Quelles perspectives pour la religion dans l’entreprise ?
Alors que la CJUE doit se prononcer courant 2017 sur deux affaires, l’une française, l’autre belge, mettant en cause le port du voile dans l’entreprise, Vincent Valentin analyse la déstabilisation du droit du travail que cette actualité exprime et dresse, à partir des débats qui ont lieu dans les enceintes judiciaires, parlementaires ou médiatiques, une carte des solutions envisageables.
Vincent Valentin est professeur à SciencesPo Rennes
L’apparition du voile islamique a indiscutablement déstabilisé les rapports entre l’Etat et la religion, dans l’ensemble des pays européens. Après l’école, puis les structures ou activités liées aux pouvoirs publics, c’est maintenant au tour des entreprises privées d’être touchées par l’interrogation sur ce qui est acceptable en matière de manifestation des convictions religieuses. L’affaire Baby-Loup, du nom de cette crèche qui avait licencié une salariée pour port du voile, a cristallisé ce débat qui depuis est devenu une réelle préoccupation pour le monde du travail. Le niveau de revendication religieuse en entreprise, s’il n’explose pas, est élevé et les situations conflictuelles augmentent 1.
Deux voies sont explorées ou suggérées pour répondre à cette nouvelle inquiétude. Nous n’insisterons pas sur la première, sans doute moins féconde, qui souhaiterait une sorte de sanctuarisation laïque de certains lieux ou services considérés comme sensibles, où devrait être interdit l’affichage de ses convictions par chacun. L’Assemblée nationale a en ce sens voté une loi, transmise au Sénat, qui donne une valeur législative à la jurisprudence Baby-Loup pour les « structures privées en charge de la petite enfance ». Son intention étant de protéger la liberté de conscience des enfants de moins de 6 ans, la loi distingue deux situations : celle des établissements gérés par une personne morale de droit public ou par une personne morale de droit privé chargée d’une mission de service public, qui seraient soumis à l’obligation de neutralité en matière religieuse, conformément à la loi de 1905 ; celle des établissements privés, qui pourraient apporter, via leur règlement intérieur, des restrictions à la liberté de leurs salariés de manifester leurs convictions religieuses. Il s’agit ainsi de conforter la solution de l’arrêt du 25 juin 2014, ni plus, ni moins – l’idée d’imposer la neutralité aux structures privées ayant été rejetée en cours de procédure. Dans le même esprit, des parlementaires ont déposé d’autres propositions de lois, visant à imposer la neutralité religieuse dans l’ensemble des entreprises privées 2, dans les établissements de l’enseignement supérieur 3, ou encore lors des sorties scolaires 4. Cette piste ne peut être suivie que pour les activités susceptibles de porter une dimension de service public, ou d’intérêt général, et ne saurait donc répondre au problème posé par la manifestation du religieux dans l’ensemble des entreprises privées.
L’autre voie est celle de l’assouplissement du droit du travail, afin de permettre aux entreprises de contrer plus facilement la manifestation de l’identité religieuse en leur sein. Elle est portée par la loi dite « El Khomri », qui permet aux entreprises d’affirmer dans leur règlement intérieur le principe de neutralité, et se dessine à travers deux affaires importantes, l’une belge, l’autre française, bientôt jugées par la Cour de justice de l’Union européenne – deux décisions très attendues, non seulement en raison de l’intérêt du sujet mais aussi parce que les conclusions des deux avocats généraux divergent de manière substantielle, dessinant par leur opposition le cadre des adaptations futures.
On voudrait ici analyser la déstabilisation du droit du travail que cette actualité exprime et dresser, à partir des débats qui ont lieu dans les enceintes judiciaires, parlementaires ou médiatiques, une carte des solutions envisageables.
I. Le droit du travail au risque de la neutralité de l’entreprise
Plutôt que d’interdire de façon absolue le port de signes religieux, en étendant la logique du public au privé jusqu’à rompre ainsi avec la laïcité par la négation du principe de séparation, la piste la plus raisonnable serait de permettre aux acteurs privés de faire eux-mêmes le choix d’une forme de la neutralité religieuse.
A) L’article 1-bis de la loi El Khomri inscrit dans le code du travail que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché » 5. La nouveauté n’est pas énorme – contrairement à ce que suggère le tapage médiatique autour de cette disposition 6 ; le message politique est plus fort que l’effet juridique.
Il est vrai que la mention du « bon fonctionnement » comme critère de justification, est plus vague et plus ouvert à des restrictions que la « nature de la tâche à accomplir » ou « une exigence professionnelle nécessaire et déterminante », qui jusqu’alors permettaient de les défendre. Par ailleurs, la seule introduction de la possibilité du choix de la neutralité suggère une nécessité de combattre le religieux qui peut faire craindre un recul des droits des salariés en la matière. C’est sans doute ce qui a conduit l’Observatoire de la laïcité et la Commission nationale consultative des droits de l’homme à émettre de très fortes réserves et à demander le retrait de l’article en question, deux jours avant son adoption définitive 7. Dans le communiqué commun, très lapidaire, on trouve deux idées différentes mais mêlées : l’inscription de la neutralité serait potentiellement discriminatoire – ce qui est possible a priori – et contraire au principe de laïcité, selon une logique, avouons-le, que l’on du mal à saisir, car le projet de loi respecte, et la séparation entre l’Etat et les cultes, et la neutralité de l’Etat. Le risque de « développement d’entreprises communautaires », pointé par le communiqué, ou encore d’un usage discriminatoire d’un règlement intérieur neutre, est certes potentiellement en contradiction avec le droit de la non-discrimination, mais non avec le droit de la laïcité, qui garantit au contraire la liberté des entreprises privées – il y a là la trace d’une confusion conceptuelle regrettable, sur laquelle nous reviendrons. Cette sévère prise de position semble d’autant moins justifiée que la nouvelle loi maintient et la nécessité d’une justification, et les règles de protection de la liberté de conscience.
B) Les récentes conclusions de l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Achbita vont dans le même sens 8. Une femme musulmane, réceptionniste dans une entreprise de sécurité, voulait porter le voile trois ans après son embauche. Son employeur s’y est opposé et l’a licenciée, en s’appuyant sur l’interdiction générale faite aux salariés, non écrite et inscrite dans le règlement intérieur le lendemain du licenciement, de « porter sur son lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ». La C.J.U.E. ayant été saisie par la Cour de cassation de Bruxelles d’une question préjudicielle, son avocate générale, Juliane Kokott, conclue à l’absence de contradiction entre le licenciement et le droit de l’Union, en particulier avec la directive anti-discrimination (2000/78).
A suivre ses conclusions, la politique de neutralité de l’entreprise est légitime et justifie le licenciement. Il n’y a pas de discrimination directe, puisque toutes les convictions sont concernées par l’interdiction, et la discrimination indirecte est justifiée par la légitimité de l’exigence professionnelle demandée, proportionnée à la volonté d’afficher une certaine image de marque auprès de la clientèle 9. Cela permet de demander davantage de retenue aux salariés, les intérêts de l’employeur étant admis plus largement puisque détachés d’exigences liés à la tâche à accomplir, et reliées seulement au regard du client. En bref, les nécessités commerciales seraient étendues à l’image de marque auprès d’une clientèle dont il serait éventuellement possible de respecter les préjugés antireligieux. Toujours soumis à des conditions de nécessité et de proportionnalité, l’employeur pourrait plus facilement imposer la non manifestation de leur foi à ses employés.
Si l’image de marque devient une raison suffisante pour interdire l’affichage des convictions, encore faut-il lui donner un contenu. Pourrait-elle, comme les conclusions de Mme Kokott y incitent, être détachée du contenu de l’activité, être de nature politique, sans lien de nécessité avec des impératifs économiques? L’appréciation est complexe : la déliaison « image/activité » n’est jamais complète puisque c’est in fine au nom des impératifs économiques de l’entreprise et nom seulement de sa subjectivité politico-religieuse que l’image de marque peut être « démarquée » des convictions religieuses et politiques, en l’occurrence de l’islam. Si l’on suivait la voie suggérée par Mme Kokott, on pourrait craindre qu’il soit aisé de trouver une raison valable pour justifier économiquement ce qui pourrait être une atteinte à la liberté religieuse ou une discrimination 10.
C) Si l’affaire Achbita laisse entrevoir un assouplissement des règles d’imposition de la neutralité dans l’entreprise, un autre litige, lui aussi soumis à la compétence de la C.J.U.E, suggère une fermeture. Les faits sont proches mais il faut être attentif à la légère différence, susceptible d’expliquer la divergence dans les conclusions des avocats généraux. Mme Bougnaoui a été licenciée pour avoir refuser de cesser de porter le voile lorsqu’elle assurait une prestation auprès d’une société cliente, à la demande et dans les locaux de celle-ci, qui a fait savoir que le voile gênait ses salariés – alors même que la qualité du travail n’est pas discutée. L’employeur avait indiqué à Mme Bougnaoui lors de son recrutement qu’elle pourrait porter le voile dans l’entreprise mais pas en cas de contact (interne ou externe) avec la clientèle. Il a aussi expliqué qu’il était contraint vis-à-vis de ses clients, « dans l’intérêt et pour le développement de l’entreprise », « de faire en sorte que la discrétion soit de mise quant à l’expression des opinions personnelles de ses salariés » et qu’il était en droit d’exiger de leur part l’observance d’un « principe de nécessaire neutralité ». La salariée a porté le litige devant les tribunaux pour licenciement discriminatoire, le Conseil des Prud’hommes de Paris (4 mai 2011) et la Cour d’appel de Paris (18 avril 2013) l’ont débouté, la Cour de cassation a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle (9 avril 2015) ainsi formulée : « le souhait d’une cliente de ne plus voir la prestation assurée par une salarié voilée est il une exigence professionnelle essentielle et déterminante ? » 11
L’interrogation est la même que dans l’affaire précédente – un employeur peut-il justifier un licenciement par les convictions de son client? – mais cette fois la demande est réellement formulée (pas anticipée) et concerne un contact externe. Il s’agit toujours de savoir si l’on peut accepter que l’employeur fasse pour des raisons économiques (sous la menace de perdre la clientèle) ce que le client exige sans raison économique et même éventuellement en fonction de préjugés ou de préférences sans aucun rapport avec l’activité professionnelles et le contrat de service.
La Cour d’appel de Paris a défendu une solution favorable à la liberté de l’entreprise, en considérant que son objet commercial l’oblige à tenir compte de la diversité des clients et de leurs convictions, et qu’elle est donc « naturellement amenée à imposer aux employés qu’elle envoie au contact de sa clientèle une obligation de discrétion qui respecte les convictions de chacun (…) à la condition toutefois que la restriction qui en résulte soit justifiée par la nature de la tâche à effectuer et proportionnée au but recherché » 12. En l’espèce, le licenciement de Mme Bougnaoui n’est donc fondé sur une discrimination (du reste elle peut afficher sa religion au sein de son entreprise) et repose sur une légitime prise en compte de l’intérêt de l’entreprise. Cette solution est classique, le contact avec la clientèle et l’image de marque étant régulièrement retenus comme motif légitime d’interdiction du port du voile islamique, si la nature de la tâche l’exige, sans que l’employeur soit toujours sommé de prouver l’existence d’un problème réellement survenu 13, même si la règle est que « le trouble n’est pas l’anticipation du trouble » 14.
L’avocate générale de la Cour de justice, Eleanor Sharpston, répond dans un sens opposé : le licenciement est en l’espèce une discrimination directe, qui « ne peut être justifiée par le préjudice financier que pourrait subir l’employeur » 15. La discrimination est bien réelle : « du fait de sa religion, Mme Bougnaoui a été traitée de manière moins favorable, puisqu’un autre ingénieur d’études qui n’aurait pas choisi de manifester ses croyances religieuses n’aurait, lui, pas été licencié», et non justifiée puisque rien n’indique que le fait de porter un foulard islamique empêche la salariée de livrer correctement la prestation intellectuelle prévue. « La consigne de ne pas porter un foulard lors des contacts avec la clientèle de son employeur ne pouvait pas constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante » 16. C’est le point déterminant : fondamentalement, l’intérêt économique d’une entreprise à s’adapter aux exigences discriminatoires de ses clients ne saurait justifier qu’elles limitent les droits de ses salariés en matière religieuse. Il n’y a pas de raison de faire primer la liberté d’entreprendre sur la liberté religieuse. Le simple intérêt économique ne suffit donc pas. On ne peut discriminer pour satisfaire des clients faisant valoir une discrimination fondée sur l’un des critères interdits. Par ailleurs, la restriction au droit de manifester sa religion est disproportionnée ; si l’entreprise fait valoir que l’interdiction ne porte que sur 5% du temps de travail de Mme Bougnaoui, l’avocate générale considère que cette considération s’efface devant le caractère absolu du port du voile aux yeux de cette dernière 17. La cause réelle et sérieuse retenue par les juges français lors des deux premières instances est écartée.
Le raisonnement de l’avocate générale est sur un point peu convaincant. La salariée n’a pas été licenciée du fait de sa religion, mais du fait de sa façon de la manifester dans le contexte précis de relation avec la clientèle, avec des effets sur la bonne marche de l’entreprise. Dès lors, parler de discrimination directe est un non sens puisque la cause du licenciement n’est pas sa religion mais seulement le fait, soit qu’elle fasse perdre des clients, soit qu’elle devienne inutile dans l’entreprise si on ne peut plus la mettre en relation avec des clients. A suivre la logique de Mme Sharpston, on ne voit pas quel type de restriction ne serait pas aussi une discrimination, et la distinction entre interdire et restreindre perdrait toute portée pratique. Le choix d’une politique de neutralité par une entreprise se heurterait toujours à la nécessité de ne pas discriminer. Elle le dit du reste explicitement : « en dernier recours, l’intérêt de l’entreprise à produire un profit maximal devrait alors (…) s’effacer devant le droit du travailleur à manifester ses convictions religieuses » 18. L’idée sous-jacente est que l’entreprise doit refuser de s’adapter à ce qui dans son environnement pourrait être perçu comme incompatible avec les valeurs de l’Union européenne. Elle devrait endosser la responsabilité d’un refus de exigences douteuses de la clientèle ; comme l’écrit C. Wolmark, il faudrait peut-être « se résoudre à considérer que pèse sur l’employeur une obligation de résistance, ou à tout le moins d’indifférence, aux pressions extérieures lorsqu’elles tendent à porter atteinte aux droits du citoyen au travail » 19.
Néanmoins, faire de l’entreprise une sorte de « relai de la mise en oeuvre des droits fondamentaux » ne peut s’appuyer que sur une base légale très mince – comme est de faible portée juridique la notion « d’entreprise citoyenne ». De surcroît, une telle orientation interdirait aux entreprises toute politique de neutralité, nécessairement vue comme discriminatoire, qu’elle soit fondée sur des impératifs commerciaux ou sur un vivre ensemble interne, puisque par principe limitative de l’expression de la religion. Seules les restrictions dument justifiées par la tâche à accomplir et strictement proportionnées seraient possibles, avec pour effet de vider l’article 1-bis de la loi El Khomri de toute portée.
La divergence entre les conclusions des deux avocats généraux de la C.J.U.E. atteste de l’indéniable flottement de l’encadrement juridique du fait religieux, suffisamment accentué pour que l’on puisse s’interroger sur les choix qui s’offriront à l’avenir aux employeurs.
II. La liberté de l’employeur face à la religion, entre politique et intérêt.
Au regard du droit et des pistes discutées, deux directions sont envisageables, celle de l’entreprise de conviction (ou de tendance) et celle de l’assouplissement des conditions de restrictions du droit des salariés dans l’entreprise de droit commun. Il semble cependant que la première ne soit pas promise, au moins à court terme, à une grande prospérité. En effet, la Cour de cassation a refusé de s’y engager lors de l’affaire « Baby-Loup », signifiant que la catégorie n’était pas disponible pour toute société désireuse d’affirmer discrétionnairement un objectif politique ou religieux quand son activité est hors de ces domaines. L’attachement à une délimitation très stricte, qui n’accueille que les structures dont l’objet est la défense et la promotion d’une doctrine ou d’une religion, rend inopérante cette voie lorsqu’il s’agit de réglementer une entreprise ordinaire face à l’affirmation de convictions par ses salariés. Compte tenu des restrictions de leurs droits qu’elle implique, on ne doit pas s’attendre à ce que les juges en permettent un usage immodéré, de simple convenance, qui permettrait de mener une politique discriminatoire sous couvert d’une conviction factice.
De surcroît, la question que font surgir en droit du travail les revendications religieuses ne se pose pas véritablement dans le cadre d’une entreprise de tendance, où précisément les règles de restriction sont déjà admises. C’est bien plutôt dans celles où aucun projet religieux ou philosophiques n’est à opposer aux revendications religieuses que l’on peut s’interroger sur la réponse à apporter. Cela doit donc conduire à réfléchir aux modalités de régulation du religieux sans raisons ou « prétexte » religieux. La seule possibilité est alors d’étendre les pouvoirs de réglementation dans les entreprises de droit commun, en assouplissant les critères de restrictions de la liberté religieuse des salariés.
Cela pourrait être justifié de deux façons, soit par la poursuite d’une politique d’entreprise, par laquelle, selon les mots d’Alain Supiot, s’affirmerait l’idée d’une « communauté politique dans l’entreprise » 20 au nom de laquelle une conception du vivre ensemble déconnectée de la nature de l’activité productive pourrait être imposée aux salariés ; soit par la production de nouvelles justifications économiques, selon la direction donnée par J. Kokott. En bref, soit un profond renouvellement de la notion d’entreprise de tendance, soit la levée des contraintes sur les entreprises sans tendance aucune.
A. De l’entreprise politique à la politique d’entreprise
La « politique d’entreprise » doit être soigneusement distinguée de l’entreprise de tendance, du moins telle qu’elle est définie aujourd’hui par le droit. Ce qui est une hypothèse davantage qu’une réalité consisterait pour une structure privée à se déclarer neutre (religieusement, philosophiquement ou politiquement) pour entretenir une collectivité de travail non morcelée ou menacée par des exigences religieuses, au nom d’un véritable choix politique ou, plus modestement, par simple soucis de garantir une qualité de vie dans l’entreprise.
Une telle perspective est celle déjà mise en oeuvre par la société Paprec, entreprise de recyclage de papier, qui sans avoir une activité de tendance a néanmoins adopté une « charte de la laïcité et de la diversité ». Son P.D.G., Jean-Luc Petithuguenin, entend appliquer « le modèle qui prévaut dans la sphère publique, le modèle de la République », ajoutant qu’il pense être « de son devoir de chef d’entreprise d’assurer la protection de ceux qui pourraient se retrouver soumis à des pressions communautaires ». On retrouve cette préoccupation dans les dispositions de la charte qui précisent que la « la laïcité en entreprise assure aux salariés un référentiel commun et partagé, favorisant la cohésion d’entreprise, le respect de toutes les diversités et le vivre ensemble (…), et protège de tout prosélytisme et de toute pression qui empêcheraient de faire ses propres choix et de réaliser son activité dans un environnement serein » 21.
La Charte ne rejette pas les identités religieuses pour elles-mêmes mais pour leurs éventuels effets sur la vie de l’entreprise. Elle refuse par principe les demandes de reconnaissance d’une exception religieuse dans l’organisation du travail. Il serait impropre d’y déceler de la discrimination – toutes les convictions étant admises et également visées, de sorte qu’elles sont toutes rendues invisibles, ce qui est l’objectif du principe de non discrimination. Le projet est exactement de transposer dans l’entreprise la laïcité telle qu’elle vaut pour l’Etat français : la « laïcité en entreprise » respecte le « pluralisme des convictions » (Paprec comprend plus de 56 nationalités et de nombreuses religions) et rejette « toutes les violences et toutes les discriminations », mais implique « que les collaborateurs ont un devoir de neutralité : ils ne doivent pas manifester leurs convictions politiques ou religieuses dans l’exercice de leur travail » ; « ainsi, le port de signes ou tenues par lesquels les collaborateurs manifestent ostensiblement une appartenance religieuse n’est pas autorisé ».
Paprec offre le modèle d’un nouveau type d’entreprise de tendance, qui n’est pas reconnu par le droit. La conviction n’est pas mise en oeuvre à travers un bien ou un service proposé à la clientèle mais s’incarne dans les principes de fonctionnement interne. Comme dans l’Etat français, la laïcité n’est pas téléologique mais procédurale. La République française n’est pas laïque en fonction de sa finalité ; ce n’est pas le contenu ou l’objectif des lois et des politiques menées qui justifient qu’elle soit séparée du religieux et neutre dans son fonctionnement. Autrement dit, Paprec reprend très exactement la laïcité telle qu’elle vaut dans l’Etat, non seulement dans sa portée pratique – comme absence de religion plutôt que coexistence des religions en son sein – mais aussi dans son essence, comme principe d’organisation compatible avec une pluralité de fins (d’« activités »).
Cette transformation d’un principe de droit public en règle de droit privé doit-elle être rejetée, comme le souhaitent l’Observatoire de la laïcité et la Commission nationale consultative des droits de l’homme dans l’avis déjà mentionné, qui exprime une forte défiance à l’égard de l’application de la la neutralité dans l’entreprise ? 22. Qu’il nous soit permis de suggérer que leur position est très faiblement étayée, pour des raisons autres que celles déjà rapidement évoquées.
Leur premier argument est que transposer une règle constitutionnelle dans l’entreprise la ferait déchoir. « Si l’on fait de la laïcité une tendance, alors on la dévalue, en la réduisant à un choix, elle n’est plus le principe constitutionnel partagé par tous » 23. Étant une règle constitutionnelle et non une option idéologique parmi d’autres au sein de l’Etat, la laïcité ne saurait être aussi une option philosophique dans la sphère privée. Il faut noter que si cette position commune reprend celle défendue depuis plusieurs années par la CNCDH elle s’éloigne de celle de l’Observatoire, qui rappelle généralement l’importance de la séparation du public et du privé et le fait que le principe de neutralité ne vaut que pour les personnes publiques ; l’avis, au contraire, étend négativement la laïcité au secteur privé, interdisant à celui-ci de s’organiser comme il le souhaite, le soumettant au principe, inventé ici, de non neutralité ! 24.
Le raisonnement est curieux : parce que le public doit être fermé au religieux, le privé devrait lui être ouvert ; parce que la laïcité vaut pour le public, elle vaudrait seulement pour lui. Autrement dit, la liberté étant la règle, mais la neutralité ne pourrait être librement choisie! L’avis passe à côté du contenu véritable de la loi El Khomri, qui n’est pas une loi d’interdiction générale et absolue des signes religieux dans le privé, mais qui se contente de donner la permission de la neutralité. L’avis repose sur une confusion fâcheuse entre deux idées : l’extension obligatoire de la neutralité au privée, que la laïcité ne saurait soutenir ; le libre choix de la neutralité par une personne privée, que la laïcité ne saurait interdire. En négligeant cette distinction essentielle, l’avis peut affirmer que l’article de la loi qui autorise l’inscription du principe de neutralité dans le règlement intérieur de l’entreprise privée est « en contradiction avec la Constitution ». Insistons autant que l’erreur est grande : puisque la laïcité vaut neutralité de l’Etat, alors l’Etat ne peut interdire le choix de la neutralité par les personnes privées.
En définitive, c’est ici le principe de non-discrimination qui fait écran à une juste interprétation du droit de la laïcité. Dans l’avis commun, l’institution chargée de la défense du premier domine celle chargée du second et les contours de la laïcité se trouvent redessinés à la lumière de l’exigence de non-discrimination. Le libre choix de la neutralité dans l’entreprise est présenté comme non conforme à la laïcité parce qu’il pourrait être discriminatoire, directement ou indirectement. Cette résorption de la laïcité dans la non-discrimination est conceptuellement très discutable.
Quoi qu’il en soit, et qu’on le déplore ou s’en réjouisse, l’« option Paprec » ne semble pas promise à un grand avenir. D’une part, elle ne respecte pas le droit et passe outre les règles de restrictions des droits des salariés tels qu’interprétés et protégés par les tribunaux ; d’autre part elle ne semble pas avoir les faveurs des différents acteurs juridiques (institutions, juges, doctrine) en charge de cette question. Le spectre de la discrimination fige ici l’évolution du droit.
B. L’assouplissement des justifications économiques
Il existe une autre piste : ni entreprise de tendance, ni politique d’entreprise, mais élargissement des motifs commerciaux justifiant le contrôle de la liberté religieuse dans l’entreprise. Les motifs politiques étant écartés, restent les raisons économiques. Cela permettrait de gérer les problèmes liés à la manifestation des convictions tout en limitant l’arbitraire de l’employeur et les risques de discrimination – les justifications économiques étant a priori plus faciles à contrôler que les choix politiques. Il semble possible d’imaginer un développement de cette voie parce que, comme on l’a vu, elle est la mieux aménagée depuis longtemps et l’exploitation de son potentiel est suggéré par des juges, même si elle est aussi obstruée par le droit de la non-discrimination. Le code du travail indique, au delà des normes d’hygiène et de sécurité qui ne font pas débat, que la bonne marche de l’entreprise justifie les restrictions à la manifestation du religieux, fondées sur l’organisation du travail, les engagements contractuels, et le refus du prosélytisme 25 – à condition toutefois qu’un trouble objectif rattaché à une « exigence professionnelle essentielle » résulte de la manifestation de conviction refusée (de sorte, par exemple, que le seul fait d’être en contact avec le clientèle ne suffit pas).
Pourrait-on assouplir la réception des limitations de droits fondées sur l’exigence professionnelle et la bonne marche de l’entreprise? Dans l’affaire Bougnaoui la Cour d’appel de Paris franchit un seuil car in fine elle considère comme justifié le fait de s’adapter à la demande d’un client de ne plus travailler avec des salariées voilées, et ce sans justification aucune de sa part ! 26 Elle accorde ici un droit de la clientèle à exiger une discrimination à travers son droit de ne plus avoir à supporter la fréquentation d’une femme voilée, et ce sans que la nuisance n’ait à être expliquée ou prouvée (puisque déliée de la compétence). Cette solution va donc beaucoup plus loin que ce que la Cour de cassation a jusqu’à maintenant accepté comme dérogation. Trop loin sans doute, il est peu probable que soit admis que l’intérêt commercial autorise une entreprise à s’adapter aux attentes discriminatoires de la clientèle.
Le statu quo ne serait néanmoins pas satisfaisant. Comme le note J-G Huglo, il semble « fort difficile d’interdire à l’employeur de prendre en compte les troubles réels, avérés, sur le fonctionnement de l’entreprise que provoque le port d’un signe religieux », ou de lui demander d’endosser une sorte de devoir politique de résistance aux évolutions néfastes de la société 27. A rebours de l’opinion de Mme Sharpston, on pourrait donc considérer comme souhaitable d’admettre une définition plus ouverte du trouble objectif nécessaire à la restriction de l’affichage de sa foi, à l’instar de la Cour d’appel de Saint Denis de la Réunion qui avait validé le licenciement dans un magasin de mode pour port du voile jugé contraire à l’image 28.
On objectera sans doute que l’intégration des préjugés de la clientèle dans les justifications économiques implique une soumission de la lutte contre les discriminations à la raison du marché. L’objection ne serait pas mince. Néanmoins, osons retourner l’interrogation : est-il si évident que le principe de non-discrimination doive être compris comme excluant la prise en compte de la « gêne » des collaborateurs ou des salariés au contact de l’affirmation d’une identité religieuse ou politique forte? Ne pourrait-on pas interpréter cette gêne comme l’expression de quelque chose de plus défendable qu’une phobie ou un préjugé, comme un choix légitime liée éventuellement à la liberté de conscience? Certes, cette « gêne » pourrait être parfois l’expression d’une claire hostilité à l’égard d’une conviction personnelle ; dans l’affaire Bougnaoui, il s’agit bien d’un refus pur et simple de reconnaître comme acceptable la fréquentation d’une femme voilée. Mais ne pourrait-on pas envisager que ce genre de rejet puisse être légitime? Si l’on prend le problème à l’envers, est-il réellement conforme à la liberté de conscience et au droit à la vie privée, telle que protégée par la Cour de Strasbourg, de contraindre les salariés d’une entreprise à collaborer avec une personne qui arbore les signes de convictions avec lesquelles ils sont en profond désaccord ? 29
Si un salarié estime que le voile est bien le symbole de l’islamisme, doit-on juger comme non pertinente sa conviction, en le privant alors de manifester sa liberté de conscience dans l’entreprise par le refus de certaines collaborations ? Et de quel point de vue l’invalider? Contrairement à ce que soutient Sharpston, il n’est pas certain que la discrimination à l’égard de la couleur de peau ait le même statut que celle à l’égard des convictions 30. Si l’on conçoit que la première soit impérativement condamnée, est-il si juste de ne pas tolérer l’intolérance à l’égard de certaines convictions, dans le cadre de relations privées? N’y a-t-il pas la trace d’une inégalité et d’une discrimination dans l’asymétrie permettant à une femme d’imposer son voile et les convictions qui vont avec, et interdisant à l’athée d’affirmer son athéisme par le refus de rentrer en rapport avec le membre d’une religion abhorrée? Ces questions tendent évidemment à remettre en cause l’objet même de la lutte contre les discriminations, qui est de faire disparaître des relations sociales des différences de traitement illégitimes. Il nous semble que ce projet, indiscutable lorsqu’il s’agit des rapports entre l’Etat et les citoyens et la lutte contre des qualités innées, perd son évidente pertinence lorsque sont en jeux les relations horizontales et les caractères rattachées aux convictions.
La gestion des identités politiques et religieuses dans le monde du travail bute sur la tension entre liberté et non-discrimination. L’entreprise ne pouvant afficher un engagement politique jugé superfétatoire s’il n’est pas au coeur de son activité, elle ne peut restreindre la manifestation des convictions de ses salariées sans verser dans une discrimination. D’une certaine façon, l’entreprise est confinée dans sa dimension économique, puisque lui est déniée la possibilité de s’affirmer aussi comme un projet politique, au moment précisément où des problèmes de cette nature s’expriment en son sein. La perception du monde du travail comme un lieu d’inégalités et de domination et saturé de discriminations explique que s’exerce un contrôle sur la liberté de l’employeur. Mais s’il était confirmé que la manifestation du religieux prend de l’ampleur, nul doute que cet équilibre devrait être repensé. Tout semble appeler une nouvelle approche de la neutralité dans l’entreprise.
Notes:
- Cf. L’étude conjointe de l’Observatoire du fait religieux en entreprise et de l’institut Randstat (http://grouperandstad.fr/etude-le-travail-lentreprise-et-la-question-religieuse/). ↩
- Par les députés Philippe Houillon (proposition de loi n° 864), Ciotti (n° 865) et Jacques Myard ( n°1027). ↩
- Par le député Eric Ciotti, le 18 février 2015 (proposition de loi n°2595). ↩
- A l’initiative d’E. Ciotti encore, qui proposait d’inclure les sorties scolaires dans la loi du 15 mars 2004 (proposition n° 2316). ↩
- L. 1321-2-1 du code du travail. ↩
- Depuis le rapport Badinter/Lyon-Caen qui en est d’une certaine façon à l’origine. Cf. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/164000072.pdf ↩
- Communiqué commun du 19 juillet 2016 ↩
- 157-15 ↩
- Pour une sévère critique de l’interprétation du principe de non discrimination qui sous-tend les concluions, voy. Stéphanie Hennette-Vauchez et Cyril Wolmark, « Plus vous discriminez, moins vous discriminez », Semaine sociale Lamy, 20 juin 2016, n° 1778. ↩
- Par ailleurs la notion d’entreprise de tendance pourrait grandement perdre de son intérêt, puisqu’aucune tendance politique ou religieuse ne serait plus à faire valoir pour défendre une image de marque politique ou religieuse. ↩
- Cour de cassation, chambre sociale, 9 avril 2015, n° 13-19.855. ↩
- C.A. de Paris, 18 avril 2013, 11/ 05892. ↩
- D. Cueno, « Le voile islamique dans l’entreprise », Les brèves juridiques, janvier 2007, n°49. ↩
- C. Mathieu, « le respect de la vie religieuse dans l’entreprise », Revue de droit du travail, janvier 2012, p. 17. ↩
- §100. Renvoi à l’arrêt du 3 février 2000, Mahlburg (C‑207/98, EU:C:2000:64, point 29). ↩
- §102. ↩
- §131. ↩
- §133. ↩
- Cyril Wolmark, « L’entreprise n’est pas un établissement scolaire », Revue de droit du travail, 2009, et L’interdiction générale et absolue, qui équivaut à imposer aux salariés une obligation de neutralité, ne saurait se prévaloir d’aucun titre de légalité », RDT 2009, p. 485, spéc. p. 489. ↩
- Alain Supiot, « commentaire de l’avis sur la la laïcité », in C. Lazerges (dir.), Les grands avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Dalloz, 2016, p. 293. ↩
- https://www.paprec.com/fr/groupe/ressources-humaines/charte-laicite-diversite. ↩
- Avis commun du 19 juillet 2016 sur la loi de modernisation du travail. La CNCDH avait déjà exposé sa position dans son avis sur la laïcité du 26 septembre 2013 ↩
- §25 de l’avis de 2013. ↩
- On peut lire dans l’avis de 2013 : «dans le secteur privé, le principe de neutralité ne peut s’appliquer, la liberté est la règle et la limitation ou l’interdiction de l’expression religieuse est l’exception ». ↩
- Voy. C.A. de Basse-Terre, 6 novembre 2006, qui valide le licenciement d’un salarié qui faisait régulièrement des « digressions ostentatoires orales sur la religion ». ↩
- C.A. Paris, 18 avr. 2013, n° 11/05892. ↩
- Huglo, « Le ressenti de la clientèle et la discrimination en raison des convictions religieuses », Rapport auprès de la chambre sociale de la C de cass. REF Voir aussi I. Desbarats, « Entre exigence professionnelle et liberté religieuse : quel compromis pour quels enjeux? JCP S, 28 juin 2011, 1307. ↩
- C.A., Saint Denis de la réunion, 9 septembre 1997, REF. Solution reprise pour une vendeuse dans le centre commercial « La Défense » qui en contact avec une clientèle variée refusait de nouer son voile en bonnet (CA Paris, 16 mars 2001). ↩
- C.E.D.H, 16 décembre 1992, Niemietz c. Allemagne, 13710/88. Selon cet arrêt, la vie privée englobe « le droit pour l’individu de nouer et de développer des relations avec ses semblables », avec extension aux activités professionnelles et commerciales. ↩
- Cf. Le point 112 de ses conclusions. ↩