Tous notés, tous évaluateurs. Un phénomène symptomatique du passage d’une ontologie de l’Etre à une ontologie de la Norme
Par Emeric Nicolas, Maître de conférences HDR en droit privé à l’Université de Picardie Jules Verne, membre du Centre de Droit Privé et de Sciences criminelles d’Amiens (EA 3911) et membre associé du Centre de Recherche Juridique Pothier (EA 1212).
Le sujet traité présente le danger d’enfoncer des portes ouvertes au moins sur un double plan[*]. Sur le plan sociologique d’une part, car oui, on est tous notés, on sera de plus en plus tous notés dans toutes nos activités… ; et, qui plus est, on devient dans le même temps tous évaluateurs sans aucun complexe et sans toujours s’en rendre compte… Plus : on est de plus en plus enjoint d’évaluer : celui qui active la géolocalisation sur son smartphone reçoit à la sortie du restau une notification lui demandant de noter le restaurant ; celui qui a été livré est imploré par le livreur de lui donner une bonne note. Sur un plan philosophique d’autre part : ainsi que l’indique le sous-titre de ce texte, je propose de concevoir le phénomène de l’évaluation tous azimuts – un phénomène qui n’est pas nouveau mais qui s’intensifie – avec mes gros sabots de philosophe du droit, en y voyant le passage d’une ontologie de l’Être à une ontologie de la Norme…
On entend déjà la critique : panjurisme[1], pan-normativisme, réflexe de théoricien du droit qui ne voit plus dans le monde que des normes qui viendraient de toutes parts et qui seraient partout ! Sur le plan épistémologique, on ne peut, du moins selon la Loi de Hume[2], tirer une prescription d’une description[3] ; et depuis la philosophie kelsenienne, inspiré de celle kantienne, l’être (Sein) et le devoir-être (Sollen) sont nettement distincts, l’étude du second relevant seul de la science du droit en tant que science du déontique ou science normative[4]. Confusion des ordres donc pour qui ambitionnerait de conférer un primat ontologique à la Norme. Effet loupe, parce que tout scientifique, des sciences de la matière comme sociales, sait bien que dans l’ordre du monde il y a d’abord des faits – fussent-ils construits – et dont on dit d’ailleurs qu’ils sont têtus. L’être est nécessairement premier par rapport à la norme puisque cette dernière est référencée à l’être qu’elle veut infléchir dans un sens donné.
Fort heureusement, on dispose en ce domaine de philosophies non-dualistes et constructivistes, par exemple, celle de Georges Canguilhem qui montre dans Le Normal et le Pathologique que la norme est un processus vital généré par les besoins homéostatiques de la « santé » du corps social[5]. Le pan-normativisme (plus que le panjurisme d’ailleurs) a aujourd’hui quelques sérieux fondements nourris de réflexions empiriques sur le sujet. À partir des normes sanitaires de gestion de la crise liée au Covid-19, le juriste et philosophe Cyril Sintez avance que le pan-normativisme n’est plus tant aujourd’hui la critique d’une tendance de la pensée juridique dogmatique selon laquelle le droit ne serait partout qu’un phénomène à étudier, une réalité observable[6]. Des recherches empiriques et approfondies menées à l’« École d’Orléans » sur les processus de densification normative entre 2010 et 2013 ont permis de montrer que « nos sociétés connaissent un phénomène global de densification des normes et de la normativité ; autrement dit, une montée en puissance de ce qui régit les activités humaines et les comportements sociaux, et que ce phénomène déborde très largement le champ du droit »[7].
C’est donc du point de vue d’un chercheur inquiet, sujet hypersensible à la norme et professionnellement théoricien des questions de normativité juridique abordée dans une perspective interdisciplinaire de sciences sociales que ce texte a été écrit. Qu’ai-je donc à dire à propos de cet objet d’étude que l’on ne sache déjà ? Il me semble utile de préciser ce dont je ne traiterai pas. Je suis certes juriste enseignant-chercheur français en droit privé mais je n’ai pas la compétence pour aborder le sujet des dispositifs d’évaluation dans une perspective de pure technique juridique. Cette analyse serait pourtant très utile et c’est peut-être tout ce qu’on attend d’un juriste bien à sa place. Je chercherai encore moins à vérifier si les dispositifs d’évaluation dans tous les secteurs de l’activité économique et sociale sont compatibles avec les grandes libertés fondamentales, telles que la liberté d’expression et la liberté tout court, la liberté qu’on nous fiche la paix ! Compatibles avec les libertés fondamentales – du moins telles qu’elles résultent de l’interprétation par les hautes juridictions nationales des textes qui en servent de support [8] – ils le sont sans doute. De droit positif, à ma connaissance, rien n’interdit d’évaluer les gens dans tout un tas de situations et de rapports socio-économiques à partir du moment où l’évaluation repose, comme on l’exige aujourd’hui des plates-formes d’intermédiation : i) sur un système transparent de collecte de données et de notation ; ii) sur des critères d’évaluation suffisamment objectifs et atteignables ; iii) sur la possibilité d’un droit de critique contradictoire de la personne évaluée ; iv) le tout encadré par les dispositifs, de nature civile ou pénale, qui protègent de l’injure et de la diffamation, ou qui luttent contre les discriminations et le harcèlement moral ou encore contre la concurrence déloyale ; v) et pour parachever l’encadrement et le rendre « réseau-compatible », sur un dispositif plus ou moins efficace de modération avec des modérateurs payés directement ou indirectement par la plateforme gestionnaire. Liberté chérie, donc liberté d’évaluer et liberté d’accepter d’être évalué à son tour ! On pourrait réguler le phénomène de l’évaluation, mutatis mutandis, de la manière semblable à celle retenue par la Chambre sociale de la Cour de cassation en matière de clause d’objectifs ou d’évaluation annuelle des salariés. La messe juridique serait dite et l’affaire serait pliée.
Mais de quoi parlons-nous au juste ? (1.) D’un phénomène d’extension, de prolifération et de généralisation de la logique de l’évaluation qui s’inscrit plus largement dans une extension de la « société de la norme »[9] (2.). Ce phénomène est d’autant plus inquiétant qu’il n’est pas vraiment interrogé par les juristes dont c’est pourtant le métier de porter un regard analytique et critique sur les normes[10] (3.). Il faudra essayer de comprendre cet assourdissant silence en esquissant sa généalogie (4) avant d’expliciter l’hypothèse holistique et « transsubsantialiste » du passage de l’ontologie de l’être à l’ontologie de la norme, affirmation interrogative qui n’aura valeur dans ce texte que de cadre heuristique pour formuler une hypothèse philosophique (5.). En conclusion, je dirai à quoi peut servir une philosophie de la Norme posant comme postulat que « l’existence procède de la Norme » (6.).
1. De quoi parlons-nous ? le phénomène
Comme le rappelle Roland Gori, le phénomène de l’évaluation consiste à « généraliser à toutes les activités humaines les dispositifs d’audit et de gestion des cabinets d’analyse jusque-là dévolus à réguler les entreprises privées »[11]. C’est le primat de la rationalité pratico-formelle au sens de Max Weber. Si l’on voulait éclairer un tout petit peu le phénomène au travers de ses manifestations luxuriantes, on pourrait égrener à la Prévert la liste suivante : client Air’bnb qui note sa location, hôtel dont la survie dépend des notes que les clients passant par Booking laissent sur la plate-forme ; client Amazon ou Vinted qui note la bonne réception de son petit colis tout bien emballé dans son écrin de papier à bulles ; manager N + 1 qui note son collègue annuellement pour une promotion qui n’aura sans doute jamais lieu… ; manager N + 2 qui note son manager N-1, etc. ; salariée non manager frustrée par le plafond de verre qui note sévèrement sa vendeuse Vinted, parce que le colis est mal emballé, ou le livreur pseudo-micro-entrepreneur Deliveroo parce que la pizza du vendredi soir est arrivée froide, sans la sauce peppéroni et avec 15 minutes de retard ; professeur du supérieur dont la pédagogie est évaluée par ses étudiants sans qu’il sache qu’il était évalué… ; évaluation de l’enseignant-chercheur soumis au « publish or perish » et qui scrute son « taux de H » via Academia.edu comme il contrôle quotidiennement sa tension avec son manomètre passé 50 ans ; États occidentaux qui notent sévèrement le peu de respect des droits de l’homme de leurs homologues orientaux ; États eux-mêmes notés par les agences de notation parce qu’ils dépensent un « pognon de dingue » sortant du chapeau parce que la santé n’a pas de prix ; citoyens notés par ces mêmes États et interdits de certaines activités s’ils n’ont pas été suffisamment probes, vigilants, vertueux et responsables…
Au vrai, c’est à une boucle en spirale hyper-évaluatrice à laquelle on assiste. Dans la conclusion de l’ouvrage sur la densification normative, Catherine Thibierge soulignait en 2013 :
« Apparue dans les années 1930, la pratique de l’évaluation a fait, de manière accrue depuis le début du xxe siècle, l’objet d’une densification normative sans précédent […] bien au-delà de celui de la production industrielle et de la distribution marchande, [l’évaluation] s’est répandue dans les mondes de l’administration de la santé, de la justice, de la recherche, de la culture et de l’art, etc. Aucune institution n’y échappe, tous les domaines de la vie sociale, politique et culturelle, et l’ensemble des politiques publiques sont concernés, avec une indéniable propension à embrasser la société tout entière[12]. »
On comprend que dresser un panorama, ne serait-ce que cursif, des secteurs concernés par le phénomène de l’évaluation confine à la litanie puisqu’elle est partout : éducation bien sûr – et « nous », « professeurs », qui sommes devenus avant tout des « producteurs de notes » ne faisons que cela – ; comportements et rendement des salariés, production de biens et services et donc qualité des produits par les fournisseurs et consommateurs, mais aussi politiques publiques depuis le New Public Management, État, comportements des organisations en matière de RSE, de lutte contre les discriminations, d’égalité hommes-femmes, d’empreinte écologique, de rapports amoureux, de santé mentale, de respect de la biodiversité ; hommes et femmes politiques, mais aussi comportements des citoyens en Chine évalués en continu via les outils numériques à travers le fameux système du « Crédit social » – ce système qui, aidés des outils de surveillance numérique et de la délation de proximité fonctionne par « l’incitation des citoyens à respecter la norme à travers un système de récompenses/punitions »[13] ; et déjà un peu chez nous depuis la crise du Covid, où au moins deux grandes catégories de citoyens apparaissent : les vaccinés (les vertueux) et les non-vaccinés (les irresponsables)… et bientôt les vaccinés troisième, quatrième et cinquième doses et les autres…
Ajoutons à cela que c’est toute une industrie qui fonctionne derrière le « phénomène sociétal global »[14] de l’évaluation : industrie de la certification et de l’audit, des agences de tout bord d’évaluation des risques de toutes sortes, producteurs d’Iso de ceci ou de cela, de contrôle-qualité ; aujourd’hui, du contrôle sanitaire, sans oublier, bien sûr, les fameuses agences de notation dans le domaine des marchés financiers ou du crédit… Mon expérience professionnelle d’enseignant au sein du département Techniques de commercialisation d’un IUT de Province m’a récemment fourni un exemple d’évaluation poussée à son extrême : l’évaluation de l’auto-évaluation des étudiants[15]…
Ce qui m’intéresse et me paraît très inquiétant, c’est peut-être le sort fait à une autre valeur fondamentale de nos déclarations des droits de l’homme : la résistance à l’oppression[16]. La résistance à l’oppression entendue dans un sens pas tout à fait académique : la résistance à l’oppression normative ; tant précisément, le développement tous azimuts des dispositifs d’évaluation auxquels nous consentons de manière plus ou moins consciente, passive et contrainte, s’analyse comme une exacerbation délirante du système de la norme.
2. L’évaluation : une exacerbation du système de la norme
L’évaluation est l’une des deux dimensions du concept de norme en tant qu’instrument de tracé (de direction des conduites) et de mesure (évaluation de la conformité des comportements au tracé). Je renvoie sur ce point aux travaux de formalisation du concept de norme depuis les travaux d’Antoine Jeammaud[17] et en particulier ceux de Catherine Thibierge[18]. En s’appuyant sur les réflexions de cette auteure, on peut affirmer que l’évaluation est une exacerbation de la fonction de mesure de la norme. À propos de l’extraordinaire densification normative de l’évaluation, Catherine Thibierge écrit d’ailleurs que l’évaluation fournit un exemple de « démesure de la fonction de mesure »[19]. Au vrai, ce n’est pas seulement la fonction de mesure de la Norme qui s’exacerbe, c’est aussi une activation de la fonction de tracé : pour mettre en place des dispositifs d’évaluation, on crée des critères d’évaluation donc de nouvelles normes (exs. : « êtes-vous satisfait de la qualité du produit ? du service ? de l’accueil ? du sourire des hôtesses ? de la propreté des toilettes ? de la décoration intérieure ? de l’écoute de votre interlocuteur ? de la politesse des serveurs ? » etc.). Conséquemment, on alimente par l’évaluation le système de la norme à ses deux pôles.
Quand ces deux fonctions se densifient à travers tout un tas de petits dispositifs qui nous affectent dans nos vies quotidiennes[20] ; eh bien, cela donne à la Norme une importance considérable dans la configuration de nos existences. Le système de la Norme devient le réel, celui, comme disait Lacan, auquel on se cogne. Sans doute pourrait-on dire que cela est une conséquence bien connue des sociologues du fait que la société est normative (socialisation)[21], manière de caractériser la société à travers laquelle on retrouve d’ailleurs la définition usuelle du droit comme ensemble de règles visant à régir les rapports sociaux, à organiser la société et donc à adapter les individus aux exigences de la vie sociale. C’est vrai. Je parlais d’enfoncer des portes ouvertes, et donc, une nouvelle fois : rien de nouveau sous le Soleil… Mais c’est sans tenir compte des niveaux d’intensité. Les normes font partie du monde et dans leur fonction ordonnatrice, elles visent à réduire le chaos social comme les concepts des philosophes visent à juguler par la Pensée le chaos, à en faire un « chaosmos mental »[22]. Soit.
Mais lorsque l’on atteint des niveaux de densité normative inouïs, conséquence de densifications normatives – entendues comme « processus de croissance de la normativité »[23] – il y a peut-être un petit peu de nouveau sous le Soleil devenu sombre des petits humains. Lorsque la norme est partout tapie, prête à nous évaluer, avec l’aide des « voisins vigilants », et que nous sommes suintants de peur dans l’attente de la note qui nous sera attribuée pour savoir si l’on sera toujours apte à continuer à jouer dans le jeu de la vie sociale (citoyen passant ou ne passant pas le portique de sécurité), si notre voiture sera crit’air 1, 2, 3 ou reléguée en 4 ou 5, contraint de la mettre à la casse pour acheter un modèle hybride à 45 000 euros ; eh bien, là, selon moi, il se passe quelque chose. Il se passe quelque chose qui relève de ce que le philosophe allemand Friedrich Engels nommait dans sa Dialectique de la nature[24] une transsubstantiation : littéralement, un changement d’une substance en une autre par l’effet de l’augmentation de la quantité. Un phénomène que l’on peut traduire, de façon plus triviale, comme l’effet de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Et, pour ce qui nous occupe, le changement d’état de l’ontologie de l’Être en ontologie de la Norme : la Norme devient première et prééminente dans le social. Le monde de l’individu est un monde normé et normateur, il n’y plus ni porte ni fenêtre pour s’échapper de la monade normative pleine comme un œuf.
Quand je mobilise le concept (il faudrait dire le « gros mot ») d’ontologie, je le fais dans un sens qui ferait, j’en ai conscience, hérisser le poil de beaucoup de philosophes de métier. Je n’en parle pas rigoureusement dans le sens des physiciens antiques ou de l’atome dans tous ses états fragmentés, ni au sens métaphysique défini par le grand Stagirite comme « […] la science qui étudie l’Être en tant qu’être »[25]. J’en parle, de manière plus prosaïque, à la façon des anthropologues du quotidien, au sens de l’anthropologie des non-lieux de Marc Augé[26]. Je parle de l’ontologie de notre être-sublunaire-au-quotidien. C’est donc l’ontologie de l’être social et pas de l’ontologie en général qui est l’objet de mon propos. Pour ce faire, je parle de l’ontologie à la manière des existentialistes, en m’inspirant et en détournant de façon un peu provocatrice (tant on sait l’importance de la liberté pour ce philosophe) la formule célèbre de Jean-Paul Sartre : « L’existence précède l’essence »[27] ; au sens, donc, non pas où la norme précèderait l’essence mais plus justement où l’existence procèderait essentiellement de la norme. Aussi, pour la cause, je parle de l’ontologie au sens heideggérien du Da-sein : de notre être-jeté-là-dans-le-monde, au sens d’une question, d’un « effort pour faire parler l’être »[28], d’un être que je crois de plus en plus pris dans les filets de la norme, de sa naissance à sa mort. J’en parle aussi à la manière duns scottienne, au sens de la thèse de l’univocité de l’être (« l’être se dit d’une seule voix ») revisitée, notamment, par Gilles Deleuze, comme une univocité de l’être perceptible au travers de la multiplicité de ses étants[29]. J’en parle, on l’a compris, à ma manière – certes philosophiquement peu orthodoxe – en chercheur théoricien des normes faisant feu de tout bois sec (ou mouillé, selon le temps…) pour penser une théorie du droit et des normes qui nous mouillent jusqu’aux os tous au quotidien dans nos contrées et ailleurs[30]. Et cette manière de ressentir l’être du monde m’invite à penser qu’on passe de l’ontologie de l’être – « cette science de l’être en tant qu’être qui, à peine née, retombera pour des siècles dans l’oubli[31] » – à une ontologie de la Norme sur le point de devenir notre par trop humaine condition. Une ontologie de la Norme conçue comme science de l’existence humaine en tant que celle-ci procède de la norme et qui vraisemblablement, elle aussi, à peine née, tombera dans l’oubli. Voilà posée très abruptement, non pas tant une hypothèse « scientifique », mais mon intuition, plus modestement encore, mon ressenti à brûle-pourpoint sur cette question.
3. Le thème de l’évaluation en sciences sociales et juridiques
Quand je parle d’inquiétude à propos du phénomène d’« omninormativité[32] » qu’étudient certains théoriciens du droit, je veux dire ceci : ce n’est pas tant le phénomène de l’évaluation tous azimuts qui me semble inquiétant (il l’est !) que l’absence de réaction des pouvoirs publics et de la « Société civile » face à lui : l’évaluation partout et tout le temps est devenue « normale » : la Norme devenue système. Qui s’en offusque ? Qui s’en inquiète ? Personne, mis à part quelques universitaires considérés comme des empêcheurs de tourner en rond face à l’idéologie scientiste[33]. On voit aussi que le phénomène n’est pas complètement nouveau, les livres des quelques universitaires critiques face à l’ampleur prise par le système de l’évaluation datant déjà, pour certains, d’une quinzaine d’années. La crise dite du covid-19 et sa gestion en Chine, telle qu’elle a été relayée par les médias, nous ont appris aussi que le système de l’évaluation a pris une tournure effrayante, à travers ce qu’on appelle le « crédit social chinois », ce système d’évaluation et de surveillance numérique permanent du comportement des citoyens Chinois via l’attribution ou la suppression de points pour avoir accès, par exemple, à certains services sociaux ou à un crédit immobilier[34].
Dans le domaine des sciences juridiques, on ne trouve pas grand-chose sur l’évaluation. Comme si c’était un phénomène évoluant en dehors du droit, comme si le droit était une sphère étanche de la société. C’est inquiétant. Le sujet de l’évaluation n’est pourtant pas inconnu des juristes, qui le connaissent plutôt bien, notamment, en droit du travail, à travers l’encadrement des dispositifs d’évaluation des salariés ; en droit financier, à travers ce qu’on appelle les agences de notation de crédit qui ont défrayé la chronique en 2008 à l’occasion de leur stupéfiante incapacité à prévoir la dernière grande crise financière. On le connaît aussi en droit public, tout particulièrement en droit des finances publiques, depuis que les États sont soumis, comme n’importe quelle entreprise d’une certaine taille, à un système de notation par les agences internationales de crédit. Dans le même domaine, l’évaluation est bien connue à travers la thématique de l’évaluation des politiques publiques[35]. Mais au-delà des applications particulières du système de l’évaluation, force est de constater que la littérature juridique sur le sujet est passablement pauvre, notamment en théorie du droit. Comme si pour les juristes l’évaluation ne posait pas problème.
Pourquoi cet assourdissant silence ? Pourquoi les juristes ne s’emparent-ils pas vraiment de cette question de l’évaluation comme « phénomène sociétal global » aux effets déshumanisants[36], dévastateurs sur la santé mentale des gens, [gangrénant] les institutions les plus vénérables et [sapant] les fondements de l’État de droit »[37] ? Difficile de le dire avec assurance. Mais on peut avancer deux principales raisons. D’une part, le droit est par essence un « mesureur social »[38] et donc évaluer, les juristes ne font que cela ; ils sont « anesthésiés » à l’évaluation, puisque c’est pour eux une opération de « routine ». D’autre part, l’extension du champ d’application du système évaluateur repose en grande partie sur des normativités extra-juridiques.
À ma connaissance, les seuls juristes francophones qui ont travaillé explicitement cette question de façon un peu approfondie sont Alain Supiot, à travers sa réflexion sur la Gouvernance par les nombres[39] et Catherine Thiberge, à travers deux ouvrages collectifs sous sa direction, sur la densification normative[40] et dernièrement sur la garantie normative[41]. Pour Alain Supiot, le système de l’évaluation est au cœur de la gouvernance, qu’il nomme très justement par les nombres, avec tous les effets déshumanisants, abêtissants qui s’en suivent. Dans la conclusion du dernier ouvrage sous sa direction, Catherine Thibierge a établi le parallèle entre les dispositifs de garantie normative mis en place pour les normes de gestion de la crise sanitaire et le système du crédit social Chinois. Elle met en évidence une « garantie normative planétaire » totalitaire via la combinaison des technologies numériques avec le système d’évaluation des citoyens (la citoyenneté à points), phénomène qui ne concerne pas seulement la Chine[42]…
4. Généalogie et explications possible du phénomène
Il est difficile de faire la généalogie (pourtant nécessaire) du système de l’évaluation continue et permanente. S’il s’est développé dans les années 1930, dans le domaine de l’industrie initialement, il est plus difficile d’expliquer sa généralisation à tous les champs sociaux à partir des années 1980/1990. Je ne peux que renvoyer sur ce point aux travaux d’Agnès Aflalo pour son approche socio-comparatiste du développement du système de l’évaluation[43]. Avec d’autres, Roland Gori, un universitaire psychanalyste devenu spécialiste des questions d’évaluation (2007), évoque le paradigme managérial des années 80/90, propulsé par l’idéologie du New Public Management et sa propension à concevoir des dispositifs d’évaluation de toutes choses, process et actions, savoir-faire comme savoir-être, à travers l’établissement de grilles d’analyse, faites de critères souvent vagues et abscons. L’évaluation à tout crin est pour lui « la nouvelle culture du capitalisme financier »[44]. Mais peut-être cette explication n’est pas suffisante parce que trop « macro ». C’est également une conséquence de la tendance de nos sociétés à traduire le qualitatif en quantitatif, phénomène que l’on nomme diversement par l’expression de culture du chiffre, apologie de la quantification, devenir du nombre[45] ou gouvernance par les nombres[46]. C’est aussi une conséquence de l’hyper-individualisme et de l’exacerbation dans nos vies de la fonction de la consommation, dans ce que le sociologue Zygmunt Bauman conceptualise comme les sociétés liquides[47]. Les sociétés liquides sont des sociétés dans lesquelles tout, y compris l’humain et les relations entre les humains, devient une marchandise devant se vendre, jetable et qui sera vite périmée du fait d’un état de changement permanent. Or, si tout est une marchandise à vendre (l’humain y compris), chaque marchandise à vendre doit, pour bien se vendre, montrer ses atouts par rapport aux autres qui lui sont comparables sur le « marché » et donc être évaluée[48].
Mais il y a plus grave, plus inquiétant, parce que plus insidieux. Comme l’indique le titre de ce texte, ce n’est pas seulement que nous soyons tous notés à divers moments de notre existence (les professionnels de la notation, que sont les professeurs, sont eux-mêmes notés aujourd’hui dans le cadre des différentes certifications qui se sont mises en place à l’université ces deux dernières décennies) : nous sommes (presque) tous, à des degrés certes divers, des évaluateurs en puissance, et aussi de plus en plus souvent (« en loucedé » comme on dit argotiquement), en tant que e-consommateurs, des hyper-évaluateurs en action ! Un consommateur-revendeur (qui est en même temps un consommateur-acheteur) sur une plate-forme comme Vinted ou Airbnb est lui-même noté, et si sa note n’est pas égale ou proche de 5/5, il y a de fortes chances pour qu’il peine à vendre ses produits ou à trouver la location de ses rêves en front de mer !
La note que l’on vous attribue, en tant que vendeur et réciproquement en tant qu’acheteur, par exemple sur LeBoncoin, est une garantie de confiance dans les sociétés numériques où les liens directs se sont relâchés du fait que tout se passe à distance. Cette note traduit la confiance que l’on vous accorde en tant qu’utilisateur d’une plateforme d’échange. Ce qui fait que les gens continueront d’utiliser cette plateforme d’intermédiation est lié au fait qu’ils savent que les utilisateurs-opérateurs auront été évalués par leurs « pairs », par d’autres gens. Tout cela est très rassurant, rassure tout le monde. L’évaluation est la prime d’assurance que chacun doit verser pour que chacun se sente rassuré dans un système de réassurance !
À travers ces exemples très prosaïques tirés du domaine de la consommation, on comprend que, pris isolément, chaque dispositif peut présenter une rationalité pragmatique quasi indiscutable. Il est « normal » d’évaluer le comportement des gens, d’autant plus s’ils travaillent pour votre compte, parce que vous les payez pour cela. Il est « normal », en tant qu’acheteur, de pouvoir évaluer le produit ou le service que l’on vous vend puisque vous payez pour cela. Il est « normal » d’évaluer votre santé puisque c’est pour votre bien et que cette évaluation engage la responsabilité du personnel médical en charge de votre suivi et que la prise en charge de votre parcours de santé est principalement financé par les deniers publics, etc. À première vue, il est « normal » de pouvoir évaluer la propreté des toilettes d’une gare ou d’un aéroport (d’autant plus parce que ces services sont devenus payants) parce que… c’est comme cela qu’elles seront plus propres… ou qu’on justifiera le licenciement pour insuffisance professionnelle du salarié qui était en charge de son entretien de 10 h 30 à 14 h 30… C’est une application simple et préventive découlant du principe de responsabilité[49]. La personne juridique (la persona) est d’ailleurs un concept spécialement développé pour être responsable : une pure technique d’imputation juridique. L’être humain a été conçu libre, nous enseigne Nietzsche, pour être coupable. Il doit répondre de chacune de ses actions et le mieux pour ce faire est d’évaluer chacune de ses actions, la note qui lui sera attribuée jouera alors de façon préventive (comme c’est dans l’air du temps) afin que toutes ses actions futures l’encouragent à maintenir un comportement socialement plus « vertueux ». La note aurait une vertu pédagogique ; elle serait l’un des leviers d’action en vue du bien commun ! On retrouve là un mécanisme tout à fait typique, et « parlant » pour le plus grand nombre, de la façon dont les États sont aujourd’hui notés sur les marchés financiers : « Tant que tu te comportes bien au regard des standards fixés par la Banque Mondiale, le FMI et cie, tu auras du crédit pas (trop) cher, si tu ne mets pas en œuvre les réformes néolibérales par nous préconisées, tu n’auras plus accès au crédit » ; ou alors, ce qui revient au même, « à un prix beaucoup plus cher… ».
5. L’hypothèse holistique
L’être se dit d’une seule voix martèle Deleuze depuis sa thèse Différence et répétition[50], et cette voix, pour nous autres êtres sublunaires de la « métropolis planétaire »[51] liquide et hypermoderne[52], est plus que jamais celle des normes, juridiques mais aussi disciplinaires[53], déontologiques, techniques, managériales, sanitaires, etc. ; et, plus précisément, celle qui résulte de l’agrégation de ces normes et de leur convergence permise, notamment, par les technologique numériques.
Pour développer cette hypothèse, je partirai de ceci : oui, nous sommes tous de plus en plus notés à travers nos activités les plus quotidiennes, on devient tous aussi, fait d’importance, évaluateurs par profession ou, par réflexe, par habitude, de façon plus moutonnière, du fait des réseaux sociaux et autres applications numériques. Mon intuition est que l’on est à un point de bascule où la conjonction d’un certain nombre de phénomènes touchant à la normativité lato sensu fait que l’existence d’un humain n’est pas conditionnée par son émerveillement face au ciel étoilé au-dessus de sa tête et à la loi morale au fond de son cœur (à la manière de l’épitaphe de Kant) mais par les normes de toutes natures et textures qui vont le modeler et à partir desquelles il ne pourra se constituer que via ses « postures normatives »[54] dans un impossible maelström normatif et une vie de plus en plus vide de sens. Car c’est bien de la conjonction d’un ensemble de phénomènes, parfaitement analysés par d’autres et que je vais à présent m’attacher à synthétiser, que le système de la norme, pour ainsi dire, s’ontologise. Essayons de les présenter de manière articulée pour nous faire comprendre et surtout afin de voir comment, par leur conjonction synchronique, ils participent d’une sorte, si ce n’est de pure création, d’alchimie dans le processus ontogénétique du passage de l’ontologie de l’être à l’ontologie de la norme.
5.1 La densification normative, un « phénomène sociétal global »
Le premier phénomène est celui de la densification normative, défini comme un processus de croissance de la normativité, s’analyse comme un « phénomène sociétal global[55] » qui touche toutes les activités et les comportements humains ; elle prend des formes tout à fait inquiétantes puisqu’elle n’aboutit pas moins qu’à mettre sur « rails normatifs » la vie humaine et fait naître un risque de deshumanisation avancée[56]. La garantie normative, qui se présente initialement comme une notion éminemment technique de juristes et l’un des trois pôles du concept de force normative[57], peut se définir a minima comme « l’ensemble des moyens qui assurent le respect d’une norme ou d’un système de normes » ; de façon enrichie, elle s’analyse comme « l’ensemble des moyens formant système et concourant à assurer le respect de la norme et, à plus large échelle, le fonctionnement d’un système normatif ». Dans une approche « transnormative », elle peut être conçue comme « l’ensemble des moyens de toute nature – juridiques ou non […] formant système, qui concourent à assurer (imposer, favoriser) la norme – son respect, sa validité, sa légitimité – et, à plus large échelle, le fonctionnement d’un système normatif »[58]. L’analyse empirique des dispositifs de garantie normative a montré que cette dernière se présente comme un système dont les dernières évolutions dans les droits positifs des principaux pays occidentaux ont pris une tournure tout aussi inquiétante. La gestion de la crise sanitaire du Covid-19 a exemplifié de manière éclatante que la garantie normative est apparue comme un système totalisant et totalitaire – particulièrement en Chine mais pas seulement[59] –, notamment grâce aux technologies numériques[60], et même comme une technologie normative planétaire dans le contexte d’une mondialité bio-sécuri-sanitaire et capillaire[61].
5.2 La normativité liquide générée par les flux normatifs comme par-delà la norme
Le deuxième phénomène est relatif aux flux normatifs et à la fluidification normative. Le flux normatif est un autre nouveau concept de la science du droit et des normes. Si l’expression « flux normatif » signifie alors le flux relatif aux normes et évoque l’idée d’un écoulement continu de normes, on peut toutefois qualifier ce sens de faible puisqu’il s’agit toujours de parler de normes au sens prosaïque de textes et des propositions normatives qu’ils contiennent et qui ont vocation à diriger les conduites humaines. Autrement dit, dans cette approche volumétrique de la normativité on demeure dans le paradigme « atomiste » de la normativité, avec cette idée sous-jacente que les normes constituent en quelque sorte les particules élémentaires du droit. Dans un sens plus fort, qui est celui qui m’a paru intéressant de retenir dans la conclusion de mon essai (et qui n’est pas contradictoire avec ce premier sens mais qui le tient comme un point de départ de la réalité du phénomène étudié), le flux normatif évoque l’idée qu’une production intense et ultra-rapide de normes juridiques convergentes modifient la substance de l’objet « norme » : la norme se fluidifiant par échauffement et devient une sorte de matière plasmique, mi-onde mi-particule, précisément un flux normatif et normateur. Autrement dit, il y a quelque chose dans le flux normatif qu’il n’y a pas dans la norme. Le flux normatif participe d’une approche quantique de la normativité. Ce qu’il y a de plus dans le flux normatif, c’est l’effet d’embarquement. Un flux, ça emporte ; il est difficile et sans doute bien vain de résister, de même que, bon nageur, on ne peut pas bien longtemps nager contre le courant dans une rivière d’eau vive (quelque soit les effets bénéfiques que l’on puisse ressentir de cette pratique…). Quand un secteur de l’activité sociale et économique commence à être régulé selon une logique de flux normatif, ça change complètement la manière de concevoir la régulation de ce secteur. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, dans ces cas-là, le besoin apparaît le plus souvent de créer un « régulateur », que l’on nomme une autorité publique indépendante, et qui va précisément être en charge de « piloter » la régulation en temps réel d’un secteur d’activité donné. Dès lors, le concept de flux normatif a été conçu comme une « loupe » pour saisir, par-delà le fatras de normes qui s’accumulent – que l’on dénonce régulièrement sous les expressions d’inflation des lois ou d’inflation normative – comme une fabrique en continu et à grande vitesses de normes de toutes natures et convergentes qui mobilisent notre temps de cerveau disponible et polarisent l’attention des gens afin de les amener en douceur et de façon quasi-subliminale, via la création d’un courant thermodynamique, dans telle ou telle direction[62]. C’est une logique de réforme en continu, comme si réformer était une routine[63].
On peut aller loin dans cet effort définitoire et concevoir le flux normatif comme un mode de régulation par les flux. C’est-à-dire que c’est le flux lui-même (flux de monétaires et financiers, flux blessés, flux de patients, flux de piétons, flux de marchandises, flux de migrants, flux d’affaires) qui va en quelque sorte dicter une régulation selon une logique de flux (soit selon une gestion de masse, en contexte d’urgence et selon une approche de type statistique ou avec une priorisation des niveaux d’urgence) du problème que représente aux yeux des pouvoirs publics la gestion d’un flux réel donné. La gestion normative de la crise sanitaire fournit sans doute le meilleur exemple que l’on puisse donner de cette régulation par les flux. Mais toute nouvelle crise, qu’elle soit de l’énergie ou du climat, fonctionnera très certainement de semblable manière. La théorie des flux normatifs que j’ai développée repose sur une approche « macro » et hyperdynamique – en même temps que psychosociale – pragmatique et perceptuelle de la normativité. Autrement dit, elle est construite à partir des effets de normativité ressentis par les acteurs du système juridique et les acteurs sociaux tout court, dans la mesure où ces flux ne sont pas seulement, tant s’en faut, alimentés par le système juridique.
5.3 De la concurrence à la congruence et à la confluence des normativités
Le troisième phénomène peut s’observer dans le passage de celui bien connu des juristes, de la concurrence des normativités, à la congruence des normativités de toutes sortes. Dans un premier sens, il s’agit de la concurrence que se livrent les systèmes juridiques dans la mondialisation, notamment, depuis que ces derniers sont évalués (de façon tout à fait contestable et contestée) par les rapports Doing Business de la Banque Mondiale[64]. Ce n’est pas ce sens qui nous intéresse ici, mais la concurrence des normativités, afin de caractériser le fait que « la normativité du droit se trouve actuellement concurrencée par des normativités montantes [qui nourrissent] l’ambition de modeler la vie en société[65] ». Ce phénomène de multiplication de foyers d’émission de normes en marge de la normativité juridique traditionnelle traduit et conduit à l’érosion de la légitimité et de la vocation du droit à détenir le monopole de dire ce qui doit être. Les normativités économique, du marché[66], du management, de la technique, celle algorithmique du numérique, ou encore celle éthique, etc. concurrencent la règle de droit ; et, le plus souvent, cherchent à s’articuler au droit par souci de légitimité[67]. Selon moi, il serait plus pertinent aujourd’hui de parler non pas de concurrence des normativités mais de congruence des normativités. Georges Canguilhem avait déjà souligné que la convergence est la marque de la normativité : « En fait la norme des normes reste la convergence »[68]. Toutes ces normativités ne vivent pas en marge du droit : tout lecteur d’un Journal officiel de la République Française peut aisément s’en rendre compte. Les normes juridiques sont aussi le reflet de foyers idéologiques d’un pouvoir dominant. Il ne faut pas oublier d’être marxiste dans l’analyse du droit ! Or, il se trouve que les instances aujourd’hui dominantes sont celles économiques et ce qu’on appelle, de façon d’ailleurs bien nébuleuse, « le marché ». À ce stade de l’analyse, on peut faire un lien entre ce phénomène de concurrence/congruence des normativités avec la logique de flux normatifs. Cette dernière agrège des normativités hétérogènes mais qui vont dans une direction commune, direction commune qui précisément accroît la garantie normative du contenu normatif ainsi véhiculé. Cela est certes difficile à démontrer d’un point de vue scientifique, en dehors du recours aux techniques sophistiquées de l’analyse du discours[69], mais tout un chacun peut en faire l’expérience en regardant (même sans le son) les chaînes d’information en continu, qui sont les instances actives de fabrique de la Norme contemporaine par polarisation psychique de l’attention des gens sur un thème politique donné.
5.4 L’usage massif des standards, indicateurs et des rankings
L’usage massif des indicateurs et des rankings par tout un tas d’institutions publiques comme privées constitue un autre phénomène qui concourt à l’ontologisation du monde par la Norme[70]. Il a été mis en lumière par des chercheurs de l’« école de Bruxelles »[71] dans un ouvrage paru en 2013 aux éditions Bruylant Gouverner par les standards et les indicateurs. Il faut prendre très au sérieux le sous-titre de l’ouvrage pour comprendre le lien parfaitement identifié par les directeurs de cette recherche collective : De Hume aux rankings. Hume est un philosophe écossais empiriste du xviiie siècle dont la philosophie est tout à fait pertinente pour les penseurs des normes. J’en ai déjà parlé, pour Hume, on ne peut passer d’une description à une prescription. Si l’on décrit le monde, on ne peut logiquement induire de cette description une quelconque norme. C’est une question qui a été longtemps débattue par la suite sur les plans logique et empirique[72]. Il se trouve que l’humain ne fait que cela… : « cela étant donné, ceci doit être… ». Benoît Frydman, l’un des co-directeurs de la recherche collective, écrit ainsi dans l’introduction de l’ouvrage qu’« il n’est pas possible d’écrire l’histoire des normes, car elle n’est rien d’autre que l’histoire de la culture elle-même. »[73] Faire l’histoire des dispositifs de normalisation implique de remonter à la plus haute Antiquité[74]. Cela dit, l’histoire des normes à partir de l’époque moderne est un double récit entrecroisant et racontant « d’une part, la standardisation des choses (les normes techniques) et, d’autre part, la conduite des hommes et des populations (les dispositifs de gestion) »[75]. Des mutations et des changements radicaux d’intensité dans l’usage et le domaine des normes techniques et des dispositifs d’évaluation sont observables à partir des révolutions industrielles au cours du xixe siècle qui se caractériseront par une irrésistible ascension des normes techniques, notamment à travers la technique du label. Le label « indique la conformité de la chose à une norme »[76] et « présuppose […] non seulement la norme qu’il indique, mais aussi un processus de vérification du respect de cette norme. »[77] Autrement dit, une évaluation, que l’on appelle « certification ». La première moitié du xxe siècle se caractérisera par un mouvement d’institutionnalisation et de généralisation au niveau international de la normalisation[78]. En parallèle, se développent depuis le xviiie siècle les normes et dispositifs de gestion des populations, au niveau macro (biopolitique des populations) comme micro (dispositifs disciplinaires dans les ateliers) dont les travaux de Michel Foucault ont procédé à la minutieuse généalogie [79]. À l’âge global, va se développer une « concurrence des normativités »[80] caractérisée par « une irrésistible extension du domaine de la norme technique »[81], à partir des années 1980, pour construire le marché commun au niveau européen ; à partir des années 1990, au niveau global pour surmonter les obstacles liés à la libération des échanges. La gouvernance transnationale réalisée notamment par le FMI ou la Banque Mondiale est un pilotage par les indicateurs[82]. Des indicateurs et des standards qui servent précisément d’étalons de mesure (standards) et d’instruments de mesure (indicateurs), donc à évaluer : des états de choses, de situations, de performances, de satisfactions, d’insatisfactions ; et, la technique numérique aidant, en temps réel et en flux continu. La conclusion qui se dégage de l’ouvrage est que la gouvernance par les indicateurs et les standards est un mode de gouvernement du réel par l’évaluation. Plus l’on crée d’indicateurs, plus on a de choses à évaluer, plus on crée de standards plus on est conduit à vérifier la conformité des comportements au standard créé et donc à évaluer… On pourrait parler de spirale évaluatrice là encore.
5.5 Le droit et les normes dans l’empire du paradigme managérial
Le cinquième phénomène, celui de l’approche managériale des normes est tout à fait symptomatique de la manière dont le droit est devenu consubstantiel aux organisations, lesquelles, soit dit en passant, on tout simplement besoin du droit pour naître (grâce à la « fiction » de la personnalité morale). La Tétranormalisation est une théorie, un axe de recherche et d’analyse développée en sciences de gestion dans une perspective interdisciplinaire au sein d’un réseau international comprenant plus de 150 chercheurs[83]. On doit l’expression « tétranormamisation » aux travaux des professeurs de gestion lyonnais Henri Savall et Véronique Zardet. Elle a été forgée dans leur ouvrage fondateur sur la Tétranormalisation – Défis et dynamiques[84]. Cette théorie étudie les comportements concrets de management des normes par les organisations. Comme son nom l’indique, elle identifie quatre principaux foyers d’émission en continue de normes dans les domaines environnemental, du commerce international, comptable et financier et social. En 2010, les membres du réseau ont étudié l’influence du phénomène de la Tétranormalisation sur la crise économique et financière de 2007-2008 en établissant un possible lien avec la prolifération des normes[85]. Ainsi que le souligne Laurent Cappelletti, « le traitement de l’inflation normative passe aujourd’hui plus par un management adapté des normes chez ceux qui les subissent (solution endogène), que par d’illusoires tentatives pour en tarir la source (solution exogène) »[86]. En 2015, dans l’ouvrage Dynamique normative, les membres du réseau se sont interrogés sur la façon d’arbitrer et de négocier la place de la norme dans l’organisation. Ce que les travaux sur la Tétranormalisation tendent à montrer pour le sujet de l’ontologisation du monde par la norme qui nous occupe, c’est à quel point la plupart des organisations ont bien intégré l’idée que la norme est essentielle la conduite de leur stratégie. Elle est un flux qui entre (input) et sort (output) de l’entreprise. La Norme est le liquide amniotique dans lequel baignent, se développent et parfois à cause duquel meurent les organisations.
5.6 L’avènement et la prolifération des nudges
Le sixième phénomène, l’avènement et la prolifération des nudges[87], ces fameux « coups de pouce » incitatifs. Certes, ils ne participent pas de l’évaluation. En revanche, ils ont partie liée avec le phénomène de totalisation du réel par la Norme. En configurant nos architectures de choix dans les espaces publics, tels que la fameuse mouche placée au milieu des urinoirs pour uriner droit ou, dans la version moins drôle, les bancs publics qui empêchent de dormir dessus parce que chaque place assise est séparée d’un accoudoir, les nudges participent également pleinement de l’explosion de la norme, qui se concrétise, se fait matérielle comme un dos-d’âne, et face à laquelle on ne peut même plus vraiment avoir une posture normative consciente[88]. C’est précisément la norme contre laquelle un sans domicile fixe se cogne ou via laquelle on pisse droit. Ces normes, qui ont de plus en plus la faveur des pouvoirs publics, participent précisément de l’ontologisation du monde par la norme parce qu’elles s’installent dans notre réel et nos parcours du quotidien, parce que la norme se fait sensorielle[89], qu’elle casse les suspensions de ta bagnole, empêche la personne sans abris de dormir sur un banc public ou incite les hommes à pisser droit dans les aéroports. C’est la norme qui configure le réel.
5.7 La co-construction normative du système de l’évaluation
Il ne faut pas sous-estimer non plus l’importance d’un septième phénomène, celui de la co-construction du système de l’évaluation. Jusqu’à présent, personne n’a été en mesure de désigner sérieusement un « grand méchant évaluateur ». Comme je l’ai dit plus haut, c’est un phénomène de normativité inspiré de l’idéologie du management qui s’est généralisé à l’ensemble des secteurs de l’activité sociale. L’évaluation tous azimuts participe d’un constructivisme normatif, au sens défini par Cyril Sintez[90]. Selon l’auteur, « le constructivisme juridique explique en quoi le droit contemporain est construit en décrivant tant les pratiques que les théories au-delà des seules normes juridiques au sens strict »[91]. Quant au droit construit, il est défini « [par] contraste au droit positif et au droit naturel, [comme un droit intégrant] les constructions en amont et en aval des normes juridiques (interactions sociales, procédures et processus d’édiction et d’application) et le contexte qui surdétermine la construction (faits, actions et valeurs) »[92]. Le processus de co-construction de la norme par tous les acteurs du système juridique fournit incontestablement un cadre d’analyse d’une grande pertinence d’un point de vue heuristique et théorique pour penser les mutations de la fabrique de la norme juridique contemporaine. Un cadre théorique génial mais aussi effrayant : quand tout le monde se met à construire de la norme, la norme est partout, elle devient le langage premier dans les relations intersubjectives. Le langage de la peur, de la dénonciation permanente, du mimétisme grégaire, des foules de zombies… On ne peut même plus enfoncer les portes du château du souverain, puisque la norme, ce sont les gens, dans leur appartement ou leur propret pavillon, qui ont contribué à la construire…
5.8 Le fond archétypal : la pleine entrée dans les sociétés biopolitiques de contrôle
Qui plus est, et last but not least, tous ces phénomènes sont, de façon complexe et profonde, encastrés, sur un plan archétypal, dans les sociétés disciplinaires et de contrôle à la Foucault-Deleuze dans lesquelles nous sommes entrés de plain-pied dans le contexte des sociétés, que je propose de nommer « bio-sécuri-sanitaires »[93]. Elles conjoignent les deux concepts élaborés par les philosophes français Michel Foucault et Gilles Deleuze respectivement de biopolitique et de société de contrôle[94]. Sans revenir ici dans le détail de ces concepts qui ont donné lieu à une abondante littérature et fait polémique, disons que ce sont des sociétés qui accordent la primauté à l’impératif de sécurisation du vivant (en particulier humain) et qui pour ce faire justifient à peu près n’importe quel dispositif normatif de surveillance et de contrôle de l’humain[95]. Ce sont des sociétés qui prétextent du souci du vivant (sous presque toutes ses formes) pour justifier le contrôle par tous les moyens juridiques et extra-juridiques possibles des populations. Ce sont des sociétés du « quoi qu’il en coûte » sur le plan des droits et libertés fondamentaux ! Ces dispositifs polymorphes fonctionnent selon une logique de flux et supposent la continuité tant des activités que des technologies de contrôle employées pour les suivre.
On le comprend, ce panorama de la normativité dans tous ses états et partout présente est loin d’être exhaustif. On aurait pu y inclure les riches réflexions de la possible histoire de la norme du juriste québécois Karim Benyekhlef, et en particulier son analyse minutieuse des normativités émergentes de la mondialisation. Par des approches différentes mais convergentes avec celles que nous avons développées plus haut, il montre, lui aussi, que si la norme et son emprise dans le quotidien des activités humaines ne sont pas du tout nouvelles, en revanche, elle ont pris une ampleur sans précédent depuis le xixe siècle et en particulier à partir du milieu du xxe siècle, avec une intensification extraordinaire à partir du développement de la doctrine néolibérale sur toute la planète au cours des années 80-90 et 2000 au travers ce qu’on appelle la mondialisation et le droit global[96]. On aurait pu également mobiliser la spécificité de la normativité issue de la gouvernance qu’analysent de façon minutieuse et approfondie nos collègues de l’école de Sherbrooke au sein du Centre de recherche sur la régulation et le droit de la gouvernance (CrRDG), comme opérationnalisation du paradigme cybernétique développée par Norbert Wiener dans les années 30[97]. On se contentera d’insister sur la confluence et la congruence des technologies normatives qui mettent l’humain en état d’évaluation permanente et font de lui une simple marchandise, scannée, acceptée ou envoyée au rebut.
Tout cela fait que, concrètement, pour les fragiles entités du monde sublunaire que nous sommes, leur être-au-quotidien, comme diraient les phénoménologues, est pris dans l’ontologie de la norme. Nous sommes des produits de la Norme et surtout des êtres normatifs et normateurs, relayeurs et amplificateurs d’une normativité produite en continu de façon ultra-rapide. Nous sommes agis, façonnés par le système de la norme à coup de flux normatifs, ces ondes-particules normatives, qui relèvent d’une « physique quantique » de la normativité et qui sont autant de signaux dont nous sommes « bombardés »[98] de façon permanente via tous les multicanaux de communication (communication conçue avec Deleuze comme le système des mots d’ordre, et avec Joan Le Goff, lecteur de Deleuze, comme le système des mots d’ordre du management[99]). Pour diriger nos conduites et nous dire à nous petits poissons rouges dans un bocal[100], en même temps libres de circuler en rond ou en réseau sur une autoroute (G. Deleuze), à quoi penser, que penser, quoi acheter, pour qui voter, sur qui s’acharner pour détruire sa réputation dans un délire de concurrence mimétique[101]…
Pour le philosophe Emmanuel Lévinas, la question première en philosophie n’est pas l’ontologie mais l’éthique : « La philosophie première est une éthique »[102]. L’éthique c’est du normatif. Pour nous, et dans un sens quelque peu détourné de la formule lévinassienne, ce qui devient ontologique, ce avec quoi les êtres humains sont d’abord en prise, c’est la Norme. Ce passage de l’ontologie de l’être à l’ontologie de la Norme n’est en rien radicalement nouveau. Il peut faire écho à l’épisode parfaitement connu qui s’est déroulé dans l’Antiquité entre Athènes et Jérusalem : « À Athènes, c’est la justice qui est au centre des réflexions des juristes, alors qu’avec le judaïsme, c’est la loi qui est centrale […] »[103]. Et dans ce contexte où la plupart de ces normes sont mues par les valeurs de sécurisation du vivant[104] (et donc de la peur), « L’âge d’or des droits de l’homme », est quelque chose de si ce n’est définitivement terminé du moins en voie de dépérissement avancé !
6. Une philosophie de la Norme, ou comment l’existence procède de la Norme
Une philosophie de la Norme fondée sur une ontologie existentialiste, qu’est-ce que ça veut dire et surtout à quoi ça sert ? C’est une philosophie toute prosaïque qui part du corps, du corps social comme du corps individuel (les deux étant intimement liés dans une approche holistique), et qui interroge quels sont les actions, les comportements, les réflexes qui, dans nos sociétés, ne sont pas conditionnés par de la norme. C’est une philosophie qui explore, avec les hindouistes, ce que le mot « liberté » veut dire. C’est un appareillage critique face aux flux normatifs qui sifflent sur nos têtes et à la densification normative de tous les recoins du social.
Sans doute un philosophe analytique qui souhaiterait passer au rasoir d’Occam la proposition de substitution du rapport premier de l’Être à la Norme trouverait beaucoup à redire : qu’apporte le fait de parler d’ontologie dans cette histoire ? Les phénomènes considérés au soutien de la proposition d’ontologie de la Norme se suffisent à eux-mêmes : point n’est besoin d’ajouter une hypothèse ontologique hasardeuse compliquée, et surtout inutile. Pourquoi aujourd’hui s’enferrer dans l’ontologie pleine de poussières métaphysiques à l’heure où l’atome de Démocrite n’est plus premier, éclaté qu’il est dans les accélérateurs de particules LCH, enfouis à cent mètres sous terre, pour faire sortir le boson de Higgs et l’hypothétique matière noire. Cet état atomique de la matière est précisément sécable, donc « tomique », manipulable ; on peut le faire circuler à lumineuse vitesse dans des cyclotrons pour en déchirer la moindre parcelle d’énergie et ainsi le transformer à merci à toutes fins utiles, et notamment pour guérir, nous assure la science, des cancers… Il n’y a pas d’ontologie, il n’y a que ce que l’homme moderne, post- ou hypermoderne peut faire et fait de la matière. Tout est construit et reconstruit. Il n’y a plus de nature, il n’y a que de la culture[105] : ou bien seulement des hybrides et un culte des dieux faitiches[106]. « Nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé » [107], disait Deleuze dans l’une de ces clameurs ontologiques… Peut-être. Mais ce que l’on a construit, ce faisant, pour l’humain, c’est justement un retournement de son ontologie haptonomique[108] (liée au toucher, à la sensibilité). L’humain n’a plus aujourd’hui la possibilité de s’émerveiller devant un espace vierge et sous un ciel étoilé parce que ce dernier grouille de satellites que l’on prend pour des étoiles comme on prend les vessies pour des lanternes, satellites qui réfléchissent des informations sur tous les points de la planète et participent de la circulation et de la diffusion de la normativité. Le prix de la maîtrise quasi-totale de la matière (via les techno-science) et des faits sociaux (via les sciences sociales) par l’humain hypermoderne est d’avoir créé un cocon, une matrice dont le nom est Norma (une Mama envahissante) et dont l’ambition est la mise à l’équerre du monde pour améliorer l’efficience et la fluidité de l’ultra-capitalisme mutant.
Poser l’hypothèse du passage d’une ontologie de l’être à une ontologie de la norme présente l’intérêt programmatique suivant : constituer une science normative. Le projet n’est pas nouveau. Le philosophe français de la première moitié du xxe siècle André Lalande – connu notamment pour son célèbre Vocabulaire critique de la philosophie – avait formulé dans son ouvrage La raison et les normes le projet d’une « science normative ». Il entendait par là « un système de vérités qui sera science en tant que formé de connaissances rationnelles bien liées, et normative par le contenu de ses connaissances »[109]. Cette science normative devait comprendre selon lui l’étude des propositions logiques, morales et esthétiques dont le système de preuve et de raisonnement reposerait principalement sur les mécanismes de l’argumentation juridique[110]. Force est de constater que ce projet est resté comme un vœu pieux, un programme sans réalisation. Il est aujourd’hui d’une urgence capitale tant, comme on a essayé de le montrer tout au long de ce texte, les normes sont devenues prégnantes et envahissantes dans nos vies quotidiennes.
Cette science normative ne reconduirait pas le projet kelsénien d’édification d’une théorie pure du droit ou même une théorie générale des normes[111] fondée sur une nette distinction de l’être et du devoir-être. Elle serait au contraire la plus « impure » possible : une théorie du droit et des normes « ouverte »[112] au dialogue permanent entre les juristes et les chercheurs des autres sciences sociales (notamment les sociologues et les chercheurs en psychologie sociale). En somme : une théorie humaine du droit et des normes qui tienne compte de toute la complexité de l’être humain, par-delà toutes les frontières disciplinaires. Parce que cette théorie des normes (qui n’est autre que la théorie de l’humain in vivo, dans la vie sociale) – que nous nous employons de développer sur plusieurs fronts à travers les travaux des membres des « écoles de la norme »[113] – a besoin d’être co-construite par tous les chercheurs en sciences sociales, comme l’y invite Benoît Frydman :
« [Dans cette théorie des normes complétant celle du droit], le juriste n’occupera pas seul [le] terrain [il sera] nécessairement appelé à dialoguer et à travailler en collaboration étroite ou en concurrence avec le sociologue, l’économiste, le manager et l’ingénieur, le philosophe également [; mais] il n’a pas d’autre alternative que de s’engager dans l’exploration de ces terres inconnues [de la norme venant de toutes parts et dans tous ses états], s’il veut conserver sa fonction éminente de spécialiste des normes[114]. »
7. Ouverture : pour une ontologie pragmatique de la norme
J’ai évidemment conscience des nombreuses critiques et insuffisances que présente la proposition défendue dans ce texte. D’abord, elle semble nier l’histoire : comme si l’existence humaine, sous ses multiples formes, n’avait pas été, depuis des siècles et même des millénaires, et peut-être même plus… sous l’empire de la norme, de la norme magico-religieuse précisément, de l’oppression normative des membres de la communauté dans leur quête de survie, du clan, de la cellule familiale élargie puis resserrée, des corporations et autres clubs en tout genre… En ce sens, l’Histoire ne serait que l’histoire de l’humain normé. Ensuite, et en lien avec ce qui vient d’être dit, cette présentation pourrait paraître bien linéaire. Comme s’il y avait un avant (l’être en prise avec la Nature, les « faits ») et un après (l’être, devenu hyper social, en prise et constitué génétiquement, pour ainsi dire, par les normes). Évidemment, cette linéarité n’existe pas, et n’a jamais existée. Il n’y a pas un avant où la norme n’était pas présente et un après où elle serait hyper présente et viendrait de partout. Elle l’est, certes, mais ça a toujours été là, c’est une question d’alchimie, pas de création. Peut-être que le sentiment que nous avons créé en nous d’une liberté et d’une autonomie de volonté via les systèmes axiologiques philosophico-juridiques de l’Occident moderne est la cause de cette illusion. On s’est peut-être trop cru libre. Il se trouve que l’on ne l’est pas, ou si peu, sans même parler de la découverte de l’inconscient freudien, des lois sociologiques puis de la génétique… Lorsque l’on vit dans la promiscuité d’une communauté resserrée au Moyen Âge, loin d’une idiorythmie un peu fantasmée par certains penseurs post-modernes, la sensibilité à la norme est sans doute beaucoup moindre, ou en tout cas différemment ressentie (surtout si toute l’existence est vouée à Dieu ou à ses épigones…).
Nous n’avons jamais été moderne nous dit Bruno Latour : pas seulement dans la conduite du jugement rationnel, dans nos pratiques et croyances scientifiques, mais d’abord sur le plan normatif. Nombreux sont ceux avec lesquels nous avons échangé, au hasard de rencontres impromptues, qui avaient tentés des expériences de « dé-normation » (en vivant selon des pratiques de vie « alternatives », plus ou moins en marge de la société) et en sont revenus : ils ont peu ou prou suivi les « rails normatifs » de la vie moderne (heureusement gardant un peu de leur regard critique, de leur grain « spécifique »…), parce que leurs enfants, ne supportant plus le décalage avec leurs pairs, le leur demandaient à l’entrée de l’adolescence… La pluralité des modes d’existence de l’humain à l’ère contemporaine ne confirme pas tant l’homme unidimensionnel dessiné par Herbert Marcuse en 1964 : elle dessine plutôt l’homme pris dans la pluridimensionnalité de la Norme, dans une toile d’araignée qui a la forme d’un cocon et dont il ne peut s’échapper, déjà digéré comme une mouche par les sucs gastriques de la mère pour nourrir ses petits.
Ce qui nous a semblé intéressant dans ce texte bien imparfait, conçu comme un ballon de baudruche lancé dans l’air, c’est de penser le contemporain (qui certes ne peut se penser sans le regard de la longue histoire chère à Fernand Braudel…). Et ce contemporain, eh bien, il se présente peut-être moins sous le signe de la liberté et de la constitution libre d’un sujet s’autodéterminant que sous celui d’un être littéralement écrasé par le poids de normes, dont le système de l’évaluation associé aux technologies numériques rend la pression normative d’une intensité inouïe. L’ontologie, du moins l’ontologie de l’être social, mériterait sans doute d’être pleinement reconstruite par l’idée de non dualité être / chose en l’appliquant aussi à nos représentations. Il me semble que tous les travaux récents qui ont les nouvelles formes de normativité pour objet vont en ce sens. On a essayé de le montrer à travers quelques notions et phénomènes qu’elles visent à décrire. On pourrait aussi ajouter le nouveau droit naturel qu’élaborent Vincent Forray et Sébastien Pimont[115], la normativité définie dans une approche constructiviste par Cyril Sintez comme tout ce qui a pour objet ou pour effets de dicter nos conduites même (par-delà) les normes, vont clairement en ce sens[116].
Si l’expression n’était d’emblée un oxymore, cette reconstruction pourrait prendre le nom d’ontologie pragmatique de la norme. Qu’est-ce, pour moi, qu’une ontologie pragmatique de la normativité ? C’est l’ensemble des affects, percepts, signaux et stimuli normatifs que ressentent et qui traversent les individus dans une société numérique et de l’hyper-communication et qui produit de la normativité en continu sous toutes ses formes (et de plus en plus en flux), via tous les canaux de diffusion (et ils sont nombreux) possibles. L’ontologie de la norme est pragmatique parce que la forme de ce qui produit sur nous un effet de normation (pour le dire vite de ce qui nous dit la manière de nous tenir droit, corps et âme) ne compte pas. Peu importe qu’il s’agisse d’une loi, d’un décret, d’une proposition de droit souple, telle qu’une charte éthique ou une recommandation sanitaire, d’un message publicitaire nous enjoignant d’être comme on aime (ce qui veut dire : telle que la société aimerait qu’on soit pour être normal, avoir un bon indice IMC, un emploi…), d’un signal sonore nous rappelant que nous n’avons pas mis notre ceinture de sécurité, etc. Ce qui compte, c’est l’effet qu’elle produit sur l’individu, la manière dont il ressent qu’elle le contraint, oriente son comportement ou cherche à manipuler son architecture de choix. Ce qui compte, c’est comment des « mots d’ordre » (selon la conceptualisation qu’en propose Gilles Deleuze), qui se font passer pour tout autre chose que ce qu’ils sont – un « fil » d’actualité Twitter, Google ou autre – nous font agir et donc être ce que nous sommes dans l’action quotidienne. Bien sûr, personne ne nous oblige à lire ces fils d’actualités, dira-t-on, et on serait bien mieux – plus serein dans notre lit douillet – avec un bon roman, un livre de sagesse Antique… Mais le monde a changé, nos représentations quant aux idées aussi. Il se trouve que nous vivons avec ces fils (ceux qui prétendent ne pas être pris par ces fils sont pris par d’autres…), que nous sommes dans le cocon de l’hyper-normativité (douce et maternante) totalisante mais pas du tout totalitaire.
Ce que j’ai voulu dire, sans doute très maladroitement, j’en conviens, c’est que quand la conjonction d’un ensemble de phénomènes produit concrètement un effet de totalisation de l’existence pour ceux qui les subissent, peut-être est-on bien fondé à dire qu’il ne s’agit plus seulement de phénomène. Et si le noumème est, comme nous l’enseigne Kant, inaccessible à l’expérience humaine, rien n’empêche d’affirmer que l’ontologie (au sens de mode d’existence et de représentation du réel) de notre être social a irrémédiablement changé. Pour le meilleur, mais aussi sans doute pour le pire.
[*] Ce texte est le transcript, augmenté et accompagné de notes de bas de page, d’une visioconférence prononcée à l’occasion du colloque des 10 ans de la Revue des droits et libertés fondamentaux le 3 décembre 2021. La forme orale et certaines expressions qui peuvent paraître familières ont été volontairement conservés pour conserver la « fraîcheur » du propos. Je tiens à remercier mes relecteurs : Matthieu Robineau, Catherine Thibierge et Cyril Sintez pour toutes leurs remarques. Tous les défauts de ce texte sont évidemment de mon seul fait.
[1] Jean Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 10e éd., 2001, Chap. II, « L’hypothèse du non-droit », p. 25 : « Les juristes dogmatiques pensent, sinon que tout est droit, du moins que le droit a vocation à être partout, à tout envelopper, à soutenir, comme un idéal, tout l’univers habité. Il règne, chez les juristes dogmatiques, à la fois un idéal et un postulat de panjurisme. »
[2] David Hume, Traité de la nature humaine [1739], livre III, partie I, section I, trad. P. Folliot.
[3] Ce qu’exprime autrement le philosophe André Lalande ainsi : « du simple fait on n’a le droit de tirer aucune appréciation » (A. Lalande, La raison et les normes. Essai sur le principe et la logique des jugements de valeur, Paris, Hachette, coll. « À la recherche de la vérité », 2e éd., 1948, p. 127).
[4] Hans Kelsen, Théorie pure du droit, trad. Ch. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962 ; rééd. LGDJ/Bruylant, coll. « La pensée juridique », 1999, passim. Pour une présentation des enjeux épistémologiques de cette distinction ontologique radicale, voir François Brunet, La pensée juridique de… Hans Kelsen, Paris, Mare & Martin, 2019, spéc. § 42 et s.
[5] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 3e éd., 1975, not. le chapitre « Du social au vital », p. 175 et s.
[6] Cyril Sintez, « Les postures normatives face à la gestion de la crise sanitaire de la covid-19 », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2020/2, vol. 85, p. 65-88, spéc. p. 73.
[7] Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La densification normative. Découverte d’un processus, Paris, Mare & Martin, 2013, p. 1126 (souligné dans le texte).
[8] En ce sens, qui en explicite les raisons liées à une erreur « systémique » de « casting », lire : Lauréline Fontaine, « Choix des juges constitutionnels : la mauvaise exception française », Libération, 25 février 2022.
[9] Selon l’expression de Michel Foucault dans « L’extension sociale de la norme », dans Dits et Écrits II, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2017, p. 74 et s., spéc. p. 75. Et Foucault de préciser : « Nous devenons une société essentiellement articulée sur la norme. »
[10] Benoît Frydman souligne qu’« il serait grand temps et d’ailleurs très excitant de compléter la théorie du droit par une théorie des normes […]. » (Benoît Frydman, « Prendre les standards et les indicateurs au sérieux », dans Gouverner par les standards et les indicateurs. De Hume aux rankings, Bruxelles, Bruylant, coll. « Penser le droit », 2013, p. 65.
[11] Roland Gori, « Pour conclure », dans La folie Évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris, Mille et une nuits, 2011, p. 167.
[12] Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La densification normative. Découverte d’un processus, op. cit., p. 1135-1136.
[13] Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La garantie normative. Exploration d’une notion-fonction, Paris, Mare & Martin, 2021, p. 773.
[14] Selon l’expression de Catherine Thibierge à propos du phénomène de la densification normative (« Conclusion », dans La densification normative. Découverte d’un processus, op. cit., p. 1126 et s.
[15] Dans le cadre du Bachelor en Techniques de commercialisation dans lequel j’interviens en tant qu’enseignant-chercheur titulaire du département Techniques de commercialisation de l’IUT d’Amiens, j’ai pu me rendre compte que les fiches d’évaluation de l’exercice dit du « Portofolio » (exercice qui consiste, en gros, pour les étudiants à s’autoévaluer à partir de tout un tas de critères, de savoir-faire comme de savoir-être – on ne peut plus normatif dans le genre !) consistait principalement à évaluer la qualité de l’autoévaluation des étudiants. On peut difficilement aller plus loin dans le délire de l’évaluation !
[16] Stéphane Rials, Oppressions et résistances, Paris, PUF, coll. « Quadrige essais débats », 2008.
[17] Antoine Jeammaud, « La règle de droit comme modèle », Recueil Dalloz, 1999, p. 199 et s.
[18] Catherine Thibierge, « Au cœur de la norme : le tracé et la mesure. Pour une distinction entre normes et règles de droit », dans L’égalité, Archives de philosophie du droit, t. 51, Dalloz, 2008, p. 341 et s.
[19] Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La densification normative, Découverte d’un processus, Paris, Mare & Martin, 2013, p. 1137.
[20] Sur la figure du sujet affecté par la norme, voir J. Guittard et É. Nicolas, « Introduction. Barthes, un sujet affecté par les normes », dans Barthes face à la norme : droit, pouvoir, autorité, langage(s), préf. N. Dion, Paris, Mare & Martin, coll. « Libre droit », 2019, p. 19 et s.
[21] D’où l’importance dans la discipline sociologique des notions de normes sociales, de socialisation (processus d’adaptation des individus à la société et à ses valeurs) et de l’attention apportée à l’étude des phénomènes de déviance, de transgression.
[22] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 196.
[23] Catherine Thibierge et alii, La densification normative. Découverte d’un processus, Paris, Mare & Martin, 2013.
[24] Friedrich Engels, Dialectique de la nature, trad. franç. E. Bottigelli, [inachevé et posthume, 1885], Paris, Les éditions sociales, 1968, p. 70-74.
[25] Aristote, La métaphysique, éd. J. Tricot, Paris, Vrin, 1966, p. 171 ; Urbain Dhongt, « Science suprême et ontologie chez Aristote », Revue philosophique de Louvain, 1961, t. 59, n° 61, p. 5-30.
[26] Marc Augé, Non-lieux – Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, Coll. « La Librairie du xxe siècle », 1992.
[27] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, présentation et notes par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 1996, p. 26 et passim.
[28] Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. de l’allemand et présenté par Gilbert Kahn, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1967, p. 52.
[29] Sur cette lecture de la philosophie deleuzienne, lire Alain Badiou, Deleuze. La Clameur de l’être, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2013.
[30] Émeric Nicolas, « Faire feu de tout bois (sec) pour une pensée du droit (mouillé(e)) », Jurisprudence. Revue critique 2020, 2022, p. 27-36.
[31] Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne, Paris, PUF, 2013, coll. « Quadrige », p. 23.
[32] Sur cette expression, voir Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La densification normative. Découverte d’un processus, op. cit., p. 1126, qui à travers cette expression pose l’hypothèse que « […]nos sociétés connaissent un phénomène global de densification des normes et de la normativité, autrement dit une montée en puissance de ce qui régit les activités humaines et les comportements sociaux, et que ce phénomène déborde très largement le champ du droit. » (souligné dans le texte).
[33] Agnès Aflalo, « L’évaluation : un nouveau scientisme », dans dossier « L’idéologie de l’évaluation », rev. Cités 2009/37, p. 79.
[34] Séverine Arsène, « Le système de crédit social en Chine », Réseaux, La Découverte, 2021/1, n° 225, p. 55-86.
[35] Xavier Inglebert, Manager avec la LOLF – Pratiques de la nouvelle gestion publique, Paris, Groupe Revue fiduciaire, coll. « Réforme de l’État », 2e éd., 2009.
[36] En ce sens, voir Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La densification normative. Découverte d’un processus, op. cit., p. 1140.
[37] Agnès Aflalo, « L’évaluation : un nouveau scientisme ? », art. préc., p. 82.
[38] Jean-Louis Sourioux, Introduction au droit, Paris, PUF, coll. « Droit fondamental », 1990, n° 21, p. 27.
[39] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, coll. « Poids et mesures du monde », 2015, passim.
[40] Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La densification normative. Découverte d’un processus, op. cit., p. 1137 et s.
[41] Catherine Thibierge (dir.), La garantie normative. Exploration d’une notion-fonction, op. cit.
[42] Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La garantie normative. Exploration d’une notion-fonction, op. cit., p. 771 et s.
[43] Agnès Aflalo, « L’évaluation : un nouveau scientisme ? », art. préc., spéc. p. 85 et s.
[44] Roland Gori, « Une nouvelle manière de donner des ordres ? », dans La folie Évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, op. cit., p. 66.
[45] Mathieu Térence, Le devenir du nombre, Paris, Stock, 2012.
[46] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, op. cit.
[47] Zygmunt Bauman, La vie liquide, trad. Christophe Rosson, Le Rouerge / Chambon, 2006.
[48] Pour une présentation de la sociologie de Zygmunt Bauman dans une perspective de philosophie du droit, voir mon étude : « La garantie normative à l’ère du droit liquide. Hommage à Zygmunt Bauman », dans C. Thibierge et alii, La garantie normative. Exploration d’une notion-fonction, op. cit., p. 139 et s.
[49] Cyril Sintez, La sanction préventive en droit de la responsabilité. Contribution à la théorie de l’interprétation et de la mise en effet des normes, préf. Catherine Thibierge et Pierre Noreau, Paris, Dalloz coll. « Nouvelle bibliothèque des thèses », 2010.
[50] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, p. 53.
[51] Mikhaïl Xifaras, « Après les Théories Générales de l’État : le Droit Global ? », Juspoliticum, n° 8, sept. 2012, p. 15, http://www.juspoliticum.com/IMG/pdf/JP8-Xifaras.pdf
[52] Au sens des travaux du philosophe Gilles Lipovetsky (Les temps hypermodernes, avec Sébastien Charles, Paris, Grasset, 2004) de la sociologue Nicole Aubert (L’individu hypermoderne, Paris, Érès, coll. « Sociologie clinique », 2004) et de l’urbaniste et sociologue François Asher (La société hypermoderne, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, coll. « Essais », 2005). Selon ces penseurs, la société hypermoderne est un cadre épistémique qui succède à la modernité et à la postmodernité. Il est caractérisé non pas par un dépassement de la modernité et de ses valeurs (rationalité, maîtrise de notre environnement, croyance dans les droits de l’homme et dans la techno-science pour le progrès social et économique pour le bien du plus grand nombre) mais par une exacerbation de ses dernières : l’hyper-rationalité dans les processus de production, le culte de la performance, l’urgence, la vitesse des changements sociaux, l’individualisme, la consommation, l’importance accordée au présent et à l’instant, la recherche de sensations fortes ressenties dans l’instant présent.
[53] Sur ce point, on peut notamment lire les contributions réunies dans : Jacqueline Guittard, Émeric Nicolas et Cyril Sintez, Foucault face à la Norme, préf. Antoine Garapon, Paris, Mare & Martin, 2020.
[54] Cyril Sintez et alii, Les postures normatives, Mare & Martin, à paraître. Pour une présentation du concept de posture normative, lire de Cyril Sintez : « Les postures normatives face à la gestion normative de la crise sanitaire de la COVID-19 », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2020/2, vol. 85, p. 65 et s.
[55] Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La densification normative. Découverte d’un processus, op. cit., p. 1126.
[56] Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La densification normative. Découverte d’un processus, op. cit., p. 1136 et s.
[57] Sur ce concept, voir C. Thibierge et alii, La force normative. Naissance d’un concept, Paris, LGDJ/Bruylant, 2009. La force normative peut synthétiquement se définir comme la capacité d’une norme à fournir référence. Elle est constituée de trois pôles de mesure : la valeur, la portée et la garantie normatives.
[58] C. Thibierge et alii, La garantie normative. Exploration d’une notion-fonction, op. cit., p. 757.
[59] Ibid., p. 771.
[60] Ibid., p. 772-773.
[61] Émeric Nicolas, « Propos préconclusif. Le pressent philosophique de la garantie normative des sociétés biosécuritaires de contrôle chez Deleuze et Foucault », dans La garantie normative. Exploration d’une notion-fonction, op. cit., p. 711 et s.)
[62] Émeric Nicolas, Penser les flux normatifs. Essai sur le droit fluide, Paris, Mare & Martin coll. « Libre droit », 2018, spéc. p. 312 pour la définition.
[63] Nils Brunsson, Reform as routin, Organizational Change and Stability in the Modern World, Cambridge, Oxford University Press, 2009.
[64] Sur cette question, parmi une abondante littérature, on peut lire : Ruth Stefon-Green et Laurence Usinier (dir.), La concurrence normative. Mythes et réalités, Société de Législation comparée, coll. de l’UMR de droit comparé de Paris, vol. 33, 2013.
[65] Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La densification normative. Découvert d’un processus, op. cit., p. 1146.
[66] Bruno Deffains, « Concurrence des normativités : un point de vue économique », Revue internationale de droit économique, 2018/3 (t. XXXII), p. 269-279. DOI : 10.3917/ride.323.0269. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2018-3-page-269.htm
[67] Malik Bozzo-Rey, Anne Brunon-Ernst, Thomas Perroud et alii, « La concurrence des normativités : hypothèse, méthode et thématiques », Revue internationale de droit économique, 2018/3 (t. XXXII), p. 247-250. DOI : 10.3917/ride.323.0247. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2018-3-page-247.htm
[68] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 185.
[69] Thierry Guilbert, « Barthes et le mythe comme norme discursive. Essai de sémiologie discursive : articuler norme, récit et évidence », dans Jacqueline Guittard et Émeric Nicolas, Barthes face à la norme. Droit, pourvoir, autorité, langage(s), préf. N. Dion, Paris, Mare & Martin, 2019, p. 173 et s. ; égal du même auteur : « Foucault, le discours et la normativité néolibérale », dans J. Guittard et É. Nicolas, Foucault face à la norme, préf. A. Garapon, Paris, Mare & Martin, 2020, p. 179 et s.
[70] Benoît Frydman et Arnaud van de Waeyenberge (dir.), Gouverner par les standards et les indicateurs. De Hume aux rankings, Bruxelles, Bruylant-LGDJ, coll. « Penser le droit », 2013.
[71] Sur cette école, son histoire et sa doctrine, lire, sous la direction de Benoît Frydman et alii : La naissance de l’École de Bruxelles, vol. 1 et Le droit selon l’École de Bruxelles, vol. 2, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2022.
[72] Pour une approche critique, voir Jean-Louis Gardies, L’erreur de Hume, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1987.
[73] Benoît Frydman, « Prendre les standards et les indicateurs au sérieux », dans Gouverner par les standards et les indicateurs. De Hume aux rankings, op. cit., p. 12.
[74] Ibid., p. 13.
[75] Ibid.
[76] Ibid., p. 19 qui souligne que le label constitue un « tournant décisif dans l’histoire contemporaine de la normalisation ».
[77] Ibid., p. 20.
[78] Ibid., p. 23-25.
[79] Ibid., p. 25-32.
[80] Ibid., p. 32.
[81] Ibid., p. 35.
[82] Ibid., p. 45.
[83] https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9tranormalisation Page consultée le 30 mars 2022.
[84] Henri Savall et Véronique Zardet, Tétranormalisation : défis et dynamiques, Paris, Dunod, 2005.
[85] Dominique Bessire, L. Cappelletti et Benoît Piget (dir.), Normes : origines et conséquences des crises, Paris, Economica, 2010.
[86] Laurent Cappelletti, « Le choc de simplification n’aura pas lieu – Comment gérer la prolifération des normes », Le Monde, 16 novembre 2013, p. 6.
[87] Robert Thaler et Cas Sunstein, Nudge – La méthode douce pour inspirer la bonne décision, trad. M.-F. Pavillet, Paris, Vuibert, 2010.
[88] Cyril Sintez et alii, Les postures normatives, Paris, Mare & Martin, à paraître.
[89] Cyril Thiberge, « Les normes sensorielles. Exploration de la normativité du quotidien aux confins du droit », Revue trimestrielle de droit civil, 2018, p. 567 et s.
[90] Cyril Sintez, Le constructivisme juridique. Essai sur l’épistémologie des juristes, Paris, Mare & Martin, 2014 ; égal. du même auteur : Le droit construit. Penser le droit par le constructivisme, Paris, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2022.
[91] Cyril Sintez, Le droit construit. Penser le droit par le constructivisme, op. cit., p. 14.
[92] Cyril Sintez, Le droit construit. Penser le droit par le constructivisme, op. cit., p. 14.
[93] Émeric Nicolas, « Propos pré-conclusif. Le pressenti philosophique de la garantie normative des sociétés bioécuraires de contrôle chez Foucault et Deleuze », dans La garantie normative. Exploration d’une notion-fonction, op. cit., p. 711 et s., spéc. § 2, 3 et 4.
[94] En ce sens, on peut notamment lire sous notre co-direction les ouvrages : Foucault face à la norme, préf. Antoine Garapon, Paris, Mare & Martin, coll. « Libre droit », 2021 et Deleuze face à la norme, à paraître.
[95] Sur le concept de société biosécuritaire de contrôle, lire notre texte : « Propos pré-conclusif. Le pressenti philosophique de la garantie normative des sociétés biosécuritaires de contrôle chez Foucault et Deleuze », dans Catherine Thibierge et alii, La garantie normative, op. cit., p. 711-721.
[96] Karim Benyekhlef, Une possible histoire de la norme. Les normativités émergentes de la globalisation, Montréal, Éditions Thémis, 2e éd., 2015, passim.
[97] Stéphane Bernatchez, « Le droit en transition : le droit de la gouvernance et le paradigme cybernétique », dans Antoine Bailleux (dir.), Le droit en transition. Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2020, p. 85-108. Voir égal. en ce sens, du point de vue de la philosophie du management : Jean-Baptiste Rappin, Les origines cybernétiques du management contemporain. Études, Volume 1, Les éditions Ovadia, coll. « Les carrefours de l’être », 2022.
[98] Laurent Cappelletti, « Le choc de simplification n’aura pas lieu ! », Le Monde, 16 novembre 2013.
[99] Joan Le Goff, « Les mots d’ordre du management », dans Jacqueline Guittard, Émeric Nicolas et Cyril Sintez, Deleuze face à la norme, Mare & Martin, à paraître.
[100] Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention, Paris, Grasset, 2019.
[101] René Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1998.
[102] Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, dialogues avec Philippe Némo, Paris, Fayard / France culture, 1982, rééd. en poche, coll. « Biblio essais », p. 71.
[103] Sébastien Neuville, Philosophie du droit, Paris, LGDJ, coll « Précis Domat », 2e éd., 2022, n° 93, p. 75.
[104] En ce sens, lire Frédéric Gros, Le Principe sécurité, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2012 ; lire égal. : Émeric Nicolas, « Propos pré-conclusif. Le pressenti philosophique de la garantie normative des sociétés biosécuritaires de contrôle chez Foucault et Deleuze », dans La garantie normative. Exploration d’une notion-fonction, op. cit., art. préc., p. 718-719.
[105] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La découverte, 2006.
[106] Bruno Latour, Sur le culte des dieux faitiches suivi de Iconoclash, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2009.
[107] Gilles Deleuze, « Contrôle et devenir », Futur antérieur, n° 1, printemps 90, entretien avec Toni Negri, repris dans Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, spéc. p. 239.
[108] Sur cette science de l’affectivité et de la relation par le toucher, on ne peut que recommander de lire l’ouvrage de son fondateur : Frans Veldman, Haptonomie. Science de l’affectivité, Paris, PUF, 2007.
[109] André Lalande, La raison et les normes. Essai sur le principe des jugements de valeur, Paris, Hachette, coll. « À la recherche de la vérité », 2e éd., 1948, p. 136
[110] Ce que Michel Foucault a démontré avec brio sous le concept de dynastique du savoir. En ce sens, lire Benoît Frydman et Nathan Génicot, « Foucault, le droit et la dynastique du savoir », dans Jacqueline Guittard, Emeric Nicolas et Cyril Sintez, Foucault face à la norme, op. cit., p. 129 et s.
[111] Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1996 [1979].
[112] Sur la théorie ouverte du droit, voir Catherine Thibierge, « Conclusion », dans La force normative. Naissance d’un concept, op. cit., p. 836 et s.
[113] Selon la judicieuse expression du professeur Vincent Gautrais à l’occasion de la conférence sur « Les écoles de la régulation » organisée le 24 mars par le Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal. Les « écoles de la norme » regroupent, selon l’auteur, les écoles d’Orléans (Centre de Recherche Juridique Pothier, de Bruxelles (Centre Perelman) et celle de Montréal (Laboratoire de Cyberjustice et Centre de recherche en droit public) qui se caractérisent « par une distance […] prise face au droit positif pour y inclure une multitude de rapports sociaux de droit ». On pourrait sans doute agréger d’autres écoles « amies », telles celle de Sherbrooke (Centre de Recherche sur la Régulation et le Droit de la Gouvernance) ou bien encore celles d’Amiens (Centre de Droit Privé et Sciences Criminelles d’Amiens à travers son axe « Histoire(s) et techniques de la norme » que je co-dirige avec Sophie Sédillot ou bien encore le Centre Universitaire de Recherche Administratives et Politiques d’Amiens Épistémologie et Sciences Sociales, à travers son axe « Droit et réflexivité »).
[114] Benoît Frydman, « Prendre les standards et les indicateurs au sérieux », dans Gouverner par les standards et les indicateurs. De Hume aux rankings, op. cit., 2013, p. 65.
[115] Vincent Forray et Sébastien Pimont, Le nouveau droit naturel, à paraître.
[116] Cyril Sintez, Le droit construit. Penser le droit par le constructivisme, op. cit., p. 101 et s.