Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Premier semestre 2016
L’objet de cette nouvelle chronique n’est pas d’offrir une présentation analytique de la jurisprudence européenne, article par article de la Convention européenne des droits de l’homme, mais plutôt de procéder à une mise en perspective sur des thèmes d’actualité, à partir d’une sélection significative d’arrêts (ou de décisions d’irrecevabilité), susceptibles de marquer ou de porter une évolution que ce soit sur le fond – dans l’interprétation des garanties conventionnelles et des exigences qui y sont attachées – ou dans le fonctionnement même du système conventionnel.
Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à Université de Montpellier, IDEDH
Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS,
Caroline Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH
Le premier semestre 2016 a donné lieu à une abondante production jurisprudentielle de la part de la Cour européenne. Lors de la dernière rentrée solennelle de la Cour européenne, le Président Raimondi affirmait qu’il était difficile de rendre compte de la masse considérable des arrêts rendus « sans mentionner les crises auxquelles nous avons assisté. Bien sûr, la crise des migrants qui s’est amplifiée au cours des derniers mois, mais, surtout, les attentats qui ont frappé l’Europe, encore récemment, et ont plongé nos démocraties dans un état de sidération ». De fait, loin d’être déconnecté du réel, le contentieux européen des droits de l’homme est le reflet des crises qui traversent l’Europe : menace du terrorisme, crise des migrants, montée des nationalismes et des populismes avec l’exemple très inquiétant de la Hongrie… Autant de défis que doit relever la Cour de Strasbourg, qui a eu le mérite ces dernières années de diminuer le nombre de requêtes pendantes qui s’élevait en fin d’année 2015 à 64 850.
Prenant position sur des questions sociétales particulièrement importantes, voire même constitutionnelles, elle n’est jamais à l’abri des critiques, le plus souvent injustes, émanant des États ou d’une partie de la doctrine qui souhaiteraient limiter son rôle. Bref, comme l’a récemment montré le Professeur Sébastien Touzé 1, la remise en cause de son autorité s’est largement banalisée alors que, dans le même temps, ces mêmes Etats ne se montrent pas très pressés de ratifier le Protocole n° 15 dont l’objectif est justement d’encourager la Cour à adopter une attitude de retenue. Au 12 novembre 2016, l’on recense ainsi trente-deux ratifications. La Russie est l’exemple topique de cet état « schizophrénique » : d’un côté, le Protocole n° 15 n’a toujours pas été ratifié et, d’un autre côté, elle ne cesse d’exprimer sa défiance à l’égard de la Cour. Le 14 juillet 2015, en réaction à l’arrêt Anchugov et Gladikov c. Russie (4 juil. 2013) relatif à l’interdiction du droit de vote des détenus, la Cour constitutionnelle russe a ainsi directement mis en cause l’autorité de la chose jugée par la Cour européenne en conditionnant l’exécution des arrêts de la Cour à leur conformité à la Constitution. De même, en décembre 2015, la loi fédérale sur la Cour constitutionnelle a été modifiée pour permettre à la Cour constitutionnelle d’écarter certains arrêts rendus par la Cour européenne. Sans minimiser ici le rôle de la Cour qui a pu parfois donner l’impression de rechercher l’uniformisation des droits nationaux, il est évident que cette remise en cause s’explique surtout par des relents souverainistes hostiles à tout contrôle supranational.
S’agissant du Protocole n° 16, qui entrera en vigueur au terme de la dixième ratification, il a été ratifié par six États qui ont, pour la plupart, désigné leur Cour constitutionnelle comme « haute juridiction nationale » 2. De quoi rassurer le Conseil constitutionnel dont la désignation comme haute juridiction autorisée à adresser à la Cour de Strasbourg une demande d’avis est toujours discutée.
Le premier semestre 2016 fût jalonné d’arrêts importants dans plusieurs domaines : la question des conflits normatifs entre la Convention et d’autres obligations internationales (I), la lutte contre le terrorisme (II), le droit des étrangers (III), la liberté d’expression (IV) et le statut des magistrats (V).
I- Variations autour de la prévention des conflits entre obligations internationales
Alors que les mécanismes de sécurité collective et la spécificité revendiquée de l’intégration européenne exacerbent les risques de conflits normatifs, la Grande chambre – saisie de deux affaires portant sur la garantie du procès équitable – a choisi d’appliquer des prismes de contrôle différenciés aux mesures prises par les États parties en exécution soit de résolutions du Conseil de sécurité des Nations-Unies (A), soit d’actes de l’Union européenne (B). Dans les deux cas, une conciliation neutralisante se donne à voir, qui ne joue toutefois pas dans le même sens.
A- Présomption de non-incompatibilité avec les droits de l’homme et soumission de l’application des sanctions décidées par les Nations-Unies à l’absence d’arbitraire
Mettant en cause une procédure de gel et de confiscation des avoirs, résultant de l’inscription – au niveau de l’ONU – des requérants sur une « liste noire » de personnes et entités soumises à sanction économique ciblée (Résolution du Conseil de Sécurité 1483(2003) du 22 mai 2003), l’arrêt Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse (Gde ch., 21 juin 2016, n° 5809/08) développe la stratégie élusive et neutralisante dont la Cour s’est fait fort à l’égard de la primauté que les articles 25 et 103 de la Charte des Nations-Unies attribuent aux obligations issues des décisions du Conseil de Sécurité en cas de contradiction avec d’autres engagements internationaux.
Une fois l’irrecevabilité ratione personae réfutée, la responsabilité de l’État défendeur se mesure en effet à la lumière d’une présomption qui prive d’objet l’application de cette règle de conflit comme du critère de la protection équivalente (§ 149). S’écartant à cet égard de la démarche de la chambre, qui en avait fait une clé commune d’articulation, la Grande chambre extrapole plus précisément la jurisprudence Al-Jedda (Cour EDH, Gde ch., 7 juil. 2001, n° 27021/08, § 102) pour présumer, dans un « esprit d’harmonisation systémique » (sic), l’absence de conflit d’obligations avec la Convention, tant qu’une résolution du Conseil de Sécurité ne prévoit pas clairement et explicitement de restrictions au respect des droits de l’homme dans la mise en œuvre des sanctions décidées (§ 140). De prime abord, pareille grille d’analyse, qui enracine la CEDH dans le contexte normatif international, semble reposer sur un critère plus conciliant que celui de la protection équivalente. Mais impliquant une relecture des décisions du Conseil de Sécurité conforme au respect des droits de l’homme, elle est tout sauf un facteur exonératoire pour les États parties, auxquels, au passage, la Cour tend à toujours trouver une certaine liberté d’action dans leur application 3. En l’occurrence, la nature des griefs, fondés sur l’article 6, permet ainsi à la Grande chambre de considérer que la résolution 1483 laisse place à un contrôle judiciaire adéquat au niveau national, puisqu’elle ne l’interdit pas explicitement (§ 143, § 146). Le déni de conflit peine à convaincre, dès lors que l’obligation prescrite par le Conseil de Sécurité de geler sans retard les avoirs des personnes identifiées par le comité des sanctions s’accommode mal de l’exercice d’une vérification juridictionnelle, au plan interne, des conditions dans lesquelles les intéressés ont été inscrit sur la liste. On aurait donc pu souhaiter que plutôt que d’user d’un sophisme, la Cour cesse enfin d’éluder la question de la hiérarchie des obligations issues de la Charte de San Francisco et de la Convention. L’analyse n’en semble pas moins guidée par l’idée que si les garanties du procès équitable ne constituent pas une norme de jus cogens (§ 136), le principe de l’État de droit est en revanche une « composante fondamentale de l’ordre public européen » (§ 145).
Pesant sur l’interprétation « harmonisante » des normes universelles, cette considération justifie que sous peine d’engager leur responsabilité au regard de l’article 6, les États parties ne puissent pas donner « suite à l’inscription d’une personne – physique ou morale – sur une liste de sanctions sans s’être au préalable assuré – ou avoir pu s’assurer – de l’absence d’arbitraire dans cette inscription » (§ 147). Sous couvert de prémisses monistes, l’arrêt Al-Dulimi aboutit à un principe proche de celui retenu, dans une logique d’autonomie plus dualiste, par l’arrêt Kadi I de la Cour de justice 4 : ainsi, l’autorité internationale d’une résolution du Conseil de sécurité ne saurait-elle pas plus faire obstacle, dans la sphère de la Convention, à l’exercice d’un contrôle de fond préservant la substance du droit d’accès à un tribunal, qu’elle n’est susceptible d’empêcher, dans l’ordre juridique de l’UE, le contrôle de légalité interne requis par le respect du droit à un recours effectif. Et comme dans l’arrêt Kadi I (préc. pts 321-322), l’impératif attaché aux valeurs constitutionnelles du système européen est d’autant plus vif que le propre système de sanction des Nations-Unies n’offre pas une « protection satisfaisante » (Al-Dulimi, § 153).
Qu’elle soit renversée (Nada, préc.) ou non, la présomption de non-incompatibilité des décisions du Conseil de sécurité avec le respect des droits de l’homme n’empêche donc pas de sanctionner les différences de garantie, ni ne préserve leurs mesures d’exécution d’une condamnation. Il en va tout autrement de la présomption de protection équivalente, dans les relations avec le droit de l’Union.
B- Présomption de protection équivalente des droits de l’homme et inflexion des garanties du procès équitable dans le cadre de la coopération judiciaire civile au sein de l’UE
Prenant valeur de test à la suite de l’avis négatif de la Cour de Justice sur le projet d’accord d’adhésion de l’Union à la Convention 5, l’affaire Avotiņš c. Lettonie semblait particulièrement propice à un éventuel durcissement de la jurisprudence Bosphorus. En l’occurrence en effet, le requérant alléguait devant la Cour une violation non seulement de l’article 6§1 de la CEDH mais aussi du règlement communautaire sur le fondement duquel les juridictions lettones avaient ordonné l’exécution du jugement rendu par défaut à son encontre à Chypre sans qu’il ait été dûment cité à comparaître 6. Or, même s’il est acquis que l’office de la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas de statuer sur la méconnaissance d’autres normes que la Convention, il n’aurait pas été si illogique, ni si illégitime, que son contrôle s’adapte à ce paramètre. D’abord parce que le sens même de la présomption de protection équivalente suppose que la mesure nationale litigieuse consiste en une application conforme du droit de l’Union. Ensuite parce que l’examen de griefs fondés sur la CEDH n’exclut pas de s’assurer de la justification qu’un État prétend tirer du sens et de la portée d’une règle de l’Union, et donc de se pencher le cas échéant sur la validité ou la pertinence de l’interprétation qu’en retiennent ses autorités au regard de celles établies par la Cour de justice. Dans une affaire d’un tout autre type, la Cour n’a d’ailleurs pas hésité à explorer elle-même la signification de divers actes communautaires à la lumière de la jurisprudence existante de la Cour de justice, ni à récuser alors l’analyse selon laquelle la directive sur les services de médias audiovisuels aurait impliqué l’incompétence des tribunaux de l’État défendeur pour connaître d’une action en diffamation suite à la diffusion transfrontalière d’une émission télévisée et conclure en conséquence à une violation du droit du requérant à un accès effectif à la justice 7. Toutefois, l’opportunité n’a pas été saisie de donner un nouveau tour à la doctrine de l’équivalence et pour attendu qu’il ait été, l’arrêt rendu par la Grande chambre, sur renvoi 8 fait au mieux figure de timide coup de semonce.
Par rapport à l’hétérodoxie méthodologique des analyses de la chambre, la Grande chambre fait certes œuvre de systématisation en se plaçant sous les auspices des conditions d’application et critère de renversement de la présomption Bosphorus. Mais d’emblée se perçoit une posture de retenue, voire une réticence à ouvrir la voie d’un plein contrôle de conventionnalité. A juger que le Règlement Bruxelles I ne laisse aucune marge de manœuvre aux juridictions saisies d’une demande d’exequatur, la Cour européenne des droits de l’homme néglige les ambiguïtés qui subsistent autour de l’exception prévue à l’article 34 § 2 du règlement, notamment quant aux critères permettant de déterminer si le défendeur condamné par défaut aurait été en mesure d’exercer dans l’État d’émission un recours qu’il a manqué d’utiliser. A considérer ensuite que l’absence de renvoi préjudiciel au cours de la procédure n’est pas un facteur déterminant en l’occurrence, elle relativise la portée de la condition d’application ajoutée par l’arrêt Michaud c. France 9 et fait également fi, dans les circonstances d’une cause qui se différenciait des précédentes affaires ASML 10 et Apostolidès 11, de l’intérêt objectif qu’aurait eu une saisine de la Cour de justice pour permettre au système de protection des droits fondamentaux dans l’Union de déployer « l’intégralité de ses potentialités ».
Le plus critiquable, cependant, est la neutralisation du critère de l’insuffisance manifeste de protection, dont la démonstration pouvait seule renverser la présomption de conventionnalité de l’exequatur. S’enrichissant sur ce terrain de Remarques générales sur la reconnaissance mutuelle, l’arrêt Avotiņš a bien le mérite d’en faire une borne de principe à la confiance censée prévaloir entre les Etats membres de l’Union, par contrepoint à la position de la Cour de justice 12. Ainsi, « limiter aux seuls cas exceptionnels le contrôle par l’État requis du respect des droits fondamentaux par l’État d’origine […] pourrait, dans des situations concrètes, aller à l’encontre de l’obligation qu’impose la Convention de permettre au moins au juge de l’État requis de procéder à un contrôle adapté à la gravité des allégations sérieuses de violation des droits fondamentaux dans l’État d’origine afin d’éviter une insuffisance manifeste dans la protection de ces droits » (§ 114). C’est signifier, au niveau le plus solennel, que l’efficacité de la reconnaissance mutuelle ne saurait édulcorer l’intervention des juges du for au point de leur interdire ou de les dispenser de s’assurer de l’absence de lacune procédurale grave et que la Cour européenne des droits de l’homme elle-même entend veiller au respect de ce minimum incompressible (cf. § 116). Cette belle fermeté est toutefois démentie « dans les circonstances particulières de l’espèce » par la tolérance d’une application littérale et automatique du Règlement Bruxelles I. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, puisque la juridiction suprême lettone se voit formellement reprocher de n’avoir pas vérifié, dans le cadre d’un débat contradictoire donnant lieu à conclusion motivée, que le droit chypriote offrît un recours disponible avant d’opposer son non-usage au requérant. Mais alors que sont en jeu des garanties fondamentales du procès équitable, à savoir l’égalité des armes et le contradictoire en matière de signification et de notification des actes judiciaires aux parties 13 ainsi que le respect général des droits de la défense, le constat d’une « insuffisance manifeste de protection » n’en est pas moins éludé sous prétexte que le requérant aurait en l’espèce contribué à la situation dont il se plaint (§§ 121-124). Rejoignant sur ce point les conclusions de la chambre, l’arrêt Avotiņš cautionne donc une démarche paradoxale et discutable, qui soumet le justiciable à une obligation de diligence rigoureuse pour absoudre les juridictions nationales d’un manquement à leurs propres responsabilités au titre à la fois de la Convention et du Règlement Bruxelles I 14. Les nécessités de la coopération judiciaire civile n’en méritaient pas tant…
CP
II- L’Etat de droit aux prises avec la lutte contre le terrorisme
Ce sont plusieurs des jurisprudences les plus emblématiques de sa conception de l’État de droit que la Cour revisite face à une menace terroriste en expansion : de la surveillance secrète des individus 15 à leur remise extraordinaire à des agents de la CIA (Nasr et Ghali c. Italie, 23 fév. 2016, n°44883/09, condamnant l’organisation institutionnelle de l’impunité), du recours à la force meurtrière 16 aux sanctions économiques 17. A travers ces affaires emblématiques, c’est tout le spectre de l’ordre public démocratique qui se trouve impacté.
Le premier arrêt concerne la création d’une task force spécialisée dans la surveillance secrète, l’étendue de ses attributions en matière de « prévention, recherche et répression d’actes terroristes en Hongrie » et les garanties procédurales contre l’arbitraire. Dans le prolongement de son arrêt Roman Zakharov c. Russie (gr. ch., n° 47143/06, 4 déc. 2015) la Cour se penche sur l’exigence de prévisibilité en examinant l’étendue de la surveillance possible et les recours disponibles, au motif qu’accorder un pouvoir discrétionnaire à l’exécutif en matière de sécurité nationale implique d’en préciser l’étendue et les modalités d’exercice de manière suffisamment claire pour offrir à chacun la protection adéquate. Tenant compte de l’évolution de la menace contemporaine et de la nécessité pour les autorités d’adapter leurs dispositifs permettant d’y faire face, parfois en urgence, elle s’appuie sur les observations de la CJUE et du Rapporteur spécial des Nations Unies pour rappeler les exigences d’une démocratie apte à se défendre. Contrairement à l’affaire Klass, dans laquelle elle avait jugé un dispositif de surveillance conforme à l’article 8 grâce à l’existence d’un contrôle préalable réalisé par une commission indépendante, elle considère ici qu’en attribuant à la task force une compétence envers « une série de personnes » (a range of persons) sans qu’elle ait à prouver la relation entre individus surveillés et menace terroriste, la législation rend possible la surveillance illimitée de très nombreux citoyens, ce qui l’amène à juger recevable ce recours introduit par deux membres d’une association aux activités proches du journalisme (watchdog organisation). De plus, face à une supervision confiée à un responsable politique qui ne doit répondre des opérations lancées qu’en termes généraux devant une commission parlementaire, la Cour dénonce le risque de voir la menace terroriste « remplacée » par la menace d’un pouvoir exécutif « illimité », dans une perspective qui n’est pas sans évoquer la jurisprudence par laquelle elle a désormais pour habitude d’affirmer que l’obligation d’enquête est essentielle à la préservation de la confiance du public dans l’État de droit car elle y préserve l’adhésion. Elle conclut à la violation de l’article 8 au motif que la législation, pouvant « virtuellement » concerner tout le monde, n’était pas assortie de « garanties suffisamment précises, effectives et complètes » concernant la surveillance, au niveau de sa décision, de son exécution et de sa réparation éventuelle.
Obtenue à l’unanimité, cette solution est toutefois contestée par le juge Pinto de Albuquerque qui déplore que la section s’éloigne de la position de principe adoptée par la Grande Chambre dans l’arrêt Roman Zakharov : « while the tone is right, the substance of the judgment risks failing to allay entirely the serious dangers for citizens’ privacy, the rule of law and democracy resulting from such a legal framework ». Dans un contexte hongrois préoccupant, la quatrième section se limite notamment à évoquer une « suspicion individuelle » quand la Grande chambre exigeait pour sa part une « suspicion raisonnable », manquant ainsi d’affirmer fermement que la surveillance massive des populations constitue en elle-même une atteinte à l’État de droit.
Elle est moins frileuse dans l’arrêt Nasr et Ghali, premier relatif à une « remise extraordinaire » dans laquelle il a été procédé à une reconstitution. Ce travail est d’ailleurs salué par la Cour, qui « rend hommage au travail des juges nationaux qui ont tout mis en œuvre pour tenter d’‘établir la vérité’ » (§ 265). Faisant sienne la formule de la Cour de cassation italienne selon laquelle les autorités exécutives ont « baissé le rideau noir du secret » (arrêt, 24 fév. 2014), elle considère en revanche que ces dernières « ont considérablement compromis – voire réduit à néant – les chances des requérants d’obtenir un dédommagement des personnes responsables » (§ 208). Car, sans aller jusqu’à nier les faits solidement établis par les enquêteurs et les juridictions nationales, le Gouvernement nie la participation des autorités italiennes à leur commission en soutenant non sans cynisme que seul un carabinier était impliqué, agissant à titre individuel, et que « la Cour ne saurait en décider autrement, aucun élément de preuve couvert par le secret d’État ne pouvant entrer en ligne de compte » (§ 218). Ce sont donc les différents pouvoirs constitués de l’État italien qui s’affrontent.
Pour contourner ce secret, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » et renverse la charge de la preuve comme elle l’a déjà fait « lorsque les événements en cause sont connus exclusivement des autorités » dans des cas où un individu se trouve placé sous leur contrôle, en l’absence d’explication « satisfaisante et convaincante » (§ 220). Ayant été clairement établi que le requérant (membre d’un mouvement islamiste considéré comme terroriste par les autorités égyptiennes, bénéficiant du statut de réfugié politique en Italie depuis 2001 et soupçonné de radicalisation) avait été détenu et torturé de longues années en Egypte suite à son enlèvement à Milan en présence d’un carabinier italien, la Cour constate qu’il relevait alors de la juridiction de l’Italie et que l’avion qui l’a transporté de la base militaire américaine d’Aviano à celle de Ramstein avait survolé son espace aérien. Renvoyant à ses arrêts établissant l’existence de pratiques « employées ou tolérées par les autorités américaines et qui étaient manifestement contraires aux principes de la Convention » 18, elle « tient pour établi que les autorités italiennes savaient que le requérant était victime d’une opération de ‘remise extraordinaire’ » (§ 234-235), ce qui, aux termes de l’arrêt de Grande Chambre Ilascu et a. c. Moldova et Russie de 2004, engage leur responsabilité, que les actes commis l’aient été « avec l[eur] approbation formelle ou tacite ». En application de la jurisprudence El Masri fondée sur le principe de l’arrêt Soering, cette responsabilité s’étend aux traitements infligés à l’étranger suite à la « remise », lorsque L’État qui renvoie « savait, ou aurait dû savoir » ce qui se passait sur son territoire.
Ce principe est également étendu à l’article 5 puisque, depuis l’arrêt Al Nashiri, un « risque réel de violation flagrante » est jugé « inhérent » à une telle opération, qui implique une détention « en dehors du système juridique ordinaire » et qui « par son mépris délibéré des garanties du procès équitable est totalement incompatible avec l’état de droit et les valeurs protégées par la Convention ». Or, récapitulant les éléments d’une « enquête officielle effective », l’argumentation fait là encore la part belle à la nécessité de « maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’état de droit [en] préven[ant] toute apparence de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration » (§ 263) : en tant qu’idéal, l’état de droit doit rester le ciment de la société démocratique tournée vers la Convention et la Cour. Cela importe tout particulièrement lorsque ce sont les plus hautes autorités de l’État qui sont mises en cause, organisant l’impunité d’agents responsables de graves violations des droits de l’homme dans le cadre d’un système de collaboration criminelle institutionnalisé.
Rejetant les exceptions préliminaires du Gouvernement, tirées du caractère prématuré de la requête et du non-épuisement des voies de recours internes en matière civile, la Cour se concentre sur deux questions : l’annulation de la condamnation des agents italiens impliqués et l’absence de démarches permettant l’exécution des condamnations prononcées à l’égard des agents américains officiellement « en fuite » 19. Constatant que, suite à l’intervention des autorités, aucun des agents italiens impliqués ne pourrait en définitive être déclaré responsable en dépit des preuves suffisantes et de leur large diffusion, notamment via internet, la Cour juge sévèrement – et à l’unanimité – l’utilisation dévoyée du secret d’État, lorsqu’elle constitue moins un outil de protection d’informations sensibles qu’un moyen d’organiser l’impunité, en violation manifeste de l’idée même de lutte contre l’arbitraire, et en dépit du statut de réfugié politique du requérant comme de l’existence d’un accord d’extradition entre Italie et États-Unis 20. Derrière l’impératif légitime de lutte contre le terrorisme, c’est ainsi l’État de droit qui se trouve foulé aux pieds dans ce qu’il a de plus essentiel : la lutte contre l’arbitraire. Et c’est le lien intrinsèque entre aspects formels et aspects substantiels, mêlés dans la version contemporaine de l’État de droit, qui apparaît ici.
C’est le cas également dans l’arrêt Armani Da Silva, relatif au décès d’un homme tué par erreur alors qu’il était soupçonné de faire partie du groupe de kamikazes responsables des attentats à la bombe commis à Londres quelques jours plus tôt. Suivi pendant une demi-heure par les forces de l’ordre, il avait été abattu par des agents de la section d’intervention qui avaient reçu l’ordre de l’empêcher de monter dans le métro. Un accord ayant réglé une action civile en réparation en 2009, la requête, déposée par une cousine, porte sur le volet procédural de l’article 2, et plus particulièrement sur la décision du procureur, prise sur la base du rapport établi par une commission d’enquête indépendante, de ne poursuivre aucun policier à titre individuel, faute de « perspective réaliste » de voir la procédure aboutir à une condamnation, mais seulement la préfecture en tant qu’institution. La section s’étant dessaisie à son profit, la Grande chambre choisit d’envisager les conditions du recours légitime à la force meurtrière en s’éloignant de la posture adoptée dans l’arrêt McCann de 1995.
Rappelant que l’exigence d’une enquête « effective » implique une obligation de moyens et non de résultat pour les autorités, et non un « droit d’obtenir que des tiers soient poursuivis ou condamnés au pénal » (§ 238), l’argumentation évoque la théorie des apparences à travers un rappel du principe de l’arrêt Öneryildiz de 2004 (gr. ch., § 95) : « les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie ». Recoupant la nécessité de préserver la confiance du public dans l’État de droit, cela se traduit par l’exigence d’un « examen scrupuleux » de l’affaire. Or, pour rechercher si la procédure avait ou non permis aux autorités de déterminer si la « conviction apparemment honnête » des agents d’intervention s’était également avérée « raisonnable » (§ 243), la Cour choisit d’examiner deux points : les autorités ont-elles pu examiner le caractère justifié ou non du recours à la force ? L’enquête a-t-elle été apte à identifier les responsables, et, le cas échéant, les sanctionner ? Sur le premier point, adoptant le point de vue des agents, elle rappelle avoir toujours envisagé le caractère raisonnable de leur conviction comme un « facteur pertinent à prendre en compte pour déterminer l’honnêteté et la sincérité de la conviction » et non comme une « exigence distincte » (§ 246) et précise que « [s]i elle conclut que la conviction […] ne reposait pas sur des raisons subjectivement valables [,] il est probable qu’elle aura du mal à admettre le caractère honnête et sincère de pareille conviction » (§ 248). Sur le second point, elle examine « la compatibilité du droit interne avec l’exigence qu’une conviction honnête soit considérée, pour de bonnes raisons, comme valable au moment des faits » en recherchant si ce droit permet un vrai contrôle de proportionnalité.
S’affirmant « respectueuse » de l’organisation du système pénal comme de la décision d’engager ou non des poursuites, cette approche fait la part belle à l’idée de légitime défense. L’« examen scrupuleux » semblant avéré, au regard des dépositions recueillies auprès de 890 personnes et des 800 pièces à conviction, la Cour examine la décision du procureur estimant qu’il n’y avait « pas suffisamment d’éléments de preuve pour [conclure à] une ‘perspective réaliste de condamnation’ de chacun des accusés potentiels », ce qui doit être évalué en droit interne au regard du fait qu’un verdict de culpabilité serait « plus probable que le verdict contraire » (§ 164). Constatant l’absence d’approche uniforme au niveau européen même si elle n’identifie que quatre États dans lesquels les poursuites ne sont engagées qu’en présence d’éléments à charge « suffisants », elle considère que le seuil « peut-être plus élevé » qu’ailleurs, adopté en Angleterre et au pays de Galles, « reflète l’importance du rôle du jury » et l’impossibilité pour le juge d’écarter un dossier « fragile » (§ 269-270). Cela l’amène à décliner le principe posé dans l’arrêt Gürtekin en matière de crimes de masse, selon lequel la gravité particulière d’un crime ne constitue pas « une raison suffisante pour engager des poursuites individuelles sans tenir compte de la solidité du dossier » puisqu’il convient de ne pas engager « à la légère » (§ 272) des poursuites aux conséquences très graves. Or, l’argumentation adoptée recoupe à nouveau très largement celle qui consiste à garantir la confiance du public dans l’État de droit : « Il est vrai que si le public avait l’impression que les agents de l’État n’ont pas à répondre de leurs actes lorsqu’ils ont fait un usage injustifiable de la force meurtrière, cela serait de nature à saper sa confiance dans les forces de l’ordre et dans les services de poursuites. Cependant, compte tenu du coût financier et émotionnel que représente un procès, la confiance du public pâtirait tout autant d’une obligation pour les États d’engager des poursuites en l’absence de perspective réaliste de condamnation. Les autorités de l’État défendeur sont donc fondées à estimer que le meilleur moyen de préserver la confiance du public dans le système de poursuites consiste à ouvrir des poursuites lorsque les éléments du dossier le justifient, et de ne pas en engager lorsqu’ils ne le justifient pas » (§ 273). Constatant à nouveau l’absence d’approche uniforme et estimant que le contrôle juridictionnel de la décision relative aux poursuites « ne constituait pas en soi une exigence absolue » (§ 278), la Cour rejette le grief fondé sur la « défaillance institutionnelle » du système de justice pénale, la sanction infligée à la préfecture n’étant pas manifestement disproportionnée, et conclut à la non-violation de l’article 2 (treize voix contre quatre). A l’heure où certains membres des forces de l’ordre dénoncent une définition de la légitime défense qu’ils jugent trop restrictive, elle semble rabattre l’examen du volet procédural sur celui du droit interne et de ses seules garanties formelles. Elle tend ainsi à faire disparaître la question de l’erreur qui a mené au décès de la victime. Décrivant les situations « où il est possible d’avoir “recours à la force” », l’arrêt McCann a précisé que « l’emploi des termes “absolument nécessaire” […] indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’État est “nécessaire dans une société démocratique” [la force devant] être strictement proportionnée aux buts mentionnés » – ce qui amena la Cour à considérer « non seulement les actes des agents de l’État ayant eu recours à la force mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question » (§ 148-150). A côté des tirs meurtriers, elle avait ainsi examiné l’ordre donné de « tirer pour tuer », la prise en compte insuffisante d’une possible erreur et la décision de ne pas empêcher d’entrer à Gibraltar les individus soupçonnés de vouloir y commettre un attentat (§ 213). Dans l’arrêt d’espèce, si la victime n’avait aucun lien avec un groupement terroriste, les similarités sont toutefois nombreuses : les agents d’intervention ont reçu l’ordre de stopper (to stop) M. de Menezes, il n’a pas été empêché d’entrer dans le métro dans lequel il était soupçonné de vouloir faire exploser une bombe et c’est une sous-évaluation des possibilités d’erreur qui semble avoir mené à cette fin tragique.
Dans l’arrêt McCann, cette solution ne fut obtenue qu’à la courte majorité de dix voix contre neuf. On ne peut cependant que constater ici avec les juges dissidents Karakaş, Wojtycek et Dedov que « [n]e pas incriminer et réprimer comme il se doit en droit interne les homicides commis en situation de légitime défense putative sur la base d’une erreur injustifiée créerait un grave risque que la police ne fasse un usage excessif de la force d’effet létal ». Ce n’est pas faire peser une exigence déraisonnable sur les forces de l’ordre, face à un risque terroriste élevé. C’est seulement faire application du principe selon lequel le recours à la force peut se justifier « lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée » (§ 200, nous soulignons). Où est passé ici l’examen de la seconde condition – objective – fondée sur l’existence de « bonnes raisons » des agents de se croire en situation de légitime défense ?
On ne peut s’empêcher de se demander dans quelle mesure l’évolution du contexte international et l’aggravation du risque terroriste ont joué un rôle dans l’approche adoptée. Dans son arrêt Saadi c. Italie de 2008, la Grande chambre a souligné qu’en matière d’obligation d’enquêter, « [l]e “risque” et la “dangerosité” ne se prêtent pas […] à un exercice de mise en balance car il s’agit de notions qui ne peuvent qu’être évaluées indépendamment l’une de l’autre ». N’est-ce pas pourtant partiellement l’exercice auquel la Cour se livre ? A moins qu’elle ne traite en fait légèrement différemment les vieilles démocraties occidentales comme le Royaume-Uni et d’autres États qui lui inspirent moins confiance… En effet, les juges dissidents notent que la Commission de contrôle « a exprimé des préoccupations au sujet du délai écoulé avant qu’on ne lui transfère le contrôle de la scène et l’enquête, et au sujet du fait que [les agents] avaient été autorisés à retourner à leur base, à se rafraîchir, à parler l’un avec l’autre et à rédiger leurs notes ensemble ». Or, dans l’affaire Makbule Kaymaz et a. c. Turquie (no 651/10, 25 fév. 2014, § 141), les débuts de l’enquête étant similaires, la Cour souligna que « de tels retards ne créent pas seulement une apparence de collusion entre les autorités judiciaires et la police, mais peuvent également conduire les proches des victimes – ainsi que le public en général – à croire que les membres des forces de sécurité opèrent dans le vide de sorte qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes devant les autorités judiciaires. […] le simple fait que les démarches appropriées n’aient pas été entamées pour réduire le risque de pareille collusion s’analyse en une lacune importante affectant l’adéquation de l’enquête ». De plus, comment ne pas noter que poursuivre – et condamner – la préfecture en tant qu’institution revient, de manière assez paradoxale, à déclarer l’ensemble des agents impliqués « responsables mais pas coupables » en accréditant la thèse selon laquelle il aurait été simplement impossible de faire autrement ? Comme le relève le juge López Guerra dans son opinion dissidente, « les organisations n’agissent pas indépendamment de leurs membres »… On peut donc légitimement s’interroger sur les actions ou omissions des fonctionnaires qui ont agi de telle manière que les agents d’intervention ont pu penser agir en état de légitime défense, l’existence d’un critère restrictif risquant d’entraîner « une immunité de poursuites de facto ».
Dans l’arrêt Al-Dulimi et Montana Management Inc., le ton change – peut-être car les faits ne relèvent pas de l’urgence et, surtout, car il n’est pas question de lutte contre le terrorisme mais d’une action internationale condamnant le recours illicite à la force entre États. Mais s’agit-il véritablement d’une solution aussi libérale qu’on pourrait le penser ? Les requérants sont un ressortissant irakien résidant en Jordanie et la société de droit panaméen qu’il dirige, dont les avoirs en Suisse ont été gelés en août 1990, suite à plusieurs résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU invitant l’ensemble des États à mettre en place un embargo contre l’Irak. Ils furent inscrits en 2004 sur la liste des hauts responsables de l’ancien régime irakien et des entités qui leur appartiennent, établie par un Comité des sanctions, et le Conseil fédéral suisse confisqua leurs avoirs gelés pour les transférer au Fonds de développement pour l’Irak. Dans l’impossibilité d’obtenir leur radiation de cette liste au motif que la Suisse était tenue d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité, ils saisirent la Cour pour faire constater une violation de leur droit à un tribunal. A la suite de la deuxième section, la Grande Chambre fait droit à cette demande au motif que la Suisse devait mettre en œuvre le droit onusien dans son ordre juridique afin d’éviter l’arbitraire, le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) n’empêchant en rien un contrôle juridictionnel (§ 148), le Tribunal fédéral n’ayant pas exercé le niveau de contrôle requis. Selon la Cour, « les États parties sont tenus, dans ce contexte, d’assurer un contrôle du respect de la Convention qui à tout le moins préserve les fondements de [l’]ordre public [européen]. Or, l’une des composantes fondamentales de l’ordre public européen est le principe de l’État de droit, dont l’arbitraire constitue la négation » (§ 145). Pourtant, il n’est pas certain qu’elle tire de cette déclaration de principe les conséquences que l’on aurait pu en attendre.
Se contentant d’examiner le volet civil de l’article 6 § 1 sans distinguer nettement le mécanisme de sanction onusien et sa mise en œuvre par la Suisse, la Grande Chambre s’attache à la « possibilité réelle de présenter et de faire examiner au fond, par un tribunal, des éléments de preuve adéquats pour tenter de démontrer [le caractère arbitraire de l’]inscription sur les listes litigieuses » (§ 151) et juge insuffisantes les mesures prises par les autorités… sans expliquer toutefois comment les juridictions internes auraient pu procéder. La solution paraît alors en demi-teinte car force est de constater avec la juge Ziemele que « [s]i cet arrêt devait avoir pour effet d’établir un précédent qui permettrait à toutes les juridictions nationales de se prononcer sur les obligations imposées aux États par le Conseil de sécurité, ce serait le début de la fin de certains éléments de la gouvernance mondiale qui émerge dans le cadre des Nations unies ». Le système international de protection des droits de l’homme contemporain est-il désormais suffisamment développé pour pouvoir se passer de cet appui essentiel ? C’est là une question qu’il conviendra de garder à l’esprit en examinant la jurisprudence à venir.
C. H.-R.
III. Nouvelles avancées de la protection par ricochet dans le domaine du droit des étrangers et de la nationalité
Bien que la Convention ne garantisse ni le droit d’asile, ni le droit de séjour, ni le droit d’obtenir et de conserver la citoyenneté d’un État, le respect des droits de l’homme comporte un encadrement des compétences étatiques, qui s’est enrichi – durant le premier semestre de l’année 2016 – de trois séries d’avancées.
A- Adjonction aux obligations procédurales issues des articles 2 et 3 CEDH dans le domaine de l’asile
Le droit au respect de la vie et le droit de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants confirment leur rôle dans la protection des étrangers – en particulier des demandeurs d’asile déboutés – contre l’éloignement.
Si la promotion du principe de subsidiarité a paru un moment conférer priorité au droit à un recours effectif 21, le constat se fait néanmoins que la « reviviscence » de l’article 13 CEDH n’entraîne pas une déshérence du contrôle exercé au regard des articles 2 et 3 et peut même comporter des appréciations plutôt accommodantes. Non seulement la Cour européenne des droits de l’homme a ainsi admis, dans la ligne de la décision Sultani c. France (9 sept. 2007, n° 45223/05), la légitimité de procédures de réexamen ne comportant pas d’évaluation ex nunc, sauf faits nouveaux, afin de limiter les demandes d’asile répétitives (19 janv. 2016, Sow c. Belgique, n° 27081/13) mais elle a une fois de plus écarté le grief d’ineffectivité d’une procédure d’asile prioritaire 22, l’accumulation de telles solutions d’espèce réduisant en définitive la portée de l’arrêt I.M. c. France (2 fév. 2012, n° 9152/09) à la condamnation d’un traitement automatiquement accéléré des demandes en rétention (cf. l’art. L 556-1 CESEDA – Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile – introduit par la loi 2015-925 du 29 juillet 2015). A cette aune, le droit à un recours effectif n’aura donc guère manifesté de vertus réformatrices sur la période considérée.
Relatif aux conséquences de la conversion d’un musulman iranien au luthérianisme après sa fuite en Suède, l’arrêt F.G. c. Suède (Gde ch., 23 mars 2016, n° 43611/11) attache au contraire au respect des articles 2 et 3 une nouvelle implication procédurale, qui déplace le curseur des obligations incombant aux parties à une procédure d’asile. Se situant dès l’examen de la recevabilité dans une logique d’ordre public, la Grande chambre se fonde en effet sur le caractère absolu des droits en cause, conjugué à la vulnérabilité des demandeurs d’asile, pour imputer aux autorités nationales l’obligation d’examiner d’office un motif de risque – même individuel – lorsque l’État est informé de faits propres à en révéler l’existence, spécialement dans des situations où l’intéressé fait vraisemblablement partie d’un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements (§ 127).
A l’interface du droit international des réfugiés et du droit UE de l’asile, l’apport du droit de la Convention est alors de deux ordres. D’une part, de simple faculté dans l’article 5 de la directive « Qualification » 23, la prise en considération d’un éventuel besoin de protection apparu sur place devient une obligation au titre des articles 2 et 3 CEDH. Corollairement, se produit d’autre part un nouvel infléchissement de l’obligation pesant sur le demandeur de présenter aussi rapidement que possible tous les éléments nécessaires pour étayer ses prétentions (art. 4§1 Directive « Qualification », préc. ; art. L 723-4 CESEDA modifié par la loi du 29 juillet 2015). Jusqu’alors, seule l’existence d’un « risque général bien connu » emportait un réaménagement de la charge de la preuve 24. L’arrêt F.G. c. Suède déborde résolument cette hypothèse en l’étendant à des risques tout personnels, indépendamment du comportement de l’intéressé. Aussi le refus initial du requérant d’appuyer sa demande d’asile sur son changement de religion n’exonère-t-il en rien les autorités nationales (§156). Statuant sur une question qui n’a jamais été déférée à son homologue, la Cour de Strasbourg ajoute ainsi aux interprétations de la Cour de justice 25. Et même si en cohérence avec les orientations du HCR, la nécessité est pleinement reconnue de vérifier la sincérité des engagements manifestés sur place, pour éviter les abus (§ 123), la contrainte procédurale est loin d’être anodine quand la gestion de la crise migratoire actuelle pourrait inciter à un examen plus restrictif et/ou expéditif de la situation des demandeurs.
B- Sanctions de l’obligation de non-discrimination en matière d’admission au séjour
Alors que jusqu’à présent, l’article 8 CEDH, pris isolément, n’a guère fondé que des obligations casuistiques dans le domaine de l’admission au séjour pour motif familiaux, la combinaison avec l’article 14 semble de plus en plus pouvoir faire levier 26, sinon dans le sens d’un droit général au regroupement familial, du moins en faveur de l’élimination de règles discriminatoires qui nuiraient à une vie commune.
La dynamique s’est particulièrement manifestée au bénéfice des couples homosexuels, dans les arrêts Pajić c. Croatie 27 et Taddeucci et McCall c. Italie 28. L’interprétation évolutive de la vie familiale initiée par l’arrêt Schalk et Kopf 29 se voit transposée au domaine de la réglementation de l’entrée et du séjour des étrangers sans que, par référence à l’arrêt Vallianatos c. Grèce 30, une absence de cohabitation n’affecte l’identification d’une relation stable relevant de l’article 8 CEDH. Sur cette base, l’application de l’article 14 confirme, notamment dans l’affaire Taddeucci et Mc Call, toute la rigueur de la Cour à l’égard des inégalités de droits en fonction de l’orientation sexuelle, puisque même la protection de la famille traditionnelle, reçue comme but légitime en d’autres occurrences, n’est pas jugée être ici une raison suffisamment convaincante. Certes, la cohérence de la jurisprudence européenne n’est pas sans pâtir d’une apparente contradiction, entre les deux arrêts, dans la qualification de la situation des couples homosexuels non mariés, par rapport à celle de concubins hétérosexuels : en écho à la jurisprudence Thlimmenos (Gde ch., 6 avr. 2000, n° 34369/97), l’arrêt Taddeucci et Mc Call présente en effet cet intérêt singulier de sanctionner l’application de règles identiques à des situations considérées comme « sensiblement différentes » (§§ 83-85), là où l’arrêt Pajić condamne le traitement différencié de situations tenues pour comparables (§ 73). Mais si l’analyse révèle ainsi sa contingence, selon l’économie des dispositifs nationaux dont la Cour est saisie, les logiques restent convergentes. La législation croate, qui ouvre le droit de séjour aux partenaires non-mariés attestant d’une relation de trois ans et plus, ne peut implicitement en exclure les couples homosexuels ; la législation italienne, qui réservait à l’inverse l’octroi d’un permis de séjour au seul « époux », ne saurait alors négliger que les couples homosexuels n’avaient aucune faculté légale – à la différence des hétérosexuels – de contracter mariage en Italie. En définitive, c’est dire que matériellement ou formellement, le droit de séjour pour motifs familiaux ne saurait être moins bien garanti aux partenaires de même sexe. De ce point de vue, l’état du droit français ne semble pas directement menacé, dès lors que le mariage pour tous est désormais admis (loi 2013-404 du 17 mai 2013) et qu’en toutes hypothèses, un partenariat civil est un élément d’appréciation des liens établis en France en vue de la délivrance d’une carte de séjour « vie privée et familiale » sur le fondement de l’article L 313-11, 7° du CESEDA.
Mais un second axe de développement se dessine, par ailleurs, avec l’arrêt Biao c. Danemark (Gde ch., 24 mai 2016, n° 38590/10), qui, pour la première fois, dénonce une discrimination indirecte en fonction de l’origine ethnique en matière de regroupement familial des conjoints. Infirmant les conclusions tant de la chambre que de la Cour suprême danoise, la Grande chambre s’écarte, sans le dire, du principe selon lequel « il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux qui ont des attaches particulières avec un pays » 31, notamment ceux « dont les attaches […] découlent d’une naissance sur le territoire » 32. Bien que cette jurisprudence ne soit pas renversée, une moindre complaisance s’exprime à l’égard des compétences et intérêts étatiques et c’est sans guère s’encombrer de la subsidiarité, que le juge de la Convention stigmatise la règle dispensant les seuls titulaires de la nationalité danoise depuis au moins 28 ans de l’obligation de justifier de leurs attaches avec le pays pour obtenir un regroupement familial. Jugeant qu’une telle disposition produit des effets préjudiciables disproportionnés à l’égard des citoyens naturalisés, originaires comme le requérant d’autres pays, la Cour exige du gouvernement la preuve de raisons explicatives, non seulement objectives et sans lien avec l’origine ethnique 33, mais « impérieuses et très fortes », alignant ainsi la caractérisation d’une discrimination indirecte d’ordre ethnique sur le régime des discriminations directes en fonction de la nationalité. Si l’article 14 acquiert une portée renforcée, il faut toutefois avouer qu’un effet positif sur la jouissance du regroupement familial n’est pas pour autant assuré. Car loin de porter sur le critère restrictif « des attaches », qui peut se retrouver dans plusieurs droits nationaux sous la forme de conditions ou de tests d’intégration, la censure frappe une dérogation, dont les termes, en revanche, ne connaissent pas d’équivalent. Au risque que le gouvernement défendeur ne soit tenté de la supprimer en exécution de l’arrêt, s’ajoute donc la probabilité d’un impact immédiat limité sur la réglementation de l’immigration familiale dans les ordres juridiques des autres États parties.
C- Emprise élargie de l’article 8 sur le droit de la nationalité
Quoique la matière relève de la compétence et de l’ordre juridique de chaque Etat partie 34, la jurisprudence européenne a déjà établi qu’un refus arbitraire de nationalité était susceptible de poser problème au regard de l’article 8 CEDH 35, en raison notamment de son impact sur « l’identité sociale » de l’individu 36. L’intérêt de l’arrêt Ramadan c. Malte (21 juin 2016, n° 76136/12) est d’étendre par symétrie cette solution aux décisions portant déchéance de la nationalité, qui doivent donc également être proportionnées à leurs motifs et s’inscrire dans le cadre d’une procédure autorisant le contradictoire. Bien que la Cour conclue en l’occurrence à l’absence de violation, l’applicabilité de l’article 8 crée ainsi un filet de sécurité, au-delà des hypothèses dans lesquelles la mesure priverait l’intéressé de la jouissance effective des droits attachés à la citoyenneté de l’Union européenne 37.
CP
IV. Les aléas de la liberté d’expression
Au titre de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention, la Cour européenne a, au cours du premier semestre 2016, initié ou accentué certaines tendances jurisprudentielles fort importantes. Tout d’abord, les arrêts rendus confirment que « l’identité du titulaire de la liberté d’expression restreinte [influe] (…) sur la densité de la protection due à celle-ci » 38. Ainsi, à la différence de son contrôle très rigoureux sur les limitations à la liberté d’expression de l’avocat, la Cour donne l’impression d’être moins sensible à la liberté d’expression des parlementaires (A). Ensuite, la question des conflits de droits, qui occupe une place de plus en plus importante dans l’activité de la Cour européenne, a constitué le terrain d’élection du contentieux sur la liberté d’expression. Ce faisant, on constate que la grille d’analyse explicitée et synthétisée par la Cour européenne des droits de l’homme dans la désormais très célèbre affaire Axel Springer 39 – relative à la résolution des conflits entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée – se révèle attractive et malléable (B).
A- Confirmation de la différenciation du niveau de protection en fonction du titulaire de la liberté d’expression
A l’occasion de l’arrêt Bono c. France du 15 décembre 2015 (n° 29024/11), la Cour a été amenée à rappeler et préciser l’importance de la liberté de l’avocat dans le prétoire. Les faits de l’espèce étaient les suivants. Maître Bono, défenseur de S.A., suspecté de terrorisme, s’était vu infliger un blâme assorti d’une inéligibilité aux instances professionnelles pour une durée de cinq ans pour avoir mis en cause, dans des conclusions écrites, la « complicité » des juges instructeurs dans l’utilisation de la torture à l’encontre de son client par les services secrets syriens. Aussi, se plaçant très logiquement dans le sillage des jurisprudences Nikula c. Finlande 40 et Morice c. France 41, la Cour prend bien soin de souligner que « la question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique » (§ 45). L’imbrication de la liberté d’expression de l’avocat et de son indépendance permet à la première de bénéficier d’une protection étendue. Les critiques litigieuses ayant été tenues dans des conclusions écrites devant la Cour d’appel, l’arrêt souligne que les propos tenus par l’avocat dans le prétoire appellent une plus grande tolérance dans la mesure où ils ne sortent pas de la salle d’audience. Ce canevas étant posé, la Cour se focalise sur la question de savoir si la sanction disciplinaire prononcée contre le requérant était nécessaire dans une société démocratique. Deux considérations vont lui permettre de conclure à la violation de l’article 10. En premier lieu, tout en relevant le caractère outrageant des propos litigieux qui « n’étaient pas nécessaires à la poursuite du but poursuivi, à savoir faire écarter les déclarations de S.A. obtenues sous la torture » (§ 51), le juge européen accorde un poids décisif au fait qu’ils ont été tenus « dans un contexte judiciaire » et formulés « sous forme écrite » (§ 52). C’est dire, en d’autres termes, qu’ils n’étaient pas gratuitement outrageants mais s’inscrivaient dans une stratégie de défense de M. S. A. poursuivi pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme. En deuxième lieu, elle choisit d’assimiler lesdits propos en jugements de valeur dont on sait qu’ils bénéficient de la protection de l’article 10 dès lors qu’ils ne sont pas dépourvus de toute base factuelle. Or, l’arrêt s’attache à démontrer que l’un des juges mis en cause a suivi les interrogatoires de M. S. A. en Syrie et, selon une formulation ayant fait florès dans le cadre de sa jurisprudence sur l’éloignement des étrangers, que « les méthodes des services de police syriens étaient notoirement connues, ainsi qu’en attestent (…) l’ensemble des rapports internationaux à ce sujet » (§ 53). Convaincue que les propos portaient ainsi sur un sujet grave, voire même d’intérêt général – le recours à la torture dans la lutte contre le terrorisme – la Cour ne pouvait que pointer du doigt le caractère disproportionné de la sanction infligée au requérant. Cette solution, adoptée à l’unanimité, mérite d’être approuvée. Comme le note la Cour, le simple rappel à l’ordre de la Cour d’appel de Paris était suffisant. Tant est si bien que l’on ne peut se départir du sentiment que le procureur de la République n’a pas eu le nez creux en engageant une procédure disciplinaire contre le requérant. Enfin, il est intéressant de noter que, par cet arrêt, le juge européen étend pour la première fois les principes énoncés dans son arrêt Nikula à des critiques adressées à un juge d’instruction dans le prétoire. Le même degré de protection s’applique aux magistrats lorsqu’ils s’expriment à titre professionnel sur des sujets d’intérêt général. Il ressort ainsi de l’arrêt de grande chambre Baka c. Hongrie du 23 juin 2016 (no 20261/12) que la cessation prématurée du mandat du Président de la Cour suprême hongroise à la suite de critiques émises publiquement sur différents projets de loi, en l’occurrence, des réformes législatives sur les tribunaux mettant en cause leur indépendance, est disproportionnée.
Cette attitude tranche avec celle adoptée dans l’arrêt Karacsony et autre c. Hongrie du 17 mai 2016 (n° 42461/13 et 44357/13) concernant la liberté d’expression des parlementaires. Étaient en cause in specie des amendes infligées plusieurs parlementaires hongrois de l’opposition qui avaient manifesté avec vigueur leur désaccord contre deux propositions de lois en brandissant à l’Assemblée une grande pancarte, une banderole et en utilisant une brouette et un porte-voix. Prononcé en grande Chambre, cet arrêt était attendu en raison du contexte politique hongrois marqué par une volonté d’ultra-domination du parti majoritaire « Fidesz » dans toutes les enceintes de la vie politique et de la position très audacieuse de la deuxième section qui n’hésita pas à envisager l’affaire sous l’angle des articles 10 (dans sa dimension substantielle) et 13 en concluant à leur violation. La demande de renvoi en Grande chambre du gouvernement était tout sauf une surprise et sa démarche n’aura pas été vaine. Car c’est une toute autre réponse qu’elle nous livre, semblant surtout désireuse de défendre bec et ongles l’autonomie des assemblées parlementaires. Les tierces-interventions très énergiques des gouvernements britannique et tchèque n’y sont sans doute pas étrangères. A preuve, les développements sur l’importance de la liberté d’expression des parlementaires « vecteurs par excellence du discours politique » (§ 137) laissent très vite place à la valorisation de l’autonomie du parlement. Faisant valoir que « les règles de fonctionnement interne d’un parlement national, du fait qu’elles constituent un aspect de l’autonomie parlementaire, relèvent de la marge d’appréciation de l’État contractant » (§ 143), la juridiction européenne des droits de l’homme se place très clairement sous les auspices du principe de subsidiarité. L’analyse de droit comparé à laquelle elle se livre conforte la marge d’appréciation des États, puisque la quasi-totalité des droits parlementaires des États parties à la Convention comprennent des dispositions permettant de sanctionner des comportements qui porteraient atteinte au bon déroulement des débats. Partant de là, la Cour affirme, de manière quelque peu troublante, qu’« il existe un intérêt public impérieux à veiller à ce que le parlement, tout en respectant les exigences de la liberté de parole, puisse fonctionner correctement et accomplir sa mission dans une société démocratique » (§ 146). Une telle formulation annonçait une relativisation de la liberté d’expression des parlementaires, du moins sur le plan substantiel. Plus encore, l’on assiste à une inversion des priorités en ce que l’autonomie parlementaire devient « le principe » 42, négligeant ainsi la structure de l’article 10 qui exige que les limitations doivent être interprétées de manière étroite. Fort de ces arguments qui ne sont pas sans rappeler le devoir de l’Union européenne de respecter l’identité constitutionnelle des États membres, le juge européen cède de nouveau aux sirènes de la procéduralisation en se contentant de contrôler « si la restriction à la liberté d’expression des requérants s’accompagnait de garanties effectives et adéquates contre les abus » (§ 151). Là réside, sans conteste, la régression par rapport à l’arrêt de chambre. Régulièrement décriée en doctrine, cette tendance conduit la Grande chambre à totalement éluder le débat au fond, à savoir si l’ingérence en cause répondait à un besoin social impérieux. Heureusement, la prééminence du droit agit ici comme un véritable « concept amplificateur » pour reprendre la belle expression du Professeur Marguénaud 43, l’arrêt énonçant que « les garanties procédurales offertes [contre des sanctions disciplinaires a posteriori] doivent prévoir, au minimum, le droit pour le parlementaire concerné d’être entendu dans le cadre d’une procédure parlementaire préalablement au prononcé de la sanction » (§ 156). Tel n’était pas manifestement pas le cas en l’espèce. A l’époque des faits, le droit national hongrois ne permettait pas, en effet, à des députés sanctionnés d’être associés à la procédure. Depuis lors, la loi a été modifiée mais cela est sans incidence sur la solution de la Cour. A l’aune de l’arrêt Karacsony e.a. c. Hongrie, il faudra donc retenir deux enseignements : la Cour fait preuve d’une retenue judiciaire marquée lorsqu’est en cause l’autonomie parlementaire et, par voie de conséquence, l’influence limitée de la Convention européenne sur le droit parlementaire des États.
B- Attractivité et la malléabilité des critères « Axel Springer »
Rendu en formation solennelle, l’arrêt Axel Springer avait marqué un tournant dans la jurisprudence de la Cour, en énonçant, de façon pédagogique, un mode d’emploi de résolution des conflits entre les droits à liberté d’expression et au respect de la vie privée à destination des juges nationaux (contribution des informations ou des photos à un débat d’intérêt général ; notoriété de la personne et l’objet du reportage ; comportement antérieur de la personne mise en cause ; contenu, forme, et répercussions de la publication ; mode d’obtention des informations et leur véracité ; gravité des sanctions infligées aux journalistes). A ce titre plusieurs arrêts rendus en 2016 montrent que le juge européen applique de façon quasi-systématique cette grille de lecture lorsque sont en cause ces conflits de droits. Ainsi, dans l’affaire Société de Conception de Presse et D’Edition c. France (25 févr. 2016, n° 4683/11) relatif à la publication par le magazine « Choc » d’une photographie d’Ilan Halimi prise par ses tortionnaires durant sa séquestration, la Cour reprend logiquement ces critères en identifiant clairement un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée. Il importe néanmoins de préciser que le droit à la vie privée dont il est question est celui des proches d’I.H. A l’instar de la Cour de cassation qui considère que le droit au respect de la vie privée s’éteint avec le décès de son titulaire 44, la Cour européenne envisage le conflit sous l’angle du préjudice subi par les proches d’I.H. du fait de la publication de la photographie. Les critères « Axel Springer » s’appliquent également lorsqu’est en jeu la liberté d’expression d’une association (7 juin 2016, Cicad c. Suisse, no17676/09). Leur attractivité se traduit aussi par le fait que le juge européen reprenne la même méthodologie pour résoudre d’autres conflits de droits impliquant la liberté d’expression. Il n’est que de songer à l’arrêt de Grande chambre Bédat c. Suisse (29 mars 2016, no56925/08) dans lequel la Cour juge nécessaire d’énoncer les critères devant guider les autorités nationales dans la mise en balance entre la liberté d’expression et le droit à la présomption d’innocence. Cette affaire tire ses origines de la condamnation pénale d’un journaliste pour avoir divulgué des pièces couvertes par le secret de l’instruction. Plus précisément, en l’espèce, s’inspirant du « droit des 30 États membres du Conseil de l’Europe que la Cour a examiné dans le cadre de la présente » (§ 55), l’arrêt énonce six critères de résolution de ces conflits dont certains rejoignent ceux mis en évidence dans l’arrêt Axel Springer (contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général ; atteinte à la vie privée du prévenu ; proportionnalité de la sanction prononcée). Le critère de la contribution à un débat d’intérêt général fait alors figure de critère matriciel de résolution des conflits impliquant la liberté d’expression.
Concernant ensuite le contrôle des critères de résolution, il appert de la jurisprudence que, par-delà le souci de pédagogie judiciaire, le contrôle européen porte moins sur l’application des critères que sur leur interprétation par les juges nationaux. Autrement dit, le contrôle desdits critères pourra aussi bien conforter la marge d’appréciation des États que la résorber. Dans le sens d’une valorisation de la marge d’appréciation, l’arrêt Bédat c. Suisse constitue un cas particulièrement topique puisque la Cour fait sienne l’approche très généreuse développée à propos de l’atteinte à la vie privée du prévenu, mis en cause, qui n’avait même pas formé de recours pour se plaindre d’une éventuelle violation de son droit au respect de la vie privée. Ceci a d’ailleurs conduit à une critique assez vive des juges dissidents qui pointèrent du doigt « le degré de paternalisme dont ont fait preuve les autorités de l’État » 45. Aussi, la tendance au recadrage de la liberté d’expression dans le contentieux des conflits de droits se confirme. On peut également citer l’affaire Société de Conception de Presse et D’Edition c. France (préc.) dans laquelle le juge européen interprète le critère de l’écoulement du temps, d’ordinaire favorable à la liberté d’expression, en faveur du droit au respect de la vie privée. En l’espèce, alors que la photographie a été publiée trois années après les faits, la Cour est d’avis que « l’écoulement du temps n’est pas un élément d’appréciation pertinent en l’espèce, dès lors que non seulement la photographie n’avait jamais été publiée, mais qu’en outre la publication coïncidait avec le début du procès des criminels qu’allaient devoir affronter la mère et les sœurs d’I.H» (§ 47). Il s’agissait surtout de marquer sa désapprobation à l’égard des méthodes d’une presse de bas étage uniquement motivée par des visées sensationnalistes. Relativement à la seconde hypothèse, l’arrêt Pinto Coelho c. Portugal n° 2 (22 mars 2016, no 48718/11) – rendu à propos d’une condamnation pénale pour utilisation non autorisée de l’enregistrement d’une audience – montre à l’inverse qu’elle n’hésite pas à substituer son appréciation à celle des autorités internes. Par exemple, en l’espèce, elle reproche aux juges internes de ne pas avoir pris en compte le fait qu’au moment de la diffusion du reportage litigieux l’affaire interne avait déjà été tranchée et que les personnes concernées n’ont pas exercé de recours ! (contra, arrêt Bédat préc.). De toute évidence, les critères « Axel Springer » se révèlent très malléables.
MA
V – Précisions sur l’applicabilité de l’article 6 aux magistrats en dépit de « l’obstacle » constitutionnel
Décidément, la vie politique hongroise n’en finit plus d’alimenter le contentieux devant la Cour de Strasbourg. Après l’affaire Karacsony révélatrice d’une volonté de la majorité de museler l’opposition au Parlement, doit être évoquée l’arrêt de Grande Chambre Baka dans laquelle était en cause la cessation prématurée des fonctions du requérant, président de la Cour suprême hongroise, à la suite de critiques émises sur différents projets de loi. Celui-ci alléguait une violation de son droit d’accès à un tribunal. La particularité de l’affaire était que des dispositions transitoires de la nouvelle Constitution hongroise, insusceptibles de faire l’objet d’un contrôle juridictionnel en droit interne, empêchaient le requérant de contester la cessation prématurée de son mandat devant le tribunal de la fonction publique. En l’espèce, l’État défendeur a tenté d’échapper à une condamnation en soulevant une exception préliminaire quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention. A ses yeux, les deux critères d’applicabilité de l’article 6 § 1 à des litiges du travail concernant des fonctionnaires énoncés dans l’arrêt Eskelinen du 19 avril 2007 (le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal et la dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État) étaient réunis. La Cour européenne a toutefois fermement écarté cette exception préliminaire en se focalisant sur la première condition. C’est ainsi qu’elle a jugé que les dispositions transitoires avaient annihilé un droit du requérant – celui de pouvoir se plaindre de sa destitution – applicable au moment de son élection (§ 110). Ce faisant, examinant la première condition à l’aune du cadre normatif antérieur, elle estime que la législation applicable au moment de l’élection du requérant à la présidence de la Cour suprême n’excluait pas expressément l’accès au tribunal. Les deux conditions étant cumulatives, elle n’a donc pas eu besoin d’examiner la seconde. Jugé applicable, l’article 6 devait ensuite faire l’objet d’un examen au fond : la cessation prématurée du mandat du requérant sans contrôle juridictionnel porte-t-elle atteinte à la substance du droit d’accès au tribunal ? Le constat de violation de l’article 6 § 1, qui tient en trois paragraphes (§§ 120-122), est sans appel. L’arrêt stigmatise une exclusion du contrôle juridictionnel incompatible avec les exigences de l’État de droit et très en deça des standards internationaux applicables en cas de révocation ou la destitution de juges. Déjà mis en lumière par le passé, le rôle de la Cour en tant que cour constitutionnelle européenne se trouve dès lors conforté en l’espèce 46. Il faut savoir gré à la grande chambre de ne pas s’être laissée impressionner par la dimension constitutionnelle de l’affaire. In fine, le fait que des dispositions constitutionnelles aient été à l’origine du litige importe peu. La solution est classique et se situe dans la droit ligne de précédentes prises de position dépourvues de toute ambiguïté 47. Il faut s’en féliciter. Si certains s’inquiètent au demeurant de ce la Cour puisse juger un conflit entre deux organes de L’État hongrois (v. en ce sens opinion dissidente du juge polonais Wojtyczek), on y verra pour notre part un signe de progrès du droit et une preuve de l’effectivité du système européen de protection des droits de l’homme. On peine, ainsi, à comprendre tous les méandres de son raisonnement, en particulier lorsqu’il regrette une extension de la compétence de la Cour « à certains litiges de droit public entre organes de l’État » en éludant au passage leur incidence potentielle sur le respect des droits garantis par la Convention. Comment pouvait-il en être autrement compte tenu de l’autoritarisme d’un gouvernement qui n’a eu aucun scrupule à utiliser l’arme constitutionnelle pour se débarrasser d’un magistrat gênant ayant publiquement exprimé son opposition à des réformes législatives ? Que la Convention puisse s’appliquer ici est plutôt rassurant.
MA
Notes:
- voir sa communication au colloque de Toulouse, La protection des droits par les Cours supranationales, Pedone, 2016 ↩
- Albanie, Géorgie, Roumanie, Slovénie ↩
- cf. Cour EDH, Gde ch., 12 sept. 2012, Nada c/ Suisse, n° 10593/08, § 180, RTDE, 2013, p. 515, comm. R. Tinière ↩
- CJCE, Gde ch, aff. C-402/05 P et C-415/05, RTDE, 2009, p. 161, comm. J.P. Jacqué ↩
- CJUE, Ass. Plén., 18 déc. 2014, avis 2/13 ↩
- Règlement UE n° 44/2001, 22 déc. 2000, dit « Bruxelles I », relatif à la reconnaissance et l’exécution des décisions de justice en matière civile et commerciale ↩
- Cour EDH, 1er mars 2016, Arlewin c. Suède, n° 22302/10 ↩
- 23 mai 2016, Avotiņš c. Letonie, n° 17502/07, JCP G, 2016, act. 898, note L. Milano ↩
- Cour EDH, 6 déc. 2012, n° 12323/11, § 115 ↩
- CJCE, 14 déc. 2006, aff. C-283/05 ↩
- CJCE, 28 avr. 2009, aff. C-420/07 ↩
- avis 2/13, préc., pt. 191 ↩
- Cour EDH, 31 mai 2007, Miholapa c. Lettonie, n° 61655/00, § 31 ↩
- cf. CJUE, 6 sept. 2012, Trade Agency Ltd, aff. C-619/10, pts. 42-46 ↩
- Szabó et Vissy c. Hongrie, 12 janv. 2016, n° 37138/14, marquant une certaine frilosité dans la déclinaison contemporaine de l’arrêt Klass ↩
- Armani Da Silva c. Royaume-Uni, n° 5878/08, gr. ch., 30 mars 2016, tournant le dos à l’arrêt McCann ↩
- Al-Dulimi et Montana Management, 21 juin 2016, gr. ch., n°5809/08, imposant un contrôle juridictionnel interne ↩
- El Masri, Al Nashiri et Husayn (Abu Zubaydah) ↩
- une seule procédure d’extradition contre l’un des américains condamnés et la grâce présidentielle de trois d’entre eux, dont celui dont l’extradition avait été demandée ↩
- A la violation de l’article 3, à la fois dans ses volets procédural et matériel, s’ajoute celle des articles 5, 8 et 13 combiné avec les articles 3, 5 et 8. Eu égard à la « manipulation intentionnelle d’une information cruciale portant sur l’enlèvement du requérant » et aux « tactiques d’obstruction » des services de renseignement italiens, la Cour constate également dans le chef de la seconde requérante, qui est l’épouse du premier, la violation de l’article 3 en son volet matériel et des articles 8 et 13 combiné avec les articles 3 et 8. ↩
- Gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c. Grèce et Belgique, n° 30696/09, § 298 ; Gde Ch., 13 déc. 2012, De Souza Ribeiro c. France, n° 22689/07, § 84 ↩
- 16 juin 2016, R.D. c. France n° 34648/14 ; cp. Cour EDH, 6 juin 2013, M.E. c. France, n° 50094/10 ; 10 oct. 2013, K.K. c. France, n° 18913/11 ; 4 sept. 2014, M.V. et M.T. c. France, n° 17807/09 ↩
- Directive n° 2011/95 du 13 décembre 2011, relative aux conditions d’octroi du statut de réfugié et de la protection subsidiaire, JOUE, L 337/9, 20 décembre 2011 ↩
- Gde ch., 21 janv. 2011, M.S.S. c. Grèce et Belgique, n° 30696/09, § 366 ↩
- CJUE, 5 sept. 2012, Bundesrepublik Deutschland c. Y et Z , aff. C-71 et C-91/11 ; Gde Ch., 2 déc. 2014, A., B. et C., aff. C- 148 à C-150/13 ↩
- cf. déjà Cour EDH, 6 nov. 2012, Hode et Abdi c. Royaume-Uni, n° 22341/09 ↩
- 23 février 2016, n° 68453/13 – refus d’autoriser un regroupement familial en faveur de la partenaire bosniaque d’une ressortissante croate ↩
- 30 juin 2016, n° 51362/09 – refus de délivrer un permis de séjour de longue durée au compagnon néo-zélandais d’un ressortissant italien, entré sur le territoire sous couvert d’un visa touristique ↩
- Cour EDH, 24 juin 2010, n° 30141/04, § 94 ↩
- Gde ch., 7 nov. 2013, n° 29381/09, § 78 ↩
- Cour EDH, déc., 18 sept. 2007, Ponomaryov c/ Bulgarie, n° 5335/05 ↩
- Cour EDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, A. 94, § 88 ↩
- Gde ch., 13 nov. 2011, D.H et a. c. république tchèque, n° 57325/00, § 195 ↩
- Cour EDH, 13 janv. 2015, Petropavlovskis c. Lettonie, no. 44230/06, § 83 ↩
- Cour EDH, déc., 12 janv. 1999, Karassev c. Finlande, n° 31414/96 ; Gde ch., déc., 23 janv. 2002, Slivenko c. Lettonie, n° 48321/99, § 77 ↩
- Cour EDH, 11 oct. 2011, Genovese c. Malte, n° 53124/09, § 33 ↩
- CJUE, Gde ch, 2 mars 2010, Rottman, aff. C-135/08 ↩
- S. Van Drooghenbroeck, La Convention européenne des droits de l’Homme. Trois années de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme 1999-2001, Les dossiers du journal des Tribunaux, n° 39, Larcier, 2003, p. 165 ↩
- Gde ch., 7 févr. 2012, n° 39954/08 et Von Hannover c. Allemagne n° 2 rendu le même jour, n° 40660/08, JCP G, 2012, 650, nos obs. ↩
- 21 mars 2002, n° 31611/96 : critique adressé à un Procureur lors d’une audience ↩
- 14 avril 2015, n° 29369/10 : critiques du comportement de magistrats dans la presse ↩
- chron. L. Burgorgue-Larsen, AJDA, 2016, p. 1738 ↩
- La Cour européenne des droits de l’homme, Dalloz, 2016, p. 50 ↩
- 1ère ch. civ., Bull. I, n° 345 p. 224 ↩
- opinion dissidente de la juge Ydkivska ↩
- cf. opinion concordante du juge portugais Pinto de Albuquerque ↩
- Cour EDH, Gde ch., 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, GACEDH, n° 63 ; Cour EDH, Gde ch., 22 décembre 2009, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine, n° 27996/06 et 34836/06 ; CEDH, 4 juillet 2013, Anchugov et Gladkov c. Russie, n° 11157/04 et 15162/05. Sur le contrôle de conventionnalité des normes constitutionnelles, v. notre communication au colloque de Toulouse « L’objectivisation du contrôle », La protection des droits par les Cours supranationales, Pedone, 2016, pp. 99-125 ↩