération de Russie contre sa voisine et d’une déclaration sur la situation des enfants d’Ukraine, la Déclaration de Reykjavík comporte une annexe intitulée « Se réengager en faveur du système de la Convention, pierre angulaire de la protection des droits de l’homme au Conseil de l’Europe ». Plusieurs éléments de cette Déclaration peuvent susciter, du moins sur le papier, la satisfaction de la Cour européenne des droits de l’homme. Si les chefs d’État et de gouvernement, passage obligé, ont tenu à rappeler « l’importance du principe de subsidiarité et de la marge d’appréciation pour la mise en œuvre de la Convention au niveau national», ils ont aussi souligné l’« obligation inconditionnelle de se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels [les États] sont parties », rejeté les « attaques à hauts niveaux politiques contre les droits protégés par la Convention et les arrêts de la Cour visant à les sauvegarder », affirmé que l’adhésion de l’Union européenne à la Convention « renforcera la cohérence dans la protection des droits de l’homme en Europe » et reconnu « que les ressources actuelles de la Cour sont insuffisantes et non viables pour traiter de manière adéquate l’afflux de requêtes nouvelles et pendantes ». Il y a certes lieu de se féliciter de l’attachement à la Convention ainsi affiché au plus haut niveau, mais il convient de ne pas porter d’œillères s’agissant de l’apparente unité de façade du continent européen : plusieurs États membres du Conseil de l’Europe s’enorgueillissent d’adopter des discours et des politiques résolument contraires aux principes démocratiques et aux droits et libertés rappelés par la déclaration de Reykjavík. L’hommage du vice à la vertu… Par ailleurs, un point au moins de cette Déclaration restera selon toute vraisemblance entièrement lettre morte : le rappel à la Fédération de Russie qu’elle a le devoir de coopérer avec la Cour et d’exécuter ses arrêts portant sur des faits antérieurs à sa perte de qualité de Haute Partie contractante à la Convention. Les premiers mois de l’année 2023 n’invitent en effet pas à l’optimisme sur ce point.
3. La politique de la chaise vide – le contentieux russe. La Russie a cessé d’être partie à la Convention le 16 septembre 2022. Son ombre va pourtant habiter le prétoire de la Cour pour les années à venir, le temps que celle-ci traite le gigantesque stock d’affaires pendantes contre cet État. Trois arrêts du premier semestre 2023 ont posé les jalons de la démarche qu’elle entend suivre en la matière. Dans son arrêt de Grande Chambre en date du 17 janvier 2023, Fedotova et autres c/ Russie (nos 40792/10 et autres), elle a précisé que sa compétence pour trancher l’affaire dont elle était saisie était restée entière malgré le fait que l’État défendeur n’est plus partie à la Convention, dans la mesure où les faits litigieux ont eu lieu antérieurement au 16 septembre 2022. Cette position n’est nullement surprenante, la Cour l’ayant déjà exprimée dans une résolution adoptée en session plénière 3. L’arrêt Svetova et autres c/ Russie (no54714/17) du 24 janvier 2023 traite, quant à lui, d’une hypothèse sans doute appelée à se systématiser : celle dans laquelle le gouvernement défendeur, appelé par la Cour à présenter des observations sur la recevabilité et le fond d’une requête introduite contre lui, s’en abstient. En la matière, l’article 44C du Règlement de la Cour pose des règles claires depuis son insertion en décembre 2004 4. La Cour a en l’espèce conclu, fort heureusement, que le mutisme dont fait preuve la Russie ne l’empêche en rien de remplir son office, même si l’absence de contradictoire constitue bien évidemment en soi une difficulté majeure dans l’appréciation des faits et du droit national applicable. À ce sujet, la Cour a pris soin de préciser que l’absence de participation effective de l’État défendeur dans la procédure ne doit pas conduire automatiquement à accueillir les griefs des requérants. Enfin, dans une décision Russie c/ Ukraine (no36958/21) en date du 18 juillet 2023, la Cour a rayé du rôle une requête interétatique introduite par la Fédération de Russie, faute pour cette dernière de répondre aux courriers de la Cour relatifs à la procédure en cours et en l’absence de raison qui imposerait la poursuite de celle-ci malgré le silence gardé par la partie requérante. Le positionnement de la Cour quant aux requêtes introduites contre la Russie, aussi fondé en droit et bienvenu en opportunité soit-il, ne va pas contribuer à atténuer les difficultés de gestion du contentieux européen que la présidente Síofra O’Leary a une fois encore dû mettre en avant lors de son rendez-vous annuel avec les journalistes.
4. Vie de la Cour – requêtes pendantes, affinement de la procédure, accessibilité de la jurisprudence. Lors de sa conférence de presse rationnellement attachée à la rentrée solennelle de la Cour, le 23 janvier 2023, la présidente de la juridiction strasbourgeoise a égrené quelques chiffres particulièrement frappants : le nombre de requêtes pendantes devant celle-ci était, au 1er janvier, près de 75.000, un niveau en hausse et proprement insoutenable au regard des ressources dont bénéficie la Cour. Les trois quarts de ces affaires concernent uniquement cinq États (la Turquie, la Russie, l’Ukraine, la Roumanie et l’Italie) et, signe des temps, environ 10.000 d’entre elles portent sur des conflits armés entre deux États membres du Conseil de l’Europe (Russie/Géorgie, Russie/Ukraine, Arménie/Azerbaïdjan). La multiplication de ces requêtes, évidemment très difficiles à traiter (d’autant plus lorsqu’elles sont interétatiques), pose à elle seule un vrai défi à la Cour. Malgré cela, celle-ci continue à favoriser l’accessibilité de sa jurisprudence, notamment à destination des États n’ayant pas l’anglais ou le français pour langue officielle, ce dont témoigne la mise en ligne d’une version arménienne de sa base de données HUDOC. Par ailleurs, elle n’oublie pas de consacrer des efforts à l’affinement de la procédure applicable devant elle : dans le but d’encourager les tierces interventions, la Cour a publié une nouvelle version de son règlement et des instructions pratiques en la matière. Les personnes intéressées y trouveront des indications détaillées quant aux règles applicables et au contenu d’une tierce intervention. Ces précisions sont susceptibles d’intéresser tout particulièrement certaines organisations non gouvernementales et les parties aux procédures internes qui voient un avis être sollicité auprès de la Cour sur le fondement du Protocole no16 à la Convention, lequel continue par ailleurs de produire – timidement – ses effets.
5. Protocole no16 à la Convention – un cinquième anniversaire sous le sceau des premiers pas. Le Protocole no16 à la Convention est entré en vigueur le 1er août 2018, et affirmer qu’il connaît des débuts timorés constitue presque une litote. Ratifié à l’heure actuelle par vingt-deux États, soit quasiment la moitié des Hautes Parties contractantes, il n’a donné lieu qu’à six avis adoptés par la Grande Chambre. Les « premières fois » restent donc nombreuses : première demande d’avis consultatif présentée par une juridiction belge acceptée le 10 mai 2023 5, premier avis sollicité par une juridiction finlandaise adopté le 13 avril 2023 6 et, enfin, première décision du Conseil d’État français réceptionnant un avis sollicité par lui auprès de la Cour 7. Cette décision, et plus largement la séquence contentieuse dont elle est issue, méritent d’être appréciées à leur juste valeur en ce qu’elles concrétisent un usage singulier du Protocole no 16 à la Convention, particulièrement fidèle à l’esprit de subsidiarité qui l’anime. En effet, le Conseil d’État n’a en l’espèce pas demandé à la Cour son analyse de la loi française instituant une différence de traitement entre les associations de propriétaires « ayant une existence reconnue à la date de la création d’une association communale de chasse agréée » et les associations de propriétaires créées ultérieurement. Il lui a en revanche demandé selon quels critères il pourrait lui-même porter une telle appréciation. La différence entre ces deux démarches n’est pas mince, pour un système de protection des droits et libertés qui n’a d’autre choix que de s’ancrer de plus en plus profondément dans les systèmes nationaux. Elle pourrait inspirer d’autres juridictions supérieures réticentes à se départir de leur liberté d’appréciation des griefs qui leur sont soumis.
6. Plan de la chronique. Contexte géopolitique passablement compliqué, mise en avant de la subsidiarité et afflux des requêtes n’empêchent pas la Cour de continuer à jouer son rôle de vigie, ce qu’elle a fait activement au cours de ce semestre. Ainsi, pour la période allant du 1er janvier au 30 juin 2023 (ou un peu plus loin lorsque cela s’imposait), cinq thèmes ont été retenus : l’indépendance de la justice (I), les états d’urgence (II), le contentieux de l’asile et des étrangers (III), la liberté d’expression (IV) et la vie privée (V).
Th. Larrouturou
I – L’indépendance de la justice
7. Les requêtes relatives à des dysfonctionnements de la justice portées par des magistrats ont connu un accroissement numérique spectaculaire dans les dernières années. Il s’agit là, sans doute, de l’un des signes les plus inquiétants de l’affaiblissement de la démocratie, de l’état de droit et de la séparation des pouvoirs qui affecte de nombreux États européens, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest du Vieux continent. Plusieurs arrêts de la Cour en témoignent dans les premiers mois de 2023. Leur point commun, par-delà la thématique traitée, est de voir l’article 6 § 1 constituer le principal vecteur du raisonnement du juge strasbourgeois : il s’ensuit qu’il s’agit d’un contentieux à la fois particulièrement technique et parfois centré sur des points procéduraux quelque peu éloignés des véritables questions de principes posées par les cas d’espèce. Grande faiblesse d’un contentieux subjectif pourtant souvent présenté comme la panacée…
A. Manquement d’un Parlement de mener à bien le processus de nomination au Conseil supérieur de la magistrature
8. Un Conseil supérieur de la magistrature espagnol dans la tourmente. Alors que tous les regards, ou presque, sont tournés s’agissant du respect de l’état de droit vers l’axe des démocraties illibérales d’Europe centrale, de nombreux États d’Europe occidentale connaissent des crises plus ou moins larvées en la matière. L’Espagne est de ceux-ci, ce qu’un lecteur peu averti des évènements outre-pyrénéens apprendra à la lecture de l’arrêt Lorenzo Bragado et autres c/ Espagne (nos53193/21 et autres) en date du 22 juin 2023. Les racines de l’affaire s’enfoncent profondément dans l’histoire du pouvoir judiciaire de cet État : depuis une loi organique de 1985, le Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ), équivalent du Conseil supérieur de la magistrature français, voit ses vingt membres élus être désignés pour moitié par chacune des deux chambres du Parlement, à la majorité des trois cinquièmes. Ce qui peut paraître comme un système vertueux, imposant le consensus, est nécessairement grippé si les principales forces politiques du pays ne parviennent plus à s’entendre a minima sur des sujets fondamentaux, qui devraient en théorie échapper aux considérations politiciennes. C’est malheureusement le cas en Espagne depuis quelques années, de sorte que le renouvellement du CGPJ qui devait avoir lieu en décembre 2018 (sic) n’a, faute d’accord au Parlement, toujours pas eu lieu 8…
9. Question sur le droit d’accès au juge constitutionnel. Cet état de fait a été contesté par plusieurs magistrats ayant postulé aux fonctions de membre du CGPJ, dont les candidatures n’ont jamais été soumises à un vote du Parlement. Plus précisément, en octobre 2020, les requérants introduisirent un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel pour contester l’inaction du pouvoir législatif s’agissant de son devoir de renouveler la composition du CGPJ, ceci sur le fondement de l’article 23 § 2 de la Constitution espagnole garantissant le droit à un égal accès aux fonctions publiques. Ce recours fut déclaré irrecevable par le Tribunal constitutionnel eu égard à sa tardiveté, le délai de trois mois pour l’introduire ayant expiré soit le 4 décembre 2018, date de renouvellement théorique du CGPJ, soit le 4 décembre 2019, date d’entrée en fonction d’un Parlement issu de nouvelles élections et sensé exercer la responsabilité de renouveler cet organe. Disons-le d’emblée, le grief soulevé par les requérants sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention – l’irrecevabilité qui a frappé leur recours a porté atteinte à leur droit d’accès à un juge, car la fixation du point de départ du délai pour introduire un recours d’amparo dans le cas d’espèce était imprévisible – n’a pas spécialement d’intérêt, non plus que la réponse au fond de la Cour sur ce terrain. Tout l’enjeu de cet arrêt se trouve dans l’applicabilité de l’article 6 § 1 à la procédure litigieuse, laquelle soulève des questions parfaitement classiques mais dont les réponses ne s’imposaient nullement avec évidence dans le cas d’espèce.
10. Un droit à voir une candidature examinée par le Parlement dans un bref délai ? Pour que la Cour puisse se prononcer au fond sur la violation alléguée de l’article 6 § 1, il faut que les requérants démontrent qu’une réponse affirmative doit être apportée à plusieurs questions : la procédure qu’ils critiquent portait-elle sur un de leurs droits reconnus par l’État ? Ce droit était‑il le cas échéant de nature civile ? Et dans l’affirmative, la procédure était-elle décisive pour le droit en question ? La chambre ayant adopté cet arrêt s’est révélée particulièrement divisée sur ces points, ce que révèle une très faible majorité en faveur de l’applicabilité de l’article 6 § 1 (quatre contre trois). Pour la majorité, les requérants fondaient leur recours devant le Tribunal constitutionnel sur un droit défendable à participer à la procédure de nomination des membres du CGPJ et de voir leurs candidatures examinées par le Parlement dans un bref délai. Si le premier volet de ce droit est difficilement contestable, le second l’est sans doute beaucoup plus à la lecture des dispositions de la Constitution espagnole et au regard de l’absence de toute décision juridictionnelle interne reconnaissant un tel droit. La minorité n’a pas manqué de s’emparer de ce sujet dans une opinion dissidente commune, pointant du doigt l’absence du second volet du droit décelé par la majorité ainsi que l’inexistence d’un effet décisif de la procédure litigieuse pour ce « droit » : aucune juridiction espagnole ne serait, selon les juges dissidents, compétente pour forcer un vote du Parlement sur un sujet donné. La présente affaire semble dès lors démontrer la volonté de la Cour de repousser sans cesse les limites de l’applicabilité de l’article 6 § 1 afin de pouvoir se saisir d’un maximum de griefs relatifs au fonctionnement et à l’indépendance de la justice 9. Si cette volonté est en soi louable, tant il est fondamental pour l’avenir de nos démocraties de juguler les atteintes portées au pouvoir juridictionnel, toute la question est de savoir jusqu’où la Cour peut aller trop loin dans l’interprétation des droits nationaux pour justifier sa compétence. D’autant que cette audace paraît trancher avec la grande réserve dont peut témoigner sur le fond le juge strasbourgeois lorsque des États de l’Ouest de l’Europe sont mis en cause sur ce terrain : le lecteur se reportera sur ce point à l’arrêt Alonso Saura c/ Espagne (no18326/19) adopté quelques semaines avant l’arrêt commenté, ainsi qu’à la critique fomulée à son sujet par la Professeure Laurence Burgorgue‑Larsen 10.
B. Caractère inéquitable de la réévaluation d’un juge à la Cour suprême
11. Le processus de réévaluation des magistrats albanais. Le proverbe « aux grand maux les grands remèdes » semble avoir inspiré l’action du Parlement albanais cette dernière décennie, s’agissant du système judiciaire. Confronté à une opinion particulièrement préoccupée par le niveau de corruption perçu de ce dernier, le législateur adopta une loi sur la réévaluation transitoire des juges et des procureurs (« la loi sur la réévaluation »), qui reçut l’onction tout à la fois de la Cour constitutionnelle albanaise et de la Commission de Venise afin que l’Albanie « se protège du fléau de la corruption, qui, s’il n’est pas combattu, pourrait détruire totalement [le] système judiciaire » 11. Cette réévaluation consiste à faire apprécier trois critères par une Commission indépendante des qualifications, soumise à un contrôle en appel d’une Chambre d’appel spéciale : le patrimoine détenu par la personne à réévaluer et par les membres de sa famille proche, ses antécédents en matière d’intégrité concernant d’éventuels liens avec la criminalité organisée et ses compétences professionnelles. La procédure peut aboutir à ce que le juge ou procureur concerné soit confirmé dans sa position, fasse l’objet d’une suspension pendant une période d’un an assortie d’une obligation de suivre un programme de formation mis en place par l’école de la magistrature ou soit révoqué de ses fonctions. La Cour avait déjà eu l’occasion de valider les traits fondamentaux de ce régime extraordinaire, appelé à concerner tous les juges et procureurs albanais, dans un arrêt Xhoxhaj c/ Albanie (no15227/19) du 9 février 2021. Une nouvelle requête relative à ce mécanisme de réévaluation l’a toutefois conduite à adopter un constat de violation de la Convention, au regard des spécificités de l’espèce.
12. L’impossible contestation d’une réévaluation. L’arrêt Thanza c. Albanie (no41047/19) du 4 juillet 2023 fait suite à la requête d’un magistrat albanais ayant été révoqué de son poste de juge à la Cour suprême en application d’une décision de la Commission indépendante des qualifications, validée pour l’essentiel par la Chambre d’appel spéciale. Cette dernière conclut, d’une part, que les incohérences de la déclaration de patrimoine du requérant étaient de nature à justifier de le démettre de ses fonctions et, d’autre part, qu’il pouvait être soumis à des pressions par des groupes criminels – du fait notamment de ses contacts inappropriés et non déclarés avec des personnes impliquées dans la criminalité organisée. Le requérant saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme pour contester de nombreux aspects de la procédure qui lui avait été appliquée. Si le juge strasbourgeois a rejeté plusieurs de ces critiques, notamment celles portant sur les méthodes d’évaluation du train de vie du requérant et sur le temps qui lui avait été laissé pour préparer sa défense sur ce point, d’autres ont en revanche atteint leur cible. La Cour ne pouvait pas manquer d’être exigeante s’agissant d’une procédure pouvant avoir des conséquences particulièrement graves sur la vie professionnelle et privée des intéressés et, au-delà, sur l’institution judiciaire dans son ensemble. La procédure appliquée a pêché en premier lieu en ce que les contacts inappropriés reprochés au requérant ne lui ont jamais été révélés, à l’exception d’un seul, de sorte qu’un véritable renversement de la charge de la preuve avait eu lieu : il appartenait en pratique au requérant de démontrer qu’il n’avait jamais établi de relation inappropriée avec des personnes liées au crime organisé – preuve évidemment impossible à apporter. En second lieu, l’unique contact inapproprié apparaissant dans la décision de la Commission indépendante des qualifications, un certain L.H., était un individu sans casier criminel ayant simplement fait l’objet d’une brève enquête pour corruption. Cette dernière avait toutefois été abandonnée par le procureur car l’acte incriminé ne constituait pas une infraction pénale. Or, selon le raisonnement de la Cour d’appel spéciale, toute personne ayant fait l’objet d’une enquête pour certaines infractions et n’ayant pas été déclarée innocente par une décision juridictionnelle définitive devait être considérée comme impliquée dans le crime organisé et tout contact inapproprié avec lui avait à être déclaré par les personnes visées par la procédure de réévaluation. Ce raisonnement a été considéré par la Cour comme étant « excessivement formaliste, dans un contexte qui appelait à la prudence dans l’application des exigences pertinentes du droit national » (§120 de l’arrêt). Pris ensemble, ces deux éléments ont conduit la Cour à considérer la procédure appliquée comme inéquitable au regard de l’article 6 § 1 de la Convention. Ce constat a de quoi surprendre non en ce qu’il serait trop rigoureux, mais bien au contraire en ce qu’il est étrange que la Cour souligne que sa conclusion est fondée sur les deux éléments pris cumulativement. Chacun d’eux, pris séparément, n’aurait-il pas dû entraîner à lui seul une violation de l’article 6 § 1 ? Il est difficile de se départir de l’impression que la Cour, dans l’appréciation des griefs touchant à l’indépendance de la justice, ajuste l’intensité de ses exigences en fonction du contexte général que connaît l’État défendeur. Une même action ou omission, réalisée dans un mouvement d’affaiblissement démocratique ou au contraire dans une dynamique de lutte méritante contre la corruption, ne sera pas appréciée pareillement. Il n’y a sans doute rien de réellement choquant à cela, mais les choses mériteraient d’être dites pour ne pas risquer de créer un sentiment de double standard fondé sur des éléments peu objectifs…
C. Régime disciplinaire des juges
13. Le régime disciplinaire des juges au prisme de l’article 6 § 1. Le régime disciplinaire des juges et les risques de dévoiement qui y sont associés continuent de nourrir une jurisprudence abondante de la Cour européenne des droits de l’homme. Il convient d’emblée de rappeler que, de jurisprudence constante, la Cour considère que lorsque l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer à des procédures disciplinaires, la Convention requiert que les organes professionnels disciplinaires répondent eux-mêmes aux exigences de cet article ou, s’ils ne les remplissent pas, que la procédure devant eux soit soumise à un contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction qui, pour sa part, les remplit 12.
14. Absence de pouvoir de réformation des décisions du CSM – conventionnalité. À cette aune, la procédure appliquée dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Cotora c/ Roumanie (no30745/18) du 17 janvier 2023 est ressortie indemne de l’examen de la Cour européenne des droits de l’homme. La requérante, magistrate ayant été sanctionnée disciplinairement d’une réduction de salaire pour avoir cherché à influer une procédure de sélection de juges, contestait tout à la fois le déroulement de la procédure devant le Conseil supérieur de la magistrature roumain (« le CSM ») et l’étendue du contrôle exercé sur la décision de ce dernier devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »). La Cour rejette les arguments de la requérante sur les deux terrains. Elle constate notamment que les membres du CSM sont élus par les assemblées générales des magistrats parmi les membres du corps judiciaire, qu’ils effectuent un mandat de six ans non renouvelable, qu’ils ne peuvent être révoqués que sous certaines conditions prévues par la loi et qu’ils ne sont pas soumis à une quelconque hiérarchie, autant de points ne conduisant pas à douter de leur indépendance. La Cour aurait pu arrêter son contrôle à ce stade mais elle estime utile de poursuivre son examen – sans doute pour ne pas laisser prise à de futurs griefs sur le terrain du contrôle de la Haute Cour et pour affiner sa jurisprudence à ce sujet. Se penchant sur le contrôle effectué par cette juridiction dans la suite de la procédure, elle constate qu’il a porté aussi bien sur la légalité que sur le bien‑fondé des conclusions du CSM. Par ailleurs, dans l’hypothèse où la Haute Cour se serait prononcée en faveur de la requérante, elle aurait pu renvoyer l’affaire devant cet organe. Sur ce point, la Cour souligne un point important : la Haute Cour n’était en aucun cas compétente pour déterminer la sanction appropriée, question « qui implique indéniablement l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé au CSM en matière disciplinaire » (§55). Toutefois, ce monopole du CSM ne constitue pas un problème aux yeux du juge strasbourgeois, un tel pouvoir se justifiant « au regard du rôle spécifique et très important que la Constitution confère à cette autorité, à savoir celui d’assurer la gestion autonome de l’institution judiciaire, dans l’objectif de garantir l’indépendance de la justice » (ibidem). Importante précision jurisprudentielle, l’appréciation de la réalité du contrôle opéré par un juge interne sur une décision disciplinaire exclut donc la question de savoir si ledit juge a le pouvoir de réformer la décision litigieuse.
15. Composition du CSM intégrant ministre de la justice et Procureur général – inconventionnalité. Contrairement à la composition du CSM roumain, celle du Conseil supérieur de la magistrature moldave a été jugée contraire à l’article 6 § 1 de la Convention dans l’arrêt Catană c/ République de Moldova (no43237/13) du 21 février 2023. À dire vrai, la seule énonciation de la liste de ses membres suffit sans doute à prendre la mesure du problème : outre cinq magistrats élus par leurs pairs et quatre professeurs de droit (respectivement au nombre de six et trois après une réforme de 2012), il était composé de trois membres de droit que sont le président de la Cour suprême de justice, le Procureur général et… le ministre de la justice. La présence de ces deux derniers membres est jugée extrêmement problématique par la Cour, le premier eu égard au rôle du parquet général dans le système judiciaire moldave (notamment du fait qu’il peut initier les procédures disciplinaires devant le CSM), le second au regard de l’importance du principe de séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire. Moins intuitivement, la présence des professeurs de droit est également pointée du doigt par la Cour, du fait de l’absence de processus clair et transparent de sélection des candidats soumis au vote du Parlement. Cette composition problématique n’a pas été compensée par un contrôle juridictionnel suffisant des décisions du CSM : la Cour suprême de justice n’étant pas compétente pour examiner les questions de fait, la qualification juridique des actes reprochés à l’intéressé ni la proportionnalité des sanctions disciplinaires infligées, elle n’assurait pas un contrôle de pleine juridiction sur les procédures litigieuses. Avec cet arrêt, la Cour poursuit donc son ouvrage bienvenu de consolidation d’un organe de plus en plus central dans la préservation de l’indépendance de la justice. Il faut seulement regretter qu’une telle affaire ait patienté une décennie au sein de la Cour avant de faire l’objet d’un arrêt…
16. Une lueur d’espoir dans la crise polonaise de l’État de droit ? Les condamnations de la Pologne se sont multipliées ces dernières années, s’agissant de l’affaiblissement de l’état de droit et notamment du rôle joué par un organe décrié de toute part : la chambre disciplinaire de la Cour suprême, instance à la main du Gouvernement de mise au pas du reste du monde judiciaire. Alors que près de quatre cents affaires sur l’indépendance de la justice sont encore pendantes devant la juridiction européenne, celle-ci a poursuivi et approfondi son sillon jurisprudentiel dans l’arrêt Tuleya / Pologne (nos 21181/19 et 51751/20) du 6 juillet 2023. La prise de position de la Cour ne manquera pas d’être remarquée dans cet État, ne serait-ce que du fait de la personnalité du requérant, magistrat bien connu pour son engagement en faveur de l’Etat de droit. Pas moins de cinq enquêtes disciplinaires furent ouvertes contre lui en 2018, dont une pour avoir saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle portant sur le nouveau régime disciplinaire applicable aux juges. Peu après, la tristement célèbre chambre disciplinaire de la Cour suprême leva l’immunité du requérant (préalable nécessaire à l’engagement de sa responsabilité pénale selon la Constitution polonaise) et le suspendit de ses fonctions, avec réduction de salaire. Le requérant alléguait notamment devant la Cour que cette instance ne constituait pas un « tribunal indépendant et impartial établi par la loi » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Là encore, cette question de fond ne présentait guère d’intérêt, la Cour ayant statué à plusieurs occasions que la chambre disciplinaire de la Cour suprême, du fait d’irrégularités dans la nomination de ses membres, n’était en effet pas qualifiable de tribunal « établi par la loi » 13. Les enjeux de l’affaire ont par ailleurs été rendus moins prégnants par une décision de la chambre de la responsabilité professionnelle (« la CRP »), organe créé en 2022 pour remplacer la chambre disciplinaire de la Cour suprême. La CRP a en effet décidé la réintégration avec rappel de salaire du requérant, décision que la Cour salue comme une évolution positive dans la crise de l’état de droit en Pologne. Restait toutefois en suspens la question de la levée de l’immunité du requérant. Le véritable enjeu de l’affaire reposait de nouveau sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention, cette fois prise dans son volet pénal eu égard à la dimension disciplinaire de la mesure dont se plaignait le requérant. La Cour a dû, pour se prononcer en application des critères dits « Engel » 14, consacrer pas moins de six pages et demi à ce point. La difficulté tenait au fait que la levée de l’immunité du requérant ne préjugeait pas de sa responsabilité pénale, qui devait être tranchée par un tribunal correctionnel dans le cadre de la procédure pénale ordinaire. Or, en l’espèce, le requérant n’avait jamais vu de poursuites être formellement engagées contre lui. Cependant, la Cour a choisi de souligner que la levée de l’immunité constituait une condition sine qua non pour pouvoir exercer des poursuites contre le requérant sur la base de l’accusation envisagée, qui avait déjà été précisée de manière détaillée, précise et exhaustive dans la requête de levée d’immunité présentée par le procureur auprès de la Cour suprême. La décision sur ce point est bienvenue, notamment au regard de l’incidence que peut avoir une levée d’immunité ou une simple menace en ce sens sur l’indépendance des magistrats. La Cour aurait toutefois pu être plus pédagogue au stade de l’application de l’article 6 et s’interroger sur les spécificités, ou non, d’une procédure de levée d’immunité en matière de périmètre des garanties qui lui sont applicables. L’opinion dissidente du juge Wojtyczek n’a pas manqué de le souligner.
17. Les enquêtes disciplinaires contre les juges au prisme des articles 8 et 10. L’arrêt Tuleya c/ Pologne est également, et peut-être surtout, intéressant en ce que les cinq enquêtes disciplinaires ouvertes contre le requérant ont également été analysées sous l’angle des articles 8 et 10 de la Convention, relatifs au droit à la protection de la vie privée et à la liberté d’expression. L’applicabilité du premier de ces deux articles se déduit, pour la Cour, du fait que les poursuites disciplinaires litigieuses étaient susceptibles, de par leur nature, de porter atteinte à l’intégrité judiciaire et à la réputation professionnelle du requérant, tandis que sa suspension l’avait privé de la possibilité de poursuivre son activité judiciaire et de vivre dans un environnement professionnel où il pouvait poursuivre ses objectifs de développement professionnel et personnel pendant la période concernée. Il s’agit là d’une affirmation assez remarquable, bien que la Cour ait apparemment fortement tenu compte du contexte pour arriver à cette conclusion : le requérant était l’un des critiques les plus actifs et les plus virulents des réformes judiciaires portant atteinte à l’état de droit et à l’indépendance de la justice. Passée l’étape de l’applicabilité de l’article 8, certaines observations de la Cour se font plus saisissantes encore. Pour ne prendre qu’un exemple, s’agissant du caractère « prévu par la loi » de l’enquête disciplinaire lancée à l’encontre du requérant du fait de la question préjudicielle à la CJUE dont il était l’auteur, la Cour affirme en s’appuyant sur la jurisprudence de cette dernière qu’une telle mesure était contraire à l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Or, le droit de l’Union prévalant sur la loi en application de la Constitution polonaise, la loi ayant constitué le support de l’action disciplinaire devait s’effacer et la mesure litigieuse était dès lors dépourvue de toute base légale au sens de la Convention… Alors même que l’examen de la première condition du triptyque « prévu par la loi – but légitime – nécessité dans une société démocratique » est souvent une simple formalité, la Cour s’appuie ici sur les graves manquements à l’Etat de droit constatés en Pologne pour sanctionner sévèrement cette dernière au regard de l’imprévisibilité, voire de l’inapplicabilité, des normes mises en jeu pour poursuivre disciplinairement des magistrats. Le coup de grâce, dans cet arrêt, est enfin porté sous le pavillon de l’article 10 de la Convention : selon le requérant, les poursuites disciplinaires intentées à son endroit avaient pour seul objet de museler ses critiques à l’encontre des réformes de l’organisation judiciaire. La Cour, à l’unanimité, a suivi le requérant sur ce point. Selon elle, il est notamment possible de déduire de l’accumulation des enquêtes sur une période de quelques semaines que les autorités ont tenté de construire un récit négatif autour du requérant et ont cherché à le faire durer, compte tenu du fait qu’il n’a pas été informé de la clôture de ces enquêtes et est donc resté dans un état d’incertitude à leur sujet. L’objectif était bel et bien, au regard du contexte et de l’enchaînement des évènements de la cause, de punir le requérant pour avoir fait usage de sa liberté d’expression et de le dissuader de poursuivre dans cette voie. Or, une telle mesure étant dépourvue de base légale et ne poursuivant aucun but légitime, le couperet conventionnel ne pouvait que tomber aussi sur ce terrain… Il ne reste plus qu’à espérer que les reculs observés en Pologne en matière d’indépendance de la justice ont déjà atteint leur plus haut niveau et que le reflux entraperçu dans cet arrêt, favorisé par l’action conjointe de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, se confirmera nettement à l’avenir, peut-être à la faveur d’un changement de majorité parlementaire que l’on se désespérait d’attendre.
Th. Larrouturou
II – La Cour, juge des Etats d’urgence
18. Conventionnalité des mesures d’assignation à résidence pendant l’état d’urgence. Alors que l’attention de la doctrine était plutôt focalisée sur la progression constante d’un contentieux « Covid-19 » 15, la Cour a rendu le 19 janvier 2023 un arrêt important Pagerie c/ France (n° 24203/16) concernant des mesures d’assignation à résidence prises pendant l’état d’urgence sécuritaire tel qu’il a été mis en œuvre du 14 novembre 2015 au 1er novembre 2017. Ce n’est pas rien. Pour la première fois de son histoire, le juge européen a été amené à contrôler la conventionnalité de mesures prononcées dans le cadre de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, et ce, dans une configuration particulière, puisque le 24 novembre 2015, le gouvernement français avait informé le Secrétaire général du Conseil de l’Europe de sa décision de faire usage du droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention. On sait que la France opta pour une toute autre démarche au début de la pandémie du Covid-19. Une autre spécificité de l’affaire tient au fait que c’est à l’occasion de cette période d’état d’urgence sécuritaire (2015-2017) que le juge administratif français a fait évoluer l’intensité de son contrôle sur les mesures prises au titre de l’état d’urgence. Depuis sa célèbre décision Domenjoud du 11 décembre 2015 (n° 395009), le Conseil d’Etat exerce un triple contrôle de leur caractère nécessaire, adapté et proportionné et non plus un seul contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. Disons-le d’emblée : pour conclure en l’espèce à la proportionnalité de l’atteinte portée à la liberté de circulation, la Cour accorde un poids important, voire décisif, à cette évolution du contrôle du juge administratif français. Dans ses conclusions, le rapporteur public Xavier Domino avait parfaitement résumé les enjeux liés à la portée du contrôle opéré sur les mesures prises en période d’état d’urgence : « Il nous semble important que votre décision envoie le signal clair, tant à l’égard de l’administration, des citoyens que des juges, que le contrôle exercé par le juge administratif sur les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence n’aura rien d’un contrôle au rabais, et que l’état de droit ne cède pas face à l’état d’urgence » 16. En l’espèce, le requérant, qui s’était radicalisé lors de sa période de détention, estimant même être prêt pour le Jihad, avait fait l’objet entre le 22 novembre 2015 et le 15 novembre 2017 de cinq arrêtés successifs du ministre de l’Intérieur l’assignant à résidence à Angers (avec interdiction de quitter le territoire de la commune d’Angers ; obligation de se présenter trois fois par jour auprès des forces de l’ordre). Il invoquait pêle-mêle devant la Cour européenne la violation des articles 8, 9 et 14 de la Convention ainsi que la violation de l’article 2 du Protocole n° 4 qui garantit la liberté de circulation. Les griefs formulés sur le terrain des articles 8, 9, 14 ont été écartés pour non-épuisement des voies de recours interne, celui-ci n’ayant pas invoqué « ne serait-ce qu’en substance » la violation des droits garantis par ces dispositions devant le juge administratif. En revanche, la Cour rejeta l’exception d’irrecevabilité du gouvernement axée sur le fait que le requérant n’avait pas fait appel devant le Conseil d’Etat de certaines ordonnances de rejet relatives à quatre arrêtés d’assignation à résidence, en soulignant que l’appel a été relevé dans le cadre d’autres procédures relatives à deux arrêtés d’assignation à résidence. Aussi, estime-t-elle qu’il « serait excessivement formaliste et contraire à la finalité de la règle de l’épuisement des voies de recours internes d’exiger du requérant qu’il réitère ses griefs dans le cadre de recours dirigés contre les mesures qui ont successivement prolongé son assignation à résidence » (§ 138). Sans surprise, le débat sur la validité de la dérogation de la France est mis de côté en attendant que la question de la conventionnalité de l’assignation à résidence du requérant soit tranchée.
19. La réaffirmation de la nécessaire prise en compte du contexte de la lutte contre le terrorisme. L’argumentation de la Cour sur la violation de l’article 2 du Protocole n° 4 est très intéressante, tout d’abord, s’agissant « du contexte particulier dans lequel s’inscrit cette affaire » (§ 149). Qu’elle affirme être pleinement consciente des difficultés de la lutte contre le terrorisme est tout sauf une surprise. Dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, l’affirmation, inédite dans sa formulation, selon laquelle « la Convention constitue un ensemble indivisible au sein duquel les droits protégés sont interdépendants et intimement liés » (§ 149) doit ainsi s’entendre non seulement comme justifiant un ensemble d’obligations positives à la charge des Etats pour protéger la vie de la population mais également comme impliquant l’absence de hiérarchie au sein des droits conventionnels. Il ne faut pas non plus minorer l’importance de la référence à l’idée d’une subsidiarité-encadrée : si le rôle premier des autorités nationales dans la conciliation des intérêts en présence (respect des droits vs protection de la population) est réaffirmé (§ 150), il n’en demeure pas moins que la Cour demeure vigilante quant à la nature et à la portée concrète des garanties contre les abus et le risque d’arbitraire. L’applicabilité de l’article 2 du Protocole n° 4 étant aisément admise, la Cour en vient au cœur de l’affaire : la conventionnalité de la mesure d’assignation à résidence prise à l’endroit du requérant pendant l’état d’urgence. Par ces temps troublés où la Cour européenne est huée et vilipendée de toutes parts en raison d’une supposée indifférence à l’endroit du terrorisme 17, gageons que ces extraits de l’arrêt Pagerie soient lus et largement diffusés dans l’hémicycle et les ministères, notamment Place Beauvau.
20. L’atteinte à la liberté de circulation justifiée et proportionnée. L’argumentaire méthodologique est des plus classique : sont successivement examinées légalité, légitimité et nécessité dans une société démocratique de l’assignation à résidence. La recherche d’une base légale ne souleva guère de difficultés : la mesure litigieuse est prévue par l’article 6 de la loi du 3 avril 1955. D’une part, elle satisfait à l’exigence de précision qu’implique la notion de loi au sens de la Convention. Il s’agit de mesures qui ne peuvent être appliquées qu’en période d’état d’urgence et à des conditions strictement définies. Qui plus est, la Cour souligna que le simple fait que la loi ne dresse pas une liste exhaustive « des comportements susceptibles de justifier la mise en œuvre de pouvoirs de police administrative » (§ 184) n’est pas de nature à remettre en cause sa précision. Le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. D’autre part, la loi du 3 avril 1955 est entourée de garanties contre les risques d’abus et d’arbitraire. Plus précisément, la durée de l’assignation à résidence et ses modalités d’application (la plage horaire maximale est fixée à douze heures par jour) ont été définis par la loi telle qu’elle a été interprétée par le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel (§ 188). Surtout, les mesures d’assignation à résidence font l’objet d’un contrôle juridictionnel par le juge administratif qui examine leur proportionnalité. L’arrêt ne s’attarde pas sur le contrôle de légitimité des buts poursuivis, lesquels paraissent évidents dans le contexte de cette affaire : la préservation de la sécurité nationale, de la sûreté publique ; maintien de l’ordre public (§ 192). Une fois ce constat dressé, la Cour peut en venir au contrôle de nécessité de l’ingérence. In casu, au-delà des aspects classiques (motifs pertinents et suffisants, besoin social européen…), le contrôle de proportionnalité exercé porte sur l’existence d’un « véritable exigence d’intérêt public prévalant sur le droit de l’individu à la liberté de circulation » (§ 194) et « d’un contrôle juridictionnel comportant des garanties procédurales appropriées » (§ 196). La réponse est indéniablement affirmative. En premier lieu, l’examen de l’équilibre suffisant entre le respect de la liberté de circulation et la sauvegarde de l’ordre public pencha rapidement en faveur de celle-ci compte tenu du comportement dangereux du requérant (qui s’est déclaré favorable à des actions armées, et est entré en contact avec une organisation favorable au jihad armé) et du contexte dans lequel son assignation à résidence a été prononcée, soit quelques jours après les attentats de Paris du 13 novembre 2015 (§ 199). Sans le dire expressément, on devine le poids accordé à la marge nationale à ce stade du raisonnement : il s’agissait pour les autorités nationales d’éviter dans un contexte très sensible le passage à l’acte d’un individu dangereux. Le fait que l’assignation ait fait l’objet d’un réexamen régulier demeure essentiel. En second lieu, s’agissant des garanties, l’arrêt relève que le requérant a pu saisir le juge administratif pour contester l’ensemble des mesures prises à son encontre.
21. Un contrôle lacunaire de l’utilisation des notes blanches. On regrettera que la Cour n’ait pas vraiment pris au sérieux la critique du requérant sur l’utilisation des notes blanches par les juridictions internes (§ 207). On le sait, ces notes souvent imprécises, produites par les services de renseignement, versées au dossier et soumises au débat contradictoire, sont susceptibles d’être prises en considération par le juge administratif. Pouvait-on attendre autre chose d’une jurisprudence marquée depuis de nombreuses années par « un recul manifeste des droits de la défense, (qui) n’est pas le dernier indice de l’émergence insidieuse d’une “conventionnalité d’exception“ propre à la lutte contre le terrorisme » ? 18 Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut à la non-violation de l’article 2 du Protocole n° 4, ce qui la dispense de statuer sur la validité de l’exercice par la France du droit de dérogation. La même solution a été retenue dans l’affaire Fanouni c/ France (15 juin 2023, n° 31185/18.).
22. L’abus d’état d’urgence en Turquie. Décidément, les autorités turques ne manquent pas d’imagination pour réduire à néant les droits des opposants politiques. Levée de l’immunité parlementaire, poursuites pénales à répétition, détentions arbitraires… Autant de pratiques qui ont été plusieurs fois pointées du doigt par la Cour, laquelle n’hésita pas à constater en 2022 une violation de l’article 18 (détournement de pouvoir) de la Convention combiné avec l’article 5 19. Sur ces questions, l’attitude de la Turquie n’a pas varié un iota. Depuis la tentative de coup d’Etat du 20 juillet 2016, la lutte contre le terrorisme est invoquée tel un mantra pour faire fi des exigences des plus élémentaires du droit à un procès équitable. C’est ce dont témoigne l’arrêt Demirtas et Yüksekdag Senoglu c/ Turquie du 6 juin 2023 (nos 10207/21 et 10209/21.), dans lequel était en cause l’absence d’assistance juridique des requérants, anciens co-présidents d’un parti pro-kurde, pour contester leur détention provisoire en raison de la surveillance par les autorités pénitentiaires de leurs entretiens avec leurs avocats et de la saisie des documents échangés entre eux et leurs avocats. Dans le sillage de précédentes requêtes les concernant, ils invoquaient une violation de l’article 5 §4 de la Convention 20. Rappelant que le droit pour l’accusé de s’entretenir avec son avocat est une composante essentielle des exigences du procès équitable (§104), ce qui qui vaut également dans le cadre de l’article 5, la Cour est d’avis que les juridictions internes ont insuffisamment motivé les restrictions au droit à la confidentialité des communications entre un avocat et son client (§109). Même la Cour constitutionnelle s’est contentée de relever que les requérants étaient reconnus coupables d’une infraction liée au terrorisme, alors que ce n’était pas le cas (§110) ! En ne procédant pas à un examen concret et individualisé, celle-ci s’est totalement décrédibilisée. Aussi, le constat de violation n’étonnera personne, sauf la juge turque Yüksel qui continue de défendre bec et ongles les mesures prises par la Turquie et le positionnement de la Cour constitutionnelle. Sans doute lucide sur l’inconventionnalité des restrictions litigieuses, le gouvernement turc demandait à ce que sa dérogation à la Convention soit prise en compte 21. L’argument est écarté d’un revers de main par la Cour qui estime qu’il n’y avait aucune circonstance exceptionnelle de nature à établir un lien entre cette dérogation et les privations de liberté des requérants (§114). C’est dire en définitive que la Turquie a tendance à abuser de l’état d’urgence pour restreindre les droits des opposants politiques.
M. Afroukh
III – Contentieux de l’asile et des étrangers : E la nave va
23. Mise en place d’un comité « Immigration » – La spécificité et l’importance, au moins statistique, du contentieux des étrangers se sont traduites, dans le fonctionnement même de la Cour, par la création le 7 juillet 2023 d’un comité « Immigration », premier comité thématique de trois juges, chargé – dans un domaine particulier – de traiter toutes les causes relevant d’une jurisprudence bien établie quel que soit l’Etat contre lequel la requête est dirigée. De fait, les problématiques sont souvent récurrentes. Au niveau des chambres, des évolutions ne se confirment pas moins dans l’interprétation de la Convention durant ce premier semestre 2023, tandis que le droit des réfugiés au regroupement familial subit un singulier infléchissement.
A. Un recadrage confirmé de l’opposabilité d’un risque de peine perpétuelle en cas d’extradition
24. Neutralisation de la question des garanties détachables de l’obligation matérielle de veiller à ce que la peine ne contrevienne pas avec le temps à l’article 3 CEDH – Creusant le sillon de la jurisprudence Sanchez-Sanchez c/ Royaume-Uni, qui a adapté les principes régissant les peines de réclusion à perpétuité dans l’espace de la Convention aux particularités des demandes d’extradition à des fins de poursuite 22, l’arrêt du 29 juin 2023 Bijan Balahan c/ Suède (n°9839/22) permet de mieux mesurer les implications du cadre de contrôle en deux étapes fixé par la Grande chambre. L’affaire revêtait un intérêt particulier du point de vue de la distinction entre des garanties matérielles, qui doivent se retrouver en toute hypothèse, et des garanties procédurales « dont la présence […] dans l’ordre juridique de l’État requérant n’est pas une condition préalable indispensable au respect de l’article 3 par l’État contractant requis » (Sanchez-Sanchez, §96). Car le requérant faisait ici valoir qu’en vertu de la loi californienne de la troisième faute, il risquait de devoir purger – en cas d’extradition et de condamnation aux Etats-Unis – une peine de sûreté de soixante et un ans, dont la durée (supérieure à son espérance de vie) rendrait toute théorique la possibilité de libération conditionnelle. Aussi semblait-il bien en aller, non d’une garantie procédurale, mais de l’obligation incombant aux Etats parties de veiller à ce qu’une peine à perpétuité ne devienne pas avec le temps incompatible avec l’article 3 CEDH. Jouant de l’économie de moyens, la Cour se dispense toutefois de statuer sur la nature de la garantie (qui relève de la seconde étape du raisonnement), faute pour le requérant d’avoir établi en préalable la réalité du risque allégué (première étape, commune aux différents cas dans lesquels l’article 3 peut s’opposer au renvoi d’un étranger vers un Etat tiers).
25. Absence de preuve de la réalité du risque encouru en cas d’extradition à fins de poursuite – Il faut dire que la preuve peut être plus difficile à rapporter dans le cadre de procédures de remise à fins de poursuite, qui se distinguent des extraditions aux fins de l’exécution d’une peine par leur issue assez aléatoire. L’arrêt Bijan Balahan en offre une nouvelle illustration, en accumulant les éléments d’incertitude qui demeurent en l’espèce (éventuel retrait ou diminution de certains chefs d’accusation portés contre le requérant, possible inapplication de la loi de la troisième faute à son cas, potentielle réduction de la période de sûreté qu’il aura effectivement à subir en fonction des points obtenus en détention…). L’exigence probatoire se confirmant ainsi comme un motif récurrent de non-violation, sinon d’irrecevabilité pour griefs manifestement mal fondés 23, les interférences de la jurisprudence Vinter sur les relations d’entraide répressive avec les Etats tiers paraissent vouées à s’étioler.
B. Une vivification soutenue des garanties conventionnelles face aux dérives du contrôle des frontières
26. Exigence de clarification du régime des hotspots en Italie – Alors que de nouvelles arrivées massives ont été enregistrées à Lampedusa en septembre 2023 et que « l’approche hot spot » 24 conserve toute son actualité, l’arrêt du 30 mars 2023 J.A. et autres c/ Italie (n°21329/18) prend une résonnance particulière, s’agissant du confinement de quatre migrants tunisiens – dès leur débarquement sur l’île et pendant dix jours, en 2017 – avant refoulement vers leur pays d’origine. Jusqu’à présent, on ne saurait dire que la nature ambigüe des « hotspots » ait spécialement alerté la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires grecques dont elle a été saisie 25. A l’inverse de la Grèce, cependant, l’Italie n’a pas adopté de législation spécifique pour règlementer le fonctionnement de ces structures, qui sont loin d’être toujours des centres semi-ouverts 26. Aussi la Cour ne manque-t-elle pas de stigmatiser cette fois, sur le terrain de l’article 5 CEDH, les insuffisances d’un cadre juridique national qui ne s’est encombré d’aucune disposition sur les « aspects matériels et procéduraux de la rétention ou d’autres mesures privatives de liberté pouvant être adoptées » dans ces lieux (§91), lors d’une phase de pré-identification où rien en droit de l’Union européenne ne vient réguler le recours à l’enfermement 27.
27. Apport spécifique et ruptures par rapport à l’arrêt Khlaifia – La condamnation de ce vide juridique, qui entache d’arbitraire la privation de liberté, ne constitue alors pas une simple réitération des constats de violation de l’article 5§1 et, par conséquent, des articles 5§2 et 5§4, déjà dressés dans l’arrêt Khlaifia 28. A porter sur l’évolution postérieure des dispositifs de gestion des frontières, l’arrêt J.A et autres met non seulement en lumière des lacunes renouvelées de l’ordre juridique interne, mais aussi, indirectement, les failles d’une politique européenne qui abandonne plus ou moins à l’échelon national le soin de déterminer si, et dans quelles conditions, les ressortissants de pays tiers candidats à l’entrée peuvent être retenus avant que leur qualité ne soit fixée. Certes, le juge de la Convention ne récuse pas le principe même de mesures privatives de liberté à l’encontre de migrants fraîchement arrivés. Il ne semble pas moins exprimer quelques réserves en admettant seulement le principe d’une « restriction à la liberté de circulation » à des fins d’identification, d’enregistrement et d’audition des étrangers concernés en vue, une fois leur statut précisé, de leur transfert éventuel vers d’autres structures (§93). Il fait surtout œuvre salutaire, en indiquant que « l’organisation des hotspots aurait gagné à faire l’objet d’une intervention du législateur italien pour clarifier leur nature ainsi que les droits matériels et procéduraux des personnes qui y étaient retenues» (§96) : d’abord parce que, vues les orientations du Pacte sur l’asile et les migrations du 23 septembre 2020, l’exhortation pourrait aussi bien valoir dans le présent et pour le futur ; ensuite parce que l’introduction de règles précises pourrait éviter d’autres dérives, telles des pratiques d’expulsion collective, sinon des modalités de détention peu conformes à la dignité humaine. Sur ces deux points, au demeurant, la Cour ne montre pas en l’occurrence la même complaisance que dans l’arrêt Khlaifia 29, puisqu’elle conclut parallèlement à une violation tant de l’article 4 Protocole 4 que de l’article 3 de la Convention, sans plus s’arrêter à cet égard à l’absence de vulnérabilité spécifique des requérants, ni au contexte de crise auquel les autorités avaient été confrontées.
28. Contenu matériel affermi des obligations induites par le droit au respect de la vie lors des opérations de surveillance des frontières – L’argument d’une augmentation importante de la pression migratoire n’a pas eu plus d’effet exonératoire s’agissant d’une funeste opération de contrôle sur la rivière Tisza entre la Hongrie et la Serbie. Cette frontière fluviale étant connue pour présenter des risques, l’arrêt du 2 février 2023, Alhowais c/ Hongrie (n°59435/17) se signale au contraire par la consécration et la sanction – sur le fondement de l’article 2 CEDH – d’un devoir de prévoir, à tout le moins, des moyens de secours et de recherche nécessaires, afin de protéger la vie des migrants qui tentent un franchissement illégal à la nage. Appliquées à ce contexte, les exigences matérielles induites par le droit au respect de la vie débordent ainsi l’obligation de secours en mer, précédemment incorporée en droit de la Convention par l’arrêt Safi et autres c/ Grèce 30.
C – Une repondération répétée des intérêts relevant de la vie privée en cas d’expulsion ou de refus de séjour pour motifs d’ordre public
29. Expulsion d’un étranger souffrant de troubles mentaux – De manière générale, le droit au respect de la vie privée est réputé conférer aux étrangers une moindre protection que le droit au respect de la vie familiale. À des titres différents, les arrêts Azzaqui c/ Pays-Bas (n°8757/20) et Ghadamian c/ Suisse (n°21768/19) permettent néanmoins de nuancer ce tableau. Le premier, rendu le 30 mai 2023, se situe dans la continuité de l’arrêt Savran c/ Danemark 31, en reprochant aux autorités internes de n’avoir pas dûment pris en compte l’état de santé mentale du requérant pour juger de la nécessité de révoquer son permis de séjour et de lui interdire le territoire pendant dix ans au moment où les juridictions pénales – qui avaient ordonné et prolongé plusieurs fois son internement en clinique pénitentiaire après une condamnation pour viol – lui accordèrent de leur côté une libération conditionnelle, vingt ans après les faits. A cet égard, l’arrêt Azzaqui comporte même une indication originale : observant que les décisions des tribunaux répressifs visaient exclusivement à une réinsertion dans la société néerlandaise et que les traitements imposés avaient permis à l’intéressé d’accomplir des progrès jusqu’à l’annonce des intentions de l’exécutif à son égard, la Cour retient qu’ « il incombait aux autorités de coordonner les différentes procédures […] et d’évaluer en temps voulu et de manière approfondie la faisabilité concrète [d’une] expulsion vers le Maroc » (§ 60). Ajoutée à l’obligation de considérer les aspects médicaux du dossier (notamment la disponibilité et l’accessibilité de soins appropriés dans le pays de destination), cette exigence de cohérence pourrait donc fragiliser encore l’adoption d’arrêtés d’expulsion à l’égard de délinquants atteints de troubles psychiatriques, que leur vulnérabilité distingue décidément des autres « migrants établis » 32.
30. Refus de titre de séjour à un étranger âgé justifiant de 50 ans de résidence habituelle – D’autres facteurs sont également susceptibles de jouer dans des « circonstances particulières », comme en témoigne parallèlement l’affaire Ghadamian. Ce second arrêt, du 9 mai 2023, conclut en effet à une violation de l’article 8 du fait du refus des autorités helvétiques de délivrer un titre de séjour pour rentier à un Iranien octogénaire, qui percevait une retraite et avait l’essentiel de ses attaches en Suisse où il vivait depuis 1969. Cela étant, l’absence d’exécution pendant vingt ans de la décision d’expulsion prise à son encontre en 2000, suite à diverses condamnations pénales pour faux, abus de confiance et délits contre le patrimoine, n’est pas non plus sans affaiblir l’argument tiré des impératifs de l’ordre public…
D. Une garantie un quart infléchie du droit des réfugiés au regroupement familial
31. Absence de contrôle in abstracto sur une condition d’indépendance financière imposée à certains réfugiés – Depuis les années 2010, le droit des réfugiés à une réunification familiale dans leur Etat d’accueil a nettement pu tirer profit des exigences, notamment procédurales, attachées au droit au respect de la vie familiale 33ou de sa combinaison avec le droit à la non-discrimination énoncé à l’article 14 34. Sans rompre avec cette dynamique, d’ailleurs partagée par la CJUE 35, l’arrêt du 4 juillet 2023, B.F. et autres c/ Suisse (n° 13258/18, n° 15500/18, n° 57303/18 et n° 9078/20) fournit cependant quelques motifs de préoccupation. Car un premier infléchissement se manifeste d’emblée quant à la nature même du contrôle européen. Contrairement à la démarche suivie dans les arrêts M.A. c/ Danemark 36 puis M.T. c/ Suède 37, à propos des délais d’attente, la Cour s’en tient ici à un examen in concreto, axé sur la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé lorsque les demandes de regroupement formulées par les requérants (réfugiés « provisoires » en Suisse) ont été rejetées au motif qu’ils n’auraient pas les ressources nécessaires pour subvenir aux besoins de leur famille sans aides sociales. In abstracto, il était cependant permis de douter que les états parties puissent distinguer entre les bénéficiaires de la convention de Genève du 28 juillet 1951, au détriment de ceux d’entre eux dont la crainte de persécution serait née après leur fuite et en raison de leurs propres actions (en l’occurrence, la sortie illégale du pays). Une telle différenciation constitue au demeurant un « cas unique» (§99), propre au droit suisse. Mais si la spécificité de la cause a peut-être dissuadé la Cour de se livrer à des considérations générales, l’occasion n’est pas moins manquée de statuer sur la compatibilité avec l’article 8 CEDH de cette application sélective d’une condition de ressources personnelles, dont les réfugiés sont indifféremment dispensés dans d’autres ordres juridiques 38, même si la jurisprudence européenne a déjà pu la légitimer, pour sa part, à l’égard d’étrangers seulement admis à titre humanitaire 39 et de migrants 40. Tout au plus, la singularité du cadre législatif national constitue-t-elle un argument pour réduire l’ampleur de la marge d’appréciation par rapport à celle qui avait été consentie aux Etats dans l’arrêt précité M.A. c/ Danemark, sans que – malgré ses bases plutôt fragiles – le régime plus restrictif imposé aux réfugiés qui ne peuvent pas se réclamer d’un risque préexistant à leur départ ne soit en tant que tel dénoncé. Un second infléchissement apparaît au contraire dans les paramètres d’appréciation du juste équilibre.
32. Incorporation de la condition d’indépendance financière dans la grille de contrôle in concreto – Se concentrant sur le cas individuel des quatre groupes de requérants, l’arrêt B.F. et autres c/ Suisse revisite, en effet, la grille systématisée par les arrêts Jeunesse c/ Pays Bas 41et M.A 42, concernant l’obligation positive d’admettre un étranger au séjour. En l’absence, en l’espèce, d’infractions aux lois sur l’immigration ou de considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion, trois éléments restaient, en principe, à considérer : les attaches des intéressés dans l’État défendeur, l’existence d’obstacles insurmontables à une vie familiale dans le pays d’origine (réputés acquérir un « poids croissant » au fil du temps), et l’intérêt de l’enfant (qui, sans être à lui seul déterminant, doit néanmoins se voir accorder un « poids important»). Méthodiquement vérifiés, ces facteurs militaient tous – dans chaque cas – en faveur de la reconnaissance d’une obligation positive d’autoriser le regroupement familial. De prime abord, le rejet des demandes formulées par les requérants, en raison de leur manque d’indépendance financière, aurait donc paru trahir une surpondération, contraire à l’article 8, des considérations prises de « l’intérêt général de la prospérité économique du pays ». L’ambiguïté est que la Cour n’arrête pas là son contrôle in concreto, mais intègre en dernier lieu la condition litigieuse à son propre cadre d’analyse, comme si la charge pour le système d’aide sociale de l’Etat d’accueil devenait désormais un critère européen de l’équilibre des intérêts en présence. Certes, elle en retient une conception plus flexible que le Tribunal fédéral, en ramenant ladite condition à l’exigence que le demandeur ait consenti des efforts raisonnables, compte tenu de son état de santé, pour gagner sa vie et faire face à ses besoins, ainsi qu’à ceux de sa famille. Sous le bénéfice de cet assouplissement, l’arrêt conclut donc bien à la violation du droit au respect de la vie familiale dans trois cas. En revanche, pour le quatrième, le manque de diligence de la requérante – qui aurait pu travailler à temps partiel mais n’a pas cherché à trouver un emploi – l’emporte sur toute autre considération et suffit à lui seul à valider la position des autorités nationales. C’est entériner implicitement l’idée que tous les réfugiés n’ont pas le même droit au regroupement familial, malgré le consensus censé régner autour d’un traitement préférentiel à leur bénéfice.
C. Boiteux-Picheral
IV – La liberté d’expression
A. Presse et édition
33. Limitation injustifiée de l’accès des enfants aux contenus relatifs aux relations homosexuelles. La solution consacrée et plus encore la motivation adoptées par la Grande chambre dans son arrêt Macaté c/ Lituanie (Gde ch., 23 janv. 2023, n°61435/19) retiendront assurément l’attention puisque, confrontée pour la première fois à des mesures restrictives visant une œuvre littéraire sur les relations homosexuelles qui s’adresse directement aux enfants, la Cour constate une violation de l’article 10 de la Convention qui garantit la liberté d’expression, en ce que lesdites mesures ne poursuivent aucun des buts considérés comme légitimes au sens de l’article 10 §2 de la Convention. La condamnation est sans appel. Était en cause in specie la suspension de la distribution d’un recueil de contes écrits mettant en scène des mariages entre personnes du même sexe en raison de ses effets nuisibles un effet nuisible pour les moins de quatorze ans. Ultérieurement, Mme Macatė fut contrainte d’apposer sur l’ouvrage un étiquetage avertissant qu’il était nuisible pour les enfants. S’appuyant à titre principal sur l’article 4 §2 point 16) de la loi sur la protection des mineurs (qui vise à restreindre la diffusion de contenus « qui expriment du mépris pour les valeurs familiales [ou] qui encouragent une conception du mariage et de la fondation d’une famille différente de celle consacrée par la Constitution et le code civil »), les juridictions lituaniennes rejetèrent ses recours. Devant la Cour européenne, la requérante faisait non seulement valoir une violation de l’article 10, mais également une violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 10 dans la mesure où les restrictions appliquées à son livre étaient motivées, à ses yeux, par des préjugés envers les minorités sexuelles. L’arrêt souffle le chaud et le froid, oscillant entre audace et conservatisme.
34. Un bel arrêt sur le terrain de l’article 10. En ce qui concerne, tout d’abord, la question de la violation de l’article 10, l’arrêt Macaté réunit l’une des caractéristiques d’un bel arrêt, à savoir la perfection esthétique. C’est en effet sur le terrain de l’examen du but légitime poursuivi que la Cour constate l’inconventionnalité de la mesure législative critiquée. En l’espèce, il est intéressant de relever que la requérante mettait directement en cause l’article 4 §2 point 16) de la loi sur la protection des mineurs en ce qu’elle « contribue en elle-même au traitement injuste et discriminatoire et aux restrictions de la liberté d’expression que subissent les personnes LGBTI et les couples homosexuels en Lituanie » (§149). En réponse, le gouvernement réfutait cette analyse en demandant à la Cour de ne pas se livrer à « une appréciation in abstracto de la compatibilité avec la Convention de l’article 4 §2 point 16) de la loi sur la protection des mineurs » (§159). À la question de savoir si la protection des enfants de contenus explicites sexuellement et leur protection de contenus présentant les relations homosexuelles comme supérieures aux relations hétérosexuelles constituent des buts légitimes au sens de l’article 10 §2 de la Convention, la Cour répond par la négative. Pour ce faire, telle une juridiction constitutionnelle, elle n’hésita pas à revenir très ouvertement sur l’historique législatif de l’article 4 §2 point 16). Les travaux préparatoires ne laissent en effet planer aucun doute quant à l’intention du législateur : il s’agissait bien de restreindre les contenus relatifs aux relations homosexuelles (§195). D’ordinaire, une telle évaluation de l’adoption d’une mesure législative intervient plutôt au stade du contrôle de nécessité dans une société démocratique 44Sur ce point, voy. l’arrêt Bayev et autres c/ Russie du 20 juin 2017 : législation interdisant la promotion de l’homosexualité." id="return-note-8570-43" href="#note-8570-43">43. Or, dans une formule, qui mériterait d’être citée dans tout enseignement d’éducation civique, la Cour souligne que « l’égalité et le respect mutuel entre tous indépendamment de l’orientation sexuelle sont inhérents à toute la structure de la Convention. Il s’ensuit qu’il n’est jamais admissible au regard de la Convention d’insulter, de dégrader ou de dévaloriser des personnes au motif de leur orientation sexuelle, ni de promouvoir un type de famille aux dépens d’un autre » (§214). Que l’on ne s’y trompe pas : l’arrêt s’adresse ici à l’ensemble des Etats parties, notamment ceux qui ont été/pourraient être tentés d’adopter, directement ou indirectement, une politique préférentielle en faveur de certains types de relations ou d’un modèle familial en particulier. Par voie de conséquence, les mesures litigieuses ne visaient pas un but légitime au sens de l’article 10 §2. Ayant fait feu de tout bois dans la mobilisation des sources externes (travaux du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, procédure d’infraction portée devant la Cour de justice de l’Union européenne contre la Hongrie (INFR(2021)2130) en raison de modifications législatives adoptées par le Parlement hongrois pour interdire ou limiter l’accès des moins de dix-huit ans aux contenus représentant « des divergences par rapport à l’identité personnelle correspondant au sexe à la naissance, un changement de sexe ou l’homosexualité »), l’arrêt laisse clairement entendre que tout semble concourir au rejet de tout type de stigmatisation fondée sur l’orientation sexuelle, en particulier à l’égard de la communauté LGBTI.
35. Un conservatisme récurrent sur le terrain de l’article 14. Ce grand pas franchi, elle n’alla guère au-delà s’agissant du grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 10 de la Convention. Le lecteur de l’arrêt est bien en peine de trouver une explication détaillée de l’assertion selon laquelle « étant donné que les mesures litigieuses visaient principalement le contenu relatif aux personnes LGBTI de l’ouvrage plutôt que son autrice elle-même, la Cour estime que cette question centrale a été prise en compte de manière suffisante dans le cadre de l’appréciation ci-dessus qui a conduit au constat de violation de l’article 10 de la Convention » (§221). Disons-le clairement, cette pratique récurrente de l’économie de moyens sur le terrain de l’article 14 est devenue anachronique. Elle est d’autant plus problématique que, comme le soulignent les juges dissidents, la conclusion de la Cour sur le terrain de l’article 10 suggère on ne peut plus clairement « que les attitudes discriminatoires visant la communauté LGBTI en tant que groupe constituent un aspect fondamental de la présente affaire » 45.
36. Droit à l’oubli vs liberté d’expression : ou l’adaptabilité des critères Von Hannover n° 2. En l’espèce, dans l’affaire Hurbain c/ Belgique (Gde ch., 4 juillet 2023, n° 57292/16) le quotidien belge Le Soir avait été contraint d’anonymiser l’archive sur Internet d’un article licite paru vingt ans auparavant, au nom du « droit à l’oubli » de l’auteur d’un accident mortel survenu en 2004, alors qu’il était médecin, métier qu’il pratique toujours actuellement. Le requérant, éditeur responsable du journal, invoquait une atteinte à la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention 46. Appliquant à la lettre les critères Von Hannover n° 2 et soucieuse de ne pas empiéter sur la marge d’appréciation des autorités nationales, la Chambre avait conclu à la non-violation de l’article 10 (22 juin 2021), en raison notamment du temps qui s’était écoulé depuis la publication de l’article d’origine et du fait que l’anonymisation de l’article litigieux sur le site web du Soir laissait intactes les archives en tant que telles. Dans son opinion dissidente, le juge Pavli avait souligné la difficulté de transposer des critères énoncés dans le cadre de litiges en matière de diffamation dans le contexte de la diffusion d’informations archivées en ligne : « il peut être quelque peu rigide voire trop ambitieux d’essayer d’appliquer les mêmes critères à l’éventail de conflits très variés qui peuvent survenir entre des intérêts protégés respectivement par l’article 8 et par l’article 10. Ceci est d’autant plus vrai que l’étendue et la diversité des griefs dont la Cour a admis qu’ils relevaient de l’article 8 ne cessent de croître ». La Grande chambre a été semble-t-il sensible à cette critique, ce qui confirme une fois de plus l’intérêt des opinions séparées comme facteur d’évolution de la jurisprudence de la Cour. En effet, l’apport principal de l’arrêt de Grande chambre réside dans l’adaptation des critères Von Hannover n° 2 au contexte nouveau de la numérisation des archives de presse (§205). Doivent être ainsi être pris en considération i) la nature de l’information archivée ; ii) le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication ; iii) l’intérêt contemporain de l’information ; iv) la notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits ; v) les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet ; vi) le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques, et vii) l’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse. L’adaptation des critères au regard des circonstances de l’espèce n’a rien d’inédit 47. Que l’on songe à l’affaire Delfi c/ Estonie (16 juin 2015) sur la question de la responsabilité d’un portail d’actualités sur Internet en raison des commentaires laissés par les internautes, dans laquelle la Cour avait été soucieuse d’intégrer dans son analyse « l’impact potentiel du média concerné [et le fait] que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite ». En l’espèce, dans l’affaire Hurbain, ce mode d’emploi, conçu pour être appliqué par les internes, a ceci de remarquable qu’il s’inspire directement de la pratique des tribunaux internes. À notre connaissance, c’est la première fois que la Cour s’approprie aussi clairement la méthodologie des juges nationaux dans l’énoncé des critères d’appréciation de la proportionnalité, puisqu’habituellement la mise au jour de critères d’appréciation de la proportionnalité correspond à une synthèse de sa jurisprudence. Appliquant ces critères et calquant son contrôle sur le raisonnement des juges belges, la Grande chambre arrive à la même conclusion que la chambre, à savoir un constat de non-violation de l’article 10. Apparaît significatif, et pour tout dire décisif, le préjudice souffert par G. à cause de la mise en ligne de l’article litigieux, qui, tout en prenant soin de rester à l’écart des médias, n’a cessé d’être confronté à un « casier judiciaire virtuel » (§ 234). En statuant de la sorte, la Cour a soigneusement évité de rentrer dans le débat sur le conflit entre le droit à l’oubli et le droit à la mémoire, question qui est au cœur de l’opinion dissidente de cinq juges.
B – Domaine politique et action militante
1. La création d’un compte Facebook comme facteur de responsabilité des hommes politiques à raison des commentaires haineux publiés sur leur mur par des tiers
37. Confirmation par la Grande chambre – Relatif à la condamnation pénale d’un élu local RN dont le tort a été de ne pas supprimer de son mur Facebook les commentaires islamophobes de tiers (eux-mêmes reconnus coupables par ailleurs de provocation à la haine ou à la violence), l’arrêt Sanchez c/ France, rendu sur renvoi le 15 mai 2023 (n°45581/15) confirme la non-violation de l’article 10 et s’inscrit résolument dans l’exigence d’une régulation éthique des communications électroniques, qui donne un peu le sentiment de tout emporter sur son passage 48.
38. Validation d’une responsabilité pénale partagée avec les auteurs – Les doutes pesant sur la clarté et la prévisibilité de la base légale, en droit interne, sont ainsi balayés 49, à la faveur d’une réception assez volontariste de l’interprétation judiciaire nationale, consistant à limiter le schéma de « responsabilité en cascade » prévu par la loi (qui réserve une responsabilité toute subsidiaire au « producteur ») à la seule hypothèse où l’auteur des propos litigieux ne peut pas être poursuivi (§§138-139), sans préjudice – autrement – d’une possible responsabilité parallèle. Ce principe d’indépendance des poursuites se trouve en fait au cœur de l’affaire, en opérant à la fois comme argument et comme objet de validation. C’est un argument de légitimation, en tant que cette lecture prétorienne du droit interne – jugée n’être ni déraisonnable, ni arbitraire – permet non seulement de satisfaire à la condition de légalité de l’ingérence, mais aussi de neutraliser ensuite le critère de proportionnalité tenant à la « possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que le requérant » (§202-203), en justifiant notamment que « les questions liées à l’anonymat sur Internet et à l’établissement de l’identité des auteurs, [examinées] dans l’affaire Delfi ASne se posent pas dans la présente espèce » où la responsabilité du requérant n’était pas recherchée par défaut (§203). En même temps, la nécessité dans une société démocratique d’engager la responsabilité pénale du créateur d’un forum sur les réseaux sociaux, en sa qualité de « producteur », en plus de celle des autres utilisateurs qui y ont versés des commentaires répréhensibles de leur cru, constitue précisément la question inédite que devait trancher la Cour. Or à ce titre, l’indépendance des poursuites fait l’objet d’une indubitable légitimation. La différence établie dans l’arrêt Delfi AS c/ Estonie 50, concernant la responsabilité à raison de messages publiés par des tiers, entre un portail d’actualité exploité à des fins commerciales et « d’autres types de forums sur Internet », notamment « les plateformes de médias sociaux […] où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs », avait pu sembler ouvrir la voie à un régime plus souple dans ce cadre. L’arrêt Sanchez se distingue au contraire par la reconnaissance d’une nécessaire « responsabilité partagée » entre les différents acteurs de la chaîne (§183 et §185), tout en se livrant à une appréciation hautement contextualisée de celle incombant au titulaire du compte, selon qu’il est un simple particulier, le détenteur d’un mandat représentatif local ou un homme politique d’envergure nationale (§201).
39. Portée graduée et contextualisée de l’obligation de contrôle et de modération – En substance, la Cour consacre, en effet, le principe d’une obligation renforcée de contrôle et de modération à la charge des hommes politiques qui emploient les outils numériques à des fins électorales, en particulier lorsqu’ils s’expriment sur les réseaux dans un climat politique et social tendu. Si, de manière générale, un contrôle minimum a posterioriou un filtrage préalable de l’hébergeur ou du titulaire du compte est déclaré souhaitable pour identifier et supprimer des propos illicites dans un délai raisonnable, même en l’absence d’une notification de la partie lésée (§190), le fait que le requérant soit en l’espèce un élu local, briguant un siège de député, chargé pendant sept ans de la stratégie de communication de son parti est une considération déterminante, sur le terrain, aussi bien du contexte des commentaires litigieux, que des dispositions prises (ou pas) à leur égard (§180, §187, §189, §193). Sous de tels auspices, trois enseignements complémentaires peuvent alors se dégager de l’arrêt Sanchez quant à la portée de cette responsabilité spécifique qui incombe aux premiers acteurs de la vie démocratique. Primo, sans être condamnable en soi, le choix pour une personnalité politique de rendre le mur de son compte accessible au public emporte un devoir de vigilance accrue, dont elle ne peut complètement se défausser sur l’hébergeur (sous prétexte que ce dernier ne lui donnerait pas les moyens d’opérer une modération a priori) et dont elle ne peut s’acquitter en se bornant à appeler les internautes à ne pas déposer de contenu illicite. Secundo, la charge que représenterait une telle surveillance sur des comptes abondamment fréquentés ne saurait représenter un facteur exonératoire dans l’abstrait, indépendamment des circonstances de chaque cause : sachant qu’en l’espèce, le requérant avait été rapidement alerté par un des auteurs impliqués des problèmes soulevés par certains commentaires et que son billet initial n’en avait guère suscité que quinze en tout, l’effort consistant à en contrôler ou en faire contrôler le contenu n’apparait effectivement pas surhumain, ni déraisonnable. Tertio, le retrait rapide d’un commentaire litigieux par son auteur ne dédouane pas davantage le titulaire du compte, dès lors que ce commentaire n’est pas unique mais qu’il s’inscrit, avec d’autres propos illicites renchérissant sur le même thème et restés visibles sur le mur pendant plusieurs mois, dans ce qui est analysé – même si le « post » initial ne comporte pour sa part aucun message susceptible de constituer ou d’encourager un discours de haine – comme « un dialogue itératif formant un ensemble homogène » (§197), en contrepoint à l’image de « monologues interactifs », dont chaque intervenant devrait être seul responsable (§96).
40. Danger pour la « démocratie électronique » ? – À cette aune, la responsabilité encourue peut légitimement suggérer le spectre d’une censure ou d’une auto-censure s’abattant sur Internet par réflexe de précaution, et de ce point de vue, la dimension pénale aurait sans doute mérité plus d’attention (l’examen du quatrième critère de la proportionnalité, pris des conséquences de la procédure interne pour le requérant, laissant en définitive de côté la question d’un possible effet dissuasif général). D’un autre côté, il nous semble important de ne pas négliger les fondements largement circonstanciels du constat de non-violation au cas d’espèce. L’arrêt Sanchez n’implique pas la compatibilité avec la liberté d’expression de toute mise en cause d’un homme politique pour des messages de haine qui ne sont pas les siens. La qualification des commentaires litigieux reste un point nodal. En l’occurrence, le requérant ne s’est pas caché que les propos de ses « amis » (qui, pour mieux fustiger la politique locale de son adversaire aux élections, dénonçaient une arabisation de leur ville et associaient les musulmans à différentes formes de délinquance et de criminalité) n’avaient à son sens rien d’illicite : concordants avec le programme de son parti, ils auraient relevé du discours et de la critique politiques qui doivent pouvoir être évoqués sur les réseaux (§95). Fondamentalement, cette conviction explique sans doute sa passivité, sinon sa complaisance. Aussi l’arrêt Sanchez précise-t-il utilement que « peu importe que (les) commentaires correspondent (…) au programme politique (du) parti» du requérant : car, suivant un principe bien établi 51, les partis politiques eux-mêmes doivent éviter de développer leurs opinions « en préconisant la discrimination raciale et en recourant à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes » (§178). Caractéristiques d’une démocratie, dont les hommes politiques sont censés respecter les valeurs, « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture » forment une déontologie qui vaut aussi dans l’espace numérique.
2. Le concours et la confrontation des mesures de police parlementaires avec les valeurs de la Convention
41. Devoir moral de se dissocier des exactions commises par un régime totalitaire – Relatif à la révocation d’un vice-président du parlement national, membre de l’opposition, pour « abus systématiques de ses pouvoirs », l’arrêt de non-violation du 27 juin 2023, Zhablyanov c/ Bulgarie (n°36658/18) retiendra l’attention à deux égards. Au premier chef, les motifs de cette mesure disciplinaire, validée par le juge constitutionnel, conduisent la Cour à passer sur une qualification interne « peu orthodoxe » de la notion d’abus systématique, pour mieux mettre en exergue – dans une logique de justice transitionnelle – le « devoir moral spécial » qui incombe aux États ayant connu des actes de répression et des atrocités sous le régime communiste de prendre, eu égard à leur histoire récente, de la distance par rapport à eux (§127). Le requérant, en effet, avait été sanctionné en raison notamment de deux déclarations (l’une orale, l’autre écrite) tendant à justifier le fonctionnement et les décisions du « tribunal populaire », juridiction extraordinaire mise en place par le parti communiste et qui, tant que ce dernier a été au pouvoir en Bulgarie, a pu lui offrir un instrument de représailles politiques. Si le propos n’est pas jugé tomber sous le couperet de l’article 17 de la Convention, faute d’intention clairement établie d’avoir usé de la liberté d’expression pour détruire les droits garantis par la Convention, il n’est pas moins considéré comme résolument incompatible avec ses valeurs sous-jacentes, sans que l’écoulement du temps rende alors inappropriée une révocation d’ordre plus symbolique et préventif que punitif. La prise de position de la Cour est d’autant plus notable, qu’elle procède d’une volonté assumée de statuer sur la justification d’une ingérence dont l’existence même reste une question ouverte. Car le second intérêt de l’arrêt est d’introduire, à cet égard, une différence entre les fonctions à caractère professionnel, qui supposent de détenir certaines qualifications et qui présentent une certaine forme de stabilité ou d’inamovibilité, et les fonctions politiques, caractérisées par une instabilité intrinsèque et davantage tributaire d’une communion d’opinions politiques. Aussi les analyses développées à propos des unes ne peuvent-elle être automatiquement transposées aux autres (§§89-90).
42. Encadrement procédural de la prévention des perturbations des travaux parlementaires par des citoyens – Dans le droit fil de l’arrêt Mándli et autres c/ Hongrie 52, sinon de la jurisprudence Karácsony 53, l’arrêt Drozd c/ Pologne (n°15158/19), du 6 avril 2023, s’illustre par le choix (fort peu motivé) de la Cour d’aborder la restriction litigieuse – une interdiction d’accès à la chambre basse du parlement polonais d’une durée d’un an, provoquée par le déploiement sur le terrain de l’assemblée d’une bannière appelant à défendre l’indépendance des tribunaux – sous le seul angle des précautions nécessaires contre une application arbitraire. Sans doute le défaut flagrant de garanties procédurales en l’occurrence 54constitue-t-il un motif immédiat de violation de la liberté d’expression, qui peut faire particulièrement sens dans le contexte de la crise de l’Etat de droit en Pologne. Le sentiment subsiste néanmoins que l’absence de contrôle de proportionnalité ne contribue guère à enrichir la protection de l’action citoyenne.
3. Les promesses incertaines d’une valorisation des actions écologistes
43. Applicabilité de l’article 10 à une intervention contre les forages pétroliers – S’agissant de la cause environnementale, et plus précisément des effets environnementaux des forages pétroliers, le principal apport de l’arrêt du 27 juin, Bryan et autres c/ Russie (n°22515/14) est de retenir, sur le terrain de l’applicabilité de l’article 10, que « malgré son caractère perturbateur », l’opération menée par une trentaine de membres de Greenpeace en mer (consistant à dépêcher certains d’entre eux sur une plateforme pétrolière russe pour y installer une capsule de survie où ils demeureraient jusqu’à ce que Gazprom abandonne ses plans en Arctique) doit être considérée comme « l’expression d’une opinion sur une question d’intérêt social significatif » (§85). La qualification de l’action et de son objet n’est pas anodine, dès lors qu’à l’origine, la jurisprudence européenne pouvait avoir tendance à considérer qu’une intervention ou une obstruction physique n’appelait pas le même degré de protection que des discours verbaux, moins intrusifs 55. Les circonstances de l’espèce, toutefois, ne permettent pas de mesurer son incidence sur le contrôle de la nécessité dans une société démocratique, l’arrestation et la détention des requérants – jugées irrégulières au titre de l’article 5 – étant de toutes façons également contraires à l’article 10, à défaut de base légale.
C. Boiteux-Picheral
C – Lanceurs d’alerte
44. Modernisation de la protection renforcée des lanceurs d’alerte – Fondée sur la liberté d’expression et d’information, la protection des lanceurs d’alerte en droit CEDH a ceci de singulier qu’elle s’est développée indépendamment de l’emploi du terme, sans définition théorique de la notion, à partir d’une grille spécifique de contrôle – forgée par l’arrêt Guja c. Moldova 56 – pour juger de la proportionnalité des sanctions prises à l’encontre d’un salarié qui aurait dévoilé des informations confidentielles obtenues sur son lieu de travail. S’il demeure dans cette logique, sans entendre édifier un statut abstrait (§156), l’arrêt Halet c/ Luxembourg (n° 21884/18) du 14 février 2023, ne constitue pas moins une importante avancée. Le cas lui-même a été fort médiatisé, puisque le requérant était l’un des deux employés du cabinet privé d’audit et de conseil fiscal PwC dont les révélations ont fait éclater, en 2014, le scandale « LuxLeaks », concernant une longue pratique d’accords passés pour le compte de nombreuses sociétés multinationales avec l’administration fiscale luxembourgeoise. Or, à la différence de son ancien collègue, l’intéressé ne fut pas exonéré de sa responsabilité pénale devant les juridictions nationales et, dans un premier temps du moins, a aussi échoué à faire constater une violation de l’article 10 devant le juge européen. Dans ces circonstances, le renvoi de l’affaire à la Grande chambre permet alors à la Cour d’inverser ses conclusion et de rompre sur la tendance moins libérale qui semblait se dessiner dans sa jurisprudence récente 57. Mais il lui donne surtout l’occasion de livrer une interprétation évolutive des six critères « Guja » eu égard, d’une part à la place prise par les lanceurs d’alerte dans les sociétés démocratiques, et d’autre part au développement du cadre juridique européen et international les protégeant (§ 120).
45. Affinage théorique des critères « Guja» – Réalisé au titre des principes généraux, l’affinage s’avère d’un apport inégal. Il se résume plus ou moins à une systématisation de la jurisprudence antérieure, sans innovations tangibles, pour ce qui est de « l’existence ou non d’un autre canal pour procéder à la divulgation », de « la bonne foi du lanceur d’alerte » et de « la sévérité de la sanction ». Concernant « l’authenticité des informations », il représente une clarification / relativisation de l’exigence : en référence à plusieurs sources externes 58, la Grande chambre précise ainsi – en des termes pour la première fois explicites – que, bénéficiant d’une présomption de bonne foi, le lanceur d’alerte n’a pas à prouver, au moment du signalement, la véracité des informations qu’il rend publiques mais doit seulement s’efforcer, en préalable et dans la mesure du possible, de les vérifier (§125 et §127). L’évolution la plus substantielle s’opère donc sur deux points.
- « L’intérêt public de l’information » (qui s’entend à la fois de son contenu et du principe de sa divulgation) enregistre un double élargissement. Ratione loci, le critère, en effet, ne doit plus s’apprécier seulement à l’échelle nationale mais aussi, le cas échéant, au niveau « supranational » et à celui des Etat tiers et de leurs citoyens (§143). Ratione materiae, la Cour consolide l’idée que les informations d’intérêt public susceptibles de relever du champ du lancement d’alerte ne se réduisent pas à celles qui concernent les autorités ou instances publiques, mais peuvent « aussi, dans certains cas, porter sur le comportement d’acteurs privés, telles les entreprises, qui s’exposent inévitablement et sciemment à un contrôle attentif de leurs actes, notamment s’agissant des pratiques commerciales, de la responsabilisation des dirigeants d’entreprises, du non-respect des obligations fiscales, ou encore du bien économique au sens large » (§142). Bien plus, l’intérêt public s’ouvre – au-delà du signalement des actes, pratiques ou comportements illicites, sur le lieu de travail, ou de ceux qui sont répréhensibles, tout en étant légaux – aux « informations touchant au fonctionnement des autorités publiques dans une société démocratique » qui, sur des sujets controversés, seraient nécessaires au public « afin de se forger une opinion éclairée sur la question de savoir si elles révèlent ou non une atteinte à l’intérêt public » (§138). L’avancée s’assortit néanmoins d’une graduation décroissante, qui attache un intérêt public moindre à cette dernière catégorie quelque peu indéterminée (§140).
- Quant au critère relatif au « préjudice causé », il déborde tout autant de son cadre initial (circonscrit à la prise en compte des intérêts de l’employeur lésé), en embrassant désormais « l’ensemble des effets dommageables que la divulgation litigieuse est susceptible d’entraîner » (§148).
Au total, le rafraîchissement de la grille de contrôle paraît ainsi vouloir maintenir un certain équilibre entre les deux plateaux de la balance (l’assouplissement du critère de l’authenticité et l’extension du critère de l’intérêt public trouvant un contrepoids dans la graduation de ce dernier selon l’objet de l’information, l’introduction d’une évaluation globale du préjudice causé par la divulgation et le maintien de l’exigence de bonne foi). Aussi ces différents paramètres – pris dans l’abstrait – ne placent-ils peut-être pas le droit de la Convention à la pointe de la protection des lanceurs d’alerte, d’autant que la jurisprudence européenne tend toujours à l’enfermer dans « les caractéristiques propres à l’existence d’une relation de travail » (§§117-119). Toutefois, l’apport de l’arrêt Halet, en la matière, ne peut se mesurer uniquement en termes théoriques. L’application à l’espèce comporte également ses propres enseignements.
46. Application constructive des critères à l’espèce – Sur ce plan, et indépendamment des observations que justifierait en soi un principe de subsidiarité quelque peu malmené, trois positions de fond contribuent à vivifier la protection des lanceurs d’alerte. Primo, il faut relever l’admission d’un recours direct à un canal externe de divulgation (en l’occurrence, la presse), comme « seul moyen efficace» de signalement, lorsque les actes ou pratiques en cause sont légaux et portent sur les activités habituelles de l’employeur (§172). Deuxio, l’arrêt Halet se distingue par une ferme récusation du critère de « l’information nouvelle et inédite » : s’opposant – comme les deux juges dissidents de la chambre – à une vision instantanée et figée du débat d’intérêt public, la majorité de Grande chambre souligne que le sens du lancement d’alerte est aussi « de faire évoluer la situation sur laquelle portent ces informations, le cas échéant, en obtenant qu’il soit remédié aux agissements dénoncés au moyen d’actions correctives de la part des autorités publiques compétentes ou des personnes privées concernées, telles des entreprises » (§187). Tertio, l’appréciation de la sévérité de la sanction est encore l’occasion pour la Cour de reconnaitre le « rôle essentiel » des lanceurs d’alerte, auxquels est en conséquence étendu le principe d’une nécessaire prise en considération de l’effet dissuasif général d’une condamnation (§204). Le résultat est qu’en l’occurrence, les documents fournis par le requérant ne sauraient voir leur intérêt public diminué par principe, en raison des révélations qui les avaient précédés : aux yeux de la Cour, ils apportent au contraire « un éclairage nouveau sur la problématique de l’évitement fiscal, de la défiscalisation et de l’évasion fiscale » (§189), en revêtant pour l’opinion publique un « fort pouvoir d’illustration des pratiques » en cause (§191). Face à un intérêt public ainsi requalifié, dont le poids est renforcé à la fois par sa dimension transnationale et par la place économique et sociale des multinationales à dimension mondiale (§192), la circonstance que la divulgation a elle-même porté atteinte à des considérations d’ordre public, en s’étant faite au prix d’un vol de données et d’une violation du secret professionnel, ne suffit pas (§202). La condamnation pénale, au regard de ses effets cumulés et de sa portée dissuasive, est alors disproportionnée. Et voilà comment le requérant – qui avait été puni de 1000 euros d’amende devant le juge interne – obtient, en définitive, de la Cour une satisfaction équitable de 15000 euros…
C. Boiteux-Picheral
V – Vie privée
A. Protection juridique des relations entre personnes de même sexe
47. La destinée inattendue de l’affaire Fetodova. Il est des affaires qui connaissent une destinée inattendue. Tel est indéniablement le cas de l’affaire Fetodova et autres c/ Russie(Gde ch., 17 janv. 2023, n° 40792/10, 30538/14 et 43439/14.[/foot]. Au moment de l’introduction de la requête le 20 juillet 2010, rien ne laissait imaginer que la Russie ne serait plus membre du Conseil de l’Europe et de la Convention européenne des droits de l’homme à la date du prononcé de l’arrêt de la Grande chambre, à savoir le 17 janvier 2023. Et pour cause, comme on le sait, à la suite de l’agression militaire russe contre l’Ukraine, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a exclu le 16 mars 2022 la Fédération de Russie du Conseil de l’Europe. Le 16 septembre 2022, la Russie cessait d’être partie à la Convention européenne mais sans que cela ne remette en cause l’opposabilité de ses obligations conventionnelles pour les faits antérieurs à cette date, ce qui explique que la Cour continue de rendre des arrêts la concernant. Situation quand même très cocasse pour l’interprète authentique de la Convention que de rendre un arrêt sur une question de principe contre un Etat n’étant plus partie à la CEDH … En l’occurrence, les requérants (deux couples de même sexe) se plaignaient de l’impossibilité d’obtenir une reconnaissance et une protection juridiques de leurs relations de couple en Russie, en invoquant une violation de l’article 8 de la Convention. Cette situation se retrouve dans seize autres Etats du Conseil de l’Europe qui ne reconnaissent aucune possibilité pour les couples de même sexe de voir leur relation reconnue juridiquement 59. S’agissant de l’existence d’une obligation positive d’offrir aux couples de même sexe une forme de reconnaissance et de protection juridiques de leurs relation, l’arrêt Fedotova n’innove guère, la Cour l’ayant déjà reconnue dans de précédentes affaires 60, comme elle avait déjà, en contrepoint, estimé qu’en l’absence de consensus les États n’ont pas l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples de personnes de même sexe. Selon la Grande chambre, se dessine « une tendance nette et continue au sein des États membres du Conseil de l’Europe » en faveur de la reconnaissance légale des couples de même sexe au sein des États parties (§175). Tout au long de l’arrêt, on retiendra un souci d’asseoir ce constat par une ouverture tous-azimuts aux sources extérieures, contraignantes ou non d’ailleurs : le juge européen fait ainsi référence aux travaux du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, des organes du Conseil de l’Europe ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui sont reprises dans la partie « En droit » de l’arrêt, en particulier l’avis consultatif OC-24 /17 de cette dernière sur l’identité de genre, l’égalité et la non-discrimination des couples de même sexe. En termes de qualité du dialogue des juges, l’arrêt est remarquable. Car la Cour va jusqu’à faire sien un principe énoncé par la Cour de San José dans cet avis consultatif (non contraignant) : « Les États sont tenus de garantir l’accès à tous les dispositifs existants dans leur droit interne afin d’assurer la protection de tous les droits des familles composées par des couples de même sexe, sans discrimination par rapport aux familles constituées par des couples hétérosexuels » (§177). Au regard de ces évolutions, la marge nationale d’appréciation ne peut être que réduite, du moins s’agissant de l’octroi d’une possibilité de reconnaissance et de protection juridiques aux couples de même sexe » car pour le reste, sur « la nature exacte du régime juridique à accorder aux couples de même sexe » (§188), la marge est plus étendue. Il est possible de voir dans cette nuance une volonté de ne pas tomber dans le piège de la standardisation. On ne peut qu’approuver cette démarche respectueuse du principe de subsidiarité et de nature à emporter l’adhésion des autorités nationales.
48. Le caractère anachronique des motifs avancés par la Russie. Ces principes étant posés, la Cour examine si les justifications avancées par l’État défendeur au titre de l’intérêt général (les valeurs de la famille traditionnelle, le sentiment de la majorité de l’opinion publique russe et la protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité) l’emportaient sur les intérêts individuels des requérants. Derrière ces motifs, c’est bien le critère de l’orientation sexuelle qui explique l’absence de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe. Aussi, n’est-il pas surprenant de voir la Cour opposer en réponse les standards de la société démocratique au premier rang desquels l’équilibre entre la majorité et les droits des minorités (§216) ou bien encore les notions de pluralisme et de tolérance (§222). L’attitude hostile de la majorité de la population à l’endroit des unions homosexuelles ne saurait ainsi être invoquée. Par conséquent, la Grande chambre conclut à la majorité de quatorze voix contre trois à la violation de l’article 8 mais se refuse à examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Dans son opinion dissidente, le juge Wojtyczek marque sa très nette désapprobation quant à la solution retenue. Mais, à bien y regarder, c’est « beaucoup de bruit pour rien de nouveau ». Le juge polonais conteste vigoureusement l’interprétation évolutive de la Convention comme une dénaturation des engagements des Etats, alors qu’elle ne fait que préciser des précédents dénués d’ambiguïté. Autant nous avions été frappés par la qualité de la disputatio entre les juges de la Cour sur le recours la doctrine de l’instrument vivant dans de précédentes affaires 61, autant l’opinion du juge Wojtyczek opposant interprétation de la Convention et régime démocratique nous paraît plus préoccupée par les conséquences qui pourraient être tirées de la jurisprudence Fedotova en Pologne. Il en fera d’ailleurs de même dans une affaire roumaine concernant la même question de l’absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridiques pour les couples de personnes de même sexe 62, en contestant l’application automatique des principes Fedotova à une situation qui, à ses yeux, était totalement différente (adoption de mesures inclusives, lutte contre toutes les formes de discrimination), ce qui est contesté par la majorité. Plus encore, à bien y regarder, le gouvernement roumain ne se plaçait pas sur ce terrain mais contestait le pouvoir de la Cour de se prononcer sur question aussi sensible à partir de la seule appréciation de l’existence d’un consensus entre les Etats membres du Conseil de l’Europe. Bref, il faisait sienne l’opinion dissidente du juge polonais dans l’affaire Fedotova.
B. Mention du sexe neutre à l’état civil
49. Prévalence de l’argument conséquentialiste sur la prise en compte de la situation particulière de la requérante. L’affaire Y c/ France (31 janv. n°76888/17) concerne le refus des juges français de remplacer la mention « masculin » par la mention « neutre » sur l’acte de naissance d’une personne intersexe. L’acte de naissance de la personne requérante indique en effet qu’elle est « de sexe masculin » alors que, comme cela est établi par de nombreux certificats médicaux, elle a toujours été intersexe. C’est ce décalage profond entre son identité biologique et son identité juridique qu’elle met en cause. La Cour avait donc à trancher la question de savoir si ce refus constitue une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ? Pour répondre par la négative, elle joue tout d’abord à fond la carte de la marge d’appréciation élargie : primo, s’agissant de la question de la reconnaissance non binaire du genre, le consensus fait défaut (§77) ; secundo, les motifs invoqués par le gouvernement français, à savoir le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de garantir la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil, sont d’intérêt général (§78) ; tertio, le fait qu’est ici en cause une obligation positive et non une ingérence (§79). Au regard de la valorisation que connaît le principe de subsidiarité dans la jurisprudence européenne, un tel positionnement n’a rien d’extraordinaire même si l’on pouvait s’attendre à une lecture neutralisante de la marge à la faveur par exemple d’une mention du principe d’autonomie personnelle. Autant dire que le contrôle de la mise en balance des intérêts en l’espèce s’annonce très souple. Tout en retenant une approche compassionnelle – la Cour « ne doute pas que cette discordance entre l’identité biologique du requérant et son identité juridique, est de nature à provoquer chez lui souffrance et anxiété » (§83) – l’arrêt met en exergue le conséquentialisme comme donnée essentielle de la modestie judiciaire (§90). Sont ainsi soulignées les conséquences excessives qu’emporterait un constat de violation de l’article 8, à savoir une modification du droit interne de l’Etat. Or, reprenant la célèbre formule de l’arrêt S.A.S. c/ France, la Cour considère que « lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question qui relève d’un choix de société » (§ 90). A notre sens, il s’agit du point principal de la motivation qui justifie le constat de non-violation de l’article 8. Il est d’ailleurs symptomatique de constater que le contrôle se focalise plus sur la pertinence des motifs avancés par le gouvernement français que sur la situation particulière de la personne requérante (une intersexuation biologique, psychologique et sociale). En ce sens, la juge Simackova estime dans son opinion dissidente que « la Cour aurait dû se contenter de répondre à la problématique née de la situation spécifique du requérant, dans un pays spécifique, et de la solution juridique et des arguments spécifiques que ce pays a avancés ». Autrement dit, est dénoncé un contrôle européen à la coloration très abstraite au détriment de considérations concrètes qui sont mises entre parenthèses 63. Relevons que cinq pays – l’Allemagne, l’Autriche, l’Islande, les Pays-Bas et Malte – permettent d’inscrire à l’état civil d’autres mentions que « masculin » ou « féminin ». Dans les affaires examinées dans la présente chronique, l’impression qui domine est que la Cour ne souhaite pas « forcer » le consensus mais désormais l’accompagner. C’est ce dont témoigne encore l’arrêt O.H. et G.H c/Allemagne du 4 avril 2013 (n° 53568/18 et 54741/18) à propos de l’impossibilité légale pour un parent transgenre d’indiquer son genre actuel sur l’acte de naissance de son enfant conçu après le changement de genre : « seuls cinq États membre du Conseil de l’Europe ont prévu une mention dans ces registres du sexe reconnu, tandis que la majorité des États continuent à désigner la personne ayant accouché d’un enfant comme étant la mère de celui-ci (…) Cette absence de consensus reflète le fait que le changement de genre combiné avec la qualité de parent suscite de délicates interrogations d’ordre éthique, et confirme que les États doivent en principe se voir accorder une ample marge d’appréciation » (§114).
M. Afroukh
C. Protection des données personnelles
50. La mise en cause, en matière fiscale, du Name and shame… and give the address. Si l’imagination des États pour lutter contre la fraude fiscale n’atteindra sans doute jamais le quart de la moitié du commencement de celle des contribuables cherchant à éluder l’impôt, elle donne tout de même parfois de beaux exemples de créativité. La Cour européenne des droits de l’homme a néanmoins dû rappeler, dans son arrêt de Grande Chambre L.B. c/ Hongrie (no36345/16) du 9 mars 2023, que les droits et libertés conventionnels posent des limites en la matière. La requête a pour toile de fond une loi hongroise imposant à l’administration fiscale la publication d’une liste des contribuables dont la dette fiscale s’élève à plus de dix millions de florins (environ 26.000 euros au taux de change actuel). La liste, mise en ligne sur internet, contient notamment le nom et l’adresse du domicile desdits contribuables. Le requérant, un homme d’affaires, fut condamné à divers titres à payer plus d’un million d’euros au trésor public pour avoir omis de s’acquitter de l’impôt sur le revenu s’agissant d’opérations financières douteuses. Faute de paiement, il apparut sur cette liste pendant plusieurs années. Un premier arrêt de chambre avait vu la Cour valider ce dispositif, par cinq voix contre deux. La Grande Chambre est parvenue à une conclusion différente. Si elle a pu admettre sans difficultés que la publication de la liste des principaux contribuables débiteurs disposait d’une base légale et qu’elle poursuivait un but légitime (améliorer la discipline en matière fiscale et garantir la transparence et la fiabilité des relations commerciales), elle a en revanche buté sur le caractère proportionné du dispositif. L’affaire se révèle particulièrement intéressante à deux titres au moins. D’une part, il s’agissait de la première fois que la Cour était saisie de la question de la compatibilité avec l’article 8 de la Convention d’une obligation légale de publier des informations concernant des contribuables, notamment l’adresse de leur domicile. D’autre part, cette obligation posée par la loi excluait toute marge d’individualisation par l’administration, de sorte que l’examen de la requête se place sur un terrain inhabituellement abstrait. Au terme d’un exercice d’équilibriste dont elle a le secret, la Cour commence par affirmer que les États jouissent « d’une ample marge d’appréciation pour déterminer, aux fins notamment d’assurer le bon fonctionnement de la perception de l’impôt dans son ensemble, la nécessité d’établir un régime de divulgation de données à caractère personnel concernant les contribuables qui ne s’acquittent pas de leurs obligations de paiement ». Toutefois, dans le même temps, elle affirme la nécessité pour les autorités nationales de mettre en balance les intérêts concurrents et de tenir dûment compte « au moins en substance, non seulement i) de l’intérêt public à la divulgation des informations en question, mais aussi ii) de la nature des informations divulguées, iii) des répercussions sur l’exercice par les personnes concernées du droit au respect de leur vie privée et du risque d’atteinte à celui-ci, iv) de la portée potentielle du support utilisé pour la diffusion de l’information, en particulier celle d’internet, ainsi que v) des principes fondamentaux de la protection des données, notamment ceux relatifs à la limitation des finalités, à la limitation de la conservation, à la minimisation des données et à leur exactitude » (§128). L’ample marge d’appréciation n’est plus ce qu’elle était… Le constat de violation de l’article 8 de la Convention auquel parvient la Cour, à une ample majorité de quinze voix contre deux, tient de manière remarquable presque tout entier dans les faiblesses des travaux préparatoires de la loi hongroise. Selon la Cour, le Parlement, au moment de l’adoption des dispositions litigieuses, s’est abstenu de s’interroger suffisamment sur les conséquences du mécanisme qu’il établissait sur le comportement des contribuables. Il n’a pas non plus examiné la nécessité particulière de publier certains éléments, à l’instar de l’adresse des intéressés, pas plus que les spécificités d’une publication sur internet ou que les conséquences de cette publication sur le droit au respect de la vie privée. Cet arrêt confirme dès lors de manière éclatante l’extrême importance que peut revêtir la qualité du processus législatif dans l’appréciation de la conventionnalité d’une mesure donnée. L’inconvénient majeur d’une telle démarche est qu’il reste à savoir si des requêtes formées contre l’un des huit autres États membres du Conseil de l’Europe publiant ce genre de données sur les contribuables défaillants pourraient réellement aboutir à un résultat à front renversé au seul motif que le Parlement national impliqué aurait suffisamment étudié la question…
51. Big Mother is watching: inconventionnalité du recours à la technologie de reconnaissance faciale pour identifier l’auteur d’une manifestation pacifique. À l’approche des jeux olympiques de Paris et du défi sécuritaire posé aux autorités françaises par l’affluence de millions de personnes dans la capitale, voici un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme qui mériterait d’être lu attentivement dans de nombreux lieux de pouvoir : l’arrêt Glukhin c/ Russie (no11519/20) du 4 juillet 2023. En 2017, plusieurs milliers de caméras équipées d’un système de reconnaissance faciale en direct furent installées dans la ville de Moscou (on en comptait plus de 220.000 en 2022, postérieurement aux faits de l’espèce). En août 2019, le requérant prit le métro moscovite avec une représentation grandeur nature d’un activiste politique menacé de prison pour avoir manifesté pacifiquement. Il n’en fallut pas plus à l’unité anti-extrémisme de la police du métro de Moscou (sic) pour mener son enquête, identifier le requérant à l’aide de la technologie de reconnaissance faciale et l’arrêter quelques jours plus tard, toujours grâce à cette technologie permettant de le localiser dans le métro, pour manquement à la législation sur les manifestations. Condamné à une amende de près de 300 euros, le requérant saisit la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de l’article 10 de la Convention, garantissant la liberté d’expression, ainsi que, c’est ce qui nous intéressera ici, sur le fondement de l’article 8 garantissant le droit à la vie privée. Sur ce dernier terrain, il se plaignait de l’usage de ses données personnelles dans le cadre d’une procédure d’infraction administrative, et notamment de l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale. Fusionnant le triple test applicable à toute ingérence dans le droit au respect de la vie privée, la Cour étudie dans un même mouvement légalité, légitimité et nécessité des mesures litigieuses. Les problèmes qu’elle identifie alors avec le droit applicable sont multiples. En premier lieu, il apparaît ce dernier permet le traitement de données personnelles biométriques – y compris à l’aide de technologies de reconnaissance faciale – dans le cadre de toute procédure judiciaire. Aucune limitation ou encadrement procédural n’est prévu. En second lieu, sans condamner en soi l’usage de la reconnaissance faciale, la Cour constate que ce dernier est particulièrement intrusif et qu’un haut niveau de justification est dès lors requis pour que soit admise sa nécessité. À ce titre, la gravité des infractions en cause est un facteur évidemment central. Or, en l’espèce, le juge strasbourgeois ne peut que constater que l’infraction reprochée au requérant était tout à fait mineure, d’autant qu’aucune mise en danger ou violence n’avait été associée à sa manifestation pacifique. La Cour souligne par ailleurs, de façon plus générale, que l’utilisation d’une technologie de reconnaissance faciale hautement intrusive pour identifier et arrêter les participants à des actions de protestation pacifique pourrait avoir un effet dissuasif sur les droits à la liberté d’expression et de réunion. Elle conclut donc à la violation de l’article 8 de la Convention. Adopté à l’unanimité dans un délai « raisonnable » de trois ans et demi, d’une trentaine de pages « à peine », clair dans les principes qu’il énonce sans pour autant poser un cadre complet et détaillé en matière d’utilisation de la reconnaissance faciale, l’arrêt Glukhin c/ Russie est sans doute l’arrêt idéal pour conclure cette chronique sur une touche de réelle satisfaction.
Th. Larrouturou
Notes:
- Mattias Guyomar et Patrick Titiun, Le Monde, 19 mai 2023, p. 27. ↩
- W. Shakespeare, Hamlet, Acte 1, Scène 2. ↩
- Résolution de la Cour européenne des droits de l’homme sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l’article 58 de la Convention, 22 mars 2022 ↩
- « 1. Lorsqu’une partie reste en défaut de produire les preuves ou informations requises par la Cour […] ou lorsqu’elle témoigne autrement d’un manque de participation effective à la procédure, la Cour peut tirer de son comportement les conclusions qu’elle juge appropriées. / 2. L’abstention ou le refus par une Partie contractante défenderesse de participer effectivement à la procédure ne constitue pas en soi pour la chambre une raison d’interrompre l’examen de la requête ». ↩
- Adressée par le Conseil d’État, elle porte sur la question suivante : « La seule proximité ou appartenance à un mouvement religieux, considéré par l’autorité administrative compétente, compte tenu de ses caractéristiques, comme présentant à moyen ou à long terme une menace pour le pays, constitue-t-elle au regard de l’article 9 § 2 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention un motif suffisant pour prendre une mesure défavorable à l’encontre de quelqu’un, telle que l’interdiction d’exercer la profession d’agent de gardiennage ? ». ↩
- Demandé par la Cour suprême, l’avis no P16-2022-001 porte sur le statut et les droits procéduraux d’un parent biologique dans la procédure d’adoption d’un adulte, sous l’angle des articles 8 et 6 de la Convention. ↩
- CE, 6ème/5ème CR, décision Fédération Forestiers privés de France, 23 mars 2023, no 439036. ↩
- Le GCPJ tel que composé, pour une durée de cinq ans, en décembre 2013 continue depuis lors d’assurer ses fonctions par intérim – intérim qui d’ici quelques semaines aura duré plus longtemps que son mandat théorique ! ↩
- Voir déjà, sur ce point : Gde ch., Grzęda c/ Pologne, 15 mars 2022, no43572/18. ↩
- « Actualité de la Convention européenne des droits de l’homme (Janvier 2023-Août 2023) », AJDA, 2023, pp. 1708 s. ↩
- Commission de Venise, Opinion no 824/2015 – CDL-AD (2016)009, 14 mars 2016. ↩
- Cour EDH, Plén., 10 fév. 1983, Albert et Le Compte c/ Belgique, nos7299/75 et 7496/76. ↩
- Cour EDH, 22 juil. 2021, Reczkowicz c/ Pologne, no43447/19 ; Cour EDH, 6 oct. 2022, Juszczyszyn c/ Pologne, no35599/20. ↩
- Cour EDH, Plén., 8 juin 1976, Engel et autres c/ Pays-Bas, nos 5100/71 et autres. ↩
- Voy. par exemple A. Glazewski, « Le contentieux covid-19 devant la Cour européenne des droits de l’homme », RDLF, 2023, chron. n° 39. ↩
- Conclusions publiées à la RFDA, 2016, 105. ↩
- Le ministre de l’intérieur a ainsi affirmé le 21 octobre au JDD que « La CEDH doit comprendre qu’elle juge dans une situation de crise terroriste qui n’existait pas lorsque ses règles furent imaginées ». ↩
- F. Sudre, « La Cour européenne des droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme », RDP, 2016, p. 795, à propos notamment de l’arrêt de Grande chambre Ibrahim c/ Royaume-Uni du 13 septembre 2016. ↩
- Parmi d’autres, 8 nov. 2022, Yüksekdağ Şenoğlu et autres c/ Türkiye, n° 14332/17. ↩
- « Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale ». ↩
- Notification en date du 21 juillet 2016. ↩
- Cour EDH, Gde ch., 3 novembre 2022, n° 22854/20, cette Chron. RDLF, 2023, n° 25, II A. ↩
- Voy. également Cour EDH, Gde ch., 21 sept. 2022, (déc°.), Mc Callum c/ Italie, n° 20863/21; 28 mars 2023, (déc°.), Hafeez c Royaume-Uni, n° 14198/20. ↩
- Initiée en 2015 par la Commission européenne, pour les zones soumises à pression migratoire disproportionnée, il s’agit d’une approche coopérative de « triage » aux frontières extérieures de l’espace Schengen, afin de départager les demandeurs d’asile – auxquels les hotspots sont censés offrir un premier accueil – et les migrants irréguliers – pour qui ces centres sont en revanche le point de départ d’une procédure de refoulement. ↩
- Cour EDH, 25 janv. 2018, J.R. et autres c/ Grèce, n° 22696/16, cette Chron., RDLF, 2018, n° 22, IV ; 21 mars 2019, O.S.A. c/ Grèce (n° 39065/16, cette Chron., RDLF, 2019, n° 47, III; 3 oct. 2019, Kaak c/ Grèce, n° 34215/16. ↩
- Voir le Rapport de la Direction générale du Parlement européen pour les politiques interne de l’Union, 10 mai 2016, On the frontline: the hotspot approach to managing migration (europa.eu), point 5.2.2 ou le rapport d’observation effectué pour Migreurop et l’association ARCI, fiche_hotspots-italie_2018_c._richard_def.pdf (migreurop.org). ↩
- L’applicabilité ratione personae de la directive « Accueil » 2013 /33 du 26 juin 2013 (art. 8 et s.) ou de la directive « Retour » 2008/115 du 16 décembre 2008 (art. 15) – laquelle, par surcroît, peut ne pas jouer aux frontières extérieures en vertu de son article 2§2 sous a) – est en effet tributaire des résultats de cette phase préalable. ↩
- CourEDH, Gde ch., 15 déc. 2016, n° 16483/12. ↩
- Cette Chron., RDLF 2017, n° 13, obs. M. Afroukh. ↩
- Cour EDH, 7 juillet 2022, n° 5418/15, cette Chron. RDLF, 2022, n° 44, III. B. ↩
- Cour EDH, Gde ch., 7 déc. 2021, Savran c/ Danemark, n°57467/18, cette Chron. RDLF, 2022, n°16, III. B. ↩
- Savran, §191 ; Azzaqui, §54 ↩
- Cour EDH, 10 juil. 2014, Tanda-Muzinga c/ France, n° 2260/10 et Mugenzi c/ France, n° 52701/09. ↩
- Cour EDH, 6 nov. 2012, Hode et Abdi c/ Royaume-Uni, n° 22341/09. ↩
- Voy. par ex., CJUE, 1er août 2022, (Regroupement familial d’un enfant devenu majeur), aff. jtes C-279/20, ECLI:EU:C:2022:618 ; CJUE, Gde Ch., 22 février 2022, (Unité familiale – Protection déjà accordée), aff. C-483/20, ECLI:EU:C:2022:103. ↩
- Cour EDH, Gde ch., 9 juillet 2021, n° 6697/18, cette Chron. RDLF, 2022, n° 16, III.B. ↩
- Cour EDH, 20 octobre 2022, n° 22105/18, cette Chron. RDLF, 2023, n° 25, II.B. ↩
- Voy. par ex., Directive 2003/86 du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, art. 12§1. ↩
- CourEDH, 20 oct. 2005, Haydarie c/ Pays-Bas (déc.),n°8876/04. ↩
- CourEDH, 26 avr. 2007, Konstatinov c/ Pays-Bas, no16351/03, §50. ↩
- Cour EDH, Gde ch., 3 oct. 2014, n° 12738/10, §107. ↩
- Préc., §132. ↩
- Voir par exemple l’affaire M.A. c/ Danemark, 9 juill. 2021, n°6697/18). Le but poursuivi par les mesures litigieuses révélé au grand jour, il ne restait plus qu’à le confronter au standard de la société démocratique 64Sur ce point, voy. l’arrêt Bayev et autres c/ Russie du 20 juin 2017 : législation interdisant la promotion de l’homosexualité. ↩
- § 19 de l’opinion dissidente commune aux juges Yudkivska, Lubarde, Guerra Martins, Zünd et Kuris. ↩
- Notons qu’il a pu présenter des observations devant la Cour en tant que tiers intervenant. ↩
- M. Afroukh, « Les critères “Von Hannover n° 2“ dans la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme : une attractivité équivoque », RTDH, 2018, p. 593. ↩
- Sur les critiques encourues par l’arrêt de chambre du 2 sept. 2021, voy. cette Chron., RDLF, 2022, n° 16, V b, obs. M. Afroukh. ↩
- Voy. à cet égard les opinions dissidentes des juges Bošnjak et Wojtyczek et Zünd. ↩
- Cour EDH, Gde ch., 16 mai 2015, n° 64569/09, §116. ↩
- Cour EDH, 16 juillet 2009, Féret c/ Belgique, n° 15615/07, §77. ↩
- Cour EDH, 26 mai 2020, n°63164/16. ↩
- Cour EDH, Gde ch., 17 mai 2016, n°42461/13. ↩
- Aucune possibilité pour la personne visée de présenter des arguments pour sa défense ; aucune procédure claire pour contester l’interdiction ↩
- Cour EDH, 23 sept. 98, Steel et Lush c/ Royaume-Uni, n°24839/94, §92 ; 25 nov. 1999, Hashman et Harrup c/ Royaume-Uni, n°25594/94, §28 ; ou encore Cour EDH (déc.), 4 mai 2000, Drieman c/ Norvège, n°33678/96. Dans cette dernière affaire, notamment, la Cour avait décidé qu’en s’interposant entre les chasseurs et les baleines, les militants de Greenpeace avaient adopté une conduite qui « s’apparente à une forme de coercition, forçant […] à abandonner [une] activité légale », et qui ne pouvait donc pas « bénéficier de la même protection privilégiée […] que le discours politique ou le débat d’intérêt général ». ↩
- Cour EDH, Gde ch., 12 févr. 2008, n° 14277/04. ↩
- Voy., outre l’arrêt de chambre du 11 mai 2021 dans la présente affaire, Cour EDH, Gde ch., 16 février 2021, Gawlik c/ Liechtenstein, n°23922/19, JCP G, n° 25, 21 juin 2021, doctr. 697, obs. A. Schahmaneche. ↩
- Recommandation (2014)7 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, Résolution 1729 (2010) de l’Assemblée parlementaire, rapport A/70/30 du 8 septembre 2015 du Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression. ↩
- Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Géorgie, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, République de Moldova, Pologne, Roumanie, Serbie, République slovaque, Türkiye et Ukraine. ↩
- 21 juill. 2015, Oliari et autres c/ Italie, n°18766/11 et 36030/11, 21 juillet 2015 ; 14 déc. 2017, Orlandi et autres c/ Italie, n° 26431/12. ↩
- voy. les opinions séparées sous l’arrêt Magyar Helsinki c/ Hongrie, 8 nov. 2016, n°18030/11 et s/ X et a. c/ Bulgarie, 2 févr. 2021, n° 22457/16. ↩
- 23 mai 2023, Buhuceanu et autres c/ Roumanie. ↩
- On se reportera ici à l’analyse très fine d’une très grande spécialiste de ces questions, O. Bui-Xuan, « La prudence de la Cour européenne des droits de l’homme face au dépassement de la bicatégorisation des mentions de sexe à l’état civil », RTDH, 2023, p. 1117. De façon générale, sur cette objectivisation régressive du contrôle, M. Afroukh, « Plaidoyer pour une objectivisation du contrôle assumée », Civitas Europa, vol. 49, no. 2, 2022, pp. 55-69. ↩