Rebecca J. COOK (ed.), Frontiers of Gender Equality. Transnational Legal Perspectives, Philadelphia, PENN, 2023, 604 p. Foreword by Cecilia Medina Quiroga.
Laurence Burgorgue-Larsen est Professeure à l’École de droit de la Sorbonne, Membre de l’Institut de Recherche de droit international et européen de la Sorbonne (IREDIES)
The journeys to achieve gender equality are far from over. Cette phrase, extraite de la préface de l’imposant ouvrage collectif édité par la professeure émérite canadienne Rebecca Cook, résume parfaitement les conclusions qui peuvent être dressées à sa lecture. Celle qui a accepté d’honorer la publication de ce travail de quelques lignes introductives, sait de quoi il retourne. Cécilia Medina Quiroga, ancienne juge à la Cour interaméricaine des droits de l’homme et ancienne membre et Présidente du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, ne sait que trop le chemin qu’il reste à parcourir pour que toutes les humains – quel que soit leur couleur de peau, leur orientation sexuelle, leur religion, leur nationalité, leur parcours de vie et leur genre – soit enfin vu dans leur entière dignité et ne souffrent plus de discriminations. Ses fonctions lui ont démontré, plus d’une fois, la difficulté du chemin vers l’égale dignité.
Quand bien même l’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en 1948 et la sophistication normative qui s’en est suivie à l’échelle internationale ont marqué des avancées majeures en matière d’égalité, de nouveaux défis assaillent le monde. En effet, si l’égalité formelle a été l’horizon longtemps rêvé de nombreux juristes au point d’ailleurs d’irriguer le droit international des droits de l’homme par de classiques clauses de non-discrimination, la logique formelle marquée par la binarité femmes/homme est aujourd’hui dépassée. Les nombreuses révolutions féministes, les nouvelles approches philosophiques conceptuelles, les combats de celles et ceux qui se sont de tout temps trouvés « à la marge » des sociétés en étant invisibilisés, dépréciés, discriminés ou pis criminalisés, ont profondément métamorphosé le droit international des droits de l’Homme. Il tend aujourd’hui, à travers l’activation de contentieux stratégiques (strategic litigation), d’interprétations judiciaires novatrices (des juridictions régionales) ou encore d’édiction de recommandations générales audacieuses (des comités conventionnels) vers l’égalité substantielle, sous-bassement d’une égalité transformatrice. Pour ce faire, le sexe (approche biologique de l’espèce humaine) n’est plus au centre du droit, mais a été remplacé par le genre qui fait référence à une approche sociale et sociétale des rôles entre femmes et hommes. Dans la même veine, le droit de la non-discrimination a été bouleversé par la lutte contre les stéréotypes. Ce dernier implique en effet d’embrasser une approche intersectionnelle du droit et d’écarter l’approche qui consiste à identifier des « référents » et quantifier des données, pour évaluer l’existence d’une discrimination.
Toutes ces questions, fascinantes, sont au cœur des vingt contributions qui constituent l’ouvrage, entourées par l’introduction de Rebecca Cook et des conclusions de Francisca Pou Giménez. A ce stade, il convient de s’attarder un instant sur la coordinatrice afin que le lecteur francophone prenne la mesure de sa stature et de son parcours dans le champ du droit international des droits de l’homme. Tout commence par une expérience de vie ; cela n’étonnera guère celles et ceux dont la recherche est profondément liée aux événements privés comme professionnels qui pavent leur existence. Rebecca Cook lève le voile sur les raisons d’une spécialisation en droit des femmes et en droit international des droits reproductifs :
« My journey started early in life with exposures to domestic violence, the realization that women did not have equal educational opportunities with men, and the understanding that individual could not live proudly according to their own sexual orientation. These early exposures propelled me to travel further to better understand their causes. In law school, I took a course on women’s legal history, which was when I began to fathom some of the origins of theses injustices and their continuities and similarities that condition many women’s modern-day experiences.
Early in my professional career, I was part of a team in a school of public health working to address the preventable causes of maternal death, the scope and racial disproportion of which were hardly recognized. The deaths were considered individual tragedies but not yet legally acknowledged as effects of discriminatory wrongs. I went on to teach in a law school, where I focused my research on international human women’s rights and rights relating to health. I authored and co-authored amici curiae, legal briefs, some with authors of this book, to try to persuade domestic courts, regional and international human rights tribunals and treaty bodies, to decide in favor of gender equality. Few were persuaded. That failure was a motivating factor in convening this group of authors to think together about how we could be more persuasive in our thinking and advocacy regarding gender discrimination and promotion of equality”1.
Tout est dit. L’univers anglophone a ceci de singulier que les expériences pratiques se mêlent à l’enseignement et à la recherche à un degré inégalé. Depuis ses expériences de vie, relatées avec simplicité et franchise, Rebecca Cook met en contexte l’ouvrage qu’elle a lancé et nous fait ainsi immédiatement comprendre que le chemin est encore long pour abattre un à an les obstacles qui empêchent un monde égalitaire. Elle fait partie des très grandes juristes féministes qui pensent, agissent et écrivent pour faire bouger les lignes. Ses ouvrages sont des classiques2 et certains ont même pu bouleverser la jurisprudence de la Cour européenne. Rappelons-nous ici que dans l’affaire Carvalho Pinto da Souza Morais c. Portugal jugée le 25 juillet 2017, la Cour décida de modifier son schéma analytique classique afin d’aborder correctement les stéréotypes de genre. Ce sont les opinions concordantes des juges ukrainienne et roumaine qui nous font comprendre l’impact de la pensée de Rebecca Cook sur la nouvelle approche lancée dans cette affaire. Son ouvrage culte – Gender Stereotyping : Transnational Legal Perspectives – co-écrit avec Simone Cusak, a permis un changement jurisprudentiel majeur où il fut nécessaire d’abandonner la méthodologie du droit de la non-discrimination pour adopter l’approche novatrice relative à l’évaluation des stéréotypes.
Savoir qui a coordonné Frontiers of Gender Equality était nécessaire afin que le lecteur francophone comprenne le travail mené par les contributrices et contributeurs qui acceptèrent de faire le point sur les avancées, les défauts et les défis auxquels le droit conventionnel onusien, les droits régionaux et les droits internes sont confrontés.
L’ouvrage est traversé par de puissants paradoxes qui découlent de la Réalité. D’un côté, l’importance de la ratification des traités ; de l’autre, des réserves (Islamic reservations) qui les vident de leur substance3. D’un côté, la puissance des révolutions conceptuelles (qui ont permis l’émergence des notions de genre et d’intersectionnalité)4 ; de l’autre, des organes de protection qui sont encore très timides et maladroits dans leur utilisation5, ainsi que des contestations puissantes de certains Etats et/ou d’ONG conservatrices (en général religieuses) refusant tout ancrage dans l’effectivité de telles notions pourtant nécessaires pour faire reculer les discriminations6. D’un côté, les invisibles qui ne le sont plus et qui défendent leurs droits (ad. ex., les femmes victimes de violence7, les communautés autochtones et les personnes LGBTQIA+) ; de l’autre, l’ancrage historique de discriminations structurelles difficiles à éradiquer ou encore l’existence de divisions de ceux qui sont à la marge et qui se déchirent sur les stratégies à mener afin de transformer le droit8. D’un côté, un monde qui en a fini avec l’ère de la colonisation et donc de la domination ; de l’autre, l’ère post-coloniale où certains États réintroduisent toutefois des hiérarchies, les femmes étant les premières à en souffrir9. D’un côté, la liberté de religion qu’il convient de protéger10, et de l’autre les Etats qui utilisent les préceptes religieux pour mieux corseter le droit des femmes et stigmatiser voire attaquer les minorités sexuelles11. Surtout, en dépit des luttes qui n’ont eu de cesse de révolutionner les approches pour un monde égalitaire, il y a encore matière à améliorer les angles d’analyse, les stratégies contentieuses12 et institutionnelles13.
Il est important à ce stade d’insister sur certaines des caractéristiques majeures du livre, lesquelles en font déjà un ouvrage de référence. Tout d’abord l’extrême finesse des analyses, toujours précises, régulièrement nuancées, souvent sans concessions. Chaque contribution est dense et donne constamment à réfléchir. Ensuite, des uchronies contentieuses originales et surtout pédagogiques. Quand on découvre une brillante « réécriture » de la Recommandation générale n°24 du Comité CEDEF élaborée en 1999 sur les femmes et la santé, le lecteur prend la mesure de tous les angles morts et les biais analytiques de la recommandation existante14 ; le même constat prévaut quand sont entièrement réécrites des décisions de justice injustes, tant sur le fond que sur les réparations15. Enfin, des analyses élaborées par spécialistes du droit international des droits de l’Homme qu’ils soient avocats16 et/ou enseignants. Les contributeurs sont tous de fins connaisseurs des caractéristiques et des évolutions au niveau universel et régional des droits de l’homme et de leur implication à l’échelle nationale; ils proviennent en outre des quatre coins du globe, ce qui donne une dimension profondément universelle à l’ouvrage. Toutes et tous ont une voix, qu’elle provienne du Global North et du Global South, et entrent en dialogue avec le Monde.
1 Traduction personnelle : « Mon parcours a commencé très tôt avec l’exposition à la violence domestique, la prise de conscience que les femmes n’avaient pas les mêmes chances que les hommes en matière d’éducation, et la compréhension que les individus ne pouvaient pas vivre fièrement leur orientation sexuelle. Ces premières expériences m’ont poussée à aller plus loin pour mieux comprendre leurs causes. À la faculté de droit, j’ai suivi un cours sur le droit des femmes dans l’histoire, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à comprendre certaines des origines de ces injustices, ainsi que les continuités et les similitudes qui ne cessent de conditionner l’expérience actuelle de nombreuses femmes. Au début de ma carrière professionnelle, j’ai fait partie d’une équipe, au sein d’une école de santé publique, qui travaillait sur les causes évitables de la mortalité maternelle, dont l’ampleur et la disproportion raciale étaient à peine reconnues. Ces décès étaient considérés comme des tragédies individuelles, mais n’étaient pas encore légalement reconnus comme les conséquences de graves problèmes de discrimination. J’ai ensuite enseigné dans une faculté de droit, où j’ai concentré mes recherches sur les droits des femmes et les droits relatifs à la santé. J’ai rédigé et co-rédigé des mémoires d’amici curiae, dont certains avec les auteurs de ce livre, pour tenter de persuader les juridictions nationales, régionales et internationales des droits de l’homme ainsi que les comités conventionnels de prendre des décisions en faveur de l’égalité de genre. Peu d’entre eux ont été convaincus. Cet échec a motivé la convocation de ce groupe d’auteurs pour réfléchir ensemble à la manière dont nous pourrions être plus persuasifs dans notre réflexion et notre plaidoyer concernant la discrimination fondée sur le genre et la promotion de l’égalité. »
2 On pourra les découvrir sur sa page web de l’Université de Toronto : https://www.law.utoronto.ca/faculty-staff/full-time-faculty/rebecca-cook
3 S. Mullally, “CEDAW Reservations and Contested Equality Claims”, Frontiers of Gender Equality. Transnational Legal Perspectives, Philadelphia, PENN, 2023, pp. 88-107.
4 S. Atrey, “A prioritarian Account of Gender Equality”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 55-67.
5 S. Atrey, “Fifty Years:The Curious Case of Intersectional Discrimination in the ICCPR, with a Postcript”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 131-152 ; F. Banda, “African Gender Equalities”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 259-278 ; M. Campbell, “Like Birds of a Feather? ICESCR and Women’s Socioeconomic Equality”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 153-174 ; S. Hennette-Vauchez, “Gender Equality in the European Court of Human Rights”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp.199-218 ; A contrario, voir les approches innovantes du Comité européen des droits sociaux et de la Cour interaméricaine, K. Lucas, C. Ó Cinneide, « Gender Equality within the Framework of European Social Charter », Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 219-236; V. Undurruga, « Transformative Gender Equality in the Inter-American System of Human Rights”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 237-258.
6 Lovely Hodson, “Gender Equality Untethered? CEDAW’s contribution to intersectionality”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 175-195.
7 M. Rodriguez de Asis Machado, M. Mota Prado, « Institutional Dimensions of Gender Equality: The Mariana da Penha Case”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit, pp.383-405.
8 Daniel Del Gobbo, “Queer Rights Talk: The Rhetoric of Equality Rights for LGBTQ+ Peoples”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit, pp. 68-87.
9 Rebecca Cook, Ch. G. Ngwena, « Restoring Mai Mapingure’s Equal Citizenship”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 406-429.
10 I. Trispiotis, “Gender Equality and the scope of Religion Freedom in SAS v. France”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 368-382.
11 M. Rishmawi, “Advancing Gender Equality through the Arab Charter on Human Rights”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 279-302; S. Mullally, op.cit., pp. 88-107.
12 S. Moreau, “Faces of Gender Equality”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 19-37; S. Fredman, “Challenging the Frontiers of Gender Equality: Women at work…, Frontiers of Gender Equality…, op.cit, pp. 38-54.
13 M. S. Lo, “Gender Equality and the Sustainable Development Goals: Discursive Pratices in Uncertain Times”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 108-125.
14 Joanna N. Erdman, Mariana Prandini Assis, « Gender Equality in Health Care: Reenvisioning CEDAW General Recommendation n°24”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 326-341.
15 C. Suzak, “Equality for Indigenous Women: McIvor v. Canada”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 342-366; R. Cook, Ch. G. Nguema, op.cit., pp. 406-429.
16 N. Kapur, « Breathing Life into Equality: The Vishaka Case”, Frontiers of Gender Equality…, op.cit., pp. 305-325.