L’appréciation périlleuse de l’usage de la force publique : CEDH, PM et FF / France, 18 février 2021, n°60324/15 et 60335/15
Par Yannick Lécuyer, MCF HDR – IREDIES (Paris I)
De prime abord, l’arrêt PM et FF c. France n’a rien de bien singulier. Il suit en apparence la ligne jurisprudentielle définie depuis des années à Strasbourg à propos des violences commises par des personnes dépositaires de l’autorité publique dans l’exercice de leurs fonctions. En l’espèce, deux frères avaient été interpellées par la police en état d’ébriété pour dégradation de biens privés et prétendaient avoir été frappé par les policiers lors de leur transport et de leur interrogatoire. Le médecin de garde, tout en validant la garde à vue, avait conclu à la compatibilité des blessures avec les faits allégués et prononcé une incapacité totale de travail de 6 jours. Les deux requérants portèrent plainte pour violences par personnes dépositaires de l’autorité publique, plainte classée sans suite au motif que l’infraction n’était pas suffisamment caractérisée. L’argument des autorités est peu original dans ce genre de situation : certes les forces de police ont utilisé la force mais dans l’unique but de maitriser des individus alcoolisés et agressifs. Selon le Gouvernement, les fonctionnaires de police avaient donc fait un usage proportionné de la force : les blessures constatées résultaient, d’une part, d’un usage de la force légitime rendu nécessaire par le propre comportement des requérants et, d’autre part des traces des menottes occasionnées alors que les requérants étaient allongés dans le fourgon et que deux personnes tentaient de les maîtriser.
C’est dans ce contexte que les deux frères déposèrent une seconde plainte mais cette fois-ci assortie d’une constitution de partie civile du chef de violences volontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail inférieure ou égale à 8 jours, commises en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions
Confrontées à la saisie de la Cour européenne par les requérants qui se plaignaient d’avoir été blessés mais aussi de ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective quant à l’origine de leurs blessures, le gouvernement défendeur soutenait que leur requête n’était pas recevable car ils n’avaient pas engagé une action sur le fondement de l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire pour fonctionnement défectueux du service public de la justice. La Cour balaye cette exception préliminaire car, en cas de recours illégal à la force par les agents de l’État et non de simple faute, omission ou négligence, les procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables ne constituent pas des recours adéquats et effectifs susceptibles de remédier à des situations correspondant à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (§ 46).
Néanmoins, en dépit de la recevabilité de la requête, les arguments des requérants sur le fond n’ont pas prospéré. La Cour ne décèle pas de violation de l’article 3 (I.) malgré un contexte français très particulier qui eut pu favoriser une certaine sévérité de sa part (II.).
I. L’absence de violation de l’article 3 de la Convention
Conformément à la saisine, la Cour se place sur le terrain de l’article 3 dont elle distingue classiquement le volet matériel et le volet procédural. Dans les deux cas, elle fait application de principes clairement identifiés et stabilisés, en l’occurrence dans l’arrêt du 28 septembre 2015, Bouyid c. Belgique (§ 56).
Sous l’angle procédural et des obligations positives qui incombent à l’Etat, la Cour rappelle que dans ce type d’affaire, les autorités nationales sont tenues de mener une enquête effective. Or, en l’espèce, elle estime que les investigations opérées par ces dernières ont été conduites avec suffisamment de diligence et de minutie. Premièrement, la Commission nationale de déontologie de la sécurité, autorité administrative indépendante créée par la loi n°2000-494 du 6 juin 2000 afin de veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité et absorbée depuis par le défenseur des droits, avait été saisie. Deuxièmement, la Cour constate que l’inspection générale des services, aujourd’hui Inspection générale de la police nationale, est intervenue sur saisine du parquet à l’issue de la plainte originelle des requérants, qu’elle auditionna ces derniers ainsi que les policiers présents au commissariat le jour des faits et le personnel médical ayant examiné les requérants à l’hôpital. Troisièmement, consécutivement à la plainte avec constitution de partie civile, une instruction fut ordonnée, instruction qui donna lieu à de nombreux actes avant d’aboutir à une ordonnance de non-lieu motivée et confirmée par la Chambre d’accusation puis par la Cour de cassation. Au surplus, dans les trois cas, la Cour relève que les requérants ne contestent pas la célérité ou une carence de la part des autorités au cours de ces procédures mais uniquement le sens des décisions auxquelles elles ont abouti.
Sous l’angle matériel, la Cour considère que les blessures et les lésions corporelles subies par les requérants entre leur interpellation et la fin de leur garde à vue sont établies et apparaissent d’une gravité suffisante pour tomber sous le coup de l’article 3 mais ne remet pas en cause l’appréciation des juridictions nationales selon lesquelles l’usage de la force était nécessaire. L’affirmation de l’absence de violation est plus surprenante que sur le terrain procédural. En effet, dans le fil de l’arrêt Castellani c. France du 30 avril 2020 (n°43207/16), la Cour exige un rapport de stricte nécessité entre les mesures adoptées et l’objectif poursuivi dès lors qu’une personne se trouve sous le contrôle des forces de l’ordre. Par conséquent, il revient en principe au gouvernement défendeur de fournir des explications suffisamment convaincantes pour renverser la « présomption de fait » qui profite aux allégations des requérants et justifier que leurs blessures résultent d’un usage de la force rendu strictement nécessaire par leur comportement (§ 81). Précédemment et à titre d’exemple, la Cour a jugé qu’en matière de garde à vue, la charge de la preuve pèse exclusivement sur le Gouvernement. Il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions défavorables au Gouvernement (25 juin 2019, Badoiu c. Roumanie, n°5365/16). Pourtant, le sentiment qui prédomine à la lecture de l’arrêt PN et FF malgré un rappel de la grammaire conventionnelle est que ce sont bien les requérants qui n’ont pas réussi à convaincre : « compte tenu, des incohérences qui frappent le récit des circonstances litigieuses par les requérants et, d’autre part, du caractère satisfaisant des explications fournies par le Gouvernement s’agissant de leurs blessures et eu égard aux conclusions auxquelles sont unanimement parvenues les autorités nationales au terme des investigations effectives menées au plan interne, la Cour estime qu’elle n’est pas en position, au vu des éléments dont elle dispose, de se départir des appréciations factuelles des juridictions nationales selon lesquelles les requérants n’ont pas été victimes, lors de leur interpellation et de leur garde à vue, d’un usage de la force non strictement nécessaire » (§ 88).
Cette discrète inflexion mérite d’être étroitement surveillée dans la jurisprudence à venir afin de déterminer s’il s’agit d’une simple atténuation liée au contexte de l’affaire ou des prémisses d’un changement de cap jurisprudentiel. Dans tous les cas, ce sera au bénéfice de l’Etat et, de manière plus gênante, de la crédibilité de la parole des agents de la force publique déjà trop souvent considérée incontestable dans les faits. La mansuétude de la Cour à l’égard des policiers français tranche avec des arrêts plus anciens plus prompts à reconnaitre la violation de l’article 3 dans des situations comparables (voir par exemple GC, 28 septembre 2015, Bouyid c. Belgique, n°23380/09 : gifle assénée à un individu par un policier au cours d’un contrôle d’identité).
II. Du recours à la force publique à la violence policière
Comment ne pas lire l’arrêt PM et FF à la lumière du contexte français, c’est-à-dire de la banalisation des bavures policières et de l’usage illégal de la force que ce soit à l’occasion d’interpellations ou de manifestations. Ainsi recontextualisé, l’arrêt prend une tout autre dimension. On se souviendra ici que la France a été condamnées à plusieurs reprises par le juge de la Convention, notamment avec l’arrêt notoire Castellani précité, l’arrêt Chebab du 23 mai 2019 (sur le volet procédural de l’article 2 à propos de l’insuffisance de l’enquête diligentée les autorités à la suite de l’usage de son arme par le fonctionnaire de police), Toubache du 7 juin 2018 (décès d’un jeune homme dans le cadre d’une course-poursuite avec la gendarmerie) ou l’arrêt Boukrourou et autres du 16 novembre 2017 (décès d’une personne vulnérable atteinte de troubles psychiatrique survenu à la suite des traitements qui lui ont été infligés lors d’une intervention policière)… sans compter les affaires pendantes et les condamnations à venir qu’elles risquent de susciter. La Cour a ainsi rappelé à maintes reprises à la France l’exigence d’un rapport de stricte nécessité entre l’usage de la force publique, surtout armée, et les buts légitimes visés qui doit prévaloir en la matière,
L’ambiance qui pèse actuellement dans l’hexagone n’est indubitablement pas propice à la désescalade ou au recul des violences policières. Elle est d’ailleurs dénoncée énergiquement par de nombreuses organisations non gouvernementales parmi les plus fiables et les plus sérieuses (https://www.amnesty.fr/dossiers/dossier-violences-policieres-en-france : « Mauvais traitements et torture, décès pendant des interpellations, répression violente pendant des manifestations, contrôles à caractère discriminatoire et propos racistes, les dérives des forces de l’ordre en France sont nombreuses. Que ce soit dans le cadre de contrôles, d’interpellations ou de manifestations, nous dénonçons l’usage non nécessaire ou excessif de la force contre la population, notamment contre les minorités »). La multiplication des violences ainsi que les méthodes policières en usage ne sont pas étrangères à la perte par la France de la qualité de « démocratie véritable » 1. L’utilisation de la plupart des armes dites non létales ou incapacitantes dans les opérations de maintien de l’ordre a été validée par le juge administratif : le pistolet à impulsion électrique 2, les LBD 3, les grenades lacrymogènes à effet de souffle 4. Il faut également ajouter à ces autorisations toutes les techniques d’immobilisation qui sont non seulement tolérées mais enseignées : le pliage (technique qui consiste à maintenir une personne assise, la tête appuyée sur les genoux), le decubitus ventral (technique qui consiste à maintenir une personne ventre au sol, tête tournée sur le côté à laquelle s’ajoute parfois d’autres moyens de contention, tels que le menottage des poignets derrière le dos, l’immobilisation des chevilles ou l’exercice d’un poids dans le dos), la « régulation phonique » (technique visant à réduire les capacités à crier en répétant une traction rotative de trois à cinq secondes sur le vêtement autour du cou de la personne). S’ajoutent enfin les difficultés pour les victimes de violences policières d’accéder à la justice. De fait, la plupart des procédures engagées contre les agents ou les officiers n’aboutissent pas ou sont couronnées d’un succès médiocre 5.
Certes les violences visées dans l’arrêt commenté sont passées sous le radar conventionnel, mais nul doute que la posture compréhensive de la Cour à l’égard de la police qui en découle n’est pas propice à un changement de paradigme et n’invite pas à l’exemplarité. A l’inverse, elle encourage non seulement l’impunité des policiers mais aussi, en réaction, le sentiment de défiance systématique à leur égard. En effet, aux termes de la soft law du Conseil de l’Europe notamment le Code européen d’éthique de la police adopté par la recommandation Rec(2001)10 du Comité des ministres le 19 septembre 2001, la confiance de la population de la police est étroitement liée à l’attitude et au comportement de cette dernière vis-à-vis de cette même population, et en particulier au respect de la dignité humaine et des libertés et droits fondamentaux de la personne tels qu’ils sont consacrés notamment par la Convention européenne des droits de l’homme. Celle-ci ne doit infliger, encourager ou tolérer aucun acte de torture, aucun traitement ou peine inhumain ou dégradant, dans quelque circonstance que ce soit » (§ 36), et qu’elle « ne peut recourir à la force qu’en cas de nécessité et uniquement pour atteindre un objectif légitime » (§ 37).
En conclusion, bien qu’il ne se solde pas par une condamnation de la France, l’arrêt PM et FF reste surtout une occasion pour le lecteur d’interroger les méthodes utilisées par la police française et, pour cette dernière, de se demander si le temps n’est pas venu de compléter sa devise cocardière, « Pour la Patrie, ils veillent », par une référence bienvenue aux droits humains.
Notes:
- The Economist Intelligence Unit, Democracy Index 2020 : In sickness and in health ?, 2021, 75 p. ↩
- CE, 2 septembre 2009, Réseau alerte et intervention pour les droits de l’homme, n°318584 ↩
- CE, 1er février 2019, n°427418 ↩
- CE, 17 mai 2019, n°429738 ↩
- cf. Aline Daillère et Salomé Linglet, L’ordre et la force : enquête sur l’usage de la force par les représentants de la loi en France, ACAT, 2015, 107 p. ↩