L’exception d’ordre public à la croisée des chemins… Digressions méthodologiques au départ de l’arrêt du 27 septembre 2017, n°16-19.654
Depuis 2011, les modalités de mise en œuvre de l’exception d’ordre public sont entourées d’un certain flou. En particulier, la place à laquelle peut prétendre l’ordre public de proximité n’en finit plus de susciter le débat. De fait, il est nécessaire de questionner le devenir méthodologique du mécanisme de refoulement des normes étrangères contraires aux principes fondamentaux du droit français. Dans ce contexte, le développement d’un raisonnement de type proportionnel présente des avantages qui pourraient le qualifier comme modèle usuel de mise en œuvre de l’exception d’ordre public.
Since 2011, there has been uncertainties regarding the implementation of the so-called “ordre public de proximité”. More specifically, the importance of its role has generated endless debates therefore making it essential to question the methodological future of the public policy exception. In this context, developing a proportional reasoning offers benefits potentially enabling it to qualify as a usual implementation pattern of the mechanism who aims to backflow foreign norms non-compliant with the fundamental principles of French law.
Kévin Bihannic, Docteur en droit, Titulaire du CAPA, Enseignant vacataire à l’Université Catholique de Lille (Campus Paris)
Introduction
- Moins médiatisée que les arrêts jumeaux rendus le même jour à propos de la question de l’éventuelle conformité à l’exception d’ordre public d’une loi étrangère qui ignore la réserve héréditaire (Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, pourvois n°16-17.198 et 16-13.151, 2017, p.2185, note J. Guillaumé; AJ Fam. 2017, p.595, ibid. p.510, obs. A. Boiché ; Ibid. p.598, obs. P. Lagarde, A. Meier-Bourdeau, B. Savouré et G. Kessler ; JCP 2017, p.1236, note C. Nourissat et M. Revillard ; JCP N 2017, p.1305, note E. Fongaro ; Defrénois 2017, n°22, p.26, note M. Goré ; RTD civ. 2017, p.833, note L. Usunier), la décision rendue le 27 septembre 2017 par la première chambre civile de la Cour de cassation en matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle s’inscrit pourtant au cœur des changements qui traversent actuellement la théorie de l’exception d’ordre public.
- En l’espèce, une femme de nationalité camerounaise, demeurant à Paris, prétendait faire établir la filiation de son enfant, né en France, à l’encontre d’un homme de nationalité suédoise, résidant en France. Conformément à la règle de conflit contenue à l’article 311-14 du code civil, la loi camerounaise, loi nationale de la mère au jour de la naissance de l’enfant, était applicable à l’action. Toutefois, si le droit camerounais ne prohibe pas systématiquement l’établissement de la filiation paternelle naturelle, il encadre ses modalités d’exercice de manière très étroite. Particulièrement, l’article 46 de l’ordonnance n°81/02 du 29 juin 1981 portant organisation de l’état civil et diverses dispositions relatives à l’état des personnes physiques dispose qu’ « est irrecevable toute action de recherche de paternité lorsque, pendant la période légale de conception, la mère a été d’une inconduite notoire ou si elle a eu commerce avec un autre homme ». Arguant de cette inconduite, le prétendu père se fondait sur le droit normalement applicable pour bloquer l’action. De fait, toute possibilité pour l’enfant de faire établir sa filiation était paralysée. Le seul moyen ouvert consistait donc à écarter le droit désigné par la règle de conflit. Ainsi, la question de la conformité de la prohibition camerounaise à l’exception d’ordre public français a été soulevée. La problématique n’est pas nouvelle et s’intègre dans un long processus historique à l’occasion duquel la position de la Cour de cassation a évolué à mesure que les valeurs dominantes de l’ordre juridique français se modifiaient. La détermination de la place du droit à l’établissement de la filiation paternelle naturelle dans le système de valeurs français constitue ainsi l’un des enjeux les plus manifestes de cette décision. Au-delà de la réponse que l’on prétendra déduire de l’arrêt sur ce point, la Haute juridiction favorise une réflexion d’ordre méthodologique en posant que « la cour d’appel a exactement retenu que ces dispositions [prohibitives de la loi camerounaise], qui privaient l’enfant de son droit d’établir sa filiation paternelle étaient contraires à l’ordre public international français ». En effet, la formule réactive le débat sur la place de la condition de proximité dans la mise en œuvre du mécanisme défensif (I). Au-delà, Johanna Guillaumé s’interroge sur l’intérêt qu’il pourrait y avoir à appréhender l’arrêt selon un schéma renouvelé. Concrètement, il s’agirait de désormais de développer un raisonnement fondé sur la proportionnalité dans la mise en œuvre de l’exception d’ordre public (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, 2017, p.2518, spé. p.2521). Cette conception méthodologique doit être analysée (II).
I – La réactivation du débat sur la place de la condition de proximité
- Depuis plus de trente ans, l’exception d’ordre public a été déclenché, à certaines occasions, en fonction d’un lien de proximité. A suivre ce raisonnement, le mécanisme de défense des valeurs de l’ordre juridique du for, l’ordre public, ne sera déclenché que si certaines conditions de proximité se réalisent. Si les liens requis varient en fonction de la nature du contentieux en cause, ce sont systématiquement la nationalité et la résidence ou le domicile qui sont mis en avant, selon des configurations distinctes. En matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle, un célèbre arrêt du 10 février 1993 avait posé que si « les lois étrangères qui prohibent l’établissement de la filiation naturelle ne sont, en principe, pas contraire à la conception française de l’ordre public international, il en est autrement lorsque ces lois ont pour effet de priver un enfant français ou résidant habituellement en France du droit d’établir sa filiation » (Cass. Civ. 1ère, 10 février 1993, crit.DIP, 1993, p.620, note J. Foyer; D. 1994, p.66, note J. Massip ; JDI 1994, p.124, note I. Barrière-Brousse). Réaffirmée à plusieurs reprises au début des années 2000 (Cass. Civ. 1ère, 10 mai 2006, D. 2006, p. 2890, note G. Kessler et G. Salamé ; Dr. Fam. 2006, comm. 177, note M. Farge ; AJ Famille 2006, p. 290, note Boiché ; JCP 2006, II, n°10165, note T. Azzi ; Cass. Civ. 1ère, 25 avril 2007, D.2008, p.1507, obs. P. Courbe et F. Jault-Seseke ; rev.crit.DIP 2008, p.81, note P. Lagarde ; RJPF 2007, p.28, obs. T. Garé.), cette solution a cependant nourri la critique à l’encontre de l’ordre public de proximité à tel point que la Cour de cassation a paru condamner la solution dans un arrêt remarqué du 26 octobre 2011 (Cass. Civ., 1ère, 26 octobre 2011, AJ Famille, 2012, p.50, note E. Viganotti ; RLDC n°92, avril 2012, p.32, comm. M.-C. Meyzeaud-Garaud ; Dr. Fam. n°1, janvier2012, comm. 19, M. Farge ; Gazette du palais 17 mars 2012, n°77, p.25, note A. Devers ; JDI 2012, p.176, note J. Guillaumé ; D. 2012, p.1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke). C’était sans compter, cependant, sur son rapport annuel, publié au titre de l’année 2013, dans lequel une étude consacrée à l’ordre public rattachait finalement la décision de 2011, contre sa lettre expresse, aux solutions antérieures (https://www.courdecassation.fr/IMG/pdf/cour_de_cassation_rapport_2013.pdf). La condition de proximité ressurgissait ainsi dans le contentieux de la filiation paternelle naturelle. Par conséquent, la décision du 27 septembre 2017 suscite le débat. S’agit-il d’une simple reprise de la solution de 2011, telle qu’interprétée par le rapport annuel de 2013 ? La Cour a-t-elle fait le choix, au contraire, d’abandonner la condition de proximité en matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle ? L’interprétation de la décision sur ce point est délicate (A). A supposer qu’on puisse y voir une véritable mise à l’écart de toute condition de liens, il n’est pas dit que la théorie de l’ordre public de proximité en sorte pour autant condamnée. Moins qu’un requiem, cette décision pourrait marquer, à l’inverse, une certaine évolution dans les modalités de mise en œuvre de l’ordre public de proximité (B).
A – Une interprétation délicate
- En prétendant que la loi camerounaise serait conforme à l’ordre public dans la mesure où elle ne prohibe pas de manière générale l’établissement de la filiation paternelle naturelle mais se contente d’en encadrer de manière plus restrictives les conditions d’accueil, la thèse développée par le père avait peu de chance d’aboutir. Certes, une célèbre décision du 3 novembre 1988 s’était contentée de poser que les lois étrangères qui prohibent l’établissement de la filiation paternelle « ne sont pas contraires à l’ordre public » (Cass. Civ. 1ère, 3 novembre 1988, JDI 1989, p.703, note F. Monéger; crit.DIP 1989, p.495, note J. Foyer). L’arrêt de 1993 s’interprétait uniquement comme une exception à cette règle (J. Massip, note sous Cass. Civ. 1ère, 10 février 1993, précité, p.68 ; Comp. N. Joubert, La notion de liens suffisants avec l’ordre juridique (Inlandsbeziehung) en droit international privé, Litec, 2007, p.282, n°287). En conséquence, on aurait pu envisager que la juridiction continue à affirmer que le caractère prohibitif de la norme étrangère n’entraîne pas, par principe, une contrariété à l’ordre public (Comp. M. Farge, « Le quarante-sixième anniversaire des articles 311-14 et suivants », Dr. Fam. n°1, janvier 2018, dossier 4, n°16 et s.). Cependant, le droit français a largement évolué et il semblait sans doute délicat de soutenir de manière trop péremptoire, en 2017, la conformité du droit prohibitif aux principes du for. Pour éviter tout excès, le pourvoi prétendait donc se placer sous l’angle de divergence dans les modalités d’accueil de l’action. Le moyen soutient ainsi que les principes français et camerounais sont identiques et qu’il ne s’agirait que d’une simple différence dans sa concrétisation pratique. En somme, il s’agit d’un appel à faire preuve de tolérance et à n’écarter le droit étranger que lorsque les valeurs qui l’irrigue sont véritablement contraires aux principes essentiels du for. Toutefois, l’argument ne pouvait guère prospérer. Plusieurs éléments le justifient.
- En premier lieu, la loi du 3 janvier 1972 a entrainé un renversement complet en matière de fonctionnement de l’ordre public à l’encontre des lois étrangères limitant les possibilités d’établissement de la filiation paternelle naturelle. Après cette date, en effet, la large tolérance manifestée à l’égard des lois prohibitives s’est réduite au profit des lois étrangères plus libérales (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, 2017, p.2518, spé. p. 2519 ; M. Farge, « Le quarante-sixième anniversaire des articles 311-14 et suivants », précité., n°16). Dès lors, on peut s’interroger : dans quelle mesure une loi plus restrictive peut encore trouver grâce aux yeux des juges français ? On pourrait sans doute rappeler que la jurisprudence ne s’oppose pas systématiquement aux lois étrangères moins tolérantes (M. Farge, « Le quarante-sixième anniversaire des articles 311-14 et suivants », précité, n°16 et s.). Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle considérer que le délai imposé en droit allemand pour agir en contestation de reconnaissance, plus court que celui connu par le droit français, n’était pas contraire à l’ordre public français (Cass. Civ. 1ère, 6 juillet 1999, n°97-19.453, JCP G n°28, 12 juillet 2000, II, 10353, obs. T. Vignal). Toutefois, il est difficile d’opérer un véritable parallèle avec l’hypothèse du droit camerounais. D’une part, la contestation de la reconnaissance ne s’oppose pas au principe de l’établissement d’un lien mais s’efforce de détruire celui qui existe déjà. Il est d’ailleurs probable que l’objectif final consiste à faire rétablir la véritable filiation, biologique, de l’enfant. D’autre part, le droit allemand diverge du droit français uniquement quant au délai d’action. On est bien sur le terrain des conditions de mises en œuvre. A l’inverse, le droit camerounais interdit toute action lorsque la femme a eu « une inconduite notoire » pendant la période de conception. La divergence est donc, en cette hypothèse, bien plus fondamental. Elle atteint le cœur même du principe. La prohibition du droit camerounais est, dans l’hypothèse considérée, absolue. En outre, la faiblesse de l’argument invoqué ressort directement de la référence faite par le moyen aux dispositions du droit français « dans leur rédaction antérieure à la loi du 8 janvier 1993 ». Il appelle, en effet, à nier le principe de l’actualité de l’ordre public, en vertu duquel les valeurs sont appréciées au jour où le juge statue. On mesure ainsi à quel point l’argument de la conformité de principe au droit français était fragile.
- En deuxième lieu, l’argument incite à penser le rapport au droit étranger d’une manière globale, sans véritablement distinguer selon les hypothèses. Ce qui importerait serait uniquement de savoir si le principe de l’établissement de la filiation paternelle est permis ou non, d’une manière générale. Or, cette conception extensive de l’élément à contrôler ne correspond pas à la méthode à l’œuvre devant la Haute juridiction. Le contentieux des répudiations a ainsi fourni l’occasion aux magistrats du quai de l’Horloge de souligner que le contrôle devait porter sur chaque disposition spécifiquement en cause (Cass. Civ. 1ère, 4 novembre 2009, 2010, p.543, obs. I. Gallmeister; AJ Famille 2010, p.86, obs. A. Boiché ; rev.crit.DIP 2010, p.313, note K. Zaher ; Dr. Fam. Janvier 2010, comm. 13, p.34, L. Abadie. Cass. Civ. 1ère, 18 mai 2011, n°10-19750, inédit, RLDC 2011/84, n°4315, p.44, obs. E. Pouliquen ; Cass. Civ. 1ère, 23 octobre 2013, n°12-25.802, AJ Famille 2013, p. 709, obs. A. Boiché ; Dr. Fam., février 2014, comm.31, M. Farge ; Comp. Cass. Civ. 1ère, 23 février 2011, D. 2011, p.762, obs. I. Gallmeister ; AJ Famille 2011, p.210, obs. A. Boiché ; Adde, Les contentieux familiaux, droit interne, international et européen, I. Barrière-Brousse et M. Douchy-Oudot (dir.), Lextenso, 2013, p.158, n°397 ; M.-C. Najm, « La Cour de cassation française et la répudiation musulmane. Une décennie après l’entrée en vigueur des réformes du droit de la famille au Maroc et en Algérie », JDI n°3, Juillet 2015, Doctr. 7, p.791). Ce n’est pas l’ensemble du droit étranger, ses principes généraux ou son équilibre global qui doivent être analysés, mais l’incidence concrète de la norme étrangère sur les valeurs fondamentales de l’ordre juridique du for. Il n’y a pas lieu de s’en étonner outre mesure. Cette analyse circonstanciée rend simplement compte de l’analyse in concreto dans le fonctionnement de l’exception d’ordre public.
- En troisième lieu, surtout, il semblait vain de prétendre se placer sous le régime « classique » de 1988 puisque, en l’espèce, l’enfant résidait habituellement en France. Par conséquent, les conditions de mise en œuvre de l’ordre public de proximité, telles que fixées en 1993, étaient réunies. C’est précisément sur ce point que la décision s’avère fondamentale. S’agit-il d’aller au-delà et d’opérer un véritablement revirement de jurisprudence par rapport à 1993 ? A la seule lecture de la décision, il y aurait tout lieu de le croire. L’arrêt du 27 septembre 2017 se contente, en effet, de poser que les dispositions camerounaises qui « privaient l’enfant de son droit d’établir sa filiation paternelle, étaient contraires à l’ordre public international français ». Aucune exigence de proximité ne vient ainsi conditionnée la défense de ce principe qui serait désormais assurée au titre de l’effet plein de l’exception d’ordre public. Cette évolution n’est pas neutre. Un véritable droit à l’établissement de la filiation paternelle naturelle serait désormais garanti par principe. Aussi éloigné soit-il, un enfant pourrait ainsi prétendre au bénéfice des dispositions du droit français.
- Pourtant, le sens de la décision suscite nécessairement la réserve (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité, 2520 et s.). En effet, l’ombre du rapport annuel de 2013 plane sur la décision de 2017. De fait, on retrouve une démarche sensiblement identique puisque, à l’instar de ce qui avait été fait en 2011, certains de liens de proximité sont visées par l’arrêt même s’ils ne s’intègrent pas directement au sein de l’attendu qui énonce la solution de la Cour de cassation. Par conséquent, il ne serait pas totalement illégitime de considérer que la décision puisse être interprétée selon le modèle préconisé par le rapport annuel. Il serait d’ailleurs possible de soutenir que le présent arrêt évite d’ajouter au trouble que pouvait susciter la référence, en 2011, au fait que l’enfant était « élevé en France » (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité, p.2520). Désormais, les liens pris en compte sont identiques visés par le précédent de 1993. Le parallèle serait donc manifeste. Enfin, on ne manquera pas de souligner que la présente décision, rendue en formation restreinte, ne bénéficie pas d’une très large diffusion. Peut-être est-ce en raison du caractère « classique » de la solution que la Cour de cassation n’a pas jugé utile de lui donner plus d’éclat. Si l’objectif consistait véritablement à délaisser la solution de 2011, telle qu’interprétée à la lumière du rapport de 2013, n’aurait-il pas été plus opportun d’y mettre les formes et de veiller à sa plus large diffusion ?
- Malheureusement, il n’est pas certain que les techniques de hiérarchisation employées par la Cour de cassation permettent toujours de mesurer l’importance d’un arrêt. Qu’on en juge. Alors que la décision de 2011 portait les atours d’un grand arrêt – rendu en formation de section et diffusé le plus largement possible – son sens a finalement été aligné sur celui des arrêts antérieurs. Beaucoup de bruits pour rien… Mais, au-delà d’une légitime interrogation sur la cohérence systématique de la hiérarchisation des arrêts, il est possible, sinon de douter, au moins de questionner l’opportunité du maintien de la ligne jurisprudentielle de 1993. Des arguments méthodologiques et des motifs de fond peuvent être invoqués afin de défendre le principe d’un abandon de la condition de proximité en matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle.
- Sur le plan méthodologique, on questionnera, d’abord, l’incidence effective des critères de proximité sur la solution. Si l’on excepte la référence faite, dans l’énoncé des faits, au lieu de naissance de l’enfant, les liens sont uniquement repris à l’occasion du rappel de la décision de la Cour d’appel. Or, comme il l’a été souligné, « les motivations de la Cour d’appel énoncées par le moyen au soutien du pourvoi rejeté ne sont pas celles de la Cour de cassation » (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité,2520). Ensuite, on rappellera que le rapport de 2013 n’est pas exempt de critiques quant aux modalités de fonctionnement de l’exception d’ordre public. En effet, l’arrêt de 2011 y est présenté comme une simple mise en œuvre de l’ordre public de proximité parce que certains liens sont visés dans l’énoncé des faits (Rapport annuel, précité, p.342). Toutefois, lorsque sont en cause des « principes essentiels » du for (que le rapport qualifie de « valeurs intangibles »), pour lesquels seul le déclenchement de l’effet plein de l’ordre public serait admissible, des critères de proximité ont également été précisés dans l’énoncé des faits. La logique du rapport de 2013 semble donc bancale. Cette incohérence avait d’ailleurs fait écrire à Johanna Guillaumé que « soit le juge peut recourir à l’ordre public de proximité pour protéger les principes essentiels du droit français, soit la mention d’un lien avec la France ailleurs que dans le dispositif de l’arrêt est dépourvu de sens » (J. Guillaumé, « L’ordre public international selon le rapport 2013 de la Cour de cassation », D. 2014, p.2121, spé. p. 2124, n°22.). Cette critique peut être réitérée à propos de l’arrêt de 2017. En vue de veiller à une certaine cohérence du modèle hiérarchique préconisé par le rapport de 2013, il conviendrait sans doute d’admettre que celui-ci a prétendu revenir sur le sens exact de la décision de 2011 (K. Bihannic, Repenser l’ordre public de proximité. D’une conception hiérarchique à une conception proportionnelle, Thèse dactyl., Paris 1, 1er décembre 2017, n°282 et s.). Dès lors, la similitude entre la décision de 2011 et celle de 2017 pourrait s’interpréter comme la preuve du retour à une analyse plus littérale de l’arrêt. La condition de proximité serait ainsi abandonnée.
- Sur le fond, on peut s’interroger sur la pertinence qu’il y aurait à ne pas considérer que le droit à l’établissement de la filiation paternelle constitue un « élément à part entière de l’ordre public » (J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité, 2520). Plusieurs arguments de droit positif peuvent, en effet, être invoqués en vue de souligner à quel point le principe a gagné en importance au cours des dernières années. Le principe de non-discrimination et le droit à l’identité, auquel la jurisprudence de la CEDH rattache directement le droit à connaître ses origines, et donc sa filiation, en rendent pleinement compte (Notamment, CEDH, 26 juin 2014, req. n°65941/11, Labassee c./ France, §38 ; CEDH, 26 juin 2014, req. n°65192/11, Mennesson c./ France, §46. Voir déjà CEDH, 2002, req. n°53176/99, Mikulić c./ Croatie, §35 ; CEDH, 6 juillet 2010, Grönmark c./ Finlande, req. n°17038/04, §39 ; comp, affirmant l’intérêt de l’enfant est « avant tout de connaitre la vérité sur ses origines », CEDH, 14 janvier 2016, req. n°30955/12, Mandet c./ France, D. Actualités, 8 février 2016, obs. V. Lefebvre; JCP G n°11, 14 mars 2016, p.305, note T. Garé ; Dr. Fam., mars 2016, comm.47, H. Fulchiron.). En droit interne, le fait que le Conseil d’Etat ait jugé opportun de saisir les sages de la rue Montpensier de la constitutionnalité de l’accouchement sous X (CC 2012-248, 16 mai 2012, QPC ; C. Neirick, « Le Conseil Constitutionnel, l’accouchement secret et l’accès aux origines personnelles de l’enfant », Dr. Fam. 2012, n°7, juillet 2012, comm. 120) contribue à démontrer la prétention à la fondamentalité prise par ce principe (Comp. A. Dionisi-Peyrusse, « La reconnaissance en France des situations familiales créées à l’étranger. Maternité pour autrui, adoption et mariage homosexuel, polygamie et répudiation », AJ Fam. 2011, p. 250). D’autant que, corrélativement, les justifications invoquées au soutien des limites au droit à la filiation sont dévalorisées (T. Gründler, « Les droits des enfants contre les droits des femmes : vers la fin de l’accouchement sous X ? » in Séminaire droits des femmes face à l’essor de l’intérêt de l’enfant, La revue des Droits de l’Homme n°3, juin 2013, [en ligne] https://revdh.files.wordpress.com/2013/06/5seminairegrundler2.pdf., p.83 et s.), accentuant le sentiment qu’il existe un véritable droit à la filiation, à tout le moins biologique, en passe d’accéder au rang de « droit de l’homme ». Enfin, des textes internationaux contribuent à faire de ce principe l’un des plus fondamentaux de l’ordre juridique du for. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la Convention de New York du 20 novembre 1989. Sans doute serait-il possible d’invoquer d’autres éléments en vue de souligner les limites que rencontre encore le droit à l’établissement de la filiation. La prohibition – temporaire (CA Caen, 8 juin 2017, n°16/01314, D. 2017, p.2107, obs. A. Batteur ; AJ Fam. 2017, p.545, obs. J. Houssier ; Adde, D. Guével, « Des enfants moins égaux que les autres… », D. 2018, p.65) ? – de la filiation incestueuse, le maintien de l’accouchement sous X, le refus de principe opposé à la levée de l’anonymat pour les dons de gamètes (Pour une décision récente en ce sens, CE, 12 novembre 2015, AJ Fam. 2015, p. 639, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; Comp. N. Le Bonniec, « L’anonymat du don de gamètes en France : un possible terrain d’inconventionnalité ? », RDSS 2017, p.281) ou encore l’interdiction de faire établir une filiation à l’égard de l’auteur du don (C.civ., art. 311-19), participent ainsi de la relativité du droit à l’établissement de la filiation. Par conséquent, il serait illégitime d’assurer la défense de ce principe au titre de l’effet plein de l’ordre public. Peut-être, cependant, qu’une plus grande précision dans la détermination de ce qui constituerait la valeur défendue permettrait d’évacuer la critique ? Ainsi, il s’agirait moins de défendre toutes les formes d’établissement de la filiation que l’une d’elle, la filiation « charnelle » et, possiblement, non incestueuse… La légitimité d’une telle distinction pourrait être discutée mais, sous cette condition, on pourrait envisager de poser le principe absolu d’un droit à l’établissement de la filiation paternelle naturelle.
- Le refoulement de toute exigence de liens permettrait, en outre, de satisfaire une doctrine majoritaire condamnant sévèrement le mécanisme de l’ordre public de proximité en raison de sa nature et de ses effets (K. Bihannic, Thèse précitée, n°39 et s.). On se souvient, en particulier, que son caractère prétendument relativiste et les conséquences discriminantes qui en découleraient ont été dénoncés avec véhémence (L. Gannagé, « A propos de l’ « absolutisme » des droits fondamentaux », in Vers de nouveaux équilibres entre ordres juridiques, Liber amicorum Hélène Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p.265 ; , « L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs », TCFDIP 2006-2009, p.205 ; id., Les méthodes du droit international privé à l’épreuve des conflits de cultures, RCADI, t.357, 2013, p.235, spé. p.331, n°124 et s.). Certains auteurs se sont particulièrement indignés de soutenir qu’un enfant aurait intérêt à n’avoir de père nulle part plutôt qu’une filiation boiteuse (Y. Lequette lors des débats ayant suivis la communication de L. Gannagé, « L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs », précité, p.240 ; L. Gannagé, Cours précité (2013), p.391, n°204). La décision gagnerait donc à s’interpréter comme la marque d’un abandon de l’ordre public de proximité en matière d’établissement de la filiation paternelle naturelle. Ce faisant, elle ne ferait que s’inscrire dans un processus jurisprudentiel qui gagne en importance, l’ordre public de proximité ayant vu son domaine d’application se réduire largement au cours de la décennie (K. Bihannic, Thèse précitée, n°18 et s). Et pourtant, le constat d’un délaissement de la condition de proximité dans cette décision pourrait s’interpréter comme une simple réinterprétation des modalités de mise en œuvre de l’ordre public de proximité.
B – Une évolution dans les modalités de mise en œuvre de l’ordre public de proximité ?
- La critique du relativisme culturel formulée à l’encontre de l’ordre public de proximité pourrait, sous certaines conditions, sembler excessive. S’il est certain que l’exigence d’un lien ne peut pas se concilier avec l’idée d’absolu inhérent aux droits de l’homme, les enseignements du droit allemand, auquel l’ordre public de proximité a été emprunté (N. Joubert, La notion de liens suffisants avec l’ordre juridique (Inlandsbeziehung) en droit international privé, Litec, 2007), sont particulièrement utiles. Ils tendent, en effet, à souligner qu’il n’existe pas d’insurmontable antinomie entre les droits fondamentaux et la théorie de l’Inlandsbeziehung, pendant germanique de l’ordre public de proximité. En effet, cette théorie se voit généralement adjoindre un outil complémentaire, la proportionnalité inversée (Notamment, A. Bücher, L’ordre public et le but social des lois, RCADI, t.239, 1993, p.53, n°26). Concrètement, il s’agit de réduire l’exigence de proximité à mesure que le principe en cause est considéré comme essentiel. La condition de proximité pourra ainsi être assimilée au lien qui fonde la compétence du juge. A l’extrême, il serait possible d’en déduire que cet alignement revient à considérer qu’aucun lien de proximité n’est requis, en particulier lorsque le juge du for a été saisi d’un chef de compétence tenant à la particulière impérativité du principe en cause ou pour éviter un déni de justice ( P. Lagarde, Recherches sur l’ordre public en droit international privé, LGDJ, 1959, p.72, n°66). A cet égard, on évoquera un véritable effet paroxystique de la proportionnalité inversée, la condition de proximité étant purement et simplement supprimée compte tenu de l’extrême importance des valeurs en cause (K. Bihannic, Thèse précitée, n°291 et s.). Ainsi, la théorie allemande suppose que la dimension matérielle de l’exception d’ordre public n’est pas abandonnée au profit d’une conception strictement automatique du mécanisme défensif, fondée sur l’analyse de la seule proximité. Au contraire, une véritable hiérarchisation des principes s’opère, que les modalités de déclenchement de l’exception d’ordre public viennent éclairer. Appréhendée par le prisme du couple ordre public de proximité/proportionnalité inversée, la décision du 27 septembre 2017 témoignerait donc de l’accès du principe de l’établissement de la filiation paternelle naturelle « charnelle » et, peut-être, non incestueuse, au plus haut degré de fondamentalité de l’ordre juridique français.
- Il est toutefois nécessaire de s’interroger sur les motifs qui justifieraient cette analyse. Pourquoi faire le détour par cet instrument de hiérarchisation plutôt que d’affirmer simplement l’abandon de l’ordre public de proximité ? La raison est triple.
- En premier lieu, le fonctionnement de l’exception d’ordre public a toujours été fondé sur une logique hiérarchique plus ou moins consciente et apparente. A cet égard, la théorie de l’effet atténué permet, au moins en théorie, d’en rendre compte. Il s’agit de considérer que la réaction de l’exception d’ordre public n’est pas la même lorsqu’il s’agit de reconnaître les effets d’une situation valablement constituée à l’étranger. Dans cette hypothèse, l’exigence de respect de l’harmonie internationale est plus forte qu’au stade de la création de la situation si bien que l’exception d’ordre public, mécanisme de refoulement de la norme étrangère, se doit de faire preuve d’une tolérance accrue. L’ordre public ne devrait donc pouvoir jouer que de manière très exceptionnelle. La doctrine s’évertue toutefois, de longue date, à affirmer que l’effet atténué n’est pas un effet nul et que le mécanisme défensif peut être déclenché. S’il est possible de s’interroger sur le caractère incantatoire de cette affirmation tant les hypothèses de réactivation sont demeurées rares, le motif justifiant la réactivation de l’effet plein contribue à insuffler une forte composante hiérarchique au sein de l’exception d’ordre public. En effet, il n’est pas interdit de penser que le degré de fondamentalité reconnue à la valeur joue un rôle central dans l’opportunité d’en revenir à l’effet plein de l’ordre public (J. Guillaumé, « L’ordre public international selon le rapport 2013 de la Cour de cassation », précité, n°16 ; Contra, Boden, L’ordre public : limite et condition de la tolérance. Recherches sur le pluralisme juridique, Thèse Dactyl. Paris 1, 2002, p.742, n°674).
- En deuxième lieu, cette conception permettrait d’expliquer harmonieusement l’ensemble de la jurisprudence depuis 2011, sans tomber dans l’incohérence du rapport annuel de 2013. Si les décisions rendues postérieurement à la publication du rapport maintiennent, assez logiquement, la condition de proximité réhabilitée entre temps, il est possible de s’interroger sur les raisons qui avaient justifiées son maintien entre l’arrêt du 26 octobre 2011 et la diffusion du rapport. L’ensemble des magistrats était-il informé, de manière officieuse, de ce que la décision n’était qu’une mise en œuvre de l’ordre public de proximité ? Se peut-il, à l’inverse, que la décision de 2011 porte la marque de la proportionnalité inversée ? Aucune de ces interprétations ne peut être définitivement exclue… En revanche, il est possible d’identifier une forme de hiérarchisation – au moins indirecte – des valeurs dans la jurisprudence (K. Bihannic, Thèse précitée, n°357 et s). En effet, la quantité et la qualité de liens requis ne sont pas les mêmes selon la nature du contentieux en cause. La logique hiérarchique à l’œuvre serait ainsi le signe tangible de la proportionnalité inversée.
- En troisième lieu, enfin, si le recours à la proportionnalité inversée ne permet pas nécessairement de régler définitivement la problématique du relativisme culturel, elle apporte au moins de la souplesse dans la réponse que l’ordre public de proximité y apporte. En effet, elle permet de distinguer, ainsi qu’y appelait Hélène Gaudemet-Tallon, entre différents niveaux de fondamentalité des valeurs (H. Gaudemet-Tallon,« Nationalité, statut personnel et droits de l’homme », in Festchrift für Erik Jayme, Sellier. European Law Publishers, 2004, t.1, p.205, p.219 et s. ; , Le pluralisme en droit international privé : richesses et faiblesses (le funambule et l’Arc-en-ciel). Cour général, RCADI, t. 312, 2005, p. 409, n°469 et s.). La critique selon laquelle les valeurs les plus essentielles se réduiraient obligatoirement à une poignée de principes extrêmement rares, tels que l’esclavagisme ou la piraterie, serait ainsi opportunément contredite par la décision de 2017. Cette distinction serait l’occasion de rappeler que l’accès à la fondamentalité d’une valeur ne repose pas exclusivement sur une analyse de droit comparé conduite à l’échelle mondiale, voire simplement européenne. Le recours à la proportionnalité inversée permettrait ainsi d’affirmer qu’un principe strictement national peut encore être défendu au titre de l’exception d’ordre public (Comp. L. Usunier, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, pourvois nos 16-17.198 et 16-13.151, RTD civ. 2017, p.833). Au regard du poids croissant de la jurisprudence européenne (CEDH et CJUE) dans le fonctionnement de l’exception d’ordre public, l’affirmation pourrait sembler hasardeuse. La voie, nécessairement délicate, d’une conception hiérarchique est-elle opportune ? Peut-elle encore être conduite à une échelle strictement nationale ou, tout du moins intégrer, certaines spécificités locales ? Ne risque-t-elle de fausser la méthodologie à l’œuvre dans le fonctionnement de l’exception d’ordre public en favorisant un certain désintérêt pour l’incidence concrète de la norme étrangère sur les valeurs de l’ordre juridique du for ? Ce faisant, l’autorité de la rège de conflit du for ne risque-t-elle pas d’en pâtir, la désignation du droit étranger se révélant, peu à peu, n’être qu’une « façade ». Ces incertitudes contribuent certainement à envisager une rénovation méthodologique de l’exception d’ordre public.
II – Une conception méthodologique à analyser
- Mécanisme à la mode, la proportionnalité n’en finit plus de conquérir de nouveaux terrains et il n’est pas étonnant que la question de son utilisation en matière de droit international privé (J. Heymann, « Importing proportionality to the conflict of laws », in Private international law and global governance, H. Muir Watt et D. P. Fernández Arroyo (ed.), Oxford University press, 2014, p.277), en général, et d’exception d’ordre public (K. Bihannic, Thèse précitée ; J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité), en particulier, émerge. Les justifications de cette évolution méthodologique doivent être envisagées (A). A la suite, certaines interrogations pratiques dans sa mise en œuvre doivent être enviagées (B).
A – Les justifications de la proposition
- S’il est possible de questionner assez largement les motifs qui justifieraient le recours à un raisonnement fondé sur la proportionnalité en matière d’exception d’ordre public, trois raisons principales doivent être évoquées.
- En premier lieu, la place croissante occupée par les droits fondamentaux au sein de l’exception d’ordre public peut inciter à employer cet instrument. Il s’agirait, en effet, du modèle de raisonnement classique en ce domaine (Notamment G. Huscroft, B. W. Miller et G. Webber, « Introduction », in Proportionality and the Rule of Law, Rights, justification, Reasoning, Huscroft, B. W. Miller et G. Webber (ed.), Cambridge University Press, 2014, p.1; P. Deumier, « Repenser la motivation des arrêts de la Cour de cassation ? Raisons, identification, réalisation », op.cit, p.4 ; C. Jamin, « Juger et motiver : introduction comparative à la question du contrôle de proportionnalité en matière de droits fondamentaux », [e ligne] https://www.courdecassation.fr/cour_cassation_1/reforme_cour_7109/juger_motiver._31563.html ; Comp. cependant T. Marzal, « La cour de cassation à « l’âge de la balance ». Analyse critique et comparative de la proportionnalité comme forme de raisonnement » RTD civ. 2017, p.789). Ainsi, l’exception d’ordre public serait impactée par les droits de l’homme aussi bien dans son contenu que dans sa méthodologie. Ce constat n’est pas sans soulever d’importantes questions, notamment sur les capacités de maitrise des ordres juridiques nationaux sur le contenu de leur exception d’ordre public ou sur la préservation des spécificités méthodologiques du droit international privé. Il n’en reste pas moins que la fondamentalisation du contenu de l’ordre public a une incidence directe sur sa méthodologie. Cet impact ne serait être nié. La proportionnalité pourrait peut-être permettre de préserver le déclenchement de l’exception d’ordre que les droits fondamentaux peuvent avoir tendance à occulter. Pour ce faire, une précision sur la manière d’envisager le débat doit, néanmoins, être apportée. Le risque est grand, en effet, que les juridictions européennes (CEDH et CJUE) se laissent emportées par des biais interprétatifs dont le principal effet est de limiter à outrance la défense des valeurs de la société du for (T. Marzal, “The Constitutionalisation of Party Autonomy in European Family Law”, (2010) 155 JPIL 6:1, 167). En revanche, en prenant conscience qu’il s’agit le plus souvent d’opposer deux types de valeurs également connues et défendues par l’ordre juridique du for (fréquemment le droit au respect de la vie privée et familiale, d’une part et le principe d’égalité, d’autre part), ces dérives pourraient être dépassées. Les juridictions européennes seraient ainsi amenées à considérer que la finalité profonde dans le déclenchement de l’exception d’ordre public consiste à assurer un juste équilibre entre une pluralité de valeurs qui méritent toutes d’être protégées. Simplement, ainsi que l’a opportunément énoncé Paul Valadier, « tout n’est pas également important au même moment, leçon inverse de celle du relativisme, et donc qu’il est des temps pour chaque chose ou des valeurs à respecter pour chaque situation » (P. Valadier, L’anarchie des valeurs, Albin Michel, 1997, p.163). La proportionnalité permettrait alors de venir donner corps à cette réalité en incitant les juges européens à repenser l’opportunité du déclenchement de l’ordre public selon la logique du conflit de droits fondamentaux. Cette conception permettrait sans doute le dépassement des biais interprétatifs et la méfiance systématique manifestée par les juridictions européennes à l’encontre de l’exception d’ordre public.
- En deuxième lieu, ce qui découle directement de la logique de mise en balance, la proportionnalité fait un écho direct à la méthodologie traditionnelle de l’exception d’ordre public. En effet, il est communément affirmé que l’ordre public ne doit être déclenché qu’au regard des circonstances concrètes de la cause. La présente décision le réaffirme d’ailleurs expressément. Or, l’une des vocations premières de la proportionnalité consiste précisément à un effort d’adaptation de la solution aux spécificités du cas d’espèce. Dès lors, on peut se demander si le recours à la proportionnalité ne se contenterait pas, en pratique, de contribuer à l’individualisation des solutions et de renforcer le caractère in concreto de l’ordre public. En ce sens, la proportionnalité se présenterait comme un moyen d’affinement méthodologique ( J. Guillaumé, note sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, précité, p.2521). Deux conséquences principales en résulteraient. En premier lieu, le recours à la proportionnalité permettrait de lutter contre une volonté tenace de systématisation du déclenchement du mécanisme défensif au nom d’un impératif de sécurité juridique. En second lieu, la technique pourrait contraindre les juridictions à une meilleure extériorisation de leur argumentation sur la mise en œuvre de l’exception d’ordre public (Pour un débat sur la contribution de la proportionnalité à la justification du recours au mécanisme, K. Bihannic, Thèse précitée, n°918 et s. ; Adde., T. Marzal, « La cour de cassation à « l’âge de la balance ». Analyse critique et comparative de la proportionnalité comme forme de raisonnement », précité). On assisterait, à cet égard, à un véritable bouleversement dont il y aurait tout lieu de se réjouir.
- En troisième lieu, le recours à un raisonnement fondé sur la proportionnalité permettrait de réaffirmer une réalité qui s’efface peu à peu en raison de la place quasi-exclusive que tendent à prendre certains critères dans la mise en œuvre de l’exception d’ordre public (en particulier la proximité et la durée) : l’effet plein, l’effet atténué et l’ordre public de proximité ne sont que les différentes facettes d’un même mécanisme ayant en charge de déterminer le seuil de tolérance de l’ordre juridique du for aux valeurs et principes étrangers. Ainsi, le basculement vers un raisonnement fondé sur la proportionnalité permettrait de réaffirmer l’unicité fonctionnelle de l’exception d’ordre public en contribuant à ce que chaque élément de variabilité conserve sa seule dimension technique.
- Il convient en outre de souligner que cette évolution trouve désormais une assise en droit positif. En effet, les décisions rendues le même jour à propos de la conformité d’une loi ignorant la réserve héréditaire témoignent de l’utilisation de la proportionnalité pour la mise en œuvre de l’exception d’ordre public (Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017, (deux arrêts), 2017, p.2185, note J. Guillaumé; RTD civ. 2017, p.833, note L. Usunier). Par conséquent, l’emploi de cette modalité de raisonnement apparait fondé en théorie et se développe en pratique. Cette rénovation méthodologique nécessite cependant d’être questionnée plus avant.
B – Les questions en suspend
- Si le principe du recours à la proportionnalité bénéficie d’un attrait non négligeable, il n’en demeure pas moins que sa modélisation pratique soulève un certain nombre de question qui méritent que l’on s’y attarde. A cet égard, deux éléments principaux retiennent l’attention.
- En premier, lieu, les critères utilisables en vue de décider s’il convient de faire prévaloir la défense des valeurs fondamentales ou l’harmonie internationale doivent être précisées. A cet égard, les décisions rendues à propos de la réserve héréditaire peuvent aider à leur identification. Dans les deux cas, il s’agissait de savoir si le family trust constitué selon le droit californien par le défunt qui résidait habituellement en Californie et par lequel il exhérédait totalement ses enfants issus d’un premier lit était ou non conforme à l’ordre public international. A cette occasion, la Haute juridiction a précisé qu’ « une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ». A la suite, en vue de déterminer si, en pratique, la loi prohibitive serait contraire à l’exception d’ordre public, la Cour de cassation s’efforce de comparer la situation du de cujus, de la situation des enfants exhérédés, des droits dont peuvent se prévaloir les tiers ou encore de la durée depuis laquelle le défunt résidait en Californie. Si ces éléments soulignent le besoin de comparer la situation de chaque partie, le caractère plus ou moins légitime de leurs prétentions ou encore de l’incidence de la décision sur des tiers, on peut s’interroger sur la place reconnue à la condition de proximité dans le raisonnement de proportionnalité. Celle-ci n’est pas totalement ignorée. Cependant, elle n’est pas envisagée par rapport à l’ordre juridique du for, d’une part, ni par rapport aux enfants, d’autre part. S’agit-il effectivement de tenir compte de la condition de proximité ? Si tel est le cas, quel est l’objectif recherché ? Il serait possible de penser que la juridiction s’efforce, par ce biais, de questionner le caractère non-frauduleux de la constitution d’un family trust de droit californien. Il faut dire que la difficulté de rapporter la preuve de la fraude invite à privilégier un raisonnement en termes d’ordre public (Notamment, P. Lagarde, obs. sous Cass Civ. 1ère, 27 septembre 2017, n°16-13.151 et n°16-17.198, « La réserve héréditaire n’est pas d’ordre public international : autres regards », AJ Fam. 2017, p.598). Peut-on aller plus loin et considérer que, derrière le questionnement, c’est aussi une détermination du milieu de vie de l’ensemble des intéressés qui est évoqué et de la légitimité des prévisions des parties ? Ce faisant, il y aurait tout lieu de croire que la détermination du cadre de vie habituelle des individus pèse sur la plus ou moins forte légitimité de déclencher l’exception d’ordre public.
- Dans un sens relativement similaire, la condition de proximité pourrait contribuer à légitimer le déclenchement de l’exception d’ordre public à l’encontre d’une décision rendue dans un autre Etat membre de l’Union européenne ou partie à la Convention européenne des droits de l’homme (Conv.EDH). Compte tenu de l’importance des liens entretenus par la situation avec l’ordre juridique du for, les juridictions européennes pourraient peut-être faire preuve de plus tolérance dans la mise en œuvre de l’exception d’ordre public vouée à assurer la défense d’un principe propre à l’État qui invoque son ordre public (Contra Usunier, note précitée sous Cass. Civ. 1ère, 27 septembre 2017). De fait, le régime de l’exception d’ordre public serait désormais lié à la plus ou moins grande marge d’appréciation dont jouissent les États. Le recours à la condition de proximité servirait, uniquement, à venir renforcer l’opportunité du déclenchement du mécanisme défensif.
- En second lieu, le recours à la proportionnalité pourrait, selon certaines interprétations, faire craindre que l’ensemble du système ne dérive vers une logique arbitraire (T. Marzal, « La cour de cassation à « l’âge de la balance ». Analyse critique et comparative de la proportionnalité comme forme de raisonnement », précité). L’excessive liberté laissée aux juges serait, en la matière, particulièrement dommageable compte tenu de l’effet dévastateur de l’exception d’ordre public sur le droit international privé. Mais dans la mesure où la proportionnalité ne semble pas pouvoir être critiquée dans son principe, il conviendra certainement de veiller pour l’avenir, à ce que des conditions d’encadrement de cette technique de raisonnement soit envisagée. Si la place du précédent se dessine comme une option envisageable, le principe de cohérence peut, plus généralement, garantir une certaine harmonie jurisprudentielle (K. Bihannic, Thèse précitée, n°944 et s.). Il apparait, en tout cas, que les réflexions entamées par la Cour de cassation dans la rénovation de son office présentent un intérêt évident pour la question de l’avenir des modalités de mise en œuvre de l’exception d’ordre public.