La Convention sur le génocide : aspects de son application s’agissant du Rwanda
Par Rafaëlle Maison, Professeure à la Faculté de droit Jean Monnet de l’Université Paris-Saclay (IRDP)
Nous sommes réunis ce soir, solennellement, pour évoquer la figure de Raphaël Lemkin et la Convention des Nations Unies sur la prévention et la répression du crime de génocide. Ce moment s’inscrit aussi dans un colloque relatif au Rwanda, à l’initiative de Vincent Duclert, qui, on le sait, a présidé la Commission sur la question de la France au Rwanda. Je suis donc assez naturellement conduite à évoquer la manière dont la Convention, et la notion de génocide, ont été appliquées s’agissant du génocide des Tutsi du Rwanda.[1] A l’évidence, l’ampleur des massacres visant les Tutsi du Rwanda a conduit la juridiction créée par le Conseil de sécurité, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), à identifier immédiatement le génocide dans les événements dont elle était saisie, et ceci dès les premières affaires dont elle a eu à connaître. Cette première jurisprudence a aussia bien révélé la spécificité du génocide des Tutsi au Rwanda, en tant que génocide s’inscrivant dans un contexte colonial et post colonial.
Le groupe ciblé
Ce sont les réflexions des juges sur le groupe ciblé qui le démontrent à l’évidence. Doit être visé – pour relever de la qualification de génocide – un groupe perçu comme un groupe racial, national, ethnique ou religieux distinct. Or, cette spécificité des Tutsi du Rwanda a été construite administrativement, dans le prolongement des distinctions imposées par le colonisateur allemand puis belge, lesquels ont juridiquement figé les identités. Ceci a été bien démontré par les chercheurs et bien perçu par les juges qui ont affirmé :
« A la lumière des éléments portés à sa connaissance durant le procès, la Chambre considère que les Tutsi constituaient, au Rwanda en 1994, un groupe dénommé ‘ethnique’ dans les classifications officielles. Ainsi, les cartes d’identité rwandaises comportaient, à l’époque, la mention ‘ubwoko’ en kynyarwanda ou ‘ethnie’ en français, à laquelle correspondait, selon les cas, les mentions ‘Hutu’ ou ‘Tutsi’ par exemple » (Jugement Akayesu, 1998, § 695).
Dans l’affaire Rutaganda, jugée en 1999, les juges précisent :
« The Tutsi population does not have its own language or a distinct culture from the rest of the rwandan population. However, the Chambre finds that there are a number of objective indicators of the group as a group with a distinct identity. Every rwandan citizen was, before 1994, required to carry an identity card which included an entry for ethnic group, the ethnic group being either Hutu, Tutsi or Twa. The rwandan Constitution and laws in force in 1994 also identified rwandans by reference to their ethnic group. Moreover, customary rules existed in Rwanda governing the determination of ethnic group, which followed patrilineal lines. The identification of persons as belonging to the group of Hutu or Tutsi or Twa had thus become embodied in rwandan culture, and can, in the light of the travaux préparatoires of the Genocide Convention, qualify as a stable and permanent group, in the eyes of both the rwandan society and the international community » (Jugement Rutaganda, 1999, §§ 374 et 377).
Le groupe est donc un groupe construit comme distinct par le droit colonial qui s’est prolongé après l’indépendance du Rwanda dans la culture bureaucratique du Rwanda. D’autres aspects de cette dimension post-coloniale peuvent être relevés qui, eux, n’ont pas été explorés par les juges ; et la création du TPIR par une résolution du Conseil de sécurité, dont la France est un membre permanent, n’y est pas étrangère, on le sait désormais avec certitude.
Moyens du génocide et complicité
Je voudrais revenir un instant sur l’ouvrage de Lemkin où est avancée la notion de génocide, Axis Rules in Occupied Europe (1944). Dans cet ouvrage, Lemkin ne se contente pas de proposer cette nouvelle notion, il dresse – à l’aune des sources dont il dispose – un tableau de l’occupation de l’Europe par l’Allemagne qui inclut une analyse des pratiques administratives, policières, mais aussi économiques et financières. Il décrit donc un Etat impérialiste puissant, utilisant un ensemble de moyens pour asservir les peuples européens, y compris les populations juives, sur lesquelles il insiste spécifiquement.
Or, l’appareil étatique rwandais, avant et après le coup du moins d’avril 1994, n’est pas comparable à celui de l’Allemagne impérialiste. Il s’agit d’un Etat nouveau, dont l’armée est faible, d’un Etat qui ne produit pas d’armement suffisant à son projet génocidaire. L’entreprise génocidaire exige donc des moyens extérieurs considérables. Le Rwanda est un Etat dont les dirigeants appellent à la rescousse, dès 1990, un protecteur puissant, en l’occurrence la France, candidate à cette assistance militaire et diplomatique. La situation dans laquelle débute le génocide est donc celle d’une guerre civile dans laquelle intervient, à un niveau de plus en plus important, l’armée française, évidemment sur ordre politique, et où sont prodigués des conseils diplomatiques et militaires ; où sont livrés, aussi, des armements. De cela, rien ne transparaît en jurisprudence.
La situation est pourtant fort intéressante, théoriquement, dès lors qu’elle permet de saisir un contexte génocidaire qui n’a jamais fait l’objet de poursuites : celui d’une intervention occidentale au soutien d’un gouvernement africain, dont certains responsables militaires avouent d’ailleurs crûment leur projet génocidaire aux militaires français. Le livre d’entretien du général Varret avec Laurent Larcher l’explicite bien. Il inscrit par ailleurs cette intervention dans une séquence qui va de la guerre d’Algérie à la Françafrique de la période suivant les indépendances (Gabon, Tchad, Centrafrique).[2] Or, nous savons que les massacres coloniaux n’ont jamais été appréhendés sous la notion de génocide dont ils pourraient parfaitement relever ; l’assistance post coloniale aurait en revanche pu être utilement interrogée par le TPIR.[3]
Eléments juridiques de la complicité
A cette fin, le TPIR pouvait recourir aux règles posées dans la Convention de 1948, reprises dans son statut. Car la Convention n’exige pas seulement que soit nationalement incriminé le génocide mais aussi l’incitation, l’entente, la complicité. Incitation et entente permettent de saisir des moments antérieurs à l’année 1994, année où les plus grands massacres sont perpétrés. Il est toutefois difficile d’affirmer qu’existait une entente entre dirigeants rwandais extrémistes et responsables français pour commettre un génocide. L’intention génocidaire, l’intention de détruire les Tutsi, doit être ici établie. En revanche, la question de la complicité se pose certainement.
Car la jurisprudence pénale internationale est venue expliciter ce qui est exigé pour condamner le complice de génocide et il n’est pas besoin qu’il partage l’intention de détruire le groupe. Il faut qu’il ait apporté une aide directe et substantielle en connaissance de l’intention des auteurs principaux. Ainsi, parmi d’autres, dans l’affaire Akayesu :
« un accusé est complice de génocide s’il a sciemment et volontairement aidé, assisté ou provoqué une ou d’autres personnes à commettre le génocide, sachant que cette ou ces personnes commettaient le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-même l’intention spécifique de détruire, en tout ou en partie, le groupe national, ethnique, racial ou religieux visé comme tel » (Jugement Akayesu, 1998, § 537 et 542).
Dans l’affaire Krstic, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) va encore plus loin : l’officier est condamné pour complicité de génocide à Srebrenica alors même qu’il était défavorable aux exécutions massives de prisonniers musulmans qui y ont eu lieu. Pour le TPIY, « bien que les éléments de preuve présentés laissent penser que Radislav Krstic n’était pas partisan de ce plan [génocidaire], il a, en sa qualité de commandant du Corps de la Drina, permis à l’état-major principal de faire usage des moyens du Corps » (Arrêt Krstic, § 137).
La Cour internationale de justice (CIJ) a quant à elle reconnu en 2007 la possibilité qu’un Etat soit auteur mais aussi complice de génocide, interprétant ainsi la Convention de 1948 qui ne vise pas explicitement les Etats. S’agissant de la complicité de l’Etat (par l’action de ses organes), elle affirme :
« Il est clair que des actes de complicité dans le génocide pourraient être attribués à un Etat auquel pourtant aucun acte de génocide ne serait attribuable selon les règles de la responsabilité internationale des Etats ».[4]
La Cour assimile, dans cet arrêt, la complicité aux règles coutumières relatives à l’aide ou à l’assistance dans la commission du fait internationalement illicite.[5] Elle ne statue pas définitivement sur l’intention spécifique du complice mais semble néanmoins s’ouvrir à la jurisprudence pénale lorsqu’elle affirme, s’agissant de l’intention :
« le comportement d’un organe ou d’une personne qui fournit assistance à l’auteur du crime de génocide ne peut être qualifié de complicité de génocide que si, à tout le moins, cet organe ou cette personne agit en connaissance de cause, c’est-à-dire, notamment, connaît l’existence de l’intention spécifique (dolus specialis) qui anime l’auteur principal ».[6]
Et si la Cour écarte finalement la qualification de complicité de la Serbie dans le génocide de Srebrenica, c’est en raison de cette absence de connaissance de l’intention génocidaire des auteurs du crime. Car les éléments matériels de la complicité (aide ou assistance) étaient réunis. Ainsi, nous dit-elle :
« sans doute l’aide considérable fournie sur les plans politique, militaire et financier par la RFY à la Republika Srpska et à la VRS, commencée bien avant les tragiques événements de Srebrenica s’est-elle poursuivie pendant ces événements. En ce sens, il n’est guère douteux que les atrocités de Srebrenica ont pu être commises, au moins en partie, avec les moyens dont les auteurs de ces actes disposaient en conséquence de la politique générale d’aide et d’assistance menée par la RFY en leur faveur ».[7]
Enfin, par-delà la Convention sur le génocide, la jurisprudence pénale internationale a dessiné une forme de participation spécifique : la participation à une « entreprise criminelle commune », forme dans laquelle, selon la jurisprudence du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL), il n’est pas nécessaire que le « dessein commun » soit en lui-même criminel ou que des crimes soient planifiés pour l’atteindre. Pour le TSSL :
« L’exigence que le plan commun, le dessein ou le but d’une entreprise criminelle commune soit lui-même criminel signifie qu’elle doit avoir pour objectif un crime reconnu par le Statut ou qu’elle envisage la commission de tels crimes comme moyen de réaliser son objectif » (arrêt d’appel, affaire Brima, Kamara et Kanu, 22 février 2008, § 80).[8]
La question de cette forme de participation se pose aussi dès lors que sont considérées l’aide à la constitution du « gouvernement intérimaire rwandais » après le coup d’Etat d’avril 1994 et le soutien qui lui a été apporté par la suite, y compris par une intervention militaire directe. Le dessein commun, ce serait la mise en place de ce gouvernement, et son maintien, afin d’éviter le partage du pouvoir puis la victoire du Front patriotique rwandais (FPR).
Aussi, la spécificité du contexte génocidaire du Rwanda nous invite à explorer théoriquement tout le potentiel post-colonial de la Convention de 1948, en dépit d’une pratique judiciaire caractérisée, sur ce point spécifique, par une grande prudence.
[1] Depuis octobre 2023, la notion de génocide a été invoquée s’agissant de l’offensive israélienne à Gaza et donné lieu à une ordonnance de la Cour internationale de justice le 26 janvier 2024. Ces aspects ne pourront être développés dans la reprise de la présente intervention faite au Panthéon, mais l’auteur renvoie aux premières analyses qu’elle a pu avancer dans la presse et qui sont disponibles en ligne : « Gaza : prévenir le génocide, une responsabilité qui pèse sur tous les Etats », tribune pour l’Humanité, 28/12/2023 ; « A la Cour internationale de justice, un revers pour Israël », Orient XXI, 30 janvier 2024.
[2] Général Jean Varret, Souviens-toi, Mémoires à l’usage des générations futures, Entretiens avec Laurent Larcher, Les Arènes, 2023.
[3] Pour des éléments plus approfondis sur ce point, voir Rafaëlle Maison, Pouvoir et génocide dans l’œuvre du TPIR, Dalloz, Coll. Les sens du droit, 2017.
[4] CIJ, Arrêt du 26 février 2007, Affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), § 381.
[5] Ibid., § 420, se référant à l’article 16 des articles de la Commission du droit international (CDI) sur la responsabilité des Etats.
[6] Ibid., § 421.
[7] Ibid., § 422.
[8] Voir aussi le jugement du 7 août 2014 (§ 804) des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (affaire Khieu Samphan et Nuon Chea) : le projet commun des Khmers rouges n’était pas « en soi de nature criminelle » mais « les politiques formulées par les Khmers rouges ont eu pour conséquence ou impliqué la commission de crimes comme moyens pour parvenir à cette fin ». Cette position est réaffirmée en appel, notamment dans l’arrêt du 23 décembre 2022 (Khieu Samphan) : « La Chambre de la Cour suprême rappelle que, pour montrer qu’il existe une responsabilité pénale, le projet commun, objet de l’action planifiée entre plusieurs personnes, doit être de nature criminelle, en ce sens qu’il équivaut ou bien implique la commission d’un crime », § 1815.