Clauses de désignation : le Conseil constitutionnel désavoué par le Comité européen des droits sociaux (CEDS, 3 juillet 2018, CGT-FO c/ France, n°118/2015)
Aux termes de sa décision du 3 juillet 2018, le Comité européen des droits sociaux vient d’affirmer que l’interdiction des clauses de désignation dans les accords de branche n’était pas conforme à l’article 6.2 de la Charte sociale européenne. Ce faisant, le Comité désavoue notre Conseil constitutionnel qui avait imposé cette interdiction en 2013 au nom de la liberté contractuelle des employeurs et de la liberté d’entreprendre. Par des arguments qui replacent le sujet sur le terrain des finalités sociales de ce type de clauses, le Comité rouvre le champ des perspectives d’évolution de notre modèle social. Il rappelle en tout cas que le droit de négociation collective sert l’objectif de solidarité, lequel ne peut être péremptoirement écarté au nom des logiques marchandes fondamentales.
Benoît Petit, Maître de conférences en droit, Université de Versailles-Saint-Quentin (Université Paris-Saclay), Co-directeur du Master « Droit des ressources humaines et de la protection sociale », Observatoire « Droit, Ethique & RSE », Laboratoire DANTE
1. Le 3 juillet 2018, le Comité européen des droits sociaux (ci-après « le Comité ») a rendu une décision aux termes de laquelle l’interdiction française des clauses de désignation est considérée – à l’unanimité de ses membres – comme contraire à l’article 6.2 de la Charte sociale européenne 1. Cette décision est remarquable à tous points de vue : d’une part parce qu’elle désavoue clairement une position ferme prise par notre Conseil constitutionnel en 2013 2 ; d’autre part parce qu’elle nous interpelle, au fond, sur l’essence profonde du droit de négociation collective, dans une période clairement marquée par la volonté de valoriser les intérêts de l’entreprise dans le jeu global du dialogue social et, admettons-le, cette tendance à faire primer la considération des performances économiques sur celle des performances sociales.
2. Rappelons que les clauses de désignation sont celles qui permettent aux partenaires sociaux d’une branche de confier à une personne morale désignée le monopole de la gestion d’un régime complémentaire de santé et de prévoyance dont les conditions ont été déterminées au niveau de cette branche, pour toutes les entreprises qui appliquent la convention collective. Par l’effet d’un arrêté d’extension pris par le Gouvernement, toutes les entreprises du secteur concerné peuvent ensuite se retrouver liées par cette désignation. Ce n’est donc pas une mince affaire.
En tout état de cause, ce sujet a toujours soulevé des polémiques, évidemment en raison de l’ampleur des effets contraignants associées à ces clauses, mais aussi par réflexe de suspicion, les uns accusant parfois les autres de chercher à désigner la personne morale qui serait la plus proche de leurs intérêts.
Il semblait, pourtant, que l’apaisement des esprits avait été acquis en 2013, à l’occasion de la conclusion de l’Accord national interprofessionnel du 11 janvier portant, notamment, généralisation des couvertures complémentaires en matière de santé et de prévoyance. Les partenaires sociaux 3 s’étaient en effet accordés sur le principe de ne plus procéder par clause de désignation, mais de laisser les entreprises libres de leurs choix quant à l’organisme qui allait gérer leurs couvertures. Ils proposaient néanmoins que l’accord de branche formule des recommandations en la matière 4.
Le législateur, toutefois, ne l’a pas entendu de cette oreille et, lors de l’élaboration de la loi de transcription de l’ANI, sous la pression certaine des organisations syndicales défavorables au nouveau dispositif, a réintroduit le mécanisme des clauses de désignation. Ce fut peine perdue : en juin 2013, le Conseil constitutionnel a sanctionné le principe de ces clauses 5, contraignant le législateur à s’adapter. Depuis lors, notre droit consacre les clauses de recommandation 6.
3. Farouche partisan des clauses disparues, le syndicat CGT-FO n’a pas désarmé. Le 29 avril 2015, il a introduit une réclamation devant le Comité, alléguant une violation de l’article 6.2 de la Charte. Etaient notamment visées le principe de l’interdiction des clauses de désignation, le constat d’une chute du nombre des accords conclus en matière de prévoyance, le dispositif de mise en concurrence préalable des organismes avant recommandation au niveau de la branche et, aussi, les délais qui ont séparé le vote de la législation litigieuse de la parution des décrets d’application.
Tous les moyens avancés par le syndicat ont été rejetés par le Comité, sauf le principal : le principe de l’interdiction. Pour le Comité, s’il est évident que l’interdiction constitue une atteinte au droit de la négociation collective consacré à l’article 6.2 de la Charte 7, il s’avère également qu’elle ne satisfait pas les conditions d’une restriction admissible. Certes, l’interdiction est fondée sur une disposition légale, et poursuit sans doute un but légitime (la protection légitime de la liberté contractuelle des entreprises) 8. Mais pour le Comité, la mesure n’est pas nécessaire dans une société démocratique pour remplir ce but 9.
Voici donc que le sujet des clauses de désignation se réinvite à la table de notre droit social, et par la grande porte des droits fondamentaux. La France va devoir, désormais, communiquer au conseil des ministres du Conseil de l’Europe les mesures qu’il envisage de prendre pour se mettre en conformité. Sans doute voudra-t-elle éviter que soit adoptée contre elle une recommandation qui serait du plus mauvais effet… Mais le sujet ayant fait l’objet d’une décision contraire de son Conseil constitutionnel, la France se retrouve avec une belle épine à son pied, forcément délicate à retirer.
Il reste que si l’on lit attentivement la décision de bien-fondé du Comité, ladite épine méritait amplement d’y être logée.
4. Avant l’interdiction : consensus autour de la validité juridique des clauses de désignation. Le premier argument développé par le Comité est assez factuel. Il s’interroge en effet sur le revirement brutal d’approche des clauses de désignation en droit français. Ce qui était considéré hier comme parfaitement admissible et juridiquement valide, devient tout à coup absolument inconcevable et indéfendable. Ce qui faisait consensus hier, devient soudainement objet de conflit. La France est certes un pays qui aime les ruptures, mais à ce point-là…
Ainsi le Comité rappelle (utilement) à nos souvenirs que la pratique des clauses de désignation a été consacrée par la loi n°94-698 du 8 août 1994 10, dans un contexte fortement marqué à l’époque par des mises-en-causes de nos logiques de protection sociale à l’aune des règles de la concurrence. Présentée par certains comme constitutive d’une entente prohibée entre entreprises, la clause de désignation a rapidement bénéficié de la protection de la Cour de cassation qui, dans une décision du 10 mars 1994, déclarait « que les régimes de sécurité sociale complémentaires qui reposent, comme les régimes de sécurité sociale de base, sur des mécanismes d’affiliation obligatoire pour les employeurs et travailleurs compris dans son champ d’application, et qui imposent aux établissements qui perçoivent les cotisations et répartissent les prestations, quelle que soit leur nature juridique, des sujétions particulières en vue de répondre à la mission sociale qui leur est confiée, ne sont pas visés par les dispositions des articles 7 et 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, ni par celles des articles 85 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne » 11. Le législateur, sur la même longueur d’ondes, avait naturellement suivi.
Quelques temps plus tard, c’est la CJCE qui a fermement clôt toute possibilité de débat sur le sujet : dans sa décision Albany International BV du 21 septembre 1999, elle affirmait sans ambages que si « certains effets restrictifs de la concurrence sont inhérents aux accords collectifs conclus entre organisations représentatives des employeurs et des travailleurs (…), les objectifs de politique sociale poursuivis par de tels accords seraient sérieusement compromis si les partenaires sociaux étaient soumis à l’article 85, paragraphe 1, du traité dans la recherche en commun de mesures destinées à améliorer les conditions d’emploi et de travail ». En conséquence, les « accords conclus dans le cadre de négociations collectives entre partenaires sociaux en vue de tels objectifs doivent être considérés, en raison de leur nature et de leur objet, comme ne relevant pas de l’article 85, paragraphe 1, du traité » 12.
Depuis lors, la haute juridiction européenne n’a jamais varié dans sa position 13 : en raison de la nature particulière des partenaires sociaux (et donc de leur fonction sociale spécifique), les accords que ceux-ci sont amenés à conclure dans le cadre de leurs prérogatives ne peuvent être jugés et sanctionnés à l’aune des règles de la concurrence, ce principe valant notamment pour les clauses de désignation qui structurent éventuellement ces accords collectifs 14.
Cette position s’est même affinée et renforcée. Dans sa décision AG2R Prévoyance du 3 mars 2011 15, la CJUE a considéré qu’était conforme au droit de la concurrence, la décision prise par les autorités publiques d’étendre à tout un secteur d’activité l’avenant à une convention collective par lequel l’affiliation à un organisme unique et désigné de gestion d’un régime complémentaire de soin de santé, devient obligatoire pour tous, peu importe si l’entreprise était auparavant liée à un autre organisme. La CJUE a ainsi qualifié AG2R d’entreprise chargée de la gestion d’un service d’intérêt économique général, et lui a reconnu à ce titre le bénéfice d’un droit exclusif dont la suppression mettrait gravement en péril le haut degré de solidarité qui caractérise ce service d’intérêt économique général 16. Ce qui était ici en jeu était moins l’accord collectif initial que la décision d’extension prise par les pouvoirs publics. Mais la protection accordée est elle aussi étendue, au nom de la finalité sociale particulière qui la fonde.
Ainsi, de façon très claire au plan national comme au niveau européen, s’était constitué un consensus autour de l’idée que le droit de la concurrence n’est pas l’arme juridique par laquelle certains pouvaient espérer remettre en question notre approche des accords collectifs et, au travers elle, les fondements logiques de notre système de protection sociale. Les clauses de désignation contenues éventuellement dans ces accords ne posaient alors aucun problème en soi, en tant qu’expression naturelle du droit de négociation collective. Certes, leurs effets aboutissent à des atteintes majeures portées contre les logiques marchandes mais ces distorsions étaient parfaitement justifiées pour les juges français et européen au regard de leur fonction sociale particulière.
5. L’inconstitutionnalité des clauses de désignation prononcée au nom de la liberté contractuelle des employeurs. Que s’est-il donc passé, qui explique la remise en cause brutale de la validité des clauses de désignation ? Une décision du Conseil constitutionnel qui, visiblement, n’est pas très bien passée auprès des membres du Comité…
Saisis du projet de loi sur la sécurisation de l’emploi, nos « Sages » ont en effet considéré que si, « en vertu des dispositions du premier alinéa de l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale, toutes les entreprises qui appartiennent à une même branche professionnelle peuvent se voir imposer non seulement le prix et les modalités de la protection complémentaire mais également le choix de l’organisme de prévoyance chargé d’assurer cette protection parmi les entreprises régies par le code des assurances, les institutions relevant du titre III du livre IX du code de la sécurité sociale et les mutuelles relevant du code de la mutualité ; que, si le législateur peut porter atteinte à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle dans un but de mutualisation des risques, notamment en prévoyant que soit recommandé au niveau de la branche un seul organisme de prévoyance proposant un contrat de référence y compris à un tarif d’assurance donné ou en offrant la possibilité que soient désignés au niveau de la branche plusieurs organismes de prévoyance proposant au moins de tels contrats de référence, il ne saurait porter à ces libertés une atteinte d’une nature telle que l’entreprise soit liée avec un cocontractant déjà désigné par un contrat négocié au niveau de la branche et au contenu totalement prédéfini ; que, par suite, les dispositions de ce premier alinéa méconnaissent la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre » 17.
6. Voici qu’est réapparue dans le débat la « sacro-sainte » liberté contractuelle, celle-là même que l’on brandit lorsque plus aucun autre argument ne peut prospérer. Que l’on laisse tranquille les opérateurs économiques, nous dit le Conseil. Qu’on leur recommande, éventuellement, un organisme gestionnaire. Mais qu’on ne les contraigne surtout pas dans leur choix, et de façon quasi-immédiate de surcroit ! Ainsi par une affirmation totalement péremptoire, le Conseil constitutionnel dit sa vérité. Une vérité particulièrement étriquée, gorgée d’idéologie libérale. Une vérité qui, pour le moins, ignore superbement d’autres, qui ont pourtant fondé notre modèle social.
Car si la liberté contractuelle est en effet une liberté fondamentale importante, il existe un droit fondamental tout aussi essentiel : celui de la négociation collective. Or pour le Comité, le Conseil constitutionnel a un peu trop rapidement évacué la question de leur articulation : « en fondant sa décision sur la liberté contractuelle de l’employeur, le Conseil constitutionnel a fait prévaloir la liberté contractuelle sur le droit de négociation collective. De l’avis du Comité, il n’y a pas de raison fondamentale d’accorder plus d’importance à la liberté contractuelle au détriment du droit de négociation collective » 18.
Diplomate, le Comité n’en est pas moins cinglant dans son appréciation. Car la position du Conseil constitutionnel revient, quelque part, à nier la spécificité des accords collectifs de travail dans l’univers des conventions. Une spécificité qui, précisément, justifie que l’on écarte l’application de la liberté contractuelle classique de l’employeur. Puisqu’ enfin : c’est bien à partir d’elle, de cette singularité de nature, que l’ensemble de notre droit social s’est construit dans l’Histoire. Pour le dire autrement : si la liberté contractuelle fonde la capacité des personnes privées à entreprendre un projet économique, le droit à la négociation collective fonde la capacité des salariés à protéger leur droit au travail – comprenons : leur droit à des conditions de travail dignes et aptes à leur ouvrir le bénéfice d’un développement personnel soutenable – contre les menaces que la libre entreprise fait peser sur lui. L’on ne négocie pas des accords collectifs pour empêcher l’entreprise : ils sont conclus pour satisfaire un but légitime qui dépasse, en nature et en effets, l’entreprise.
Et c’est du reste autour de cette idée simple, totalement occultée par notre Conseil constitutionnel, que le Comité déploie son dernier argument.
7. Les clauses de désignation sont indispensables pour garantir la solidarité des régimes complémentaires obligatoires. Le Comité note en effet que « la désignation d’un organisme assureur par les partenaires sociaux était un mécanisme fondé sur le principe de la solidarité. Cette solidarité se manifestait par l’obligation pour toutes les entreprises de la branche d’accéder à une couverture dans les mêmes conditions et aux mêmes tarifs, quelle que soit leur taille ou leur sinistralité. Le principe de solidarité résultait également de l’effectivité réelle de la mutualisation et garantissait l’accès aux entreprises présentant des risques importants rencontrant des difficultés pour accéder, dans des conditions économiques adaptées à leurs capacités financières, à une couverture complémentaire de qualité ; ce mécanisme offrait des garanties importantes à un moindre coût aux entreprises présentant des besoins spécifiques, dites à « mauvais risques » d’un point de vue de la prévoyance, c’est-à-dire celles comptant notamment des salariés âgés ou connaissant des risques particuliers de pathologie liés à l’activité, ou encore exerçant des activités où les salariés changent fréquemment d’employeurs comme l’hôtellerie, la restauration mais aussi les intermittents des spectacles. » 19.
Là où le Conseil constitutionnel n’a retenu que l’effet des clauses de désignation (la contrainte pesant sur l’employeur), le Comité met en évidence leur finalité sociale : la concrétisation du principe de solidarité qui fonde les couvertures complémentaires obligatoires. Une solidarité que les employeurs n’ont peut-être pas personnellement intérêt à voir se déployer – et parfois même pour des raisons liées à l’intérêt de leurs salariés, qui peuvent être mieux couverts par le contrat que l’employeur aura conclu pour eux – mais une solidarité que la société considère comme nécessaire pour mieux protéger l’ensemble des salariés d’un secteur. Ce dont il est question ici, c’est le dépassement de sa propre sphère d’intérêt pour satisfaire une sphère plus large, plus collective, où le renoncement à son propre bénéfice profite à ceux, semblables, qui n’en ont aucun.
Là où le Conseil constitutionnel a pensé le droit sur l’idée de conscience de soi, le Comité pense le droit sur celle de conscience sociale. Dans cette approche, et sauf si l’on est en mesure de démontrer qu’une alternative moins contraignante pourrait produire un effet social similaire, les clauses de désignation se justifient. Elles sont, nous dit le Comité, « nécessaires dans une société démocratique » jusqu’à preuve du contraire.
8. L’on notera que la position du Comité vient préserver l’édifice jurisprudentiel hérité de la CJCE et de la CJUE en matière de protection sociale. Dans un premier temps, le juge européen a identifié et sacralisé les logiques de « solidarité nationale » qui fondent les couvertures sociales de base 20 : elles sont hors du jeu de la concurrence et du Marché. Puis, ont été identifiées d’autres formes de solidarité qui, bien qu’organisées au sein du secteur marchand de la protection sociale, présentent un intérêt social de grande importance que le jeu du Marché ne doit pas remettre en question : l’attribution d’un droit exclusif est possible pour assurer la finalité sociale particulière de ces couvertures complémentaires 21.
L’on reproche souvent à l’Union européenne ses interventions trop libérales dans notre droit. Dans le cas de la structuration de notre protection sociale, non-seulement ce n’est pas le cas, mais en l’espèce, l’attaque libérale provient de notre propre Conseil constitutionnel lequel, pourtant, s’est maintes fois distingué dans le passé dans la défense de notre modèle social. Une couverture sociale, ce n’est pas uniquement un ensemble de prestations et de tarifs. C’est aussi (et avant tout) une communauté d’intérêts et de destin qui constitue l’alpha et l’oméga des échanges inférés. Réduire le droit exclusif dont peut bénéficier le régime complémentaire à la seule édiction des conditions d’échanges, en laissant en parallèle se constituer (au nom de la liberté contractuelle des employeurs) une myriade de micro-périmètres indépendants à l’intérieur desquels ces interactions ont lieu, revient ni plus ni moins à gommer l’échelon intermédiaire de couvertures que le juge européen avait admis entre la solidarité nationale et le tout-Marché ; revient ni plus ni moins à fragmenter la cohésion sociale dont notre système de protection sociale a besoin pour prospérer qualitativement ; revient ni plus ni moins à aggraver la fracture sociale qui sépare les salariés des grandes entreprises de ceux des plus petites organisations.
L’enjeu des clauses de désignation n’est donc pas uniquement celui de la liberté contractuelle, ou des dérogations aux règles de concurrence. C’est l’enjeu de notre capacité civilisationnelle à organiser, y compris contre les volontés individuelles, des sphères de solidarité susceptibles d’assurer à tout un chacun, et notamment les plus précaires, les conditions de son développement personnel. C’est l’enjeu d’admettre et de permettre que le Marché puisse, lui-aussi, générer de telles sphères de solidarité, non parce que cela correspondrait à sa nature propre, mais parce que telle est l’expression de l’intérêt général affirmée contre sa nature. Les clauses de désignation sont un moyen parmi d’autres de soumettre le Marché à l’intérêt social, en jouant sur une force qui l’anime en son cœur, et non plus à partir d’une opposition conflictuelle extérieure avec l’Etat.
La décision du Comité est, dans cette perspective, particulièrement essentielle : elle nous rappelle que le Marché sera ce que la société décidera qu’il soit… et qu’en tout état de cause, le Droit est là pour empêcher que ce soit la société qui se trouve totalement façonnée par le Marché.
C’est là, une décision pleine d’espoirs.
9. Demain, des branches en capacité d’imposer une régulation économique et sociale effective des secteurs d’activité ? C’est aussi une décision qui, sur le plan plus pratique, devrait redynamiser l’évolution de notre modèle social (à condition, bien sûr, que la France accepte de modifier sa législation pour se mettre en conformité).
Car à la suite des ordonnances « Macron » qui ont totalement redessiné le paysage de nos accords collectifs, il convient de constater que les « 3 blocs » qui articulent les compétences respectives des accords de branche et des accords d’entreprises, positionnent désormais les branches comme les principales garantes du système de rémunération des salariés d’un secteur d’activité. Rappelons en effet que parmi leurs compétences exclusives, l’on retrouve les salaires minima hiérarchiques, les classifications, l’égalité professionnelle femmes-hommes et les garanties collectives complémentaires mentionnées à l’article L.912-1 du Code de la Sécurité sociale.
Jusqu’à présent, par les clauses de recommandation, les entreprises conservaient indirectement la main sur ce dernier point. Si mise-en-conformité de notre législation il y a demain, les branches retrouveront leurs pleins pouvoirs pour mettre en place ce que certains en doctrine ont qualifié de « convention collective de sécurité sociale », « marquée par la poursuite d’un haut degré de solidarité et fondée sur l’autogestion par les employeurs et leurs salariés, peu important le recours à un opérateur d’assurance pour mettre en œuvre ce qui est alors un régime de sécurité sociale de nature conventionnel et pas seulement un système de prévoyance collective » 22. Notre système de protection sociale changera alors fondamentalement de nature, et dans la période actuelle, marquée par les nécessités d’assurer des transferts de niveaux de couverture des régimes de base vers les régimes complémentaires, cette évolution capitale sera sécurisante pour tous.
Par ailleurs, dans le contexte du moment, fortement marqué par les restructurations des périmètres des branches (dont le nombre devrait fortement diminuer), cette consolidation de leurs compétences en matière de rémunération devrait revaloriser considérablement leur position dans le paysage des relations de travail. C’est un pan essentiel des conditions de travail (la rémunération minimale sous toutes ses dimensions) qui serait ainsi totalement extirpé du niveau de la négociation d’entreprise, avec comme effet premier d’assurer une régulation économique et sociale forte, plus effective, dans des secteurs d’activité plus cohérents et plus larges.
10. La France osera-t-elle cette audace sociale ? Osera-t-elle agir contre son Conseil constitutionnel, au nom des droits sociaux fondamentaux ? Au nom d’une vision résolument nouvelle de son modèle social ? Les prochains mois nous le diront. Mais déjà, la décision du Comité nous autorise à l’espérer. Plus encore : à l’argumenter !
Notes:
- Art. 6.2, CSE : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties s’engagent (…) à promouvoir, lorsque cela est nécessaire et utile, l’institution de procédures de négociation volontaire entre les employeurs ou les organisations d’employeurs, d’une part, et les organisations de travailleurs, d’autre part, en vue de régler les conditions d’emploi par des conventions collectives» ↩
- Cons. constit., 13 juin 2013, n°2013-672 DC ↩
- Les signataires de l’accord ont été, pour le patronat, le MEDEF, l’UPA et la CGPME ; pour les organisations syndicales, il s’agissait de la CFE-CGC, la CFDT et de la CFTC ↩
- L’art. 1-1° de l’ANI du 11 janvier 2013 prévoit en effet que : « les parties signataires sont convenues que : 1°/ Les branches professionnelles ouvriront des négociations avant le 1 er avril 2013, en vue de permettre aux salariés qui ne bénéficient pas encore d’une couverture collective à adhésion obligatoire en matière de remboursements complémentaires de frais de santé au niveau de leur branche ou de leur entreprise, d’accéder à une telle couverture. Dans le cadre des futurs accords de branche qui seront signés pour parvenir à cet objectif : les partenaires sociaux de la branche laisseront aux entreprises la liberté de retenir le ou les organismes assureurs de leur choix. Toutefois, ils pourront, s’ils le souhaitent, recommander aux entreprises de s’adresser à un ou plusieurs organismes assureurs ou institutions pouvant garantir cette couverture après mise en œuvre d’une procédure transparente de mise en concurrence. Les accords de branche pourront définir, quels que soient les organismes éventuellement recommandés, les contributions dédiées au financement de l’objectif de solidarité, notamment pour l’action sociale et la constitution de droits non contributifs » ↩
- Cons. constit., préc. : considérants 11 à 13 ↩
- Art. L.912-1, C. Sécu. soc. ↩
- CEDS, 3 juill. 2018, récl. n°118/2015 : point 62 ↩
- CEDS, préc. : point 64 ↩
- CEDS, préc. : point 76 ↩
- Art. L.912-1 (anc.), C. Sécu. soc. ↩
- Cass. Soc., 10 mars 1994, n°91-11.516 ↩
- CJCE, 21 sept. 1999, C-67/96, “Albany International BV vs. Stichting Bedrijfspensioenfonds Textielindustrie” : points 59 et 64 ; v. aussi CJCE, 21 sept. 1999, C-115/97 à C-117/97, « Brentjens’ Handelsonderneming BV contre Stichting Bedrijfspensioenfonds voor de Handel in Bouwmaterialen » et CJCE, 21 sept. 1999, C-219/97, « Maatschappij Drijvende Bokken BV contre Stichting Pensioenfonds » ↩
- V. ntm. CJCE, 21 sept. 2000, C-222/98, « Hendrik van der Woude vs. Stichting Beatrixoord » ; CJUE, 4 déc. 2014, C-413/13, « FNV Kunsten Informatie en Media / Staat der Nederlanden » ↩
- A rapprocher de CJCE, 12 sept. 2000, C-180/98, « Pavel Pavlov e.a. contre Stichting Pensioenfonds Medische Specialisten » qui ne reconnait pas la qualité de partenaires sociaux aux organisations représentatives des travailleurs indépendants, et qui dès lors, ne confère pas la même protection aux accords conclus par eux ↩
- CJUE, 3 mars 2011, C-437/09, « AG2R Prévoyance » ↩
- CJUE, 3 mars 2011, préc., point 76 ↩
- Cons. constit., préc. : considérants 11 à 13 ↩
- CEDS, préc., : point 68 ↩
- CEDS, préc., : point 72 ↩
- CJCE, 17 fév. 1993, C-159/91 et C-160/91, « Poucet & Pistre » ↩
- CJCE, 21 sept. 1999, préc. ↩
- Barthélémy (J.), « Clauses de désignation : le rebondissement grâce à l’Europe », RF social, 14 août 2018 ↩
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