La marginalisation du pouvoir législatif dans la politique migratoire de l’Union européenne : défis pour l’Etat de droit
Par Mauro GATTI, Lecturer, The Hague University of Applied Sciences
L’interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif est l’une des composantes essentielles de l’Etat de droit. Pourtant, à la suite de la soi-disant « crise migratoire » des années 2014-2015, les initiatives principales de l’Union ont été adoptées par le pouvoir exécutif. Le Parlement européen n’a pas résisté à sa propre marginalisation, ce qui pourrait laisser au pouvoir exécutif des marges de manœuvre telles qu’elles pourraient ouvrir la voie à l’arbitraire.
L’interdiction de l’arbitraire du pouvoir – et du pouvoir exécutif en particulier – est l’une des composantes essentielles de l’Etat de droit et l’un des principes généraux du droit de l’Union 1. Cette interdiction est assurée, non seulement par le biais du contrôle judiciaire, mais également par l’activité législative. Comme le reconnaît la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), « dans tous les systèmes juridiques des États membres, les interventions de la puissance publique dans la sphère d’activité privée de toute personne, qu’elle soit physique ou morale, doivent avoir un fondement légal » 2. Il faut donc que l’action de l’exécutif soit encadrée par des actes du pouvoir législatif. Cela s’explique par référence au principe démocratique : lorsque le pouvoir exécutif s’exerce typiquement dans le secret du cabinet gouvernemental, le pouvoir législatif s’exerce au sein des assemblées parlementaires, qui ont une plus grande légitimité démocratique, tirée de l’election directe et qui, en principe, garantissent un plus haut standard de transparence et représentativité.
Au niveau national, l’interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif s’exerce principalement par le biais de l’activité des organes parlementaires, qui sont l’expression principale du pouvoir législatif, et qui contrôlent l’activité des gouvernements exerçant la plupart des pouvoirs exécutifs. Dans le contexte de l’Union européenne, la distinction entre pouvoirs législatif et exécutif est moins nette du point de vue organique. Il semble toutefois possible d’associer la notion de « pouvoir exécutif » à trois institutions : la Commission, le Conseil et le Conseil européen. Ces institutions exercent en effet au moins deux pouvoirs typiquement exécutifs, à savoir la mise en œuvre du droit et la représentation extérieure. La composition de ces institutions est par ailleurs semblable aux gouvernements nationaux : la Commission s’organise grosso modo comme un gouvernement, avec un collège responsable envers un organe parlementaire ; le Conseil et le Conseil européen sont composés par des membres des gouvernements nationaux, ou par des chefs d’Etat qui exercent le pouvoir exécutif au niveau interne. Le modus operandi de ces institutions a des similitudes avec le fonctionnement des gouvernements nationaux, car les unes et les autres décident généralement dans un contexte de transparence limitée.
La transparence limitée du Conseil, du Conseil européen et de la Commission, ainsi que la limitation de leur représentativité, pourraient constituer un risque pour l’Etat de droit dans l’Union européenne. On ne peut pas exclure que les Conseils et la Commission cherchent à abuser de leurs pouvoirs, en profitant de la transparence restreinte de leurs activités. Afin d’interdire l’arbitraire au niveau de l’Union, il est nécessaire qu’un organe parlementaire exerce un contrôle sur ces institutions. Cela constitue l’un des rôles du Parlement européen. Comme on le sait, cette institution exprime le « principe démocratique fondamental selon lequel les peuples participent à l’exercice du pouvoir par l’intermédiaire d’une assemblée représentative » 3. Par le biais de l’ensemble de ses prérogatives, le Parlement peut influencer et même interdire l’action des autres institutions. Par exemple, le Parlement peut poser des questions à la Commission et l’obliger à démissionner. Il peut bloquer la procédure législative et empêcher le Conseil d’adopter des actes législatifs. Le Parlement peut également former des recours contre tous les actes produisant des effets juridiques adoptés par les autres institutions, liant le contrôle démocratique au contrôle juridictionnel.
Le Parlement a souvent essayé de défendre et étendre ses prérogatives vis-à-vis de la Commission et du Conseil, en renforçant ainsi le contrôle sur le pouvoir exécutif. Les réformes des Traités ont souvent validé les demandes du Parlement, en lui donnant un rôle de premier plan dans l’équilibre institutionnel de l’Union. Cela est vrai, en particulier, par rapport au domaine migratoire. Conçu à l’origine comme un domaine de coopération intergouvernementale, la politique migratoire est désormais gérée principalement par le biais de la procédure législative ordinaire, qui donne au Parlement un rôle de codécideur avec le Conseil.
Cette trajectoire de renforcement constant du rôle du Parlement semblerait toutefois être contredite par la pratique récente en matière migratoire. A la suite de la soi-disant « crise migratoire » des années 2014-2015, les initiatives principales de l’Union ont été adoptées par le pouvoir exécutif, sans la participation du Parlement (I). Cette institution n’a pas résisté à sa propre marginalisation, ce qui pourrait laisser au pouvoir exécutif des marges de manœuvre telles qu’elles pourraient ouvrir la voie à l’arbitraire (II).
I – Le rôle central du pouvoir exécutif dans l’adoption des réponses de l’Union à la « crise » migratoire
La récente politique de l’Union européenne et de ses États membres dans le domaine migratoire repose sur des instruments novateurs, qu’il n’est pas facile de classer dans une catégorie juridique. Ces instruments ont néanmoins une origine en commun : ils ont été adoptés par des institutions qui représentent principalement le pouvoir exécutif, c’est-à-dire le Conseil, le Conseil européen et la Commission européenne, sans aucune participation du Parlement européen. Cela s’est vérifié dans la définition de la politique migratoire de l’Union tant dans sa dimension interne (A), que dans sa dimension externe (B).
A – L’adoption d’instruments internes
Au niveau interne, les « hotspots » constituent la réponse la plus évidente à la « crise » migratoire. En 2015, les flux migratoires dans la Méditerranée ont augmenté de façon importante : la Grèce, en particulier, a reçu plus de 900.000 personnes, onze fois plus qu’en 2014 (OIM 2015). Dans la plupart des cas, les pays de première arrivée auraient dû prendre en charge les migrants et demandeurs d’asile, leur empêchant de rejoindre d’autres pays membres, qui constituaient souvent la destination réelle des migrants 4 Grèce et Italie, affaiblies par la crise économique, n’avaient prétendument pas les ressources, et certainement pas la volonté politique, de s’occuper des nouveaux arrivés. Par conséquent, ces Etats ont souvent décidé de ne pas poser d’obstacles au mouvement des migrants et demandeurs d’asile vers d’autres pays de l’Union. Par exemple, l’Italie n’enregistrait qu’environ 60% des migrants au cours du premier semestre de 2015 (Cour des comptes européenne 2017, p. 41). Dans un climat politique marqué par une hostilité croissante envers les migrants, cette « crise » migratoire avait le potentiel pour déclencher une crise politique au niveau européen.
L’Union a répondu par le biais de deux initiatives principales. En premier lieu, la Commission a proposé la création d’un mécanisme de « relocalisation » des demandeurs d’asile, pour alléger la pression subie sur les dispositifs nationaux en Grèce et Italie. A la suite de cette proposition, le Conseil a adopté des décisions concernant des mesures provisoires sur la protection internationale en faveur de la Grèce et de l’Italie (Décision 2015/1523/UE et Décision 2015/1601). Ces mesures avaient pourtant une portée limitée et leur mise en œuvre, en tout cas, s’est révélée difficile : Hongrie, Pologne et République Tchèque se sont refusées à les appliquer, et même les autres Etats membres n’ont accepté la « relocalisation » des demandeurs d’asile éligibles que très lentement et très limitativement. La relocalisation n’a donc eu que des effets très limités par rapport à la gestion de la « crise » (v. amplius Di Filippo 2015 et Guild et a. 2017).
La deuxième solution introduite par l’Union – les hotspots – a été beaucoup plus efficace. Avec la communication « Agenda européen en matière de migration » (mai 2015), la Commission a introduit l’idée d’une nouvelle approche dite des « points d’accès » (en anglais, « hotspots ») selon laquelle le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) ainsi que les agences Frontex et Europol agissent sur le terrain « avec les États membres situés en première ligne » afin de procéder rapidement à l’identification et à l’enregistrement des migrants et au relevé de leurs empreintes digitales (v. amplius Casolari 2015). Le but des hotspots était prétendument de fournir du « soutien » à Grèce et Italie (Avramopoulos 2015) ; mais leur fonction réelle était surtout de renforcer le contrôle des frontières extérieures de l’Union et d’empêcher le mouvement secondaire des migrants et demandeurs d’asile envers d’autres Etats membres (v., par exemple, Basilien-Gainche 2017, Amnesty International 2016).
Le Conseil européen a informellement approuvé les hotspots en juin 2015, par le biais de conclusions, affirmant que « la mise en place de dispositifs d’accueil et de premier accueil (« hotspots ») dans les États membres situés en première ligne » doit permettre de déterminer qui a besoin d’une protection internationale et qui n’en a pas besoin (Conseil européen 2015). Les hotspots ont ensuite été mis en œuvre par le biais d’instruments de nature opérationnelle adoptés par les organes exécutifs de l’Union et des Etats membres. La Commission européenne, en collaboration avec les agences de l’Union et les Etats membres concernés (Italie et Grèce), a defini la fonction des hotspots et le rôle des différents acteurs dans ce contexte par le biais d’une « Explanatory note » envoyée aux gouvernements des Etats membres en 2015 (v. amplius Casolari 2015 et Dimitriadi 2017, p. 78). Cette note explique, par exemple, que « Frontex helps in identification of the persons disembarked and in collecting information regarding their journey to the EU ». Les agences concernées (Frontex, EASO et Europol) ont ensuite deployé leurs ressources sur la bases des pouvoirs qui leur avaient été attribués par leurs règlements constitutifs (Neville et al 2016, p. 29), interpretés de façon extensive (Fernandez-Rojo 2018 5). Entre-temps, le Ministère italien des affaires intérieures a adopté, en coopération avec les autorités de l’Union, des mésures operationnelles nécessaires, sous la forme de « Standard Operating Procedures » qui définissent le fonctionnement des hotspots en Italie et les rôles respectifs des autorités nationales et européennes.
Force est de constater que les hotspots ont été mis en œuvre par des organes de nature exécutive, sans aucune implication du Parlement européen, bien que cette institution ait normalement un rôle de codécideur dans le domaine migratoire (Articles 77, paragraphe 2, 78, paragraphe 2, et 79, paragraphe 2, TFUE) et doive être au moins consultée dans le cas de situations « d’urgence » (Article 78, paragraphe 3, TFUE). Le Parlement s’est limité à saluer généralement le « soutien opérationnel » fourni à Grèce et Italie (Résolution 2015/2833, point 7), sans remettre en question la finalité de ce soutien et le rôle réel des agences de l’Union dans ce contexte.
Le Parlement n’a formellement approuvé l’idée des hotspots (désormais nommés « zones d’urgence migratoire ») qu’en septembre 2016, de manière indirecte, avec l’adoption du nouveau règlement Frontex. Il reste toutefois des questions ouvertes. Par exemple, le Règlement Frontex reconnaît la « responsabilité partagée de l’Agence et des autorités nationales chargées de la gestion des frontières » (préambule, considérant 6). Il spécifie, en outre, que Frontex devra « fournir une assistance au filtrage, au debriefing, à l’identification et au relevé d’empreintes digitales » au sein des hotspots (article 8, paragraphe 1, lettre (i)). Toutefois, le Règlement ne définit pas le contenu de cette « assistance ». Le Règlement Frontex du 2016 ne semblerait donc pas assurer la transparence du fonctionnement des hotspots et l’accountability de l’Agence (cf. Fernandez-Rojo 2018 ; CILD et al. 2018 ; Casolari 2015). Le fonctionnement des hotspots est donc encore détérminé par des mésures adoptées par des organes exécutifs, telles les décisions des agences de deployer leurs ressources et « les modalités de coopération » établies par la Commission en coopération avec l’État membre hôte et les agences compétentes (article 18, paragraphe 3 du Réglement Frontex du 2016). En outre, la transparence quant au mode de fonctionnement des hotspots reste limitée : Europol, par exemple, se refuse de donner d’informations précises sur les activités qu’elle y déploie.
Une structure fondamentale de la politique migratoire de l’Union – l’hotspot – est donc gérée par le biais de mésures adoptés par des organes exécutifs, avec un encadrement très faible au niveau législatif et une transparence imparfaite. Cette situation ne peut qu’affaiblir le contrôle démocratique sur la politique migratoire.
B – La coopération avec les pays tiers
La participation du Parlement européen a été encore plus limitée dans le cadre de la dimension externe de la politique migratoire de l’Union. La collaboration entre l’Union et les pays tiers est de plus en plus réglée par des ententes informelles, qui n’ont été discutées ou approuvées par aucun parlement.
Les exemples les plus connus sont la Déclaration conjointe UE-Turquie du 18 mars 2016, publiée sous la forme du communiqué de presse n°144/16, et le Joint Way Forward (JWF) avec l’Afghanistan du 2 octobre 2016. Ces instruments introduisent des engagements et des procédures concernant la réadmission des migrants en position irrégulière et ressortissants de l’Etat partenaire (dans le cas du JWF) ou de tout Etat tiers (dans le cas de la Déclaration UE-Turquie). Les deux instruments se présentent, à première vue, comme des instruments atypiques, adoptés par les Etats partenaires, d’un côté, et la Commission (JWF) ou le Conseil européen ou ses membres (Déclaration UE-Turquie), de l’autre côté. La collaboration avec la Turquie, en particulier, s’est révélée prétendument efficace du point de vue de la lutte contre l’immigration « irrégulière », avec une réduction du 97% des arrivées en provenance de Turquie (Commission 2019).
Autre exemple d’un instrument atypique : le mémorandum Italie-Libye du 2 février 2017. Bien que cet instrument ait été signé par un Etat membre, il crée un nouveau cadre pour la coopération de l’Union avec la Libye en matière migratoire et vise la mise en œuvre de projets en Libye, financés avec des fonds « mis à disposition par l’Italie et l’Union européenne » (Memorandum Italie-Libye, article 2, paragraphe 4). Il ne semble pas pure coïncidence que, le jour suivant de la signature du mémorandum, le Conseil européen ait adopté la Déclaration de Malte sur la dimension extérieure de la migration, qui se focalise sur la coopération avec la Libye, notamment par le biais de projets financés par l’Union (Déclaration de Malte, point 6, lettres a, c, d et g).
Le Parlement européen doit en principe approuver les accords de l’Union en matière migratoire, à tout le moins être consulté (Article 218, paragraphe 6, TFUE). Pourtant, il ne semble avoir joué aucun rôle dans l’adoption des initiatives récentes de collaboration avec les pays tiers, car ces initiatives ont été approuvées par des organes exécutifs, par le biais de procédures ad hoc. Par ailleurs, les quelques résolutions du Parlement en matière de coopération internationale paraissent donner des signaux imprécis : si le Parlement salue la collaboration avec les pays tiers comme un signe d’action politique réelle, il reconnaît également la nécessité d’être vigilant par rapport au traitement des migrants qui sont renvoyés vers leurs pays d’origine (Résolution du 5 avril 2017).
Le manque de participation du Parlement européen dans l’adoption des initiatives récentes en matière migratoire soulève des problèmes évidents. Si « le fonctionnement de l’Union est fondé sur la démocratie représentative » et « les citoyens sont directement représentés, au niveau de l’Union, au Parlement européen » (article 10, paragraphes 1 et 2, TUE), il est pour le moins étrange que le Parlement n’ait eu aucune possibilité – ou volonté – de s’exprimer sur des développements d’une politique sensible et cruciale comme celle concernant la migration.
Dans un contexte de prétendue « crise » migratoire, l’adoption de mesures d’urgence par des organes exécutifs ne saurait peut-être surprendre. La politique migratoire récente de l’Union semble toutefois singulière, car la surextension du pouvoir exécutif ne semble avoir rencontré aucune résistance de la part du Parlement européen.
II – Le manque de réaction du Parlement à sa marginalisation dans le domaine migratoire
Alors même qu’il se trouvait marginalisé dans l’adoption des mesures de gestion des migrations, le Parlement européen s’est refusé à former des recours contre les initiatives des autres institutions, même lorsqu’une violation des prérogatives parlementaires était assez évidente (A). Le Parlement n’a guère montré de résistance politique, laissant le champ libre à l’exécutif (B).
A – Le refus de recourir au juge pour protéger les prérogatives parlementaires
Le Parlement européen est traditionnellement très jaloux de ses prérogatives et a souvent visé « à faire valider par le juge une stratégie politique de conquête du pouvoir » (Flavier 2018) 6 : ainsi dans les affaires Les Verts et Chernobyl, le Parlement a demandé (et obtenu) la reconnaissance de sa capacité à ester en justice, alors que cette capacité n’était pas reconnue explicitement par le droit primaire.
Le Parlement n’a jamais cessé de réclamer la protection de ses prérogatives, même les plus douteuses, comme en témoigne l’affaire Maurice. Cette affaire concerne la conclusion, par le Conseil, d’un accord international sur transfert de prisonniers soupçonnés d’avoir participé à des actes de piraterie et appréhendés par les navires de l’opération navale Atalanta. Dans la mesure où cette opération est conduite dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), le Conseil a conclu cet accord sur la base d’une disposition PESC sans consulter le Parlement, sur la base des articles 37 TUE et 218 TFUE. Mais l’article 218, paragraphe 6, TFUE autorise une telle procédure de prise de décision pour la conclusion des accords qui portent « exclusivement » sur la PESC. Or, pour le Parlement européen, l’accord en cause dans l’affaire Maurice ne concernait pas exclusivement la PESC, car il avait des finalités « accessoires » relevant de la coopération judiciaire en matière pénale, de la coopération policière ainsi que de la coopération au développement. (Maurice, point 45). Le Parlement affirmait donc qu’il aurait dû être consulté avant la conclusion de tout accord PESC qui concernait, ne fût-ce que de manière accessoire, des finalités autres que celles relevant de la PESC.
Cette approche parait peu convaincante, si l’on considère que le Conseil n’a pas besoin de consulter le Parlement avant l’adoption d’actes internes en matière de PESC qui affectent de manière « accessoire » les autres politiques de l’Union. Selon une jurisprudence constante, ce n’est que lorsque cette affectation est plus qu’accessoire que la modalité de prise de décision (et la base juridique de l’acte) est modifiée (CJUE, Kazakhstan). Autrement dit, dans l’affaire Maurice, le Parlement voulait faire reconnaître un pouvoir de contrôle sur les accords internationaux en matière de PESC plus large que le pouvoir correspondant en matière d’actes internes. Un tel argument contredit évidemment la répartition des pouvoirs prévue par les Traités et a été logiquement rejeté par la Cour (Maurice, points 55-60). L’affaire Maurice témoigne cependant de l’audace du Parlement et de sa propension à défendre ses prérogatives (réelles ou prétendues) devant la Cour de justice.
A la lumière de cette propension du Parlement, on aurait pu s’attendre à ce qu’il essaie de défendre ses prérogatives dans le domaine migratoire. Pourtant, il n’a formé aucun recours contre les instruments adoptés par les autres institutions. Cela parait surprenant, d’autant plus que le Parlement aurait eu une occasion excellente pour former un recours contre la Déclaration UE-Turquie du mars 2016. Cette Déclaration a été adoptée par les Conseil européen (ou, selon le Tribunal de l’Union, par les membres du Conseil européen 7) et le ministre des affaires étrangères turc, sans aucune consultation du Parlement européen.
En principe, le manque de participation du Parlement européen pourrait s’expliquer à la lumière des ordonnances du Tribunal NF, NG et NM, concernant la Déclaration UE-Turquie. Dans le contexte de ces affaires, le Conseil européen a soulevé une exception d’incompétence du Tribunal, en affirmant que la Déclaration UE-Turquie émane des participants à un sommet international ; elle serait donc attribuable aux Etats membres, ne pourrait pas être qualifiée d’acte adopté par l’Union et ne serait pas soumise au contrôle du Tribunal. Le Tribunal a – de façon suprenante – accueilli l’exception d’incompétence soulevée par le Conseil européen (cf. Cannizzaro 2017, Danisi 2017, Idriz 2017, Carrera et al. 2017, Gatti et Ott 2019). Le Cour de justice ne s’est pas prononcée à cet égard, car elle a rejeté les pourvois comme étant manifestement irrecevables pour des raisons procédurales. Si la thèse du Conseil européen (et du Tribunal) était vérifiée, le manque de participation du Parlement européen à la procédure d’adoption de la Déclaration ne serait pas surprenant. Toutefois, il ne semble pas que l’exclusion du Parlement ait été originalement motivée par la nature intergouvernementale de la Déclaration. Comme on verra ensuite, c’est le (prétendu) manque d’effets contraignants de la Déclaration qui semblerait avoir motivé l’exclusion du Parlement, ainsi que son choix de ne pas porter plainte contre la Décision du Conseil européen.
A première vue, la Déclaration UE-Turquie parait être un accord non-contraignant ; dans l’ordre juridique de l’Union, il semblerait qu’un tel accord non-contraignant puisse être approuvé sans la participation du Parlement (v. Gatti et Manzini 2012, p. 1733 ; a contrario, Verellen 2016, p. 1232-233 ; cf. l’affaire du Memorandum suisse).
Pourtant, plusieurs éléments de la Déclaration suggèrent qu’il s’agit d’un accord contraignant, c’est-à-dire, un accord au sens de l’article 218 TFUE. Comme le relève la Cour internationale de justice (CIJ), un accord international peut se présenter sous des dénominations diverses : pour vérifier si un instrument international est contraignant – et constitue donc un accord – il faut « tenir compte avant tout des termes employés et des circonstances » dans lesquelles il a été élaboré (CIJ, Plateau continental de la mer Egée, par. 96). Si l’accord énumère des engagements auxquels les Parties ont consenti, il crée pour les Parties des droits et des obligations en droit international et constitue donc un accord international. C’était le cas, par exemple, du procès-verbal de 1990 entre Bahreïn et Qatar, qui énonçait ce dont il avait été « convenu » entre les Parties (CIJ, Qatar/Bahreïn, par. 24-25).
Une déclaration conjointe, telle la Déclaration UE-Turquie, peut constituer un accord international, car « « il n’existe pas de règle de droit international interdisant qu’un communiqué conjoint constitue un accord international » (CIJ, Plateau continental de la mer Egée, par. 96). Une déclaration pourrait être qualifiée d’accord si les Parties « avaient exprimé l’intention d’être liées par cet instrument ou si une telle intention pouvait être déduite de quelque manière » (CIJ, Obligation de négocier un accès à l’Océan pacifique, par. 26).
La texte de la Déclaration UE-Turquie suggère que les Parties avaient exprimé l’intention d’être liées, car elles se sont déclarées « convenues » de certains points d’action (en anglais : « they agreed on the following additional action points »). La Déclaration énumère ensuite des engagements auxquels les Parties ont consenti, notamment le mécanisme « 1 pour 1 » : « pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l’UE » (Déclaration UE-Turquie, point 2). La nature contraignante de la Déclaration semblerait être confirmée par la conduite successive d’au moins une des Parties, car les autorités turques décrivent constamment la Déclaration comme un « accord » (en anglais : « agreement » 8).
Si la Déclaration était un accord international, les prérogatives du Parlement européen auraient certainement été violées, car le droit primaire attribue au Parlement le pouvoir d’approuver les accords internationaux en matière migratoire. A la suite de l’adoption de la Déclaration, plusieurs observateurs ont rapidement noté que les prérogatives du Parlement ont pu être violées (Corten et Dony 2016 ; Cannizzaro 2016 ; den Heijer et Spijkerboer 2016; Gatti 2016). Certains membres du Parlement européen ont soulevé ce problème, en demandant que l’institution forme un recours devant la Cour de justice (v. les interventions de Sophie In’t Veld et Fabio Massimo Castaldo dans le débat parlementaire du 11 mai 2016). La majorité du Parlement a cependant préféré ne pas réagir.
La motivation de cette inaction n’est pas évidente. On pourrait faire l’hypothèse que le Parlement considérait une action devant la Cour trop risquée en raison de la nature ambiguë de la Déclaration UE-Turquie : si certains éléments suggèrent qu’elle est un accord international, d’autres indiquent la solution opposée (Gatti et Ott 2019) 9. Le service juridique du Parlement avait en effet déclaré, de façon tranchante, que la Déclaration « is really a long way from the drafting standards of any international agreement » 10. Cependant, cet argument parait surprenant, dès que – comme plusieurs observateurs l’avaient déjà noté – la nature de la Déclaration est au moins ambiguë (v. Corten et Dony 2016 ; Cannizzaro 2016 ; den Heijer et Spijkerboer 2016; Gatti 2016). Par ailleurs, le Parlement a souvent adopté une approche agressive par rapport à la protection de ses prérogatives : un recours contre la Déclaration UE-Turquie n’aurait pas eu moins de chances que le recours dans l’affaire Maurice !
L’attitude du Parlement semblerait motivée plus par des raisons politique que par souci de prudence. Le manque de réaction par rapport la Déclaration n’est pas isolé, mais fait partie d’un contexte plus général d’inaction politique face à la surextension de l’exécutif en matière de politique migratoire.
B – La faible réponse politique du Parlement européen à sa propre marginalisation
La sensibilité du Parlement européen par rapport à la protection de ses prérogatives ne s’exprime pas seulement par des recours devant la Cour, mais aussi par le biais d’initiatives politiques.
Un exemple très connu vient de la doctrine du Spitzenkandidat, selon laquelle le Parlement cherche à s’arroger le droit de déterminer l’identité du Président de la Commission sur la base des résultats des élections européennes. Il est intéressant de noter que le Parlement a imposé cette doctrine en 2014 (et qu’il ait chercher à l’imposer en 2019), bien qu’elle n’ait qu’un fondement très faible dans les Traités 11.
Un exemple moins connu concerne l’approbation de l’application provisoire des accords internationaux. L’article 218, paragraphe 5, TFUE permet au Conseil, sur proposition de la Commission, de déclarer l’application provisoire d’un accord international avant son entrée en vigueur. Cette procédure ne garantit aucun rôle au Parlement européen. Ce dernier a néanmoins cherché à en obtenir un, en utilisant stratégiquement son pouvoir d’approbation des accords internationaux (v. amplius Flaesch-Mougin et Bosse Platière 2013, p. 307-309foot]Catherine Flaesch-Mougin et Isabelle Bosse-Platière, « L’application provisoire des accords de l’Union européenne », in Inge Govaere et al. (dir.), The European Union in the World: Essays in Honour of Marc Maresceau (Brill, La Haye, 2013), p. 293-324.[/foot][). Le Parlement a demandé que la Commission s’engage, au niveau politique, à ne pas demander l’application provisoire des accords commerciaux les plus importants avant que le Parlement ne manifeste son approbation (Malmström 2014). Si la Commission se refusait à attendre l’approbation du Parlement, celui-ci pourrait ensuite refuser d’approuver l’accord. C’est ainsi que les principaux accords commerciaux récemment négociés par l’Union, tel l’Accord économique et commercial global avec le Canada (AECG ; en anglais, CETA), ont été approuvés par le Parlement avant d’être appliqués de façon provisoire.
Ces exemples suggèrent que le Parlement, par le biais de son action politique, vise à protéger agressivement ses pouvoirs, voire à les augmenter. On aurait pu s’attendre à ce que – face aux initiatives audacieuses des exécutifs européens en matière migratoire – le Parlement réagisse de façon énergique. Par exemple, le Parlement aurait pu refuser la décharge du bilan à la Commission, ou menacer d’une motion de censure. Plus modestement, le Parlement aurait pu critiquer les initiatives des autres institutions et des Etats membres, en stigmatisant de façon publique la violation du principe démocratique.
Pourtant, la réaction du Parlement n’a guère été vigoureuse. Il est vrai que le Parlement « regrette vivement que, dans le cadre pour les politiques migratoires de l’Union et dans la réponse aux mouvements de réfugiés, l’Union et ses États membres aient choisi de conclure des accords avec des pays tiers qui évitent le contrôle parlementaire associé à la méthode communautaire » 12. Le Parlement veut aussi être « davantage associé dans la mise en place d’une approche transversale des droits de l’Homme dans les politiques migratoires » 13. Pourtant, les plaintes du Parlement sont limitées à quelques lignes dans des résolutions non-législatives. En outre, les plaintes du Parlement sont très rares : en 2016 et 2017, le Parlement a adopté plus de 1000 résolutions (y compris législatives et non contraignantes), mais deux seulement abordent (d’ailleurs très brièvement) la violation des prérogatives parlementaires dans le domaine migratoire.
Il semble donc que l’institution parlementaire de l’Union n’ait pas d’intérêt politique à défendre ses prérogatives en matière de migration. On pourrait faire l’hypothèse que le Parlement est d’accord avec les initiatives mises en places par les exécutifs européens et ne veut pas affaiblir leurs actions dans un contexte de « crise » (prétendue). On pourrait également imaginer que le Parlement n’a pas particulièrement envie de se prononcer à l’égard des initiatives récentes, qui sont en même temps (prétendument) nécessaires et difficilement réconciliables avec les valeurs de l’Union, que le Parlement se dit souvent soucieux de défendre.
Quoi qu’il en soit, le manque de réaction de la part du Parlement a pour conséquence l’absence presque totale de contrôle sur les instruments récemment adoptés par le Conseil, le Conseil européen et la Commission dans le domaine migratoire. Dans un contexte de crise – réelle ou prétendue – même une « communauté de droit » peut être tentée d’accepter l’arbitraire du pouvoir exécutif.
Notes:
- Commission européenne, Communication « Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit », COM(2014) 158, annexe I, p. 1. V. également inter alia Commission de Venise, Rapport sur la prééminence du droit, 28 mars 2011, point 52 ; Carpano 2018 ; Simon Chesterman, « An International Rule of Law? », American Journal of Comparative Law, vol. 56, 2008, pp. 331-362, p. 342 ; Eric Carpano, Etat de droit et droits européens (L’Harmattan 2005) ; Albert V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution (Macmillan 1885, 8° ed. 1915), p. 110. ↩
- Arrêt du 21 septembre 1989, Hoechst, Aff. jointes 46/87 et 227/88, EU:C:1989:337, point 19. ↩
- Arrêt du 29 octobre 1980, Roquette Frères, Aff. 138/79, EU:C:1980:249, point 33. ↩
- Le Règlement n° 604/2013/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, JOUE 2013 L 180/31, dit « Dublin III », prévoit plusieurs critères de détermination de l’État membre responsable pour les demandes de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride. Le critère le plus employé dans la pratique est prévu par l’article 13, au sens duquel « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices […] que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale », v., par exemple, Jürgen Bast, « Deepening Supranational Integration: Interstate Solidarity in EU Migration Law », European Public Law 22 (2016), p. 289-304. ↩
- David Fernández Rojo, « Los hotspots: expansión de las tareas operativas y cooperación multilateral de las agencias europeas Frontex, Easo y Europol », Revista de derecho comunitario europeo, vol. 61, 2018, p. 1042-1046. ↩
- Hugo Flavier, « Réflexions sur la démocratisation des relations extérieures à l’aune du contentieux de l’accès aux documents », in Eleftheria Neframi et Mauro Gatti (dir), Constitutional Issues of EU External Relations Law (Nomos 2018), p. 257-286, p. 268. ↩
- Ordonnance du Tribunal du 28 février 2017, NF, T-192/16, EU:T:2017:128, points 69-71 ; v. également les ordonnances NG, T-193/16, EU:T:2017:129 et NM, T-257/16, EU:T:2017:130. v. aussi l’ordonnance de la Cour de justice du 12 septembre 2018, NF, NG, et NM, affaires jointes C208/17 P à C210/17 P, EU:C:2018:705,). ↩
- V., par exemple, « Press Release Regarding the Statement of the Foreign Minister of the Federal Republic of Germany, Mr. Sigmar Gabriel, on Turkey », 21 juillet 2017 ; « Statement of the Spokesperson of the Ministry of Foreign Affairs, Tanju Bilgiç, in Response to a Question Regarding the Allegations that Turkey Obstructs NATO Mission in the Aegean Sea », 22 avril 2016. ↩
- Mauro Gatti et Andrea Ott, « The EU-Turkey statement: legal nature and compatibility with EU institutional law », in Sergio Carrera, Juan Santos Vara et Tineke Strik (dir), Constitutionalising the External Dimensions of EU Migration Policies in Times of Crisis Legality, Rule of Law and Fundamental Rights Reconsidered (Edward Elgar 2019), p. 175-200, p. 187-192. ↩
- Cité par Nikolaj Nielsen, « EU-Turkey deal not binding, says EP legal chief », EUObserver, 10 mai 2016. ↩
- Le fondement se trouve dans l’article 17, paragraphe 7, TUE, selon lequel « en tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission » (italiques ajoutés). ↩
- Résolution du Parlement européen du 5 avril 2017 sur la gestion des flux de réfugiés et de migrants: le rôle de l’action extérieure de l’Union, P8_TA(2017)0124, point 70. ↩
- Résolution du Parlement européen du 25 octobre 2016 sur les droits de l’Homme et la migration dans les pays tiers, P8_TA(2016)0404, point 66. ↩
Très bonne analyse
Merci