Dangerosité et droits fondamentaux : dangerosité, santé et soins (Table ronde n°1)
Pascal PUIG, Professeur de droit privé, Université de La Réunion[1]
1. – La dangerosité est partout ; la dangerosité est en tout !
- La dangerosité est propre à la vie humaine puisque la vie mène inéluctablement à la mort et que la mort est, dans notre société du moins, perçue comme un danger… pour la vie.
- La dangerosité est propre à toute activité humaine puisqu’il n’est point d’activité sans risque, sans prise de risques, laquelle est indispensable au progrès.
Mais si le progrès a longtemps été perçu comme nécessairement bénéfique, en quelque sorte innocent et vécu de façon insouciante, il est aujourd’hui entaché du doute, de l’incertitude. Le progrès menace ; il est porteur de dangers, de catastrophes durables et irréversibles, pour la personne, pour la société tout entière, pour les générations présente et, surtout, futures : « d’une société animée à l’excès par l’ivresse du progrès, nous sommes insensiblement passés à une société minée à l’excès par le risque et la peur qu’il suscite » explique Philippe Le Tourneau.
La dangerosité se loge en toute chose. Lorsqu’au début du 20e siècle, l’on s’interrogeait sur un possible cantonnement de la responsabilité civile du fait des choses aux seules choses dangereuses, n’a-t-on pas fait observer que « rien n’est plus inoffensif qu’un pot de fleurs, mais mettez-le sur la fenêtre un jour de mistral, il devient dangereux pour le piéton qui passe dessous » ?
« Le risque zéro, la tranquillité absolue, c’est la paix des cimetières ! »,écrivent Philippe Malaurie et Laurent Aynès.
La dangerosité est partout ; la dangerosité est en tout.
2. – Le droit peut faire le choix de l’ignorer en refusant d’en tenir compte. Tel fut précisément le cas en matière de responsabilité civile du fait des choses puisque la Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, décida, dans le fameux arrêt Jand’heur de 1930, qu’il n’y avait pas à distinguer selon que la chose ayant causé le dommage était ou non dangereuse, était ou non viciée. Si la chose a causé le dommage, c’est qu’elle était dangereuse ! La dangerosité n’est donc pas un critère de mise en œuvre de la responsabilité.
A l’inverse, l’ignorance du danger peut, à condition d’être légitime, constituer une cause d’exonération de responsabilité. Tel est notamment le cas en matière de responsabilité du fait des produits défectueux puisque, aux termes de l’article 1245-10 du Code civil :
Le producteur est responsable de plein droit à moins qu’il ne prouve :
[…]
4° Que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ;
Mais ce risque de développement ne peut être invoqué lorsque le dommage a été causé par du sang contaminé, un élément ou autre produit du corps humain.
Cette cause d’exonération révèle au passage que la dangerosité est évolutive car elle dépend de l’évolution des progrès techniques et scientifiques. Songeons à l’amiante, au plomb, au glyphosate, à l’Isoméride… hier inoffensifs, aujourd’hui mortels ; hier autorisés, aujourd’hui prohibés.
3. – La dangerosité évolue avec le temps et les progrès de la science et de la technique.
Les produits de santé d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui ni ceux de demain.
Les protocoles médicaux, recommandations et autres références médicales opposables évoluent au gré des découvertes et des expérimentations. On ne pratique plus les saignées aujourd’hui comme on les pratiquait au Moyen-Age.
Des dangers autrefois totalement inconnus deviennent progressivement perceptibles, à défaut d’être encore véritablement connus. Le passage de l’inoffensif à la « dangerosité » s’opère alors subrepticement.
La dangerosité peut être entendue comme un caractère potentiellement dangereux, une menace, un risque pour la santé, la sécurité ou l’existence d’une ou plusieurs personnes.
4. – Contrairement au danger, la dangerosité se nourrit d’incertitudes.
Le danger est connu ; la dangerosité n’est que possible ou probable.
Elle est une prédiction fondée sur des probabilités, comme nous le démontreront Ana EBRO et Frédéric LE BOT.
De ces probabilités, les statistiques médicales regorgent. Quels sont les risques fréquents, rares, exceptionnels, très exceptionnels de tel ou tel traitement, de telle ou telle opération ? Il n’est que de lire les notices de médicaments pour s’en donner une idée. Les effets indésirables sont toujours classés en fonction de leur probabilité de survenance : très fréquents, fréquents, peu fréquents, rares, très rares…
La dangerosité dépend donc du hasard.
Elle dépend aussi du contexte et de la personne concernée, de ses prédispositions, de ses facteurs de risques. Tel traitement ou telle opération ne présentera pas la même dangerosité selon la personne qui les subit. La probabilité de survenance d’une complication ne sera pas identique.
La dangerosité de la personne elle-même dépend des circonstances de son passage à l’acte, ainsi que nous l’expliquera Céline KUHN en traitant du droit de se nuire.
5. – La dangerosité est une prédiction, objectivement variable. Elle est aussi une perception, voire une conviction, empreinte d’une certaine subjectivité, ce qui la rend d’autant plus incertaine et insaisissable par le droit.
Songeons, par exemple, à la saga jurisprudentielle autour des antennes-relais de téléphonie mobile. Aucune étude scientifique n’est parvenue à en démontrer le risque pour la santé. Faut-il, au nom d’un principe de précaution combiné aux troubles anormaux du voisinage, ordonner leur démantèlement ? Des juges l’avaient décidé alors même que certains riverains, qui se plaignaient d’insomnies et de maux de tête, vivaient à proximité d’une antenne-relais qui n’avait jamais été mise en fonction ! Pour la Cour d’appel, « SFR avait fait naître chez les demandeurs la crainte légitime de courir un risque sanitaire particulièrement grave dès lors qu’il n’existait aucune garantie d’absence de risque ». Le dommage glisse « du risque avéré au risque imaginé », écrit justement Philippe Stoffel-Munck (P. Stoffel-Munck, La théorie des troubles anormaux du voisinage à l’épreuve du principe de précaution : observations sur le cas des antennes-relais, D. 2009. 2817).
La dangerosité était ressentie sans être, pour autant, établie.
La dangerosité varie donc en fonction de la personne qui la mesure, l’apprécie ou la subit.
Songeons encore au médecin qui ne suit pas les recommandations de bonnes pratiques et qui, se drapant dans la liberté d’exercice de son art, s’écarte des avis formulés dans les conférences de consensus. Son geste médical expose-t-il son patient à une dangerosité accrue alors qu’il estime que ces conférences de consensus ne constituent qu’une opinion parmi d’autres et que la sienne, fondée sur ses connaissances et son expérience, vaut bien celle des autres ? Commet-il une faute de nature à engager sa responsabilité civile, pénale, déontologique ? L’établissement de santé, l’Ordre des médecins, la justice peuvent-ils – doivent-ils – lui interdire d’exercer ?
Tel médecin anesthésiste qui, par exemple, refuse en cas d’hémorragie post-partum, de réaliser une transfusion sanguine massive, alors que les recommandations de l’OMS et du Collège national des gynécologues et obstétriciens français la préconisent vivement, doit-il être interdit d’exercice ? La parturiente ne s’expose-t-elle pas à une excessive dangerosité en mettant sa vie et celle de son enfant entre ses mains ? Mais en a-t-elle seulement conscience ? Peut-être est-il parfois préférable d’ignorer la dangerosité à laquelle nous nous exposons…
6. – Dès lors, quelle réaction convient-il d’adopter face à la dangerosité ?
La réponse du droit est aussi variable que le sont les degrés et les facettes de la dangerosité.
7. – La dangerosité n’étant pas, ou pas encore, le danger, le danger avéré, la première réaction du droit est de surveiller en instaurant des mécanismes de veille ou de suivi.
- Ainsi, en matière de veille sanitaire est instituée l’Agence nationale de santé publique chargée notamment d’assurer une mission de coordination de la surveillance, des études et de l’expertise en matière de lutte et de prévention contre les infections associées aux soins, notamment les infections nosocomiales, et la résistance aux antibiotiques (CSP, art. R. 1413-1). Cette Agence est également chargée de détecter les facteurs de risques ou les menaces susceptibles de modifier ou d’altérer la santé de la population ou de certaines de ses composantes. A cette fin, elle élabore des systèmes de surveillance et d’alerte permettant aux pouvoirs publics d’intervenir, dans les meilleurs délais, en cas de menace sanitaire et de gestion des crises sanitaires.
- Une obligation de suivi pèse également sur les producteurs relativement aux produits qu’ils mettent sur le marché. Aux termes de l’article L. 423-2 du Code de la consommation :
Le producteur adopte les mesures qui, compte tenu des caractéristiques des produits qu’il fournit, lui permettent :
1° De se tenir informé des risques que les produits qu’il commercialise peuvent présenter ;
2° D’engager les actions nécessaires pour maîtriser ces risques, y compris le retrait du marché, la mise en garde adéquate et efficace des consommateurs ainsi que le rappel auprès des consommateurs des produits mis sur le marché.
Ces mesures peuvent notamment consister en la réalisation d’essais par sondage ou en l’indication sur le produit ou son emballage d’un mode d’emploi, de l’identité et de l’adresse du producteur, de la référence du produit ou du lot de produits auquel il appartient. Ces indications peuvent être rendues obligatoires par arrêté du ministre chargé de la consommation et du ou des ministres intéressés.
- En matière environnementale, la Charte de l’environnement prévoit en son article 5 que « lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques… ».
Autant d’illustrations de mesures de surveillance, veille, suivi ou évaluation de la dangerosité. Mais d’autres postures peuvent être observées.
8. – La dangerosité est souvent assumée par le droit qui, ne voulant pas interdire, se borne à informer les sujets du caractère potentiellement dangereux d’un produit, d’une activité ou d’un comportement.
Ainsi existe-il une liberté de prendre des risques (H. Barbier, La liberté de prendre des risques, préf. J. Mestre, PUAM, 2011) mais toujours… à ses risques et périls ! Songeons aux pratiques sportives à risques que visent expressément les clauses d’exclusions des polices d’assurance. Le tabac est en vente libre mais chacun sait bien que « fumer tue ». Quant aux drogues et autres addictions, David METE nous alertera dans quelques instants sur leur dangerosité, amplement sous-estimée.
9. – Cette liberté individuelle de prendre des risques devient plus embarrassante lorsqu’elle expose autrui à ces risques. Chacun peut certes fumer mais sans enfumer les autres dans un lieu ouvert au public, fermé et couvert. Après des débats houleux, la question est aujourd’hui tranchée. Mais d’autres demeurent en suspens. Une femme enceinte est-elle libre de consommer de l’alcool ? Suffit-il d’organiser des campagnes d’information sur les risques liés au syndrome d’alcoolisation fœtale pour exonérer les pouvoirs publics de toute responsabilité ? La femme enceinte ne commet-elle pas une faute en prenant le risque de consommer de l’alcool ? Une faute de nature à engager sa responsabilité civile, voire pénale, à l’égard de son enfant ?
Autant de vastes débats que les pouvoirs publics évitent souvent d’affronter, préférant se borner à informer ou à imposer une information sur la dangerosité : obligation d’information médicale, notices des médicaments transformées en véritables encyclopédies, classification des dispositifs médicaux en fonction de leur dangerosité (CSP, art. R. 5211-7), campagnes de prévention et de recommandation en tout genre (« mangez cinq fruits et légumes par jour », « évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé »…), pictogrammes et logos attirant l’attention des consommateurs sur le caractère empoisonnant, inflammable, comburant, corrosif, explosif ou dangereux pour l’environnement, ou encore la chouette accompagnée du slogan « un réflexe en plus, un risque en moins », naguère créée par le ministère de la Consommation, etc.
L’information sur la dangerosité permet à chacun d’exercer des choix libres et éclairés, là où l’interdiction briderait les libertés et freinerait le progrès. Encore faut-il s’assurer que l’information soit suffisamment claire et précise, accessible et intelligible.
Il n’est pas rare d’observer que l’information chasse ainsi la défectuosité. En matière de responsabilité du fait des produits défectueux, un produit dangereux ne sera pas jugé défectueux si la notice d’information l’accompagnant mentionne clairement ce danger et met en garde son utilisateur par des mesures appropriées. Ainsi est-il, par exemple, des effets indésirables de certains médicaments (Civ. 1re, 24 janv. 2006, n° 02-16.6648, Bull. civ. 2006, I, n° 35, à propos de l’Isoméride), de certains vaccins (Civ. 1re, 22 mai 2008, n° 06-14.952, à propos du vaccin contre l’hépatite B) ou des risques de brûlure provoqués par l’utilisation, sans protection suffisante, d’un béton (Civ. 1re, 7 nov. 2006, n° 05-11.604, Bull. civ., I, n° 467). La dangerosité n’exclut donc pas à elle seule la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre.
10. – Mais lorsque la dangerosité devient trop préoccupante, le droit organise des procédures d’autorisations préalables ou, au contraire, d’interdictions, voire de retraits. Un encadrement de la dangerosité se met en place, fondé sur un principe de proportionnalité, au travers des autorisations de mises sur le marché (AMM), du respect de normes impératives (C. conso., art. L. 411-1 s.), de retraits du marché de produits dangereux, soit par voie de décrets (C. conso., art. L. 412-1-II) soit, lorsque l’urgence l’impose, par voie d’arrêtés (C. conso., art. L. 521-7 et L. 521-17), etc.
Ces choix de politiques publiques en matière de sécurité et de santé sont souvent lourds de conséquences et s’exposent inévitablement à la critique. Il suffit de songer au débat tendu relatif aux vaccinations obligatoires et au bilan bénéfices/risques sur lequel elles s’appuient pour en mesurer l’ampleur et la difficulté.
11. – Mais, de fil en aiguille, n’avons-nous pas dévié de notre trajectoire ? Ces contraintes plus radicales (interdictions, autorisations, obligations…) intéressent-elles toujours la dangerosité ou visent-elles à interdire ou canaliser un danger avéré, du moins une dangerosité tellement probable qu’il convient de l’assimiler au danger ? De la dangerosité au danger, le glissement s’opère imperceptiblement tant la frontière séparant les notions paraît ténue. Telle sera sans doute l’une des difficultés majeures, autant que le principal intérêt, de ce colloque.
Céline KUHN, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles, Université de La Réunion
Le droit de se nuire
Si la vulnérabilité caractérise l’être humain[2], la dangerosité[3] caractérise la vie humaine : vivre, c’est dangereux. Ce danger peut venir de l’extérieur et c’est celui auquel on pense tout de suite, la dangerosité externe. Mais le danger peut également venir de la personne elle-même, on parlera alors de dangerosité interne : l’individu par son comportement se met en danger.
Notre absence de carapace, d’armure intégrée qui fait les beaux jours du transhumanisme, contraint l’être humain à vivre dans le danger. La vie humaine se caractérise par la présence de dangers qui rappellent tant notre vulnérabilité que notre mortalité, et nos choix, nos comportements sont dictés par ces considérations factuelles. Une prise de risques raisonnée de la part de l’individu pour tous les actes de la vie même les plus anodins constitue la réponse « normale » à laquelle le Droit faisait référence avec le comportement de « bon père de famille ». Cette expression désuète et sexiste a été remplacée par la loi du 4 août 2014 par l’adverbe « raisonnablement ». Ainsi, le comportement juridique standard est le comportement raisonnable, loin de l’outrance et de l’abus, dans l’illusion d’une absence de danger.
La notion de danger apparaît dès que le comportement s’éloigne de ce standard. Dans ce cas, la perception sociale n’est pas homogène : elle oscille entre admiration et réprobation. Vivre sa vie pleinement, à 100%, avoir le gout du risque, avoir un caractère d’aventurier, toutes ces expressions semblent indiquer l’existence d’une dimension positive des risques pris par la personne elle-même. Les termes « dangerosité » et « danger » ne sont pas utilisés dans ce contexte et sont cantonnés, dans le langage courant, aux conduites répréhensibles ou qui interrogent, manifestations de la dimension négative de la dangerosité interne. Mais où placer le curseur entre dangerosité admirable et dangerosité condamnable ?
La personne peut être un danger pour elle-même. Sa volonté de se détruire est une réalité que peut entendre le système juridique qui ne sanctionne pas l’auto-destruction puisque la tentative de suicide ne constitue pas en principe une infraction pénale[4]. Si la personne peut se détruire, elle peut également se nuire. Qui peut le plus, peut le moins… Car seule la dangerosité envers autrui est sanctionnée, pas celle dirigée contre soi-même[5].
La dangerosité de la personne contre elle-même constitue une réalité saisie par le Droit qui semble consacrer un droit de se nuire. Comment le système juridique peut-il admettre le pouvoir de nuisance de l’individu sur lui-même ? Comment le Droit peut-il le supporter dans tous les sens du terme ?
Dans le contexte de la Santé et du Soin, les exemples du droit de se nuire ne manquent pas (I) et posent ouvertement la question de ses fondements (II).
I – Les manifestations du Droit de se nuire
Le comportement dangereux appliqué à soi-même, à son corps, conduit à l’altération, la détérioration de sa condition physique et/ou mentale. Ainsi, l’exposition au danger à plus au moins court terme est créatrice de nocivité, de nuisance. Les manifestations du droit de se nuire témoignent parfaitement de la temporalité de la dangerosité qui se révèle de deux types : soit la conduite dangereuse est ponctuelle tel le refus de soins du patient qui par ce comportement, met sa vie en danger (A) ; soit on se situe dans une logique de maltraitance, d’auto-maltraitance qui présente une dimension répétitive voire d’habitude que les addiction illustrent parfaitement (B).
A – La dangerosité ponctuelle
Le comportement dangereux se manifeste à l’occasion d’une situation déterminée comme c’est le cas en matière de refus de soins. Le patient peut choisir de refuser de commencer le traitement médical qui lui est proposé, il peut également choisir de l’arrêter, de ne pas le poursuivre. L’abstention peut ainsi être source de dangers.
Refus de soins
Le consentement du patient est la clé de voûte de la licéité de l’activité médicale. Le principe d’inviolabilité du corps humain a été consacré tant dans le Code civil (art. 16-1 al. 2 et 16-3 du C.civ.) que dans le Code de la Santé publique (art. L. 1111-4 CSP). Sans consentement, pas d’activité médicale licite[6]. L’adhésion du patient permet de lever l’illicéité de l’atteinte à l’intégrité corporelle que réalise tout acte médical.
La place du consentement commande au praticien d’entendre la parole du patient et de respecter ses choix. L’alinéa 2 de l’article L. 1111-4 du Code de la Santé publique envisage expressément la situation du refus de soins « Toute personne a le droit de refuser ou de ne pas recevoir un traitement ». Ce droit du patient a été conforté par le législateur lors de la réforme réalisée par la loi Clayes-Leonetti du 2 février 2016. L’alinéa 3 de l’article L1111-4 a peaufiné le régime juridique du refus de soins et en a modifié certains points. Le praticien a « l’obligation de respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité. Si, par sa volonté de refuser ou d’interrompre tout traitement, la personne met sa vie en danger (nous soulignons), elle doit réitérer sa décision dans un délai raisonnable (…) ». Le médecin ne doit plus comme la loi le lui demandait précédemment « tout mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables (…) ». Si le praticien ne saurait nuire à son patient, primum non nocere[7], l’inverse est loin d’être vrai. Le comportement dangereux du patient pour sa propre vie est admis, respecté et constitue même l’un de ses droits.
Le refus de soins peut également relever du régime juridique du refus de l’acharnement thérapeutique et de l’obstination déraisonnable de l’article L1111-5-1 du Code de la Santé publique. La mise en danger de la vie du patient constitue alors une option possible laissée à la libre appréciation de la personne dès lors qu’elle est en état de manifester son consentement. Afin de mettre un terme au « seul maintien artificiel de la vie », les traitements peuvent être arrêtés par décision du patient, le praticien devant l’accompagner avec la mise en place de soins palliatifs.
Limites
Le droit de se nuire par abstention comme c’est le cas du refus de soins connaît des limites qui tiennent essentiellement à la « qualité » du consentement émis par le patient. L’article 459 du Code civil retient que par principe, « (…) la personne protégée prend seule les décisions relatives à sa personne dans la mesure où son état le permet (…) ». Toutefois, si « (…) l’état de la personne protégée ne lui permet pas de prendre seule une décision personnelle éclairée (…) », son représentant voire le juge prendra le relais[8].
L’urgence vitale constitue également une limite à la prise en compte du consentement du patient. En effet, en cas d’urgence, le pouvoir de nuisance de l’individu sur lui-même cède face à l’objectif d’assurer sa survie. Tel pourrait être l’enseignement de la jurisprudence du Conseil d’Etat dans le fameux arrêt Témoins de Jéhovah du 26 octobre 2001[9] : « (…) compte tenu de la situation extrême dans laquelle M. X… se trouvait, les médecins qui le soignaient ont choisi, dans le seul but de tenter de le sauver, d’accomplir un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état ; que, dans ces conditions, et quelle que fût par ailleurs leur obligation de respecter sa volonté fondée sur ses convictions religieuses, ils n’ont pas commis de faute de nature à engager la responsabilité de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris ;(…) ».
En cas d’urgence vitale[10], le consentement du patient ne semble pas pouvoir remplir les conditions d’un consentement libre et éclairé, caractéristiques d’un consentement audible par le Droit. Ainsi, le praticien dans le respect des règles de la déontologie médicale et du serment d’Hippocrate se doit d’apporter les soins indispensables à la survie de la personne par un acte proportionné à son état de santé. Le praticien n’a pas le choix, il doit assurer la survie de son patient dont le refus de soins n’a plus de force obligatoire[11].
L’urgence vitale représente une hypothèse extrême, une exception exceptionnelle qui fonde la dérogation au principe d’inviolabilité du corps humain. Néanmoins, ce principe demeure et le respect du consentement du patient est la règle et cela même si son refus de soins met sa vie en danger[12].
La dangerosité peut ne pas être ponctuelle mais constituer une dangerosité d’habitude (B).
B – La dangerosité d’habitude
Auto maltraitance
Les habitudes peuvent être bonnes ou mauvaises. On va plutôt s’intéresser aux mauvaises habitudes développées par l’individu, à ses comportements quotidiens qui le mettent en danger. Le droit de se nuire prend alors la forme de la maltraitance mais d’une maltraitance un peu particulière puisqu’elle procède de l’individu : une auto-maltraitance. En effet, la répétition des mauvais traitements que subit la personne, ne provient pas de l’extérieur mais de son propre fait.
Ces phénomènes d’auto maltraitance présentent une dangerosité graduelle : du respect d’un régime strict, au jeun sévère en allant aux scarifications, mutilations volontaires puis aux addictions. Toutes ses habitudes à se faire mal, à porter atteinte à son intégrité corporelle/psychique peuvent devenir dangereuses ou le sont dès le premier jour car intégrées dans un processus de destruction recherché par l’individu comme c’est le cas en matière d’addictions.
Addictions
Le comportement addictif se caractérise par le fait qu’une personne est « dans l’impossibilité répétée de contrôler un comportement et de faire cesser la poursuite de ce comportement en dépit de la connaissance de ses conséquences négatives ». Cette définition de l’addiction que l’on trouve sur le site Internet du Ministère des Solidarités et de la Santé[13] confirme que la temporalité est un élément important dans le schéma addictif : l’arrêt de comportements négatifs, nuisibles et répétés devient impossible. La personne sait qu’elle a une conduite toxique, dangereuse pour elle-même mais elle va continuer d’où le terme addiction et son étymologie qui renvoie à la notion d’asservissement : l’asservissement de la personne à une sensation procurée par une activité comme par exemple le jeu ou la consommation d’alcool.
Addiction rime avec aliénation car la dangerosité du comportement addictif réside dans le fait que l’individu va dédier son existence à la recherche de la sensation perdue. Tout le reste n’a plus d’importance, sa vie est aliénée à cette quête. Cela conduit à une dangerosité qui peut présenter plusieurs facettes. Ainsi, s’agissant de l’addiction à l’alcool, on peut distinguer trois moments de mise en danger : la consommation du produit qui en tant que telle peut être dangereuse, les effets de la consommation et l’altération des perceptions qu’elle procure, et enfin les périodes de manque qui rendent insupportables les moments de non consommation.
Cette dangerosité d’habitude, cette auto maltraitance dirigée contre la personne elle-même constitue bien une manifestation du droit de se nuire.
Limites
En matière d’addiction, l’encadrement juridique ne concerne pas véritablement le comportement addictif en tant que tel. Lorsque le Droit intervient, c’est principalement pour des raisons d’Ordre public et son intervention peut prendre deux formes : soins psychiatriques sans consentement[14] (la personne n’est plus à même de décider, son consentement est disqualifié comme en matière d’hospitalisation sans consentement, la personne est devenue un danger potentiel pour elle-même[15] et/ou pour la Société[16]) et recours au droit pénal (la personne constitue un danger avéré). Sur ce dernier point, la réponse pénale varie en fonction du type d’addictions.
Trois situations sont à distinguer :
– Le comportement qui est à l’origine de l’addiction peut être interdit et constitue une infraction comme la consommation de stupéfiants. Cela signifie que ce comportement est sanctionné indépendamment de la question de l’addiction, ce n’est pas l’addiction qui appelle la réaction du Droit.
– Parfois, le comportement est juridiquement encadré (par exemple, la consommation d’alcool ou la participation à des jeux d’argent), la réaction du Droit notamment du droit pénal intervient alors en périphérie. L’addiction n’est pas sanctionnée en tant que telle mais ses conséquences le sont comme l’ivresse sur la voie publique[17]. Dès que les tiers voire l’Ordre public est potentiellement menacé, le Droit se doit s’intervenir. Si l’ébriété domestique n’intéresse pas le Droit, les violences domestiques commises sous l’emprise de l’alcool entrent dans son champ.
– Enfin, le comportement n’est pas encadré par le Droit car il se situe dans le champ de la vie privée comme les pratiques sexuelles ou les jeux vidéos. Là encore, ce sont les conséquences du comportement addictif qui sont sanctionnées lorsqu’elles constituent des infractions pénales (agressions sexuelles par exemple) mais l’addiction n’est pas sanctionnée en tant que telle.
L’exemple de l’addiction comme celui du refus de soins montre que le Droit a une position assez étonnante face à la dangerosité interne, dangerosité de la personne à son propre encontre. Le droit de se nuire présente une certaine réalité juridique : le médecin est obligé de respecter le refus de soins et en matière d’addiction, cette manifestation d’auto maltraitance n’appelle pas de la part du Droit de réponse propre puisque l’addiction est toujours envisagée par le prisme de ses conséquences pénales ou civiles.
Comment expliquer la posture du Droit ?
Quels seraient les fondements du droit de se nuire (II) ?
II – Les fondements du Droit de se nuire
La dangerosité appelle une réaction juridique dès lors que les tiers ou l’Ordre public est menacé par le comportement de l’individu. Les conduites dangereuses de la personne contre elle-même ne sont pas perçues comme des actes nécessitant un encadrement juridique car il n’y a pas d’autrui à protéger, il n’y a pas d’altérité. Par principe, le Droit ne protégerait pas l’individu contre lui-même[18].
En préalable, il convient de rappeler que la notion de personne juridique est construite sur le concept d’autonomie : l’acteur est présumé autonome. La présomption d’autonomie ou plus précisément d’aptitude à l’autonomie fonde le rôle essentiel de la volonté individuelle en Droit. La volonté se révèle créatrice et le sujet est acteur : il construit l’environnement juridique par ses choix, ses engagements, ses actes. Cette présomption attachée à la notion de personne juridique rend effective la liberté individuelle[19] puisque les manifestations de son exercice comme les choix qu’elle prend quant à l’exploitation de son corps sont opposables de plein droit au système juridique qui les réceptionne. L’admission du droit de se nuire et de ses expressions ne renverse pas cette présomption, au contraire, elle ne fait que confirmer sa dimension fondamentale et structurante du système juridique.
L’expression « droit de se nuire » est choquante mais elle traduit parfaitement le pouvoir de l’individu qui dispose de sa vie (A). Il y a un équilibre à trouver entre le pouvoir de régulation générale du Droit et l’exercice par l’individu de sa liberté au nom du principe d’autonomie (B).
A – Disposer de sa vie
Comment justifier la reconnaissance du droit de se nuire ? Il y a plusieurs pistes possibles : le respect de la liberté individuelle, le respect de la vie privée et le respect de la propriété du corps.
Liberté individuelle
Lorsque les conduites dangereuses ne concernent que la personne elle-même, l’absence de tiers impacté, l’absence d’altérité paralysent l’intervention du Droit car dans ce cas, c’est une pure question d’exercice de la liberté individuelle. L’individu exerce sa liberté contre lui-même et non contre autrui ce qui empêche la réaction du Droit. Les textes de référence en matière d’exercice de la liberté individuelle que sont notamment l’article 4 [« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui (nous soulignons) : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »] et l’article 5 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 [« La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société (nous soulignons). Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »] l’expriment parfaitement.
Dans ces conditions, au nom de la liberté individuelle, la personne peut décider d’avoir un comportement toxique, nocif à son encontre tant que cela ne concerne pas les tiers ou ne constitue pas une infraction aux yeux de la Loi. Il n’y a pas de raisons juridiques pour la mise en place d’une réponse légale sauf à considérer qu’on ne se situe plus dans une question individuelle mais que ce comportement participe d’un problème plus vaste mettant en jeu l’intérêt général comme une question de santé publique. C’est en effet sous cet angle que l’intervention du Droit peut être fondée et connaît déjà une certaine réalité avec par exemple la création de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA). Le Droit arrive ainsi à s’immiscer dans l’exercice de la liberté individuelle même si on se situe dans des réponses le plus souvent basées sur la participation volontaire des personnes.
Respect de la vie privée
L’article 9 du Code civil protège la sphère d’intimité de la personne en énonçant : « Chacun a droit au respect de sa vie privée ». Les conduites dangereuses notamment les addictions sont le plus souvent réalisées à la maison[20] ou tout du moins dans un cadre privé. Ce contexte non public permet d’inclure le droit de se nuire dans le champ du respect de la vie privée et d’en assurer une effectivité redoutable. Par principe, ce qui se passe dans l’intimité domestique n’a pas à être exposé et les manifestations de la dangerosité interne n’ont pas à être connues. Le Droit doit rester à la porte.
Propriété du corps humain
Le lien d’appropriation entre la personne et son corps peut constituer un fondement au droit de se nuire. Si la personne est propriétaire de son corps, leurs rapports sont des rapports de propriété marqués par le principe d’exclusivité[21]. L’article 544 du Code civil l’exprime parfaitement : il appartient au seul propriétaire d’exploiter sa chose dans le respect des lois.
Tant qu’une loi ne me l’interdit pas, je peux utiliser mon corps comme je l’entends, je peux ainsi en abuser au sens juridique du terme, au sens de l’abusus, à savoir le détruire ou installer un processus de destruction. La limite demeure l’altérité : tant qu’il n’y a de conséquences sur autrui et que la personne agit contre sa santé physique et/ou mentale, le Droit reste spectateur dans la limite du risque d’atteinte à l’Ordre public. Il convient de relever que dans le cas du syndrome d’alcoolisation fœtale, il n’y a pas d’autrui pour le Droit car l’embryon et le fœtus ne relèvent pas de la catégorie des personnes juridiques. Par conséquent, le fait de boire de l’alcool pendant sa grossesse ne porte pas atteinte à l’intégrité corporelle d’une autre personne. L’alcoolisme de la mère constitue une auto maltraitance, une conduite dangereuse et répétée de la personne dirigée « uniquement » contre elle-même sans impact sur un tiers.
La personne peut se détruire comme elle peut se nuire et la propriété sur son corps peut fonder la non réaction du système juridique. L’exclusivité du propriétaire, le monopole d’exploitation qu’il a sur sa chose permet d’exclure les tiers, c’est le principe même du droit de propriété. Invoquer le droit de propriété sur le corps permet juridiquement d’expliquer l’autarcie instaurée. L’individu est le dominus, le maître, celui qui décide et qui par principe a raison car il est le mieux placé pour savoir ce qu’il faut faire. On retrouve la présomption d’aptitude à l’autonomie de l’acteur juridique qui investit la personne du pouvoir de disposer de sa vie, de l’organiser, de déterminer ses priorités, ses objectifs et de décider comment la vivre.
Le droit de se nuire est une réalité juridique. La personne est le maître et le corps suit, même si le comportement est dangereux, tourné contre la personne elle-même en négation de ses intérêts, l’immixtion du Droit ne serait-elle pas plus dangereuse ? L’intervention du Droit ne serait-elle pas un élément plus perturbateur que salutaire (B) ?
B – Un difficile équilibre :
Le droit à la vie fait partie des droits fondamentaux. Il est énoncé à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et protège la vie des citoyens des actions de l’Etat ou de ses abstentions. La Jurisprudence de la Cour européenne reconnaît que cet article crée des obligations positives à la charge des Etats[22]. Il y a ainsi un volet qualitatif qui permet de décliner le droit à la vie en droit de vivre et de vivre correctement[23], de vivre dans un environnement sain. Cela implique un devoir pour l’Etat de mettre en place les conditions permettant l’exercice d’un tel droit de vivre[24]. Mais cela ne crée à l’inverse ni un devoir de vivre ni de vivre dans de bonnes conditions à la charge de l’individu. Ce devoir de vivre n’existe pas et ne saurait être ni imposé par la Loi ni contrôlé par l’Etat, heureusement, serait-on tentés de rajouter! La dimension liberticide d’une telle obligation de vivre se perçoit immédiatement dès que l’on songe tant aux critères qu’aux modalités de contrôle applicables. Comment déterminer les contours de cette obligation sans porter atteinte de manière non disproportionnée à la liberté individuelle et au principe d’autonomie présumée de la personne juridique ? Où placer la limite ?
Face à de telles difficultés, il semble que laisser la personne se détruire ou se nuire heurte moins les principes de notre corpus que lui interdire de le faire. Les fondements juridiques à l’admission du droit de se nuire plaident tous dans ce sens.
Les manifestations de dangerosité interne sont analysées comme des phénomènes marginaux qui ne remettent pas en question la pertinence de la présomption d’aptitude à l’autonomie, au contraire, on a même parfois l’impression que le droit de se nuire fait partie des options possibles. L’absence d’une théorie générale des conduites dangereuses ne permet pas d’en développer une approche uniforme et de considérer que par définition, ce sont des abus ou des excès de la liberté individuelle. Entre le refus de soins érigé en droit du patient et les addictions, il y a un véritable grand écart. Leur point commun réside dans le fait que le Droit considère qu’une personne raisonnable ne réagirait pas de cette façon mais sans pour autant condamner automatiquement une telle attitude. La préservation de la liberté individuelle est sans doute à ce prix.
ECHANGES
Frédéric LE BOT, Médecin conseiller technique du Recteur, spécialiste en santé publique et sociale
Thierry BARANES, Médecin et responsable du Service médical en faveur des élèves
et Ana EBRO, Infirmière et conseillère technique du Recteur
Le terme dangerosité interpelle dès lors qu’il n’est pas présent dans les pratiques quotidiennes au sein de l’école qui doit en principe être un lieu protégé. Pourtant, « la vie est dangereuse et la dangerosité est partout ». En tant que professionnels de santé à l’éducation nationale, on pourrait rapidement se dire : « il ne faut plus rien faire, la dangerosité est partout ! ».
Dans le quotidien du milieu scolaire, le terme de dangerosité est tellement subjectif et anxiogène qu’il doit être utilisé avec prudence et parcimonie, dans des situations particulières. Ce terme semble davantage relever du droit pénal. Le concept de la dangerosité est une notion difficilement utilisable – en tant que telle – dans le milieu scolaire, qui doit être un lieu où le danger doit être maitrisé.
Comment ce concept peut-il s’intégrer dans les pratiques professionnelles et le milieu scolaire ?
- La dangerosité :
Selon le dictionnaire français Larousse, « la dangerosité est la probabilité de passage à l’acte délictuel au criminel ; caractère dangereux de quelque chose ou de quelqu’un ». La Haute Autorité de Santé, en mars 2011, a introduit la « dangerosité psychiatrique » chez les personnes ayant des troubles schizophréniques ou des troubles d’humeur.
La dangerosité est une notion complexe qui s’est développée au XIXème siècle et qui a repris de la vigueur dans les années 80, en lien avec le sentiment d’insécurité sociale, politique et juridique qui a été bien ressenti par un certain nombre de citoyens. Le mot dangerosité renvoie au caractère dangereux et est défini comme ce qui constitue un danger.
Le danger est perçu comme ce qui menace la sûreté, la sécurité l’existence de quelqu’un ou de quelque chose. C’est une conception subjective qui connaît des solutions en fonction des temps et des lieux, au regard des exigences variables du droit pénal positif et de la protection de la société.
On dénombre cinq dangerosités officiellement connues :
- La dangerosité juridique,
- La dangerosité psychiatrique,
- La dangerosité en victimologie,
- La dangerosité en criminologie,
- La dangerosité sociale.
Pour cette dernière, cela devient plus compliqué parce que là, on se situe dans un domaine « subjectif » qui est temporel et qui dépend des politiques publiques.
La définition de la dangerosité se réfère au terme de « probabilité ». En milieu scolaire et dans le milieu de la santé où l’on aime travailler dans la certitude et avoir le contrôle de ce qui peut arriver, (avec des chiffres et avec des pourcentages), ce terme n’est pas très adapté. La dangerosité est donc une probabilité, quelque chose qui n’est pas palpable, mais éventuellement envisageable. Elle évoque un risque entre 0 et 1, mais faut-il encore le connaître. Et si on le connaît, cela devient un danger. « Hasard et subjectivité ne font pas bon ménage avec le cadre scolaire qui doit être sécurisé ».
- Le danger :
C’est une propriété, une capacité d’un objet, d’une personne ou d’un processus pouvant entraîner des conséquences néfastes. La dangerosité c’est autre chose, elle est subjective et varie en fonction du contexte.
- Le risque :
C’est un danger éventuel, mais quand on y réfléchit bien, le risque n’est pas un danger, c’est la conséquence de l’exposition au danger. On peut parler de risque délictuel, de risque de violence. Mais là, on envisage alors la conséquence du danger.
Ces premières définitions étant posées, on peut se demander ce qui se passe en milieu scolaire ?
Nous avons souvent recours à un terme qui s’appelle « le principe de précaution » qui a été introduit par la loi n°95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, dite loi Barnier. C’est un principe écologique visant à anticiper des éventuels risques ou des dangers éventuels. Là, on est encore dans de la perception et non sur de la réalité. Le principe de précaution est appliqué pour atténuer le retour médiatique, social et rassurer la communauté afin de repousser le danger voir le contrôler. A cet effet, le terme « dangerosité » est anxiogène et n’est pas forcement adapté, quand bien même il peut être adapté à bien d’autres circonstances. Le principe de précaution peut être un écho au terme de dangerosité.
En milieu scolaire, il existe des risques dont la probabilité est connue, telles les épidémies (les méningites, la rougeole, etc.), la consommation de drogue, la santé mentale des individus, etc. et les intervenants connaissent ces dangers, les risques qui en découlent et savent comment agir. Dans ce cas, on parle plus facilement de danger que de dangerosité.
En milieu éducatif, on est donc plus confronté à des dangers ou à des risques qu’à la dangerosité. Le terme dangerosité peut se révéler plus néfaste psychologiquement que protecteur. L’école doit rester un « sanctuaire » où les divers dangers doivent être maitrisés au mieux. Malheureusement ce n’est plus toujours possible. Avec les effets néfastes des réseaux sociaux, des jeux vidéo et parce que on est dans une inclusion totale, tout enfant, quel qu’il soit, peut présenter une dangerosité mentale, comportementale. Cependant, nous ne parlerons pas d’« enfant en danger » mais d’« enfant en difficulté ». Est-ce qu’il peut être un danger ? Là, la question nécessite des connaissances transversales afin de gérer la situation.
L’école sanctuaire est difficile à maintenir, mais tous les acteurs s’y attachent en essayant de répondre à toutes situations de danger et en évitant les phénomènes anxiogènes qui se multiplient par les réseaux sociaux et les effets de masse.
Sur la radio X a été annoncé ce matin qu’un élève en vélo a été tué par un bus scolaire. Il convient d’organiser rapidement une réponse. C’est la dangerosité de la vie. Ce terme flou, c’est ce qui va nous arriver en sortant. On connaît le mot danger qui est quelque chose qui peut arriver à tout le monde. C’est pour cela que ce terme dérange un petit peu, nous devons faire face à une menace qui est virtuelle. Nous pouvons l’identifier en adoptant des moyens de prévention. Nous devons nous adapter face au danger.
Il existe une « protection » scolaire à tout moment et il faut rester objectif et pragmatique. Ce terme « dangerosité » qui soutient la probabilité, la subjectivité peut être utilisé par certains professionnels mais en milieu éducatif, mieux vaut l’éviter.
On peut illustrer ce propos avec l’exemple de la vaccination contre le HPV (papillomavirus humains) qui est une maladie sexuellement transmissible. En métropole, les jeunes filles de 16 ans sont vaccinées à 25%. A La Réunion, ce taux est de 8% en raison d’une défiance aux vaccins lié à une « dangerosité des vaccins », et spécifiquement de ce vaccin. Selon toutes les études concernant le vaccin en question, il n’y a pas plus de complications avec ce vaccin qu’avec un vaccin contre la grippe. On peut regretter l’utilisation du terme de « dangerosité », en ce qui concerne les vaccins, quand on connait les bienfaits de la vaccination. A titre d’exemple, il faut savoir que plus de 50% des cancers par HPV (3 000 par an en France) sont les cancers du col. Les Australiens estiment qu’en 2030 ils n’auront plus de cancer du col. Ils ont un taux de couverture vaccinal pour le HPV de 80%. La variole a été éradiquée par la vaccination, il en est de même pour la rougeole. C’est pourquoi, parler de dangerosité des vaccins peut sembler trop violent, voire inadapté. A partir du moment où l’on injecte une substance dans l’organisme oui, cela peut être dangereux, mais en ce qui concerne les vaccins en général, la probabilité d’une complication est exceptionnelle. Alors pourquoi parler de dangerosité ?
Un véritable lobbying anti vaccins s’est constitué au fil du temps, affirmant la « dangerosité » des vaccins, ce qui dans l’esprit de la population peut être anxiogène et négatif. D’un côté on doit se faire vacciner (obligation vaccinale) et d’un autre il y aurait une véritable dangerosité ? Ces discours contraires ne permettent pas à la population de bien comprendre les enjeux de la vaccination et de son efficacité.
En conclusion, le terme « dangerosité » est très subjectif et anxiogène. Il fait référence à une probabilité plutôt vague (au cas où ?), encore faut-il savoir de quelle dangerosité on parle : la dangerosité des hommes ? les femmes battues ? Les libertés ne sont pas loin d’être bafouées lorsque l’on mobilise ce terme subjectif.
L’école devrait rester un sanctuaire. La dangerosité (qui demande à être plus explicitée voire définie) est un terme plus adapté pour les discours des juristes, des avocats mais aussi des procureurs, des juges d’instructions ou des psychiatres. Souvenons-nous des recommandations du Président Sarkozy qui voulait que les psychiatres signalent et repèrent les enfants présentant des personnalités particulières. « Mais moi je suis particulier, je suis seul et unique, comment on a le droit de faire cela ? ». Attention à la généralisation de l’utilisation de ce terme : ce pourrait être la fin des libertés sur l’autel de la dangerosité !
David METE, chef de service addictologie du CHU de La Réunion
I – Généralités – Pour le médecin addictologue, la question de la dangerosité renvoie à la dangerosité des drogues, c’est à dire de substances psychoactives dans le cadre de pratiques addictives. Au-delà du cadre des usages de substances psychoactives addictogènes, il s’agit aussi des comportements addictifs sans drogues que l’on dénomme aussi addictions comportementales.
Cette dangerosité a pu être évoquée précédemment, il s’agit d’une part d’une dangerosité individuelle, en lien avec le droit de disposer de soi-même, qui peut être un droit de se nuire avec des substances addictives. C’est l’usager lui-même qui assume (et parfois revendique) le fait de consommer des produits pouvant être nocifs à des degrés divers. Le problème est que cette dangerosité individuelle s’associe souvent à des dangers pour la société. Cette question de la dangerosité est en fait complexe puisqu’elle va dépendre des produits en eux-mêmes, des usages que l’on en fait, des conditions et du sujet lui-même. Paramètres d’une équation complexe que je vous propose d’aborder à présent.
Cela dépend de l’usager puisqu’en addictologie, chacun de nous est différent. Certains d’entre nous ont des vulnérabilités face à des pratiques addictives et d’autres, au contraire, ont des facteurs de protection, qui les préservent du risque d’évoluer vers une problématique addictive. Utiliser une drogue ne relève pas de l’addictologie dans une grande partie des usages (café, alcool, etc.). Certaines personnes peuvent faire un usage simple de drogues très dures (héroïne, cocaïne) qu’elles consomment sans aucun dommage. A l’inverse, d’autres personnes peuvent faire un usage dur de drogues douces (v. par exemple la dépendance majeure au cannabis), avec des conséquences qui peuvent êtres graves (troubles psychotiques sous l’influence du cannabis). Dans le domaine des addictions, il faut soit se contenter d’une vision simpliste et manichéenne des choses qui relève alors de la caricature, soit accepter de relever le défi d’un regard complexe : c’est un peu plus dur, mais beaucoup plus intéressant et surtout plus efficace dans la pratique.
Tout dépend aussi de la fréquence, des modalités et du contexte de l’usage : là, en pratique les choses peuvent se complexifier. En effet, quand on consomme par-exemple de la cocaïne ou de l’héroïne, la sniffer est différent de se l’injecter : les risques ne sont pas les mêmes. Cela dépend également des contextes, quelqu’un qui boit un verre de vin avec des amis occasionnellement ne se trouve pas dans la même situation que quelqu’un qui se vide une bouteille de vin tout seul chez lui le soir parce qu’il a du mal à dormir, parce qu’il doit éventuellement noyer son chagrin dans sa consommation alcoolique, boire quelques verres chez soi puis y demeurer ou prendre sa voiture, etc. Cela dépend donc de l’usager lui-même, de ses expériences, de sa génétique, d’où l’inégalité devant les risques addictifs.
Cette dangerosité des drogues, si on la résume du point de vue de l’individu, est une dangerosité qui peut concerner son corps physique avec des conséquences pour les organes (comme par exemple les maladies du foie pour l’alcool, les poumons pour le tabac) ; c’est une dangerosité psychologique parce que les pratiques addictives sont fréquemment associées à des problématiques psychiques, psychiatriques présentes parfois antérieurement aux pratiques addictives, mais dont l’usage peut aussi déboucher sur la genèse de problématiques psychiques qui n’existaient pas préalablement. Pour l’individu, ce sont aussi des conséquences sociales, sur sa vie familiale, sa vie professionnelle, etc. Des conséquences qui peuvent être extrêmement lourdes et qui ne se limitent pas forcément à l’individu concerné par ces usages lui-même.
L’usage de substances addictives, de drogues au sens général a des conséquences sur la sociétéqui vont alors plus particulièrement concerner le droit qui édicte et sanctionne des crimes et des délits spécifiques. On constate que certains de ces produits, comme l’alcool, pèsent extrêmement lourd au quotidien dans notre pays : accidents, violences sous l’influence de l’alcool par-exemple. Notre société n’est pas toujours cohérente sur ses choix dans le domaine du Droit de la drogue et des conduites addictives au regard de la dangerosité réelle de ces pratiques.
Schéma : La dangerosité des drogues :
- Une dangerosité pour l’usager (liberté ou droit à disposer de soi)
- Une dangerosité pour la société (ma liberté s’arrête où commence celle des autres)
Cette dangerosité est différente en fonction des produits, des usages et de l’usager.
II – Les classifications internationales – Plusieurs classifications tentent d’appréhender au mieux la dangerosité des drogues. Plus elles sont précises, plus elles comportent de critères et moins elles sont utilisables en pratique courante. Leur fonction est aussi de guider les politiques publiques. Cependant la licéité d’une substance ne repose pas forcément sur ces considérations.
Dans les conventions de 1961[25] et de 1971[26] établies par l’ONU, les substances ont été classées dans 4+4 tableaux. Elles établissent un contrôle international sur les différentes substances psychotropes. Ces classifications ont fait l’objet de vives critiques avec pour reproche d’avoir été décidées de manière arbitraire, sans fondements suffisamment scientifiques[27].
- Ces classifications ont été faites sur des bases idéologiques et peu sur des bases scientifiques. On retrouve dans une même catégorie des produits de dangerosité extrêmement différente (par exemple, l’héroïne est dans la même catégorie que le cannabis).
- Le souci est aussi que ces classifications ont pu aussi être faites sous l’influence des Etats producteurs de médicaments motivés par la protection d’un secteur économique important et n’hésitant pas à bafouer ou à nier certains usages traditionnels. On a des tableaux différents qui classent à la fois les médicaments, les substances psychoactives, les drogues.
Ces classifications internationales sont aujourd’hui très largement décriées. Ce sont néanmoins elles qui guident la politique internationale en matière de drogues avec des conséquences qui sont importantes, notamment avec une politique extrêmement répressive qui se fait à l’échelle internationale. La répression en matière de drogues coûte davantage de vies humaines que les drogues elles-mêmes. Ce sont des dommages collatéraux désastreux.
III – Le Rapport Roques – En France, à la demande du Secrétaire d’Etat à la Santé Bernard Kouchner, une classification des drogues en fonction de leur dangerosité est publiée par le Pr Bernard Roques, pharmacologue, en 1998. Dans ce rapport[28], le Pr Roques souligne la dangerosité de l’alcool qu’il place au même niveau que l’héroïne. En France, ce rapport a pu être considéré comme « un pavé dans la mare », un sacrilège qui a soulevé les réprobations de toute la filière « alcool » mais il a également engagé la réflexion et contribué à l’évolution des mentalités dans un pays très marqué par sa culture viticole.
Une problématique de taille est que ces classifications internationales vont ignorer complètement les drogues légales que sont le tabac et l’alcool, ce sont pourtant elle qui pèse le plus lourd dans nos sociétés au regard de leurs conséquences négatives.
IV – Les autres évaluations – Depuis, d’autres classifications ont été produites par les scientifiques, se basant sur de la littérature / les données scientifiques disponibles et qui se rapprochent de la réalité de ces drogues. Il s’agit par exemple des travaux récents du psychopharmacologue britannique David Nutt[29],[30].
Lorsqu’on fait cette démarche, on trouve des choses étonnantes notamment un cumul de la dangerosité pour les autres et pour l’usager lui-même avec un très haut niveau de dangerosité pour l’alcool dont le statut est pourtant légal, ses trois suivants étant des substances illicites.
Sur ce dernier schéma, on se rend compte que l’alcool fait partie des produits les plus dangereux, son statut de substance légale interpelle. Dans ce tableau, l’héroïne, la cocaïne sont des produits dangereux, mais nous avons une dangerosité plus importante pour l’alcool.
Nous avons aussi des substances qui ont été classées parmi les produits les plus dangereux dans les classifications internationales mais qu’on trouve finalement très éloignées de l’alcool et d’autres substances qui sont dans la même catégorie. Il y a donc une incohérence dans les classifications internationales qui font pourtant encore autorité malgré leurs incohérences.
Ce tableau montre aussi que l’alcool, bien qu’ayant une dangerosité très importante, n’est pas reconnu, non classé par l’Organisation des Nations Unies. L’héroïne est un produit qui a une dangerosité maximale et est plutôt bien placée. Pour le crack aussi, c’est le cas.
Par contre, il y a des produits qui ont une dangerosité assez modérée, comme l’ecstasy, le LSD par rapport à d’autres et qui vont être reconnus comme étant extrêmement dangereux par les classifications internationales. Le cannabis qui est sur un score intermédiaire est reconnu comme présentant une dangerosité maximale.
V – Focus sur l’alcool – Les boissons alcoolisées illustrent bien l’inadaptation des politiques publiques au regard de la dangerosité réelle de ce produit. L’alcool est responsable de 41.000 décès annuels en France, de 450 à La Réunion (ce qui représente plus de 11% de la mortalité). La mortalité due à l’alcool à La Réunion fait de cette région la 3ème région française la plus concernée.
10 % des consommateurs absorbent près de 60 % de l’alcool vendu ce qui signifie que contrairement à ce que dit le lobby « alcool », les gens qui consomment la majorité des alcools sont malades. Ce sont des personnes en difficulté avec l’alcool ni plus ni moins qui assurent l’essentiel des achats en boissons alcoolisées, c’est une réalité.
Des travaux comme ceux de la Commission Globale des Drogues, nous montre le rôle majeur d’une politique de régulation équilibrée. Nous aurons des problèmes de consommation excessive avec des dangers si la législation est laxiste. Si nous régulons de façon extrêmement sévère, les produits seront clandestinisés comme c’était le cas pendant la prohibition avec une hausse de la criminalité et des conséquences liée à la diffusion de substances échappant à tout contrôle (ex. alcools frelatés). La bonne façon (ou plutôt la moins mauvaise) de gérer ces substances addictives au regard de leur dangerosité réelle est d’avoir une régulation adaptée à chaque produit afin de minimiser la consommation de ces produits et leurs conséquences délétères.
Dans les classifications internationales relevant de l’ONU, l’erreur fondamentale était d’imaginer – utopie essentiellement amenée par les Etats-Unis – qu’un monde sans drogue était possible[31]. C’est faire l’impasse complète d’une réalité anthropologique, ethnologique et historique. Depuis que nous disposons de témoignages historiques, des données de l’archéologie, nous savons qu’il y a toujours eu une utilisation de substances psychoactives et addictives. C’est un invariant anthropologique majeur et il faut faire avec, qu’on le veuille ou non. Par contre, il faut aussi faire mieux et à cet effet mieux réguler. C’est là que l’intervention du droit en association avec les données de la science est fondamentale.
Il serait souhaitable que les politiques publiques soient basées sur les évidences. Malheureusement, en France nous sommes toujours complètement dans le déni, soumis à des décisions qui relèvent parfois davantage de l’idéologie.
La politique en matière d’alcool est laxiste : l’alcool est disponible partout et très facilement avec des messages ambivalents. Dans les magasins, sur les panneaux publicitaires, à la radio, une publicité considérable est déployée : ces messages disent implicitement « buvez de l’alcool ». En parallèle, on dit aux gens : « ne conduisez pas avec de l’alcool », « buvez avec modération ». C’est une aberration au regard de la clarté des messages, ces injonctions contradictoires sont contre-productives. Un message de santé publique, pour qu’il passe, doit être simple et cohérent. Tous ces paradoxes font que ça ne fonctionne pas : notre société en paye le prix fort.
Pourquoi toutes ces incohérences de la politique de santé publique ?
Il y a le poids culturel, le lien avec l’histoire (plus de 2.000 ans), le lien avec la spiritualité (vin rouge = sang du Christ) ; le poids économique (et pourtant économiquement l’alcool coûte plus cher à notre Société qu’il ne lui rapporte selon l’économiste Pierre Kopp[32]). Un plan avait été proposé pour lancer le premier mois de janvier sans alcool en France en 2020 (dry january). Les documents de santé publique France avaient été reçus. Mais M. Macron, à la faveur de conversations avec des viticulteurs en Champagne, a tenu à les rassurer : « ça ne se fera pas, ne vous inquiétez pas ». La ministre de la santé a été obligée de faire un rétropédalage, en disant que ce n’était qu’un projet non validé. C’est une illustration flagrante du lobbying auprès des pouvoirs publics contre la santé publique présents au cœur du pouvoir (on peut citer par exemple, A. Bourolleau, ex-Directrice du lobby « Vin et Société », conseillère agriculture du président Macron de 2017 à 2019).
Figure 2 : En France, une régulation insuffisante de la vente et de l’usage d’alcool
Pour le tabac, on a abandonné la filière cigarette par tabac ce qui se rapproche de la bonne résolution, même si cette régulation n’est encore parfaite. A La Réunion par exemple, nous avons 8 fois plus de points de vente du tabac qu’en Métropole parce les politiques locaux, le Conseil général ont refusé d’appliquer la loi de réguler la vente de tabac pour protéger le petit commerce (non application du article 568bis du Code Général des Impôts). C’est la santé publique qui en pâtit.
VI – Focus sur le cannabis – A l’opposé, le cannabis, dont la dangerosité est plus faible, est un produit qui focalise cette question de l’interdit et constitue une vive source de débats. Il illustre la position répressive avec un retard français au regard de l’évolution actuelle des politiques de nombreux pays sur le cannabis thérapeutique, voire la dépénalisation de son usage récréatif. C’est un produit qui vient de l’étranger, qui est « extérieur », non-traditionnel : le « bouc émissaire » idéal, vecteurs des peurs entre générations, produit transgressif par excellence à l’adolescence. 80% des crimes et délits liés aux drogues sont des faits concernant le cannabis.
VII – La crise des opiacés : un drame américain – On peut évoquer les opiacés aux Etats-Unis où depuis quelques années il y a un phénomène appelé « la crise des opiacés », un phénomène sans précédent, extrêmement révélateur à la fois d’une mauvaise évaluation de la drogue mais aussi d’un système de soins complètement inadapté, basé sur des soins privés qui favorise un lobbying intensif avec des conséquences absolument désastreuses pour la population.
Un lobbying agressif de l’industrie du médicament a été générateur d’une augmentation sans précédent des cas de dépendance aux opiacés (ex.OxyContin de Purdue Pharma) et d’un basculement d’un nombre considérable de sujets devenus dépendant de ces médicaments vers des usages clandestins aux conséquences dramatiques. La disponibilité d’opiacés à très haute dangerosité sur le marché clandestin (ex.fentanyloïdes, héroïne), un dispositif de soins inadapté, inégalitaire ont conduit à un nombre de décès sans précèdent[33].
Aux Etats-Unis, on a mis en place une politique de santé incitant aux soins des douleurs chroniques au risque de développer des addictions : les laboratoires créent de nouveaux produits en disant qu’ils n’ont pas de pouvoir addictif, mènent des campagnes pour encourager les gens à se soigner, à ne plus accepter d’avoir mal, avec des médicaments pour soulager la douleur et des cliniques spécialisées. On y a distribué facilement des ordonnances, même par téléphone. La conséquence a été de rendre dépendantes des millions de personnes qui, à un moment donné, vont se rendre compte qu’elles dépassent les posologies et qu’on ne peut plus leur donner ces médicaments si facilement. Prises au piège, elles basculent dans la clandestinité, en se rendant compte que ces médicaments sur le marché parallèle coûtent très chers : 60$ le cachet. L’impossibilité de se procurer ces médicaments les conduit à chercher des substituts qui seront de l’héroïne, des nouvelles substances de synthèse, des produits extrêmement puissants qui peuvent être jusqu’à 100 fois, 1 000 fois, 10 000 fois plus puissants que l’héroïne, ces produits que les dealers ne savent pas doser et qui vont entraîner un nombre de décès absolument désastreux par overdoses parce qu’ils sont tellement concentrés qu’il faudrait un pharmacien pour pouvoir les doser. Ce sont les fameux produits de synthèse qui sont fabriqués en Chine et que nous pouvons commander par internet et que nous recevrons par petite enveloppe de quelques grammes qui permettent de confectionner des centaines de doses pour un profit maximal.
Aux Etats-Unis, on s’est retrouvé avec une consommation massive d’analgésiques, un besoin couvert à 3.150 % par rapport à d’autres pays pauvres ! Ainsi, on se retrouve avec 72 000 décès par overdose en 2017 (augmentation majeure des décès induits par les opioïdes de synthèse : fentanyloïdes) avec une baisse historique de l’espérance de vie dans un pays dit moderne. C’est une épidémie, quelque chose d’absolument désastreux. Avec un système de santé qui est inadapté, l’accès à des traitements de substitutions ne sont pas assez suffisant. Beaucoup de ces patients ne peuvent pas accéder à des soins adaptés. Les policiers sont obligés d’avoir sur eux des sprays antidotes (naloxone) pour sauver les gens dans la rue qui font des overdoses.
Cette crise des opiacés n’est pas présente en France parce que nous avons un système de santé qui, heureusement, prévient en partie les effets du lobbying pharmaceutique[34] et qui permet de mieux prendre en charge les personnes dépendantes des opiacés avec un accès facilité aux traitements de substitution.
Conclusion :
Au niveau international, les classifications actuelles établies par l’ONU sur la dangerosité des drogues sont en partie caduques et ont été établies de manière arbitraire sans fondement scientifique suffisant. Un relais par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) avec une nouvelle classification est souhaité afin de mettre en place une approche davantage basée sur des données scientifiques.
La politique publique en matière substances addictives en France est incohérente au regard des données scientifiques et la de santé publique. Son coût humain et financier est considérable. La problématique alcool illustre de manière dramatique ce phénomène dans notre pays. La politique en matière de drogues devrait davantage être basée sur leur dangerosité réelle et non sur des considérations idéologiques. A quand des « Evidenced-based policies » ?
[1] Le style oral de l’intervention a été conservé et les références bibliographiques réduites au minimum.
[2] « Vulnérabilité et Droits fondamentaux », colloque de la Faculté de Droit et d’Economie de La Réunion organisé les 19 et 20 avril 2018 par François Cafarelli et Cathy Pomart, actes publiés à la RDLF.
[3] Le terme « dangerosité » n’est pas employé dans le Code civil tout comme son adjectif « dangereux » : ils sont tous les deux absents du vocabulaire civiliste. A la différence du « danger » qui apparaît dans 15 articles notamment avec l’expression de mise en danger d’autrui en matière d’autorité parentale voire de mise en danger de soi-même s’agissant des personnes sous tutelle par exemple (art. 459 C.civ.).
Le Code de la Santé publique utilise dans 8 articles le terme « dangerosité », de façon assez hétéroclite puisqu’il s’agit de désigner à la fois le caractère dangereux d’une substance, d’un traitement, d’un praticien voire d’un patient.
[4] Sous réserve de l’article L. 321-22-1 du Nouveau de Code de Justice Militaire.
[5] Cette dangerosité tournée vers soi-même est toutefois prise en compte par le Droit comme en témoigne l’article 459 in fine du Code civil en matière de majeurs sous tutelle qui précise que : « La personne chargée de la protection du majeur peut prendre à l’égard de celui-ci les mesures de protection strictement nécessaires pour mettre fin au danger que son propre comportement ferait courir à l’intéressé. Elle en informe sans délai le juge ou le conseil de famille s’il a été constitué. »
[6] C. Kuhn, « Le corps humain » in Le grand oral, les droits et libertés fondamentaux, coll. Objectif : devenir avocat, dir. R. Bernard-Menoret, Ellipses, 2016, pp. 59-76.
[7] Primum non nocere ou principe de non malfaisance qui fait partie des principes en éthique clinique (principlisme).
[8] Voir les dispositions de l’ordonnance n° 2020-232 du 11 mars 2020 relative au régime des décisions prises en matière de santé, de prise en charge ou d’accompagnement social ou médico-social à l’égard des personnes majeures faisant l’objet d’une mesure de protection juridique, notamment la nouvelle version de l’alinéa 8 de l’article L. 1111-4 du Code de la Santé Publique qui entrera en vigueur le 1er octobre 2020 qui précise que « Le consentement, mentionné au quatrième alinéa, de la personne majeure faisant l’objet d’une mesure de protection juridique avec représentation relative à la personne doit être obtenu si elle est apte à exprimer sa volonté, au besoin avec l’assistance de la personne chargée de sa protection. Lorsque cette condition n’est pas remplie, il appartient à la personne chargée de la mesure de protection juridique avec représentation relative à la personne de donner son autorisation en tenant compte de l’avis exprimé par la personne protégée. Sauf urgence, en cas de désaccord entre le majeur protégé et la personne chargée de sa protection, le juge autorise l’un ou l’autre à prendre la décision ».
[9] CE 26 oct. 2001: D. 2001. IR 3253; JCP 2002. II. 10025, note Moreau ; ibid. I. 124, no 14 s., obs. Viney ; Gaz. Pal. 2002. 1451, note Frion ; LPA 15 janv. 2002, note Clément ; RCA 2002, no 6, note Guettier ; Dr. fam. 2002, no 53, note Frion ; AJDA 2002. 259, note Deguergue ; RTD civ. 2002. 484, obs. Hauser. Voir également, CE , réf., 16 août 2002 : D. 2004. Somm. 602, obs. Penneau ; JCP 2002. II. 10184, note Mistretta ; Dr. fam. 2003, n°11, note Mouton ; LPA 26 mars 2003, note Clément; RTD civ. 2002. 781, obs. Hauser.
[10] Le patient doit se trouver dans une situation extrême mettant en jeu le pronostic vital.
[11] On retrouve cette même logique dans l’hospitalisation en cas de péril imminent des articles L. 3212-1 et suivants du Code de la Santé publique qui est un exemple d’hospitalisation sans consentement en cas d’urgence psychiatrique.
[12] Le Code de la santé publique a intégré le droit de refuser des soins dans sa structure puisque la section 2 du Chapitre Ier : Information des usagers du système de santé et expression de leur volonté est consacrée à cette thématique et s’intitule : Expression de la volonté des malades refusant un traitement et des malades en fin de vie. Il convient de relever le rapprochement entre refus de soins et fin de vie réalisé alors que le refus de soins peut parfaitement ne pas s’inscrire dans un tel cadre.
[13] https://solidarites-sante.gouv.fr/prevention-en-sante/addictions/
[14] Sur la qualification de soins et ses critiques dans un contexte d’urgence psychiatrique voir Cass. 1ère civ., 7 novembre 2019, n° 19-18.262 : RTD Civ. 2020 p.73, obs. Leroyer.
[15] Art. L. 3212-1 et ss du Code de la Santé publique (hospitalisation à la demande d’un tiers ou pour péril imminent).
[16] Art. L. 3213-1 et ss du Code de la Santé publique (hospitalisation à la demande du Préfet).
[17] Art. L. 3341-1 et suivants du Code de la Santé publique.
[18] Sous réserve des exemples cités précédemment (urgence vitale et soins psychiatriques) car les circonstances disqualifient le consentement émis qui n’est plus retenu par le Droit.
[19] « La liberté est inhérente à la personnalité juridique », F. Zenati-Castaing et Th. Revet, Manuel de droit des personnes, coll. Droit fondamental, PUF, 2006, n°4, p.17.
[20] Sur l’inviolabilité du domicile, voir C. Fruteau, « La vie privée », in Le grand oral, Les droits et libertés fondamentaux, coll. Objectif : devenir avocat, Ellipses, 2016, p.161 et ss.
[21] Th. Revet, « Le corps humain est-il une chose appropriée ? », RTDCiv. 2017. 587.
[22] Voir gr. ch., CEDH., 30 novembre 2004, n° 48939/99, Oneryildiz c/ Turquie, AJDA 2005. 1133, note S. Rabiller ; RDI 2005. 98, obs. F.-G. Trébulle ; RTD civ. 2005. 422, obs. Th. Revet.
[23] Idée reprise par la Jurisprudence tant du Conseil constitutionnel se fondant notamment sur la dignité humaine, (Cons.const., 9 janvier 1995 et 29 juillet 1998) que du Conseil d’Etat (en matière de migrants, CE. Réf., 23 novembre 2015).
[24] Le récent de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation rendu dans le cadre de l’affaire Lambert du 28 juin 2019 rappelle que « (…) le droit à la vie n’entr [e] pas dans le champ de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, (…) ». Comme le relève Pascale Deumier : « En matière de voie de fait, la liberté individuelle est celle de l’article 66 de la Constitution, telle qu’interprétée par le Conseil constitutionnel, qui la restreint au domaine de la privation de liberté et n’y a jamais inclus le droit à la vie (…) », in « L’affaire Lambert ou ce que les cas difficiles font aux décisions de justice », RTD civ. 2019. 543.
[25] ONU (1961) Convention unique sur les stupéfiants de 1961, telle que modifiée par le Protocole de 1972. New York : Organisation des Nations unies.
[26] ONU (1971) Convention sur les substances psychotropes. New York : Organisation des Nations unies.
[27] Commission globale de politique en matière de drogues. La classification des substances psychoactives. Lorsque la science n’est pas écoutée. Rapport 2019.
[28] ROQUES (B.), La dangerosité des drogues : rapport au secrétariat d’État à la santé, Paris, Odile Jacob/La Documentation française, 1999, 318 p.
[29] Nutt D, King LA, Saulsbury W, Blakemore C. Development of a rational scale to assess the harm of drugs of potential misuse. Lancet 2007 ; 369: 1047–53.
[30] Nutt DJ, King LA, Phillips LD. Drug harms in the UK: a multicriteria decision analysis. Lancet. 2010 Nov 6;376(9752) : 1558-65.
[31] ‘A drug-free world, we can do it’ (UNGASS 1988).
[32] Kopp P. L’alcool ne rapporte pas plus qu’il ne coûte. Alcoologie et Addictologie 2014 ; 36(1) : 3-4.
[33] Katz J. The First Count of Fentanyl Deaths in 2016 : Up 540% in Three Years. The New York Times. Sept. 2, 2017
[34] L’affaire du Mediator tendrait à prouver le contraire.