Quelles garanties en cas de violation massive / systémique des droits fondamentaux?
Caroline Boiteux-Picheral, Professeur à l’Université de Montpellier, IDEDH. 1
Les violations massives et systématiques des droits de l’homme représentent un sujet doublement cuisant. Non seulement parce que leur ampleur et leur gravité mettent particulièrement à l’épreuve l’efficacité, voire la crédibilité, des normes et mécanismes dont la communauté internationale s’est progressivement dotée, au plan universel ou régional, pour protéger les individus et garantir la paix, mais aussi parce que, tout en paraissant désigner une catégorie spéciale d’atteintes, appelant en retour un traitement spécifique, le concept ne donne cependant guère lieu à définition juridique, comme si le seuil d’intensité exprimé par les deux adjectifs qualificatifs suffisait par lui-même à en révéler le contenu. Or, à devoir déterminer ce qui entre (ou n’entre pas) dans l’objet de l’étude, les choses ne s’avèrent pas si simples, surtout si l’on observe que les organisateurs du colloque ont préféré le terme « systémique » à celui de « systématique » et recouru à un signe typographique, plutôt qu’à une conjonction de coordination, pour articuler les deux épithètes, sans préjuger de la nature alternative ou cumulative de leurs relations. Quelques considérations terminologiques, seulement destinées aux fins de la présente contribution, se recommandent donc en préalable.
Car si la notion de « violation massive / systémique » peut d’instinct être associée aux actes constitutifs de crimes internationaux, tels que les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides, aux convulsions des conflits armés et, au-delà, évoquer l’oppression ou les exactions exercées ou favorisées par certains gouvernements à l’égard de tout ou partie de la population, elle ne semble pas moins applicable à d’autres occurrences, qui ne se traduisent pas nécessairement par des disparitions forcées, des exécutions sommaires, des massacres ou des violences sexuelles. Ainsi, des régimes d’interception de masse des communications, qui sont autorisés, et donc institués par la loi dans sept États membres du Conseil de l’Europe 2, ne seraient-ils pas également susceptibles de recevoir cette qualification, faute de s’entourer de garanties suffisantes ? Quoique la notion de violations massives et systémiques soit essentiellement pensée et utilisée par référence aux droits dits civils et politiques, ne conviendrait-il pas de s’y référer aussi en matière de droits culturels, économiques et sociaux, comme y invitait déjà le Haut-commissaire des Nation-Unies aux droits de l’homme par intérim, Bertrand Ramcharan, dans un discours du 5 novembre 2003 3 et comme le justifieraient, depuis, les bilans sévères dressés par plusieurs instances du Conseil de l’Europe quant aux répercussions pour les droits fondamentaux des politiques d’austérité imposées en Grèce à la fin des années 2000 4 ? Enfin, et de manière plus abstraite, l’aspect systémique ne mérite-t-il pas d’être éventuellement distingué de la dimension massive ? De prime abord, les deux adjectifs paraissent certes caractériser les deux facettes d’une même réalité, selon qu’elle est appréhendée du point de vue de sa portée (la violation massive affectant les droits d’un ensemble plus ou moins vaste de personnes) ou du point de vue de ses causes (la violation systémique, telle qu’elle se rencontre du moins dans le contentieux européen des droits de l’homme, trouvant sa source dans les bases ou les dysfonctionnements d’un système considéré en tant que tel – qu’il soit judiciaire, pénitentiaire, hospitalier, éducatif ou législatif…). Cependant, la conjonction ne se vérifie pas toujours : si toute violation massive a une origine systémique probable, l’inverse est moins vrai, en ce sens qu’une violation peut être systémique dans sa cause, sans pourtant s’avérer massive dans ses effets (quand les personnes touchées ou susceptibles d’être touchées par le problème structurel sous-jacent forment un groupe relativement circonscrit). En outre, se rapportant à la racine objective de la violation, l’adjectif systémique – à la différence de l’adjectif systématique – ne semble pas impliquer que l’atteinte aux droits humains soit forcément intentionnelle et relève d’une action ou d’une omission délibérée, mise en œuvre de façon méthodique : un ordre juridique peut ainsi porter en germe des violations systémiques du seul fait d’un manque de moyens, d’un défaut d’anticipation ou d’un mauvais arbitrage entre les intérêts en présence.
Dès lors, en poussant le raisonnement, l’éventualité ne saurait être exclue qu’une défaillance dans la gestion d’un phénomène d’ordre systémique, comme une pandémie ou le réchauffement climatique, puisse également relever de ce registre. Sans doute pareille qualification n’a-t-elle encore jamais été retenue dans de tels contextes. Il n’empêche que, de plus en plus, la garantie des droits de l’homme s’invite dans la détermination des pouvoirs et des devoirs des autorités à cet égard 5 et que des violations – notamment du droit au respect de la vie – sont plaidées en justice 6. De manière significative, des requêtes récemment portées devant la Cour européenne des droits de l’homme, pour dénoncer l’inaction de l’État en matière de lutte contre le changement climatique, ont ainsi déjà passé le cap redoutable du filtrage et se sont vues attribuées à la Grande chambre 7. Or, à supposer que les griefs soient finalement jugés à la fois recevables et fondés 8, un constat de violation – même juridiquement limité à la cause des requérants – n’équivaudrait pas moins à reconnaître une carence publique qui affecte plus particulièrement (mais pas seulement) les jeunes ou les personnes âgées, et, en définitive, une atteinte qui, en substance, apparaîtrait bien systémique dans sa cause et relativement massive dans ses effets.
Partant donc de l’idée que les violations massives et les violations systémiques peuvent aussi bien constituer deux sous-catégories distinctes et qu’elles sont chacune susceptibles de revêtir des formes non seulement diverses mais évolutives ou renouvelées par les progrès même du droit des droits de l’homme, une approche extensive du sujet semble devoir être privilégiée, afin de ne négliger aucun de ses possibles aspects. Un point de départ aussi ouvert a toutefois un coût : à faire entrer dans le registre des violations massives / systémiques toute forme générale de manquements à l’obligation non seulement de respecter mais aussi de protéger les droits de l’homme, la question des garanties s’élargit à des mécanismes si nombreux et hétérogènes, relevant d’ordre juridiques pluriels et de disciplines différentes, qu’il serait présomptueux de prétendre brasser cette multitude pour dresser un bilan global. Aussi l’adjectif interrogatif « quelles » ne sera-t-il pas compris en l’occurrence comme appelant une cartographie critique des garanties existantes (ni, a fortiori, de radiographie spécifique de l’une d’entre elles), mais comme visant à réfléchir au type même de garantie qu’implique la dimension structurelle d’une violation. Dans cette perspective, nous voudrions alors montrer que le salut collectif ne saurait venir d’un seul acteur, d’un unique mode de protection et encore moins d’un modèle déterminé de recours. Autrement dit, l’hypothèse centrale est que toute violation massive / systémique exige, par une sorte de parallélisme des formes, une réponse elle-même systémique et globale, reposant sur la combinaison de différents ressorts 9. Car si précieuse et indispensable qu’elle soit, la garantie juridictionnelle peut être interrogée (I) ; si déficiente et suspecte qu’elle paraisse, la garantie politique doit être reconsidérée (II).
I – Une garantie juridictionnelle interrogée
On sait combien la conception occidentale de la démocratie et de l’État de droit a conduit à valoriser la figure du juge, qui tend à être érigé, en matière de droit des droits de l’homme, en autorité principale de référence, au point qu’un droit qui ne serait pas exigible devant un juge est largement considéré comme n’étant pas un véritable droit 10 et que, bien souvent, seule l’autorité de la chose jugée passe pour une source opérante de garantie, susceptible de remédier efficacement à une hypothèse de violation. Lorsque celle-ci prend un caractère systémique et/ou massif, le réflexe est donc de chercher la solution du côté, prioritairement, du prétoire et, jusque dans les systèmes régionaux européens, des leviers existent ou ont été introduits de manière à assurer au moins un contrôle et des recours juridictionnels effectifs (A). Dans les circonstances les plus extrêmes, où de telles garanties font défaut (appareil judiciaire incapable d’assurer ses fonctions, État non assujetti à un contrôle juridictionnel international de ses manquements aux droits de l’homme, du moins pour la période considérée), l’apparition et le développement de nouveaux processus ne témoignent pas moins de la nécessité d’une conception alternative, multidimensionnelle, de la justice (B).
A – Les adaptations relatives des recours au juge
Conçues aux fins d’un respect « ordinaire », permanent, des libertés individuelles, les Cours régionales des droits de l’homme font spontanément figure d’ultimes secours ou remparts contre des violations massives / systémiques. Mais si cette image correspond à une certaine réalité, il ne faut pas se cacher que c’est parfois au prix d’une réinterprétation de leurs conditions de saisine, de leur fonctionnement, voire de leurs pouvoirs.
A cet égard, l’exemple de la Cour européenne des droits de l’homme est édifiant, tant cette juridiction peut être perçue comme garante de causes strictement individuelles, alors qu’en définitive, elle s’est donné assez tôt les moyens d’appréhender et de condamner des formes générales de manquements aux obligations imposées par la Convention. En effet, il est déjà permis de voir dans l’identification d’une « pratique administrative » une première forme de reconnaissance de la spécificité des violations systémiques 11, se traduisant par la neutralisation de deux conditions majeures de recevabilité des requêtes (à savoir l’obligation d’épuisement préalable des recours internes et la règle corollaire du délai de 6 mois pour saisir la Cour, sous peine de forclusion). Certes, l’adaptation – même érigée en principe général 12 – n’a guère trouvé à s’appliquer en dehors des requêtes interétatiques dans le cadre desquelles elle a été consacrée. Or, bien que la survenance de nouveaux conflits en favorise le renouveau 13, ces requêtes – censées incarner la garantie collective et objective de l’ordre public européen des droits de l’homme – ne constituent pas en pratique la pierre angulaire du système CEDH, tandis que, de son côté, le mécanisme des requêtes individuelles pourrait sembler peu approprié à la dénonciation efficace de violations massives. Là encore, pourtant, la Cour a su faire preuve de flexibilité. Si elle continue de rejeter les actio popularis 14, on sait combien la consécration de la notion de « victime potentielle » lui a néanmoins permis de se saisir de violations trouvant directement leur source dans une norme abstraite et générale, sans que l’absence de mesure individuelle d’application au requérant puisse faire obstacle à un examen au fond 15. Menacée d’être asphyxiée par l’afflux de requêtes analogues ou répétitives, elle a également établi la fameuse procédure de l’arrêt-pilote, destinée à diagnostiquer et faciliter la résolution du problème structurel sous-jacent 16 et en dehors même de ce cadre, s’est reconnu la faculté d’indiquer à l’État défendeur des mesures générales, en vue de redresser la violation constatée à propos d’un cas particulier mais susceptible de se produire dans des situations similaires 17. Même si les mesures provisoires susceptibles d’être indiquées en amont restent, en revanche, limitées à la seule situation des requérants, y compris en présence de problèmes structurels 18, la nature essentiellement individuelle du mécanisme de contrôle de la Convention ne lui interdit donc pas d’agir sur les violations systémiques, lesquelles donnent au contraire lieu, depuis 2009, à un examen prioritaire et sont appelées dans la Déclaration de Copenhague de 2018 à concentrer les efforts de la Cour 19.
Encore celle-ci n’est-elle évidemment pas le seul juge à l’œuvre, même en Europe. Quoiqu’elle n’ait pas été instituée dans le but de protéger les droits de l’homme, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ne doit pas moins veiller au respect des valeurs fondamentales de l’organisation, telles que définies à l’article 2 du Traité sur l’Union (TUE). Or, ce n’est pas seulement que cette juridiction a notamment pris acte, dans ses interprétations, de l’existence ou de l’éventualité de « défaillances systémiques » nationales, exposant de multiples individus à des risques réels de traitements inhumains et dégradants ou à une justice privée d’indépendance, pour faire de cette notion un motif de renversement de la présomption de confiance mutuelle entre États membres et de dérogation aux mécanismes de l’espace de liberté, sécurité et justice, d’abord en matière de transfert d’un demandeur d’asile vers l’État membre responsable en vertu du règlement Dublin III 20, puis dans l’application de la décision-cadre 2002/584 relative au mandat d’arrêt européen 21. Afin d’assurer l’effectivité de ses arrêts en manquement, la Cour de justice s’est parallèlement dotée de pouvoirs inédits d’urgence 22, dont elle a ensuite fait un usage remarquable, face à la crise de l’État de droit en Pologne 23, en assortissant en octobre 2021 les mesures provisoires précédemment ordonnées par sa vice-présidente 24 d’une astreinte de 1.000.000 d’euros par jour jusqu’à leur complète application ou, à défaut, jusqu’à l’adoption de l’arrêt au principal 25.
Enfin, ce rapide survol ne saurait négliger ce qui peut être désigné comme des « adaptations dialoguées », suscitées par les positions de l’une ou l’autre Cour européenne et conduisant, sur le plan national, à une redéfinition prétorienne des pouvoirs du juge, qu’il s’agisse de faire pièce à une limitation indue du contrôle juridictionnel susceptible de s’exercer en Hongrie sur des mesures généralisées de privation de liberté des demandeurs d’asile 26 ou d’assurer des recours effectifs, en France, contre des conditions de détention rendues inhumaines et dégradantes par la surpopulation carcérale 27. Sur ce terrain, en effet, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rapidement donné suite à une des mesures générales indiquées dans l’arrêt J.M.B et autres c/ France du 30 janvier 2020 (n° 9671/15, § 316), en estimant d’une part que, sans attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou réglementaires, le juge judiciaire peut et doit ordonner la libération immédiate de toute personne effectivement soumise à des conditions indignes de détention provisoire 28 et en déférant, d’autre part, au Conseil constitutionnel les dispositions législatives qui ne permettaient pas au juge d’instruction ou au juge des libertés de mettre terme à pareille situation, ouvrant ainsi la voie à l’abrogation juridictionnelle de l’article 144-1 du Code de procédure pénale avec effet au 1er mars 2021 29. En contrepoint, il est vrai que le Conseil d’État a pour sa part résolument campé sur les limites des pouvoirs d’urgence du juge administratif des référés, par rapport à la fois au juge de l’excès de pouvoir et au législateur 30. Mais il n’a pas pour autant manqué l’opportunité de transmettre lui-même une QPC relative à l’impossibilité pour le juge de l’application des peines de mettre fin à des conditions de détention contraires à la dignité humaine par un aménagement de la peine des personnes condamnées 31. Avant même que ne soit constaté un nouveau manquement du législateur à son obligation de garantir un recours effectif aux intéressés 32, la loi 2021-403 du 8 avril 2021 a ainsi créé une voie judiciaire dédiée à la garantie du droit au respect de la dignité en détention 33.
Ces divers éléments confirment alors toute la vitalité et la pertinence de la voie juridictionnelle en cas de violation massive ou systémique. Remis en perspective, ils restent cependant relatifs et des zones d’ombre, voire des angles morts, subsistent. Dans les situations les plus critiques, on a vu, en Russie, en Pologne, des Cours constitutionnelles se rebeller contre des conceptions européennes de la démocratie et l’État de droit jugées attentatoires à l’identité et à la souveraineté nationale 34. Mais une illustration d’un autre ordre peut aussi être tirée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, avec le refus d’attacher au droit au juge, garanti par l’article 6§1 CEDH, l’obligation de doter les juridictions civiles d’une compétence universelle à l’égard d’actes de torture 35. Car, en dehors même des biais méthodologiques qui ont pu lui être reprochés dans le maniement du droit international conventionnel et coutumier, cette solution – fondée sur une approche technique de la cause – a surtout pour conséquence de réduire les ressources des victimes auxquelles aucune procédure à l’étranger, dans l’État territorialement ou personnellement compétent, n’offrirait de réparation. Or, la garantie juridictionnelle est loin d’être universellement acquise… Face à la réticence des puissances souveraines à se soumettre à un contrôle international et/ou à l’inefficience de l’appareil judiciaire interne, d’autres processus ont d’ailleurs pu être mis en place pour exorciser le traumatisme de crimes de masse.
B – L’édification empirique d’une nouvelle forme de justice
Définie par le secrétaire général de l’ONU comme « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation » 36, la justice transitionnelle apparaît comme une forme de garantie spécifiquement dédiée aux violations graves, massives et systématiques des droits de l’homme au sens strict 37, qu’elles soient le fait des seuls agents de l’État dans le cadre d’une ancienne dictature ou d’une pluralité d’acteurs dans le cadre d’un conflit. Mais il s’agit dans le même temps d’une garantie singulière et, en quelque sorte, « syncrétique » au point que la multiplication et la diversité de ses applications, depuis sa première apparition en Amérique du Sud au milieu des années 1980, n’ont cessé d’alimenter la discussion sur son éventuelle instrumentalisation, sa légitimité ou même sa valeur conceptuelle 38.
Ce syncrétisme s’enracine en premier lieu dans la raison d’être de la justice transitionnelle, qui constitue son premier trait distinctif et lui confère une identité propre. Comme cela a déjà été souligné 39, « Elle n’est pas destinée à fournir de solutions permanentes pour rendre la justice, mais tente de trouver des réponses à des problèmes que les institutions et le droit n’arrivent pas à résoudre », durant ces phases potentiellement explosives qui séparent une situation de violence extrême du retour à une certaine normalité démocratique, quand sévissent encore l’instabilité politique, l’insécurité physique et souvent la défiance aussi bien entre les individus qu’à l’égard des autorités. Dans cet espace de temps, l’institution judiciaire n’est généralement plus en mesure d’administrer à elle seule la justice, au regard de la nature et de l’ampleur des crimes commis (compte tenu du nombre de victimes et de la complexité des paramètres), sinon en raison de la destruction des structures étatiques. En cas de violations graves du droit international humanitaire, qui ne tolèrent aucune impunité quel que soit le contexte transitionnel, des juridictions pénales internationales ont certes été instituées, à titre d’abord ad hoc puis de manière permanente. Mais si ces juridictions participent de la réponse de la communauté internationale à l’horreur des violations massives et systématiques des droits de l’homme, elles demeurant essentiellement axées sur la dimension rétributive de la justice, c’est-à-dire sur une fonction répressive, malgré certains progrès dans le statut de la Cour pénale internationale 40. Aussi n’apportent-ils qu’une garantie partielle aux victimes, dont les besoins immédiats ne se suffisent pas de la seule condamnation des coupables. Dans une entreprise plus vaste de reconstruction et/ou de relégitimation de l’État, c’est précisément sur cet enjeu – les besoins des victimes – que se concentre au contraire la justice transitionnelle, parfois redénommée « justice restaurative ».
Ainsi le syncrétisme de cette « justice d’exception » s’exprime-t-il en deuxième lieu à travers les quatre piliers autour desquelles celle-ci se structure, ou du moins est censée se structurer, suivant les principes systématisés par L. Joinet 41 : le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à la réparation et la garantie de non-répétition 42. Outre que ces composantes sont données pour complémentaires, chacune revêt en effet un contenu pluridimensionnel plus ou moins marqué. En ce sens, la recherche de la vérité, par exemple, ne s’entend pas seulement d’une vérité légale ou judiciaire : à considérer l’expérience sud-africaine, il s’agit plutôt d’atteindre à trois niveaux différents de vérités 43, c’est-à-dire de dégager la vérité factuelle, d’entendre – dans une perspective quasi-cathartique – des vérités individuelles, subjectives et narratives, et finalement de faire émerger, à partir des interactions entre ces différents récits, une vérité sociale, soit une vérité que l’ensemble de la société pourra investir et qui constituera une sorte de récit national sur lequel faire fond pour conjurer le passé et avertir les générations futures. De la même manière, le droit à la réparation s’inscrit à la fois dans une perspective individuelle et collective qui en renouvelle les modalités : la restitution entendue comme restauration de la situation ex ante ou, à défaut, d’une indemnisation des victimes identifiées en tant que telles dans le cadre d’un procès ne peut suffire ; la réparation doit viser plus largement à une réintégration dans le tissu social, y compris des victimes potentielles, appartenant à des groupes cibles, ou des victimes indirectes ; elle peut donc nécessiter des procédés de réadaptation, consistant selon l’Assemblée générale des Nations-Unies à assurer aux intéressés « une prise en charge médicale et psychologique ainsi que l’accès à des services juridiques et sociaux » 44 et, au-delà, comporter diverses mesures de satisfaction propres à rétablir l’ensemble des victimes dans leur dignité, telles que des commémorations, des hommages, des excuses publiques, ces dernières formes de réparation entretenant au demeurant des liens étroits avec l’exigence de non-répétition. Ce dernier pilier de la justice transitionnelle est évidemment celui qui embrasse le champ le plus large, puisqu’il peut recouvrir, outre le travail mémoriel, des processus de désarmement, de démobilisation et de réinsertion des combattants, souvent associés à la réforme des services de sécurité ; il peut également fonder des politiques plus générales de lustration afin d’éviter que les responsables ou les auteurs des violations passées ne continuent d’exercer des fonctions publiques dans le nouveau régime 45 ains que des réformes constitutionnelles.
A partir de là, le syncrétisme de la justice transitionnelle se manifeste, en dernier lieu, à travers la pluralité des acteurs impliqués dans sa réalisation. A cet égard, il est usuel de distinguer, selon la qualité de ses propres organes, entre une justice transitionnelle judiciaire et une justice transitionnelle extra-judiciaire, souvent incarnée par l’institution de Commissions de vérité et de réconciliation. Mais quoique, dans un premier temps au moins, les stratégies nationales aient eu tendance à privilégier presqu’exclusivement ce second modèle, l’idée dominante aujourd’hui est davantage « celle d’une justice transitionnelle intégrée » incluant l’ensemble « des mécanismes judiciaires et non judiciaires visant à exercer toutes les formes de justice reliées aux exactions passées durant la période de crise ou de conflit » 46. Car comme l’a rappelé la Cour interaméricaine des droits de l’homme, « Les vérités historiques révélées au moyen du procédé de Commissions de vérité et de réconciliation ne doivent pas être entendues comme un substitut du devoir de l’État d’assurer l’établissement judiciaire des responsabilités individuelles ou étatiques par les moyens juridictionnels correspondants » 47. Pour constituer une garantie adéquate, la justice transitionnelle ne saurait donc faire l’économie de l’intervention du juge, qui, non seulement doit en être un rouage, mais qui peut aussi être amené à en contrôler la validité, soit au niveau constitutionnel, soit au niveau international 48. Pour autant, et comme les propos précédents tendent à le montrer, la justice transitionnelle ne peut pas non plus se résumer à la garantie juridictionnelle, fusse-t-elle aménagée ou adaptée à travers la création par exemple de chambres spéciales plus ou moins internationalisées ou la modernisation d’organes traditionnels de règlement des différends, tels les juridictions gacaca au Rwanda 49 : la détermination de programmes de réparation appropriés, les dispositions nécessaires à la non-répétition paraissent, en effet, davantage du ressort du législateur que de celui du juge. Or ce constat semble pouvoir et devoir être extrapolé, au-delà de la gestion des formes les plus exacerbées de violations massives / systémiques.
Un des intérêts de la démarche holistique, qui caractérise la justice transitionnelle, est alors de rappeler l’importance parallèle des garanties politiques.
II – Des garanties politiques à reconsidérer
Comprises moins de la nature a-juridique des mesures qu’elles recouvrent que par référence à la nature non-juridictionnelle des institutions ou des organes qui en sont le support, les garanties politiques peuvent schématiquement se diviser en deux groupes, qui partagent une image dégradée mais ne rencontrent pas tout à fait les mêmes objections. Quoiqu’elle persiste 50, l’idée selon laquelle le Parlement est, dans l’ordre national, le premier défenseur des libertés publiques a singulièrement été altérée par l’histoire contemporaine, en particulier les expériences totalitaires du XXème siècle, si bien qu’une certaine défiance entoure aujourd’hui l’appareil politique pris dans son ensemble 51. De leur côté, les mécanismes de suivi et de contrôle politiques du respect des droits de l’homme, mis en place à l’échelle internationale, sont fréquemment perçus comme affectés d’une sorte d’impuissance congénitale à l’égard des États. Douteuses dans le premier cas, inefficientes dans le second, ces sources de garantie seraient a fortiori récusées par la récurrence des violations massives / systémiques dont les uns se rendent responsables et que les autres ne parviennent pas à juguler. Si fondés que soient le scepticisme ou même le soupçon, il est néanmoins permis de douter – en raisonnant a contrario – que des violations massives / systémiques, justement, puissent être redressées sans le concours des pouvoirs politiques nationaux, voire des mécanismes internationaux de contrôle politique. Car le rôle des premiers apparaît assez incontournable (A), tandis que le fonctionnement des seconds peut présenter une utilité cumulative (B).
A – Le rôle incontournable des pouvoirs politiques nationaux
En appeler aux pouvoirs politiques pourrait sembler paradoxal, sinon pernicieux. Dans son œuvre emblématique sur les rapports entre droits de l’homme et souveraineté étatique, J.A. Carrillo Salcedo soulignait pourtant combien la protection effective des droits de tous les êtres humains suppose l’intervention même des États 52. Or cette intervention ne se résume pas à la création, par voie concertée, d’instruments universels et régionaux de protection, ni même à assurer l’existence et le fonctionnement dans l’ordre interne d’une justice capable de redresser les torts. Fondamentalement, le droit international des droits de l’homme contribue en effet à faire émerger une image ambivalente de l’État, qui n’y comparaît pas seulement en tant que principal acteur de violation, mais qui est aussi tenu pour premier garant des droits de l’homme sur son territoire. Bien plus, le principe de cette responsabilité ne distingue guère, au sein de l’appareil étatique, entre les différents pouvoirs constitués. Certes, il ne s’agit pas ici de commettre de contresens : la conception unitaire de l’État en droit international, qui lui impose de répondre des actes illicites de n’importe lequel de ses pouvoirs constitués, n’empêche pas, ni ne dissout, une distribution des rôles, sur le plan constitutionnel, dans le cadre de laquelle l’institution juridictionnelle opère comme principale source de garantie face aux pouvoirs législatif et exécutif. Au contraire, le droit international des droits de l’homme l’entretient et la renforce, en exigeant l’indépendance du pouvoir judiciaire et en privilégiant l’effectivité des recours juridictionnels internes. Cependant, ce serait céder à une conception assez restrictive de la garantie nationale des droits de l’homme que de la réduire à la censure et à la réparation de leur violation par le système juridictionnel interne ; la notion intègre une exigence plus large de réalisation des droits de l’homme et de ce point de vue, le juge dans sa mission contentieuse n’exerce en définitive qu’une fonction corrective ou supplétive à l’égard des pouvoirs publics. Affirmer et répéter que l’État est le premier garant des libertés individuelles implique nécessairement d’envisager aussi le législatif (qui définit le régime des libertés) – et même, le cas échéant, l’exécutif (qui conduit la politique de la nation) – comme des acteurs de protection interne 53.
Ce rôle de garantie, attribué à des pouvoirs publics qui peuvent aussi bien être qualifiés de « politiques », est facile à concevoir, et aisément admis, lorsque des violations massives des droits de l’homme sont commises à l’égard de la population ou d’une catégorie de personnes par d’autres entités que les services de l’État, tels des organisations mafieuses, des factions extrémistes, des groupements armés ou des mouvements sécessionnistes 54. Il devient d’évidence plus discutable, lorsque lesdites violations résultent directement et exclusivement de ces mêmes pouvoirs politiques. Cause du mal, ces derniers demeurent pourtant les mieux placés pour y remédier en raison, d’une part de la nature et de l’ampleur des réformes nécessitées par l’élimination d’une cause de violation massive / systémique, d’autre part des limites fixées en contrepoint à l’office des juges par le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs, augmenté, dans le cas des juridictions internationales, du principe de subsidiarité 55.
Car quelle que soit la primauté dont sont investis les traités et les conventions par rapport à la loi, la triste réalité est que, prononcée au niveau régional ou supranational, une condamnation juridictionnelle peut, encore moins qu’une sentence nationale, s’identifier à une cessation immédiate et automatique de l’atteinte portée aux droits de l’homme, surtout si cette atteinte n’est pas seulement individuelle 56. De manière générale, les arrêts de la CJUE lorsqu’elle statue en manquement, aussi bien que ceux de la Cour européenne des droits de l’homme (et, au passage, de la Cour interaméricaine), revêtent en effet une dimension déclaratoire. Un constat d’incompatibilité du droit ou des pratiques internes n’anéantit donc pas par lui-même les éléments « dysfonctionnels » de l’ordre juridique national, mais oblige l’État à les corriger et compenser leurs effets, en le laissant relativement libre de décider des moyens 57. La conception et la mise en œuvre des mesures nécessaires au rétablissement de la légalité objective et à la réalisation de la restitutio in integrum relèvent de la compétence de ses organes et, si le juge national peut à cet égard procéder à une mise en compatibilité transitoire dans les affaires dont il est saisi, comme on en a précédemment cité un exemple (cf supra, I A), la responsabilité de faire cesser l’illicite et d’en éviter la répétition incombe avant tout au gouvernement et au législateur. Responsable d’une violation de masse ou systémique, le pouvoir politique peut bien être contraint, par la force obligatoire des arrêts, de modifier ses programmes et stratégies ; ses choix peuvent être orientés ou pour partie prédéterminés par le juge, mais si ce dernier peut beaucoup, on aurait tort de croire ou d’espérer qu’il puisse faire tout. Marqué par la relative synergie des contrôles juridictionnels (cf supra, I A), le contentieux relatif à la violation systémique du droit à des conditions de détention décentes en offre une démonstration : outre qu’il a nécessité l’intervention du législateur, l’aménagement de recours préventifs et effectifs, ouverts aussi bien aux personnes condamnées qu’aux personnes placées en détention provisoire, ne résout pas en tant que tel les problèmes structurels dus à la vétusté et à la surpopulation du parc carcéral français. Les règles de réparation se sont certes adaptées 58, des améliorations ont été ordonnées, éventuellement sous astreinte, par le juge administratif 59. Cependant, ces mesures, relatives à tel ou tel établissement pénitentiaire, restent par définition ponctuelles. C’est une réforme plus vaste et plus profonde des politiques pénales et pénitentiaires, qui s’impose ; ce sont, prosaïquement, des fonds publics qui doivent être débloqués et, selon la terminologie du juge administratif, il s’agit là de choix de politique publique.
L’implication du législatif et de l’exécutif apparaît donc essentielle à la résolution des violations massives/systémiques. Dans l’idéal, elle devrait être spontanée. Dans les faits, la volonté politique a plus souvent besoin d’être stimulée, aiguillonnée 60. A cet égard, un autre mode non-juridictionnel de défense des droits de l’homme, tenant à l’action ou à la réaction des gouvernés 61, mérite alors d’être – au moins brièvement – évoqué, tant l’importance du rôle de la société civile, en particulier de la société civile organisée, s’est affirmée 62. Face à des atteintes générales ou généralisées, les ONG assument d’abord une mission cardinale d’alerte, de dénonciation et de mobilisation ; elles fournissent aussi souvent, dans la mesure de leurs moyens, une assistance matérielle ou juridique aux victimes. Certaines de ces organisations ont activement contribué à la mise en place de processus de justice transitionnelle et même au développement du système interaméricain des droits de l’homme ; beaucoup sont devenues des interlocuteurs officiels en matière de protection des droits fondamentaux, que ce soit au sein du Conseil de l’Europe ou de l’OEA. Et si leur stratégie intègre de nombreuses actions contentieuses, elle ne néglige pas pour autant les ressources que peuvent leur offrir des mécanismes internationaux de contrôle politique.
B – L’utilité cumulative des contrôles politiques internationaux
Alors qu’ils sont les plus communs à l’échelle internationale et y prennent les formes les plus variées, les mécanismes de suivi et de contrôle politique sont aussi les modes de garantie dont l’efficacité est la plus controversée. Les arguments sont connus. Les organes composés de représentants des gouvernements, inévitablement travaillés par des considérations et des calculs diplomatiques, peuvent facilement être entravés par l’exigence d’unanimité ou la pratique du consensus, sans être investis de moyens de pression ou de sanction opérants. Les organes composés, à l’inverse, d’experts indépendants ont pour eux de ne pas être perméables aux intérêts étatiques mais ne semblent pas moins manquer d’un support de contrôle fiable, lorsqu’ils doivent se prononcer sur la base de rapports gouvernementaux, et pâtir de manière générale d’un défaut d’autorité, puisque leurs conclusions se voient refuser toute force obligatoire, y compris lorsqu’elles sont rendues sur plainte, pétition ou réclamation. Sans entrer dans le débat spécifique autour des comités institués sur le plan universel par voie de conventions, auxquels une autre contribution est consacrée 63, ce type de garanties nous semble néanmoins présenter une utilité, accréditée dans les systèmes régionaux par plusieurs éléments tenant aux enjeux, aux modalités comme à la portée du contrôle exercé.
En premier lieu, il faut déjà en revenir aux fonctions assumées par les organes non-juridictionnels. Car si différentes soient-elles les unes des autres (selon qu’elles participent de l’effectivité de la garantie juridictionnelle, en représentent un succédané ou même s’y substituent), toutes prennent un relief accru dans les cas de violations systémiques / massives. Ainsi la mission, confiée au Comité des ministres du Conseil de l’Europe par l’article 46§2 de la CEDH, de surveiller la correcte exécution des arrêts de la Cour apparaît-elle d’autant plus nécessaire pour veiller à une résorption satisfaisante des problèmes que, confrontée à l’échec cruel et persistant d’une procédure d’arrêt-pilote visant à remédier à une inexécution systémique des décisions de justice rendues sur le plan interne en faveur de créanciers privés à l’égard de débiteurs publics, la Grande chambre a renvoyé à l’organe intergouvernemental le soin de veiller aux intérêts de toutes les victimes actuelles et potentielles (quelques 120.000 personnes), en réfutant l’utilité de poursuivre l’examen des requêtes similaires pendantes devant la Cour 64. Occupant une place centrale dans le système interaméricain des droits de l’homme 65, où elle exerce une fonction à la fois politique/diplomatique de promotion et de sauvegarde (à l’échelle de l’OEA) et quasi-judiciaire d’examen des pétitions individuelles (dans le cadre plus restreint de la Convention américaine des droits de l’homme), la Commission interaméricaine s’impose a fortiori comme un acteur de première ligne indispensable pour mettre au jour et faire pièce à des dérives ou des atteintes d’ordre systémique 66. Corollairement, le spectre des violations massives/structurelles fait ressortir le double intérêt du contrôle non-juridictionnel qui, à porter sur la compatibilité objective et générale du droit et de la pratique internes avec les obligations internationales de l’État, peut servir aussi bien à des fins préventives (en cas de dégradation insidieuse de la situation des droits de l’homme) que curatives (une fois leur violation consommée).
En deuxième lieu, ce sont en effet les outils ou les méthodes de suivi qui se sont incontestablement affinés et enrichis 67. Tandis que, dans l’exercice de sa fonction politique, la Commission interaméricaine des droits de l’homme s’est très vite distinguée par la pratique d’enquêtes in loco et la publication consécutive de rapports par pays, le Comité européen des droits sociaux évalue la correcte application de la Charte sociale européenne (CSE) sur la base, depuis 2007, de cycles de rapports thématiques annuels, dont les formulaires requièrent des gouvernements des informations tant sur le cadre juridique national que sur ses résultats et dont seuls les États ayant accepté la procédure quasi-juridictionnelle de réclamation collective sont dispensés un an sur deux, depuis 2014, au profit de rapports simplifiés destinés à surveiller l’exécution des conclusions reconnaissant le bien-fondé desdites réclamations 68. En 2019, la Commission européenne a également fait évoluer son contrôle de l’État de droit dans les États membres de l’Union européenne 69 en instituant des mécanismes de suivi réguliers et approfondis, étendus à la lutte contre la corruption, au pluralisme des médias et aux cycles électoraux, en vue de la publication d’un rapport annuel de synthèse 70. Même le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, dont le contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme est resté quelque peu formel jusqu’en 1988, a su réformer ses pratiques, en introduisant notamment pour les affaires prioritaires, telles que celles qui ont donné lieu à un arrêt-pilote ou qui révèlent un problème structurel, une procédure de surveillance continue dans le cadre de laquelle son Secrétariat général joue un rôle plus proactif 71. Si l’on ajoute que les experts peuvent à l’occasion retenir des standards de protection plus élevés que ceux fixés par les juges 72, il y aurait donc lieu de considérer que les mécanismes non-juridictionnels peuvent malgré tout offrir des garanties face aux violations systémiques. Reste toutefois la question la plus névralgique, qui touche à leurs incidences, leurs effets sur les situations en cause.
En troisième et dernier lieu (au plus grand soulagement du lecteur), le manque de résultats traditionnellement reproché au contrôle politique paraît alors devoir être nuancé. Son efficacité préventive, comme sa capacité curative, sont sans doute décrédibilisées par de retentissants échecs, tel celui du Cadre pour l’État de droit de la Commission européenne qui n’a pas vraiment empêché la crise polonaise de se cristalliser 73. Néanmoins, l’histoire de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, notamment, laisse apparaître plusieurs succès, à commencer par la réduction du nombre de disparitions forcées après la visite in loco de 1979 dans l’Argentine du général J. Videla 74. Dans un registre moins sanglant, les positions du Comité européen des droits sociaux n’ont pas non plus été étrangères aux réformes du système éducatif en France pour corriger l’exclusion des élèves atteints d’autisme 75. En outre, le postulat selon lequel les conclusions rendues par un organe non-juridictionnel sont, par nature, dépourvues de toute force juridique peut se discuter 76. Pour en rester au cas du Comité européen des droits sociaux, sa mission, telle qu’éclairée par les deux Protocoles de 1991 (STE n° 142) et de 1995 (STE n° 158), est d’examiner en droit comme en fait la compatibilité d’une situation nationale avec la Charte sociale européenne. Cette compétence lui est propre et, quels que soient la nature ou les méandres de la procédure, aucun organe politique n’a la faculté de remettre en cause ses appréciations, pas plus le Comité des ministres dans le cadre des réclamations collectives 77 que le Comité gouvernemental dans le cadre du système des rapports. Dans ces conditions, il serait donc quelque peu paradoxal de soutenir, in fine, que d’éventuels constats juridiques de manquement à un engagement international contraignant, dressés par un organe indépendant et international de contrôle à la compétence duquel les États parties se sont soumis, n’ont aucun impact sur leurs obligations. Bien que ce ne soit pas avec l’autorité de la chose jugée, les rapports du Comité européen des droits sociaux disent le droit. A partir du moment où ils déclarent qu’une législation ou une pratique nationale méconnaît une ou plusieurs dispositions de la Charte, sans qu’aucune autre instance ne soit habilitée à revenir sur ce diagnostic, l’exécution de bonne foi des traités engage les autorités nationales à y remédier. Il est manifeste cependant que cet engagement, dérivé de la valeur obligatoire des traités, n’a guère de chance de prospérer si les juges nationaux eux-mêmes ne prennent pas le relais au motif que la violation n’a pas été établie par une Cour.
A tous égards, le besoin de synergie se fait ainsi sentir, les mécanismes de suivi politique et les contrôles quasi-juridictionnels gagnant à recevoir le renfort des juridictions, la garantie juridictionnelle gagnant à l’inverse à s’accompagner de la mobilisation de la société civile, de la continuité des mécanismes de suivi qui maintiennent au moins l’État dans l’obligation de rendre compte, éventuellement de l’usage de la pression financière, etc… pour espérer venir à bout de violations systémiques / massives. Mais au-delà, c’est peut-être la culture même des droits de l’homme, l’éducation aux droits de l’homme qui doit être soutenue, c’est-à-dire l’idée fondamentale que tout être, quelle que soit sa nationalité, son âge, son sexe, sa culture, son statut, a des droits inaliénables.
Notes:
- Ce texte représente une version développée, mise à jour et ponctuellement remaniée de la communication orale présentée le 3 décembre 2021. A cet égard, l’auteur voudrait notamment remercier un autre intervenant, M. Z. Brémond, de ses observations constructives sur la justice transitionnelle. ↩
- Cour EDH, Gde ch., 25 mai 2021, Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni, n° 58170/13, § 242 ↩
- « La prévention des violations massives des droits de l’homme au niveau national », Prévention des violations massives des droits de l’homme au niveau national | OHCHR ↩
- Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, « Protéger les droits de l’homme en temps de crise économique », Document thématique 2013/2 ; Comité européen des droits sociaux (CEDS), 23 mai 2012, décisions sur le bien-fondé des réclamations GENOP-DEI et ADEDY c. Grèce, n° 65/2011 et n° 66/2011 ; 7 décembre 2012, décision sur le bien-fondé de la réclamation Fédération des pensionnés salariés de Grèce (IKA–ETAM) c. Grèce, n° 76/2012 ; 23 mars 2017, décision sur le bien-fondé de la réclamation Confédération générale grecque du travail (CGSE) c. Grèce, n° 111/2014 ↩
- Sur cette évolution, voir la contribution de X. Dupré de Boulois, « Des droits de l’homme au service de la puissance de l’État », RDLF 2022, Chron. n° 2 ↩
- Dans les affaires Le Maillous c. France (n° 18108/20) et Piperea c. Roumanie (n° 24183/21), des requérants individuels ont ainsi, quoique vainement, tenté de dénoncer devant la Cour européenne des droits de l’homme, l’insuffisance ou l’inadéquation des mesures générales prises par les pouvoirs publics pour lutter contre la propagation du virus SARS-CoV-2 ; voir infra, I A ↩
- Aff. Duarte Agostinho et a. c/ Portugal et 32 autres États, n° 39371/20 ; aff. Verein Klimaseniorinnen Schweiz et a. c/Suisse, n° 53600/20 ; aff. Carême c/ France, n° 7189/21 ↩
- Sur le sujet, voir Ch. Cournil et C. Perruso, « Le climat s’installe à Strasbourg – Les enseignements des premières requêtes portées devant la Cour européenne des droits de l’homme », L’Observateur de Bruxelles 2021/2, n° 124, p. 24-29 ↩
- Une idée comparable a d’ailleurs pu être déjà soutenue en doctrine, s’agissant plus spécifiquement des violations de l’État de droit dans les pays européens se proclamant « illibéraux ». Tandis que le professeur S. Platon concluait ainsi que « Seule une stratégie multiforme, combinant action judiciaire, pression politique, et éventuellement pression financière peut espérer être efficace » (S. Platon, « Le respect de l’État de droit dans l’Union européenne : la Cour de justice à la rescousse », RDLF 2019, chron. n° 36 ), le professeur R. Tinière a défendu la thèse selon laquelle la combinaison d’une pluralité de sanctions de moindre importance serait plus efficace que l’option initialement retenue de la sanction unique et dissuasive, prévue par l’article 7 TUE (R. Tinière, « La délicate question de la détermination des sanctions pour violation de l’État de droit », RTDE, 2019, p. 293 ↩
- Voir à cet égard les débats lancinants sur la qualité des droits économiques et sociaux, notamment D. Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou l’enjeu de l’édification d’un État de droit social », in D. Roman (Dir.), « Droits des pauvres, pauvres droits » – Recherche sur la justiciabilité des droits sociaux, GIP Mission de recherche Droit & Justice, 2010, pp. 1-40 ↩
- En ce sens, on rappellera que la notion de « pratique administrative » repose sur deux critères cumulatifs, le premier supposant une « accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système », le second impliquant que le pouvoir hiérarchique des responsables connaisse ces actes sans rien faire pour les sanctionner ou empêcher leur répétition ou que le juge interne refuse d’entendre équitablement les plaintes s’y rapportant. Voir notamment Cour EDH, 18 janv. 1978, Irlande c. Royaume-Uni, § 159 ; Gde ch., 3 juill. 2014, Géorgie c. Russie (I), n° 13255/07, §§ 123-124 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 16 sept. 1996, Akdivar et autres c. Turquie, n°21893/93, § 67 ↩
- Quinze affaires interétatiques sont en cours ↩
- Voir par ex. Cour EDH, déc°., 5 nov. 2020, Le Mailloux c. France, n° 18108/20 : irrecevabilité de la requête introduite par un particulier jugé se plaindre in abstracto de l’insuffisance et de l’inadéquation des mesures prises par l’État français pour lutter contre l’épidémie de covid‑19, faute d’avoir produit « aucun indice raisonnable et convaincant rendant vraisemblable que l’application des mesures prises par le législateur et le gouvernement caractériserait, à son égard, une carence » dont il serait personnellement victime ; dans le même sens et sur le même sujet, Cour EDH, déc°, 1er sept. 2022, Piperea c. Roumanie, n° 24183/21 ↩
- S’agissant par exemple du contentieux des systèmes de surveillance de masse, voir notamment Cour EDH, Gde ch., 25 mai 2021, Centrum för rättvisa c. Suède, n° 35252/08, §§ 166-177 ↩
- Gde ch, 22 juin 2004, Broniowski c. Pologne, n° 31443/96 ; art. 61 du Règlement de la Cour ↩
- Lorsque la Cour constate que la violation de la Convention se produit ou risque de se produire dans des situations similaires, elle observe, selon les termes de l’arrêt Baybasin c. Pays-Bas (Cour EDH, 6 juillet 2006, n° 13600/02, § 79), que « des mesures générales au niveau national s’imposent sans aucun doute et que ces mesures doivent prendre en considération l’ensemble des personnes touchées par la pratique jugée contraire à la Convention » ↩
- Voir par ex. les mesures provisoires indiquées dans plusieurs affaires individuelles – Wróbel c. Pologne (n°6904/22), Synakiewicz c. Pologne (n° 46453/21), Niklas-Bibik c. Pologne (n° 8687/22), Piekarska-Drążek c. Pologne (n° 8076/22), Hetnarowicz-Sikora c. Pologne (n° 9988/22), Głowacka c. Pologne (requête n° 15928/22), Stępka c. Pologne (n° 18001/22) – mettant en cause les atteintes portées par les réformes de l’appareil judiciaire en Pologne au droit à un tribunal établi par la loi et au droit d’accès à un tribunal ↩
- Déclaration de la Conférence de haut niveau réunie à Copenhague les 12 et 13 avril 2018, pt. 3 ↩
- CJUE, Gde ch., 21 déc. 2011, N.S et M.E., aff. jtes C-411/10 et C-493/10, ECLI:EU:C:2011:86 ↩
- CJUE, Gde ch., 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, aff. C‑404/15 et C‑659/15 PPU, ECLI:EU:C:2016:198 et Gde ch., 25 juillet 2018, LM (Minister for Justice and Equality), aff. C-216/18 PPU, ECLI:EU:C:2018:586 ↩
- CJUE, Gde ch., ord., 20 nov. 2017, Commission c. Pologne, aff. C-441/17 R, ECLI:EU:C:2017:877 ; RTDE 2018, p. 321, Chron. L. Coutron, « La Cour de justice au secours de la forêt de Bialowieska » ↩
- Sur le sujet, voir notamment, S. Platon, « Le respect de l’État de droit dans l’Union européenne : la Cour de justice à la rescousse », RDLF 2019, chron. n° 36 ; L. Blatière, « La protection évolutive de l’État de droit par la Cour de justice de l’Union européenne », RDLF 2019, chron. n° 31 ↩
- CJUE, ord, 14 juill. 2021, Commission c. Pologne (Indépendance et vie privée des juges), aff. C-204/21 R, ECLI:EU:C:2021:593 ↩
- CJUE, ord., 27 oct. 2021, Commission c. Pologne, aff. C-204-21 R, ECLI:EU:C:2021:878 ↩
- CJUE, Gde ch., 14 mai 2020, FMS e.a. contre Országos Idegenrendészeti Főigazgatóság Dél-alföldi Regionális Igazgatóság, aff. C-924 et C-925/19 PPU, ECLI:EU:C:2020:367 ↩
- Sur le sujet, voir M. Afroukh et J.-P. Marguénaud, « Entente des juges contre l’indignité des conditions de détention provisoire : l’avènement de l’arrêt pilote dialogué ? », Dalloz, 4 mars 2021, p. 432 ↩
- Crim., 8 juill. 2020, n° 20-81.739, AJDA 2020. 1383 ; D. 2020. 1774, note J. Falxa ; AJ pénal 2020. 404, note J. Frinchaboy ↩
- Cons. Constit., 2 oct. 2020, décision 2020-858/859 QPC ↩
- CE, 19 octobre 2020, n° 439372 ; AJDA, 2021, p. 694, J. Schmitz, « Dialogue des juges en matière de conditions de détention provisoire – La sourde oreille du juge du référé-liberté » ↩
- CE, 27 janv. 2021, n° 445873 ↩
- Cons. Constit., 16 avr. 2021, décision 2021-898 QPC ↩
- C. pr. Pén., art. 803-8 ; Décret d’application 2021-1194 du 15 sept. 2021 ↩
- Voir dans le cas polonais, Trib. Constit de la République de Pologne, 7 octobre 2021, arrêt K 3/21 (déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1§1 et § 2, combiné à l’article 4§3, ainsi que des articles 2 et 19§1 du TUE, au regard des interprétations retenues par la CJUE) ; 24 novembre 2021, arrêt K 6/21 et 10 mars 2022, arrêt K 7/21 (déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 6§1 CEDH) ↩
- Cour EDH, Gde ch., 15 mars 2018, Naït-Liman c. Suisse, n° 51357/07 ; JDI, 2018, n° 3, Chron. n° 5, obs. S. Touzé, « La définition d’opportunité du contexte européen et international de référence dans la jurisprudence de la CEDH » ↩
- Rapp. SGNU n° S/2004/616, 24 août 2004, sur le rétablissement de l’État de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit ↩
- cf. supra ↩
- Quant à ces débats, voir notamment F. Hourquebie, « La notion de justice transitionnelle a-t-elle un sens ? », LPA, 6 mai 2009, p. 6 ; N. Turgis, « La justice transitionnelle, un concept discuté », Les Cahiers de la justice, 2015/3, p. 333 ; J.-P. Massias, « Politique, politisation et justice transitionnelle », Les Cahiers de la justice, 2015/3, p. 343 ou pour des illustrations particulières, voir par ex. N. Arturo Ovalle Diaz, « Le pluralisme juridique, la justice transitionnelle et alternative: le cas du conflit armé interne colombien », Revue Québécoise de droit international, hors-série mars 2015, pp. 307-334 ↩
- F. Hourquebie et X. Philipe, « La justice transitionnelle et le droit public : une introduction et quelques réflexions », RDP, 2018, n° 4, p. 935 ↩
- H. Ascensio, « Justice pénale internationale » in J. Andriantzimbazovina, H. Gaudin, J.-P. Marguénaud, S. Rials, F. Sudre (Dir.), Dictionnaire des droits de l’homme, PUF, 2008, p. 591 ↩
- L.Joinet, « Question de l’impunité des auteurs des violations des droits de l’homme civils et politiques », Rapport final révisé établi en application de la décision 1996/119 de la Sous-Commission des droits de l’homme, NU, Doc. E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1, 2 oct. 1997 ; L. Joinet, Lutter contre l’impunité – 10 questions pour comprendre et agir, La Découverte, Paris, 2002 ↩
- Sur le sujet, voir notamment F. Hourquebie et X. Philipe, « La justice transitionnelle et le droit public : une introduction et quelques réflexions », préc. ; J.-P. Massias et K. Picard, « Les piliers de la justice transitionnelle », RDP, 2018, n° 4, p. 961 ↩
- A. Boraine, A Country Unmasked: Inside South Africa’s Truth and Reconciliation Commission, 2000, Oxford and New York, Oxford University Press, p. 287 ; B. Ingelaere, “Inside Rwanda’s Gacaca Courts. Seeking justice after genocide”, Critical Human Rights, 2016, p. 161 ↩
- AGNU, résolution n° 60/147, 16 déc. 2005, « Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire », § 21 ↩
- La compatibilité de tels mécanismes d’épuration avec les standards d’un État de droit démocratique impliquant néanmoins que leur application respecte les droits de la défense, la présomption d’innocence, le principe de proportionnalité. Voir, à propos des lois de lustration adoptées dans certains pays postcommunistes d’Europe centrale ou orientale, Cour EDH, 27 juill. 2004, Sidabras et Džiautas c. Lituanie, n° 55480/00 ; Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 27 juin 1996, « Mesures de démantèlement de l’héritage des anciens régimes totalitaires communistes », résolution n° 1096, § 12 ↩
- F. Hourquebie et X. Philipe, « La justice transitionnelle et le droit public : une introduction et quelques réflexions », préc. ↩
- CIADH, 27 sept. 2006, Almonacid Arellano c/ Chili, Série C, n° 154, § 150 ↩
- Sur la légitimité « réflexive » procurée à la justice transitionnelle par le contrôle du juge constitutionnel national ou d’une juridiction internationale, voir L.M. Gutiérrez Ramírez, « Au nom de quoi ? Au nom de qui ? Réflexions sur la légitimité de la justice transitionnelle », RDP, 2018, n° 4, p. 985 ↩
- Sur le rôle de ces tribunaux, voir F. Sobo, « La justice transitionnelle : Le point sur les juridictions Gacaca au Rwanda », RSC, 2009, n° 4, p. 763 ; V. Rosoux, « Réconcilier : ambition et pièges de la justice transitionnelle. Le cas du Rwanda », Droit & Société, 2009/3, n° 73, p. 613 ↩
- Comme en témoigne l’exigence, commune aux textes régionaux de protection des droits de l’homme, que toute restriction aux droits de l’homme soit prévue par la loi ↩
- D’autant que le contrôle parlementaire à l’égard de l’exécutif peut se trouver inhibé par le phénomène majoritaire ↩
- J.A. Carrillo Salcedo, Souveraineté des États et droits de l’homme en droit international contemporain, Dalloz, Paris, 2016, spéc. p. 18 ↩
- Ainsi, suivant la Déclaration de la Conférence de haut niveau réunie à Copenhague les 12 et 13 avril 2018, pt. 16, les États ne sont pas seulement appelés à mettre en place et à améliorer « les recours internes effectifs, de nature spécifique ou générale,[…] surtout en cas de problèmes systémiques ou structurels graves », mais aussi à veiller, « en y impliquant les parlements nationaux selon des modalités appropriées, à ce que les politiques et la législation soient pleinement conformes à la Convention, notamment en vérifiant, de manière systématique et à un stade précoce du processus, la compatibilité des projets de loi et de la pratique administrative à la lumière de la jurisprudence de la Cour ». Dans le même sens, le projet de Lignes directrices du Comité des Ministres pour prévenir et remédier aux violations de la Convention européenne des droits de l’homme, établi dans le cadre du Comité directeur pour les droits de l’homme du Conseil de l’Europe, le 18 février 2022, encourage « à promouvoir le rôle important que les parlements jouent dans la préservation des droits de l’homme et le contrôle du respect par l’État de ses obligations internationales en matière de droits de l’homme » (DH-SYSC-V(2022)01, pt. 6.2). ↩
- Même lorsqu’un État partie est dépossédé de son autorité sur une portion de son territoire, il reste ainsi tenu par l’article 1 de la CEDH « de prendre les mesures qui sont en son pouvoir et en conformité avec le droit international – qu’elles soient d’ordre diplomatique, économique, judiciaire ou autre – afin d’assurer dans le chef des requérants le respect des droits garantis par la Convention » (Cour EDH, Gde ch., 8 juill. 2004, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie, n° 48787/99, § 330, nous soulignons). Car la protection de victimes exposées à des atteintes graves d’origine privée passe nécessairement par la mobilisation conjuguée des pouvoirs de l’État, à commencer par ses services de sécurité en cas d’agressions physiques ↩
- Sur ce point, voir notamment S. Touzé, « La complémentarité procédurale de la garantie conventionnelle », in F. Sudre(Dir.), Le principe de subsidiarité au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Anthémis-Némésis, Bruxelles, 2014, pp 59-86, spéc. p. 81 ↩
- C’est d’ailleurs ce qui explique l’enjeu attaché dans le système CEDH, depuis la Déclaration de la Conférence de haut niveau réunie à Bruxelles les 26 et 27 mars 2015, à une complète exécution des arrêts statuant en particulier sur des violations systémiques ↩
- Le système CEDH montre combien l’ampleur de cette liberté de moyens est susceptible de varier selon la nature de la violation : si elle peut être extrêmement restreinte en cas de violation individuelle, elle tend à demeurer assez large dans le cas d’une violation systémique, l’indication de mesures générales étant souvent moins comminatoire et moins précise. Même dans le cadre des arrêts-pilotes, on observera ainsi que, soucieuse de ne pas se comporter en jurislateur, la Cour est plus encline à réclamer l’institution d’un recours interne effectif, propre à remédier aux manifestations du problème structurel en cause, qu’à spécifier le contenu des modifications législatives, réglementaires ou administratives susceptibles d’y couper court ↩
- CE, 21 mars 2022, n° 443986 : « S’il appartient en principe au demandeur qui engage une action en responsabilité à l’encontre de l’administration d’apporter tous éléments de nature à établir devant le juge, outre la réalité du préjudice subi, l’existence de faits de nature à caractériser une faute, il en va différemment, s’agissant d’une demande formée par un détenu ou ancien détenu, lorsque la description faite par le demandeur de ses conditions de détention est suffisamment crédible et précise pour constituer un commencement de preuve de leur caractère indigne » » ↩
- Voir par ex., dans le contentieux de l’exécution, CE, 24 déc. 2021, n° 435622 ou CE, 11 fév. 2022, n°452354 ↩
- A signaler toutefois que l’absence de résolution rapide ou complète d’une violation systémique ne reflète pas toujours une réticence ou une hostilité politique mais peut aussi tenir à un défaut de moyens, notamment financiers, pour soutenir les réformes nécessaires. En ce sens, le projet précité de Lignes directrices du Comité des Ministres pour prévenir et remédier aux violations de la Convention européenne des droits de l’homme invite les États, lorsqu’ils sont confrontés « à des problèmes structurels majeurs, à explorer les synergies possibles avec les activités et programmes engagés ou prévus avec l’UE, d’autres organisations internationales telles que l’ONU, le FMI, la Banque mondiale ou d’autres États » (DH-SYSC-V(2022)01, pt. 16.4). ↩
- P. Wachsmann, Libertés publiques, Dalloz, Paris, 2000, pp. 181 et s. ↩
- Voir par ex., Recommandation CM/Rec(2018)11 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur la nécessité de renforcer la protection et la promotion de l’espace dévolu à la société civile en Europe. Le propos se vérifie encore davantage sur le continent latino-américain, où la combativité de la société civile confrontée à des dictatures ou aux ravages de narco-trafiquants a pu être qualifiée de « remarquable ». Voir L. Burgorgue-Larsen, Les trois Cours régionales des droits de l’homme in context, Pedone, Paris, 2020, spéc. pp. 413-417 ↩
- J. Ferrero, « Faut-il prendre les comités conventionnels au sérieux ? », RDLF 2022, Chron. n° 10 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 12 oct. 2017, Burmych et al. c. Ukraine, n° 35589/08 ↩
- R.K. Goldman, « History and Action : the Inter-American Human Rights System and the Role of the Inter-American Commission on Human Rights », HRQ, 31, 2009, p. 856 ↩
- On rappellera à toutes fins utiles que, conformément à l’article 61§1 du Pacte de San José, la Cour interaméricaine des droits de l’homme ne peut pas être directement saisie par des requérants autres que les États et la Commission, laquelle n’est pas tenue de lui déférer automatiquement toutes les espèces dans lesquelles elle aurait conclu à une violation ↩
- Des progrès ont également marqué les procédures quasi-juridictionnelles : en 2011, le Comité européen des droits sociaux s’est doté, sur la base de son Règlement intérieur, de la faculté d’indiquer des « mesures immédiates » à fonction conservatoire dans le cadre de la procédure de réclamation collective ↩
- Dans une perspective de rationalisation, ce système de rapports thématiques et de périodes de référence pourrait être prochainement modifié, afin de permettre au Comité de se concentrer sur les questions qu’il estime être d’une importance particulière en fonction de l’actualité. En 2020, l’organe de contrôle de la CSE a déjà fait un pas en ce sens, en privilégiant 11 des 21 dispositions prévues pour examen au titre du Groupe thématique « Emploi, formation et égalité des chances » et en adressant aux États un questionnaire ciblé en vue des Conclusions 2021 sur les dispositions du Groupe « Santé, sécurité sociale et protection sociale » ↩
- COM(2019)343, 17 juillet 2019 ↩
- Le premier a été publié le 30 septembre 2020 (COM(2020)580), assorti des documents de travail SWD (2020) 300 à SWD (2020) 326 ↩
- F. Sudre, L. Milano, H. Surrel, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, Coll. « Droit fondamental », 15ème éd., 2021, spéc. pp. 392-393 ↩
- Le Comité européen des droits sociaux en donné l’exemple, face aux politiques d’austérité, en défendant un principe de non-régression sociale (CEDS, 23 mai 2012, 23 mai 2012, décisions sur le bien-fondé des réclamations GENOP-DEI et ADEDY c. Grèce, n° 65/2011, § 16 ; 23 mars 2017, décision sur le bien-fondé de la réclamation Confédération générale grecque du travail (CGSE) c. Grèce, n° 111/2014, § 88), sur lequel la Cour européenne des droits de l’homme a plutôt fait prévaloir les nécessités de la lutte contre la crise économique et financière (Cour EDH, déc°., 7 mai 2013, Koufaki et ADEDY c. Grèce, n° 57665/12 ; déc°, 31 oct. 2013, Da Conceição Mateus c. Portugal, n° 62235/12 et Santos Januário c. Portugal, n° 57725/12 ; déc°., 1er sept. 2015, Da Silva Carvalho Rico c. Portugal, n° 13341/14 ↩
- Sur le sujet, voir K. Blay-Grabarczyk, « Les mécanismes de suivi à l’épreuve de la pratique : l’exemple de la Pologne », RTDE, 2019, p. 321 ↩
- Voir L. Burgorgue-Larsen, Les trois Cours régionales des droits de l’homme in context, préc. p. 131 ↩
- CEDS, décision sur le bien-fondé, 4 nov. 2003, Autisme-Europe c. France, Réclamation n° 13/2002 ; CEDS, décision sur le bien-fondé, 11 sept. 2013, Action européenne des Handicapés c. France, Réclamation n° 81/2012 ↩
- Voir également, sur ce point les analyses de J. Ferrero, « Faut-il prendre les comités conventionnels au sérieux ? », préc. ↩
- Voir les précisions du rapport explicatif au Protocole additionnel du 9 novembre 1995 prévoyant un système de réclamations collectives, pt. 46 ↩