« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » Le coronavirus, révélateur des ambigüités de l’appréhension juridique de la vulnérabilité
Par Diane Roman, Professeure à l’Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris I Panthéon Sorbonne), ISJPS
Communément employée désormais en sciences sociales[1] et par le langage juridique[2], la vulnérabilité peut se définir comme l’état d’une personne qui, en raison d’un contexte donné, ne peut, en droit ou en fait, jouir de l’autonomie suffisante pour exercer pleinement ses droits fondamentaux[3]. Ainsi définie, la vulnérabilité résulte d’une interaction qui entraîne une atteinte aux droits fondamentaux et justifie l’adoption de dispositifs protecteurs, afin de garantir, notamment, l’intégrité physique, la sécurité de la personne ou le respect du principe d’égalité. En d’autres termes, la vulnérabilité renvoie à un risque de fragilité ou de blessure causée par une situation relationnelle, qui nécessite une protection du droit. Si elle désigne prioritairement des personnes, à l’instar de celles sous tutelle ou curatelle, dont la capacité juridique est restreinte dans leur propre intérêt, ou de celles désignées comme telles par le droit international des droits de l’Homme à l’égard desquelles les Etats ont des obligations renforcées[4], la vulnérabilité peut renvoyer à des espaces ou des choses : sont ainsi fréquemment évoquées tant la vulnérabilité des territoires que celle des systèmes informatiques. Catégorie conceptuelle attrape-tout ou simple phénomène médiatique, remplaçant la notion d’exclusion sociale comme celle-ci avait elle-même succédé à la marginalité, la notion de vulnérabilité a pu être critiquée pour sa polysémie et son caractère vague ou imprécis. Elle s’est néanmoins imposée dans le vocabulaire commun, au point de servir de cadre intellectuel à bon nombre d’actions publiques. A cet égard, le contexte de la pandémie de coronavirus (covid-19) ne fait pas exception, en voyant la notion de vulnérabilité communément invoquée pour justifier les mesures gouvernementales adoptées depuis la mi-mars.
Les deux « adresses aux Français » prononcées par le Président de la République les 12 et 16 mars en témoignent. Dans la première, E. Macron affirmait que « l’urgence est de protéger nos compatriotes les plus vulnérables ». « Protéger les plus vulnérables d’abord. C’est la priorité absolue », ajoutait-il, face à une épidémie particulièrement grave « pour celles et ceux de nos compatriotes qui sont âgés ou affectés par des maladies chroniques comme le diabète, l’obésité ou le cancer ». Dans la seconde, à tonalité plus martiale, le Président de la République présentait la décision de confiner une grande partie de la population étant « le seul moyen de protéger les personnes vulnérables, d’avoir moins de concitoyens infectés et ainsi de réduire la pression sur les services de réanimation pour qu’ils puissent mieux accueillir, mieux soigner ».
Mais à y regarder de plus près, la vulnérabilité, hissée au rang de ratio decidendi des mesures adoptées, se dédouble. Il s’agit en premier lieu de la vulnérabilité des personnes considérées comme à risque : « toutes les personnes âgées de plus de 70 ans, (…) celles et ceux qui souffrent de maladies chroniques ou de troubles respiratoires, (les) personnes en situation de handicap », lesquelles étaient « invitées » à ne pas sortir de chez elles dans le discours présidentiel du 12 mars ; ou encore les personnes âgées dépendantes, pour la protection desquelles les visites en EHPAD ont été suspendues à partir de début mars[5]. Plus généralement, le confinement d’une grande partie de la population a constitué une mesure paroxystique pour éviter la contamination de personnes à risque de développer des complications respiratoires, dans un discours ambiant collectif mettant l’accent sur la solidarité et l’attention aux autres, matérialisées symboliquement par le discours « Je reste chez moi, je sauve des vies ». Mais, derrière la vulnérabilité des personnes se profile également une autre vulnérabilité, celle du système de santé et en particulier de l’hôpital public. Une succession continue d’experts sur les plateaux télévisés, ministre de la Santé en tête de file, munis de diagrammes représentant une courbe épidémique dangereusement verticale, a justifié la mesure de confinement total par la nécessité d’aplanir la courbe pour protéger les capacités d’accueil en réanimation et renforcer la disponibilité des personnels soignants. Ainsi, dès le 25 février, la revue Science rapportait les propos de M. Lipsitch, épidémiologiste à Harvard, soulignant que « retarder la maladie peut être vraiment payant. Cela signifiera une contrainte moins forte exercée sur les hôpitaux, et une chance de mieux former les professionnels de santé vulnérables aux moyens de se protéger, plus de temps pour que les citoyens se préparent, plus de temps pour tester des médicaments qui pourraient potentiellement sauver des vies et, à plus long terme, des vaccins ». Les plus de 8 millions d’occurrence du hashtag #FlattenTheCurve ont fait le reste, et imposé jusqu’au Palais Royal la pertinence de mesures restrictives de liberté au regard de « l’intérêt public qui s’attache aux mesures de confinement prises, dans le contexte actuel de saturation des structures hospitalières »[6].
Or, alors même que ce discours justificateur de mesures contraignantes au nom de la protection de la vulnérabilité des personnes comme des structures hospitalières, se diffusait largement, des voix commençaient à s’élever pour souligner les conséquences défavorables de telles mesures sur les personnes même qu’elles entendent protéger. Une tribune cosignée par Jacques Toubon (Défenseur des droits), Adeline Hazan (Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté) et Jean-Marie Burguburu (Président de de la Commission nationale consultative des droits de l’homme), parue dans le journal Le Monde du 20 mars dernier, relevait ainsi que les mesures imposant un confinement et une « distanciation sociale » destinés à limiter les risques de propagation du virus Covid-19, quoique « nécessaires, doivent être mises en œuvre en gardant à l’esprit les difficultés de la vie quotidienne qu’éprouvent les personnes les plus précaires et les plus fragiles, et l’exigence de garantir l’égalité de traitement de toutes et de tous comme le plein exercice des droits fondamentaux. Dans les circonstances que nous connaissons, les personnes enfermées, isolées, celles qui vivent à la rue, qui ont besoin d’aide sociale pour une partie de leurs besoins fondamentaux, seront les premières à subir une double peine si rien n’est fait pour les accompagner ». C’est ainsi pointer du doigt l’effet paradoxal des dispositifs adoptés. Le risque est que les mesures prises au titre de la lutte contre l’épidémie de covid19 pèsent particulièrement sur les personnes vulnérables et contribuent à renforcer leur vulnérabilité.
La chose est parfois oubliée : la célèbre maxime de La Fontaine, « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », vient conclure sa fable sur « Les animaux malades de la peste ». En quelques vers, le célèbre fabuliste dépeint les effets d’une épidémie sur une société. Une « guerre » menée par « un mal qui répand la terreur », pèse particulièrement sur les plus vulnérables et aboutit à la condamnation, à titre expiatoire, du plus humble des animaux, l’âne. Prolongeant la réflexion amorcée par les hautes autorités de défense des droits humains, cet article pourrait être une variante plus austère et technique de la célèbre fable. Il se propose en effet de caractériser l’impact disproportionné de la situation d’épidémie actuelle, et des dispositifs juridiques adoptés, sur les populations les plus vulnérables, celles-là même au nom desquelles ces mesures ont été adoptées. Sans domicile fixe, victimes de violences domestiques, personnes détenues et étrangers retenus, malades hospitalisés ou personnes âgées dépendantes hébergées en institution constituent des catégories de personnes vulnérables que la gestion de la crise épidémique expose à deux types de menaces : d’une part, un renforcement de l’exposition à des violences sociales généré par la décision de confiner l’ensemble de la population ; d’autre part, une exposition accrue à des violences institutionnelles, liées au (dys)fonctionnement des services publics en temps de crise sanitaire.
I. Le confinement, ou le risque accru de violences sociales
Cela a été souligné : le confinement décrété le 16 mars dernier agit comme un miroir grossissant des inégalités sociales, en distinguant entre les cols blancs, confinés qui peuvent pratiquer le télétravail – quand ils ne sont pas partis se mettre au vert dans leur résidence secondaire – et les cols bleus, décrétés « indispensables à la vie de la nation », selon les termes de l’arrêté du 14 mars 2020, et qui assument toutes les tâches de production alimentaire, de distribution et de nettoyage. Mais une autre donnée doit être relevée, qui pointe l’impact disproportionné que les mesures adoptées au titre de la lutte contre l’épidémie ont entraîné : en générant un repli forcé de la population à son domicile, le confinement pèse particulièrement sur certaines catégories vulnérables de la population, soit que celles-ci soient privées de domicile (sans-domicile fixe et migrants vivant dans des campements), soit que, pour d’autres, le domicile soit tout sauf protecteur (victimes de violences domestiques).
A. Sans-domicile fixe : un confinement impossible
Le constat a été rapidement dressé : le confinement a entraîné une raréfaction des maraudes et des distributions de repas servis aux sans domicile fixe. On meurt de faim dans les rues- désertes- des villes françaises. La fermeture des restaurants et des marchés ambulants, dont les invendus permettaient d’assurer un ravitaillement de fortune (glanage ou don) et la perte de revenus liée à la mendicité, en raison du confinement de la population, touche de plein fouet les sdf (quand ces derniers ne sont pas verbalisés pour non-respect du confinement, situation ubuesque qui a pu être constatée).
Dans ce contexte, certaines mesures ont été adoptées. Des mises à disposition gracieuses de locaux par des sociétés privées, comme le groupe Accor, ou des collectivités locales (à l’instar du mythique Palais des festivals de Cannes) ont été décidées, mais aussi des réquisitions de gymnases, pour héberger des personnes sans domicile, ont pu être effectuées. Ainsi, à Paris, considérant que l’« offre actuelle en places d’hébergement ne suffit pas à répondre à la demande d’hébergement exprimée, notamment par les familles », le préfet de police a procédé à la réquisition de plusieurs gymnases « pouvant remplir immédiatement les conditions d’un hébergement digne pour ces populations », sur le fondement de son pouvoir de police administrative générale (art. L2215-1 du Code général des collectivités territoriales)[7]. De même, « considérant que l’offre actuelle en matière d’aide alimentaire, ne suffit pas à répondre à la demande des familles », le Préfet de police de Paris a procédé à la réquisition de locaux appartenant à Port de Paris, dans le 13e arrondissement, pour assurer cette distribution, via une convention avec une association[8].
Toutefois, si le nombre de ces mesures témoigne d’une prise de conscience des autorités publiques à l’égard de la vulnérabilité des personnes sans-abri, plusieurs doutes affleurent. D’abord, il n’est pas certain que de telles structures d’hébergement, en dortoir collectif, soient à même de permettre le respect des règles de distanciation sociale et la pratique des « mesures barrières », d’autant plus nécessaires que la santé générale de la population sans domicile fixe est fortement dégradée. Ensuite, il n’est pas assuré que ces mesures soient cohérentes. Ainsi, la gestion des camps de migrants montre des pratiques policières contradictoires, soulignées par le Défenseur des droits, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté et le président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme dans leur tribune : « alors que des campements sont démantelés et conduisent à la circulation de personnes potentiellement infectées, d’autres sont au contraire confinés, empêchant les occupants d’accéder aux points d’eau et aux distributions de repas effectuées à l’extérieur, soit à leurs droits les plus fondamentaux ». Enfin, il est tout sauf avéré que ces mesures soient suffisantes. Une ordonnance adoptée par le Conseil d’Etat en témoigne : saisi par la voie d’un référé liberté par une famille albanaise, déboutée du droit d’asile, et vivant à la rue avec deux enfants de 7 et 9 ans, le Conseil d’Etat confirme en appel le rejet de leur demande d’hébergement d’urgence, « au motif, d’une part, que le dispositif d’accueil restait saturé dans le département de Saône-et-Loire, avec un taux de remplissage avoisinant les 100 % en dépit de l’augmentation du nombre de places, et, d’autre part, que la famille ne présentait pas, en dépit des problèmes de santé de (la mère) et de l’un des enfants, un degré de vulnérabilité tel que les intéressés devraient être regardés comme prioritaires sur d’autres familles en attente d’un hébergement, sans que les intéressés puissent utilement soutenir que l’épidémie de covid-19, concernant toute la population, rendrait toute saturation du dispositif d’accueil et tout ordre de priorité inopposables »[9]. Où l’on voit que les circonstances exceptionnelles, pourtant admises pour justifier le confinement de la population, ne conduisent pas pour autant le juge administratif à modifier sa jurisprudence traditionnelle en matière d’hébergement d’urgence[10] et à exiger que l’administration fasse preuve de davantage de diligence au regard des risques liés à l’épidémie.
En d’autres termes, ni pertinentes, ni cohérentes, ni suffisantes, la crise épidémique et les mesures prises au nom de la protection des personnes pour lesquelles le confinement est impossible ne font que souligner cruellement l’impensé du droit au logement et à l’hébergement d’urgence et l’insuffisance des politiques d’accès au logement et à l’hébergement en temps ordinaire.
B. Femmes et enfants victimes de violences domestiques : un confinement dangereux
Le principe même du confinement repose, de façon idéal-typique, sur la représentation socio-culturelle d’un espace domestique sûr et protecteur, mettant ses habitants à l’abri du danger. C’est d’ailleurs sur cette représentation que s’est construit le droit au respect de la vie privée et du domicile. « La forteresse d’un individu, c’est sa maison » affirmait Jean Carbonnier[11], espace clos et privilégié de l’épanouissement de l’intimité de la personne. Or, l’imaginaire collectif et l’affirmation juridique se heurtent à une réalité sociale : quand la famille est dysfonctionnelle, quand le foyer est violent ou quand le confinement génère des troubles de l’anxiété se matérialisant par des passages à l’acte violents et/ou des troubles dépressifs, le domicile devient un enfer. Ce phénomène, documenté lors du confinement en Chine, se vérifie désormais en France : les associations d’aide aux victimes de violences domestiques sont unanimes à exprimer leurs inquiétudes quant aux effets du confinement pour les femmes victimes de violences conjugales et les enfants subissant des maltraitances physiques, psychologiques ou sexuelles. Pour elles et eux, le huis-clos forcé né du confinement est dangereux, non seulement parce qu’il favorise le passage à l’acte de la part de l’agresseur (ainsi, le Ministère de l’Intérieur signale une augmentation de plus d’un tiers des violences domestiques constatées par les forces de l’ordre lors de la première semaine de confinement) , mais aussi parce qu’il restreint les possibilités de requérir un secours. Le Monde relate ainsi que « plusieurs associations signalent avec inquiétude une baisse du rythme quotidien des appels, qui pourrait s’expliquer par l’impossibilité dans laquelle se trouvent les victimes, sous surveillance constante, de demander de l’aide ».
Là encore, le contexte de pandémie a suscité un surcroît de mobilisation des pouvoirs publics : certaines initiatives locales ont été lancées de façon hâtive, suscitant un « rétropédalage » rapide, à l’instar de l’arrêté préfectoral pris par le Préfet de l’Aisne le 23 mars[12], interdisant la vente des boissons alcoolisées du 3e au 5e groupe sur l’ensemble du département, jusqu’au 31 mars, justifié par le fait que « la consommation excessive d’alcool est de nature à créer des risques accrus de troubles et violences, notamment intra-familiales ». Mais l’arrêté a été abrogé le lendemain, à la suite d’échanges, en particulier avec des addictologues qui avaient souligné les risques liés à un sevrage brutal. Plus généralement, au niveau national, un dispositif de prise en charge des violences intrafamiliales a été annoncé par le gouvernement, associant ministères de la Justice (maintien des audiences urgentes, notamment pour prononcer des ordonnances de protection visant à éloigner le conjoint violent), de l’Intérieur et secrétariats aux droits des femmes et en charge de l’enfance (maintien des numéros téléphoniques d’écoute nationale tels que le 3919 ou le 119). Un dispositif d’alerte en pharmacie devrait également être mis en place. Or, il y a fort à craindre, là encore, que ces dispositifs de soutien ne soient insuffisants. D’une part, le soutien téléphonique par des travailleurs sociaux, si utile soit-il[13], ne peut avoir le même impact que des visites à domicile et un accompagnement social renforcé. D’autre part, les mesures alternatives sont peu nombreuses : les associations féministes ont beau avoir lancé le slogan, « il est déconseillé de sortir ; il n’est pas interdit de fuir », encore faut-il qu’il y ait des lieux d’accueils adaptés – et là encore les places en hébergement sont rares, précaires et souvent peu à même de garantir le respect des mesures barrières. Fuir, mais où ?
Confinement impossible pour les SDF, confinement dangereux pour les victimes de violences domestiques, la liste des vulnérabilités renforcées par le dispositif issu du décret du 16 mars est longue, et on aurait pu mentionner, notamment, le cas des personnes prostituées , mal-logées ou handicapées. Comme le note Emmanuelle Fillion, « Sans surprise, on retrouve parmi les victimes qui paient le prix fort de l’épidémie de coronavirus, ceux qui étaient déjà les plus mal lotis socialement, économiquement et sur le plan de la santé : personnes à la rue, détenues en prisons et dans les centres de rétention administrative, hospitalisées en psychiatrie, mais aussi résidents et personnels des établissements médico-sociaux accueillant des personnes âgées dépendantes (Ehpad) et des personnes handicapées. Souvent plus fragiles face au virus, elles sont aussi les grandes perdantes des mesures de confinement »[14]. Mais le risque n’est pas lié uniquement au dispositif de confinement : il est également généré par le (dys)fonctionnement des services publics, et pèse ici particulièrement sur les usagers vulnérables.
II. L’altération du fonctionnement du service public, ou le risque accru de vulnérabilité des usagers vulnérables
Les mesures adoptées au titre de la lutte contre la pandémie, et les choix effectués par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse de décisions assumées – comme le confinement d’une grande partie de la population – ou de choix par défaut – contraints par l’absence d’équipements de protection pour les personnels soignants et accompagnants, de tests de diagnostic et l’insuffisance de lits hospitaliers dans les services de réanimation- , ont abouti à faire peser des contraintes spécifiques sur différentes catégories d’usagers du service public en situation de vulnérabilité. Ici, la vulnérabilité de l’usager[15] est bien renforcée par les conditions altérées de fonctionnement du service public. Concrètement, ce sont les personnes privées de liberté (détenus ou étrangers en centres de rétention administrative) et les personnes hospitalisées ou hébergées en centre médico-sociaux qui retiennent l’attention.
A. Les personnes privées de liberté
Les conditions d’accueil des personnes dans les centres pénitentiaires et les centres de rétention administrative sont connues : surpopulation, insalubrité, manque d’hygiène sont régulièrement dénoncées, y compris par la Cour européenne des droits de l’Homme[16]. La promiscuité rend impossible le respect des mesures de « distanciation sociale », l’absence de gel hydro-alcoolique, voire tout simplement de savon, celui des « mesures barrière ». En somme, les conditions de fonctionnement des prisons et centres de rétention administrative conduisent inéluctablement à accroître le risque de propagation de l’épidémie parmi les détenus ou les étrangers retenus, ainsi que les agents y travaillant.
Dans un tel contexte, la crainte d’une flambée de l’épidémie en milieu fermé est d’autant plus forte que l’état de santé de la population détenue est préoccupant. Dans une tribune publiée le 19 mars, des juristes appelaient le gouvernement à prendre des mesures immédiates afin de faire baisser la pression carcérale et d’empêcher à la fois la propagation de l’épidémie et les risques de mutinerie causés par l’angoisse de la population carcérale.
Conscient du risque, le gouvernement a pris différentes mesures : La circulaire du 14 mars 2020 relative à l’adaptation de l’activité pénale et civile des juridictions aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie COVID-19, demande de différer la mise à exécution des courtes peines d’emprisonnement afin de limiter puis de réduire le nombre des personnes détenues. La Garde des Sceaux a indiqué le 19 mars que ces mesures avaient déjà pris effet et qu’étaient quotidiennement comptabilisées une trentaine d’entrées en prison contre plus de 200 habituellement. Concernant les personnes déjà détenues et dont le reliquat de peine est inférieur ou égal à un an, la même circulaire indique sans autre précision qu’il pourra être fait application des dispositions de l’article 720-1 du code de procédure pénale permettant de suspendre l’exécution de la peine pour motif grave d’ordre médical, familial, professionnel ou social. Les demandes de permission de sortir et l’examen au titre des réductions supplémentaires de peine pouvant entraîner la libération immédiate doivent pouvoir se faire « dans certaines situations urgentes », y compris en cas d’impossibilité de réunion des commissions d’application des peines. Parallèlement, pour pallier la suppression des visites et des ateliers assurés par des intervenants extérieurs, une aide de 40 euros pour le téléphone et la gratuité de la télévision ont été prévues.
Si elles vont dans le sens d’une désinflation carcérale en limitant les entrées en détention et en favorisant la suspension des courtes peines de prison, ces mesures semblent toutefois largement insuffisantes pour réellement améliorer les conditions de détention des personnes incarcérées durant cette crise sanitaire. La tribune précitée du Défenseur des droits, de la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté et du président de la CNCDH invitait ainsi à prendre « de manière rapide et massive les mesures nécessaires pour faire sortir sans délai, et sans s’interdire les voies de la grâce ou de l’amnistie, les personnes détenues les plus proches de leur fin de peine, en particulier les mineurs et les personnes particulièrement vulnérables, dépendantes, ou souffrant de pathologies chroniques ou de troubles mentaux ». De même, la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, Michelle Bachelet, a appelé à des libérations massives de prisonniers, en soulignant l’obligation des Etats de protéger la santé des détenus[17].
L’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale ouvre à ce titre certaines possibilités : d’une part, elle autorise l’administration pénitentiaire à fluidifier les affectations des détenus dans les établissements pénitentiaires, compte tenu des impératifs de santé publique, ainsi qu’à organiser des transferts dans un établissement pénitentiaire comportant un quartier de quarantaine ou un quartier pouvant accueillir des détenus malades (art. 21 à 23). D’autre part, elle prévoit différentes mesures visant à augmenter la réduction de peine, permettre la sortie anticipée ou de convertir des reliquats de peine d’emprisonnement en travail d’intérêt général ou en détention à domicile sous surveillance électronique (art. 26 à 29). Les mesures sont annoncées comme permettant la libération de 5000 détenus en fin de peine. En revanche, la Garde des sceaux s’est déclarée hostile à une libération des personnes en détention provisoire, qui représentent près d’un tiers des personnes détenues[18].
Pour les étrangers retenus en centre de rétention administrative, faute de décision politique générale, c’est des tribunaux que sont venues des remises en liberté massives. Là encore, comme le soulignaient le Défenseur des droits, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté et le président de la CNCDH, « la rétention administrative est aujourd’hui une mesure à haut risque sanitaire dépourvue de fondement faute de possibilité d’éloignement ». Un grand nombre de décisions judiciaires ont, en ce sens, infirmé des décisions de prolongation de maintien en centre de rétention administrative [19], en se fondant sur la situation sanitaire interne des centres. Ainsi, selon la Cour d’appel de Rouen, « les consignes de sécurité, les mesures barrière recommandées pour lutter contre l’épidémie de coronavirus ne sont pas suffisamment respectées au centre de rétention administrative pour contrer la propagation de virus qualifié de pandémie mondiale (repas pris en commun, chambre à six lits, pas de produits d’hygiène jetables, personnels non protégés), ce qui crée une mise en danger tant des retenus que des personnes travaillant au centre »[20]. D’autres considérations ont pu justifier la libération de retenus, comme la lutte contre la propagation internationale de la maladie[21] ou des considérations techniques : celles liées à la fermeture de l’aéroport d’Orly, jugée comme constituant un obstacle à la mise en œuvre de l’éloignement[22], ou encore celles liées à la fermeture des frontières de l’espace Schengen pour 30 jours, qui laissent présumer qu’aucun laissez-passer ne peut être délivré et qu’aucun acheminement vers les pays requis ne peut être réalisé dans un délai qui reste indéterminé[23]. Toutefois, alors que les centres de rétention administrative se vident lentement (au 26 mars, il restait 152 retenus, pour une capacité d’accueil totale de 1 800 places), au fil d’ordonnances visant des cas particuliers, d’autres jugements ont pu, au contraire, confirmer le maintien en rétention. La Cour d’appel de Paris a ainsi pu minimiser le risque de contamination au sein des CRA, motif tiré des précaution prises[24] ; celle de Montpellier a pu confirmer le maintien en rétention d’un étranger sans garantie de représentation, considérant « que n’ayant pas de domicile, l’appelant ne pourra y resté (sic) confiné »[25].
C’est la raison pour laquelle différentes associations (GISTI, Avocats pour la Défense des Droits des Etrangers, CIMADE) ainsi que des collectifs d’avocats (Syndicat des avocats de France et Conseil national des barreaux) ont saisi le Conseil d’Etat d’un référé-liberté, afin qu’il enjoigne à l’administration de vider les CRA. Mais, dans une ordonnance du 27 mars[26], le Conseil a rejeté la mesure à un double motif. D’une part, celui des conditions d’occupations actuelles des centres : relevant que « le nombre de personnes retenues dans les centres de rétention administrative a diminué dans des proportions très importantes depuis que l’épidémie de covid-19 a atteint la France », le Conseil d’Etat affirme que la plupart des CRA sont dépeuplés, à l’exception du centre du Mesnil-Amelot et de celui de Vincennes, et que des consignes visant à assurer le respect des mesures barrières et des normes de distanciation sociale ont été adoptées. Le Conseil d’Etat en déduit que « le maintien de l’ouverture des centres, dans leurs conditions actuelles d’occupation et de fonctionnement [ne constitue pas] en soi, dans les circonstances que connaît la France, un facteur d’évolution de l’épidémie susceptible de traduire une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés fondamentales ». D’autre part, celui de la nécessité du maintien en fonctionnement des CRA. Le Conseil d’Etat, rappelant que « le placement ou le maintien en rétention d’étrangers faisant l’objet d’une mesure ordonnant leur éloignement du territoire français ne saurait, sans méconnaître l’objet assigné par la loi à la mise en rétention, être décidé par l’autorité administrative lorsque les perspectives d’éloignement effectif du territoire à brève échéance sont inexistantes », affirme que la fermeture de l’espace Schengen n’a pas rendu impossible tout éloignement du territoire et que « l’autorité administrative a pu procéder, dans la période récente, à des éloignements du territoire, en dépit des restrictions mises par de nombreux Etats à l’entrée sur leur territoire de ressortissants de pays tiers et de la très forte diminution des transports aériens ». Il en infère la nécessité de maintenir les CRA ouverts, sous le contrôle du juge des libertés et de la détention.
La décision interroge à plus d’un titre, et un point au moins semble avoir été passé sous silence par le juge administratif : en effet, l’article L. 551-1 du CESEDA fait du placement en centre de rétention l’exception, réservée aux étrangers ne présentant pas de « garanties de représentation effectives » et implique que l’autorité de police prenne en compte « son état de vulnérabilité et tout handicap ». Le fait que, dans un contexte épidémique, la rétention ne soit pas en tant que telle considérée comme un facteur de vulnérabilité montre, à l’évidence, la définition restrictive donnée par le juge à cette notion : le juge tend à l’apprécier abstraitement, comme une caractéristique personnelle, et non pas à voir dans la vulnérabilité le résultat d’une interaction. En d’autres termes, il se refuse à admettre que la vulnérabilité puisse résulter d’un placement en centre de rétention, lieu clos et collectif propice à la circulation de l’épidémie.
En dehors de la situation des personnes privées de liberté, détenues ou retenue, l’altération du fonctionnement normal du service public, dans un contexte d’épidémie, pèse particulièrement sur une autre catégorie d’usagers : ceux, malades, au sein du service public hospitalier.
B. Les personnes malades
Il faut terminer ici sur une note plus sombre encore. Depuis plusieurs semaines, professionnels de santé et analystes du système de soins alertent l’opinion publique sur la situation éminemment précaire du service public hospitalier. Les réductions budgétaires massives, ces vingt dernières années, se traduisant notamment par une diminution des lits hospitaliers et du personnel soignant, jointes au nombre important de cas graves du covid-19, sont susceptibles de placer le système de soins hospitaliers dans une situation proche d’une « médecine humanitaire », où la logique utilitariste préside à l’utilisation de ressources rares (lits de réanimation, matériel de ventilation). Nous serions en guerre, à en croire le président de la République. Et c’est bien, malheureusement, une médecine de guerre qui commence à se mettre en place dans certaines zones du territoire, fondée sur un tri entre les malades. Il faut bien comprendre ce que cette « médecine de triage » signifie : devant le constat de l’impossibilité de garantir le droit de chacun aux soins requis par son état de santé dans un contexte de ressources médicales limitées, une perspective utilitariste tend à réserver les soins intensifs aux patients ou aux patientes ayant les plus grandes chances de guérir : le grand âge, la présence de facteurs de comorbidité constituent autant de facteurs d’exclusion des soins, et donc, de facto, de condamnation à mort. Comme le remarque une auteure, « l’impératif utilitariste de maximisation du nombre de vies sauvées peut […] inverser les logiques de priorisation, en faisant rebasculer les cas « trop graves », ceux dont les chances de survie sont jugées faibles, dans la catégorie des morituri – ceux qui vont mourir, et qu’on renonce à tenter de sauver »[27]. Déjà, des documents administratifs confirment la réalité d’une pratique menée dans les salles d’hôpital fermées aux proches, en organisant la raréfaction des soins aussi bien pour la prise en charge de certains patients ou patientes atteintes de forme grave de covid-19 que pour celles ou ceux souffrant d’autres pathologies sérieuses.
Ainsi, pour les personnes souffrant d’un SRAS lié au covid-19, un document du Ministère de la Santé, en date du 24 mars, intitulé « Stratégie d’organisation, et de mobilisation des ressources humaines et matérielles pour la prise en charge hospitalière des patients Covid-19 nécessitant de la réanimation », constate que « l’afflux de patients en condition grave, voire en défaillance vitale pose la question de situations où l’équilibre entre les besoins médicaux et les ressources disponibles est rompu. Il est possible que les praticiens soient amenés à faire des choix difficiles et des priorisations dans l’urgence ». Ce texte invite à consulter pour cela un document de l’Agence Régionale de Santé d’Ile-de-France, rédigé par un groupe d’experts régional intitulé « Décision d’admission des patients en unités de réanimation et unités de soins critiques dans un contexte d’épidémie à Covid-19 », rédigé le 19 mars. Le document insiste sur plusieurs points ; d’une part, ce que l’on pourrait qualifier un souci d’aligner la décision sur le droit commun (décision médicale individualisée ; priorité donnée, en cas d’incertitude médicale, sur l’action et l’évaluation, respect des procédures de la décision collégiale, conformément au cadre légal exigeant un respect des décisions du patient exprimées directement ou via des directives anticipées ; garantie d’un accompagnement personnalisé et respectueux de la dignité pour les personnes orientées vers les soins palliatifs). Toutefois, et d’autre part, le document définit clairement des critères médicaux à prendre en compte fondés à la fois sur l’état antérieur du patient (âge, fragilité évaluée par un score de 1 à 9, comorbidité) et sur ses signes de gravité clinique actuelle. Il justifie la non admission en réanimation non seulement des malades pour lesquelles il s’agirait d’une « obstination déraisonnable, y compris si une place de réanimation est disponible », ce qui est conforme au droit médical[28], mais également lorsqu’« une telle admission risquerait aussi de priver un autre patient d’une prise en charge en réanimation, alors qu’elle/il aurait plus de chance d’en bénéficier » (p. 6). Cet abaissement du standard de soins, lié à des circonstances exceptionnelles, conduit ainsi à méconnaître frontalement le principe d’égal accès aux soins de la meilleure qualité possible, garanti par l’article L. 1110-5 du Code de la santé publique[29]. Mais cette raréfaction des soins ne pèse pas que sur les malades du covid-19 présentant un syndrome de détresse respiratoire : elle se répercute implacablement sur la prise en charge de l’ensemble des pathologies graves, compte tenu de la réorganisation de l’ensemble du système de soins à l’hôpital public. Ainsi, le Haut Conseil de la Santé Publique insiste également sur la nécessaire priorisation des malades atteint d’autres pathologies que celles liées au coronavirus, dans la perspective de libérer des lits et des personnels pour les affecter à la prise en charge des complications du COVID. Et c’est une hiérarchisation glaçante que le Haut Conseil de la Santé Publique formule à propos des malades du cancer, en affirmant que « La priorisation pourrait suivre l’ordre décroissant suivant : 1) Patients atteints de cancers dont la stratégie thérapeutique est curative, en privilégiant les patients < 60 ans et/ou dont l’espérance de vie est supérieure à 5 ans ; 2) Patients atteints de cancers dont la stratégie thérapeutique est palliative d’âge jeune (< 60 ans) ; 3) Patients atteints de cancers dont la stratégie thérapeutique est palliative en début de prise en charge (1ère ligne thérapeutique) ; 4) Les autres patients atteints de cancers dont la stratégie thérapeutique est palliative »[30]. Dans un contexte hospitalier bouleversé, comment entendre l’invitation pressante du Comité consultatif d’éthique, à « maintenir à tout prix, même sous une forme aménagée, l’individualisation du soin, du décès, du deuil et de la relation en général jusqu’au bout et au-delà »[31] ?
Dès lors, il faut bien prendre en compte les graves conséquences d’un tel choix : pour les malades, d’abord, qui mourront sans avoir pu bénéficier de tous les soins techniquement possibles mais matériellement indisponibles ; pour les familles des malades, ensuite, qui verront leur proche mourir à domicile, faute de prise en charge hospitalière, ou apprendront sa mort solitaire à l’hôpital ou en EHPAD et pour lesquels bien souvent ils ne pourront même pas organiser des obsèques familiales, confinement oblige… A cet égard, le Comité consultatif national d’Éthique invite à « réfléchir à des aménagements exceptionnels au principe posé du non-accès pour les proches, sous réserve d’une formation aux mesures de protection » ou à autoriser un accompagnement spirituel[32]. Et conséquences enfin pour les personnels soignants épuisés, confrontés sans préparation à une « médecine de tri », où la valeur d’une vie est devenue relative dans un contexte de pénurie médicale. Sans oublier le désarroi des personnels des EHPAD confrontés à la « tragédie à huis clos » qui se joue dans les maisons de retraite, et qui laissera de lourdes séquelles. Le document précité de l’ARS d’Ile de France du 19 mars, conscient de la dureté exceptionnelle de tels choix, souligne que « Dans toutes les situations de décisions d’orientation, y compris en dehors de la pandémie, les patients, leurs proches et l’ensemble des personnels soignants doivent être informés du caractère extraordinaire mais personnalisé des mesures mises en place. La place laissée aux proches dans le processus décisionnel et dans l’accompagnement risque d’être limitée par ces circonstances exceptionnelles. Enfin, ces questions sont moralement et émotionnellement difficiles, source d’anxiété et de stress et un soutien (psychologique ou spirituel) devrait pouvoir être proposé à tous, patients, proches et soignants » (p. 2). Il n’est pas certain que cet accompagnement, à supposer qu’il soit effectivement mis en œuvre, suffise à panser les plaies ouvertes par cette épidémie. Et d’ores et déjà, plusieurs perspectives se dessinent. Les unes sont judiciaires : de très nombreuses plaintes et actions contentieuses sont à prévoir, qui vont engager tant la responsabilité de l’Etat et des hôpitaux que celle pénale des décideurs politiques voire des personnels soignants. D’ores et déjà, des sites Internet proposent des modèles de plainte pour les particuliers, personnels soignants ou malades et leurs familles. Mais cette crainte n’est rien comparée à une autre : on peut en effet s’interroger sur la capacité du système de santé et des soignants à surmonter les conséquences de cette tragédie, au regard de la dégradation continue, ces vingt dernières années, de l’hôpital français : fermeture de lits, faible taux de remplacement des personnels, démissions en série des directeurs de service, les cris d’alarme émanant d’« hôpitaux en souffrance » ont résonné dans le vide jusqu’ici, quand ils ne se heurtaient pas à une réponse cynique (« il n’y a pas d’argent magique », rétorquait en 2018 le Président de la République à une aide-soignante qui demandait plus de moyens pour les hôpitaux…). La pandémie de coronavirus pourrait faire une victime supplémentaire : celle de la confiance dans un système de soins devenu maltraitant à force d’être maltraité[33]. A cet égard, il faut donner raison à Cynthia Fleury : « le confinement général est la résultante de notre pénurie de masques, de tests, de respirateurs, etc. Il ratifie l’incurie de notre système de santé », devenu « clochardisé »[34].
En d’autres termes, la vulnérabilité du service public rejoint et conforte celle des usagers. L’épidémie de coronavirus souligne ainsi, tragiquement, que la vulnérabilité n’est pas une fragilité « naturelle » de certaines personnes qui appellerait des mesures dérogatoires et caritatives, par attention « aux plus faibles ». Tout comme le coronavirus nous fait comprendre que la vulnérabilité n’est pas propre à certains « défavorisés », mais une caractéristique commune et partagée[35], l’épidémie nous révèle que la plus grande vulnérabilité de certaines personnes est le résultat d’interactions et le produit de constructions sociales, économiques et politiques. En d’autres termes, la vulnérabilité ne peut se comprendre qu’au miroir de l’égalité.
[1] V., dans une bibliographie abondante, GARRAU M., Politiques de la vulnérabilité, CNRS, 2018 ; SOULET M.-H., « La vulnérabilité, une ressource à manier avec prudence », in BURGORGUE-LARSEN L. (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, éd. Pedone, 2014, pp. 7 et s.
[2] BORGETTO M., « La vulnérabilité saisie par le Droit » , in DONIER V. et LAPEROU-SCHENEIDER B. (dir.), L’accès à la justice de la personne vulnérable en droit interne, Editions de l’Epitoge, Collection L’unité du droit, volume XVI, 2016, pp. 11-25 ; COHET-CORDEY F. (dir.), Vulnérabilité et droit – Le développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, PUG, 2000 ; PAILLET E. et RICHARD P. (dir.), Effectivité des droits et vulnérabilité de la personne, Bruylant, 2014 ; ROUVIERE F. (dir.), Le droit à l’épreuve de la vulnérabilité, études de droit français et comparé, Bruylant 2011. De nombreuses thèses ont également abordé tout ou partie du sujet : V. notamment BLONDEL M., La personne vulnérable en droit international, Université de Bordeaux, 2015 ; DUTHEIL-WAROLIN L., La notion de vulnérabilité de la personne physique en droit privé, Université de Limoges, 2004, GUITARD V., Protection de la personne et catégories juridiques : vers un nouveau concept de vulnérabilité, Université Paris 2, 2005 ; GENNET E., Personnes vulnérables et essais cliniques : réflexion en droit européen, Aix-Marseille, 2018 ; LICHARDOS G., La vulnérabilité en droit public : pour l’abandon de la catégorisation, Université de Toulouse Capitole, 2015 ; PFALZGRAF N., Vulnérabilité et vices du consentement, Université de Strasbourg, 2015.
[3] V. en ce sens, CNCDH, Avis sur le consentement des personnes vulnérables, 2015 ; LAGARDE X., « Avant-propos au rapport de la Cour de cassation », Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation, 2009 ; et notre rapport de synthèse au colloque « Vulnérabilité et droits fondamentaux », RDLF 2019 chr. 19.
[4] BESSON S., « La vulnérabilité et la structure des droits de l’Homme. L’exemple de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », in L. BURGORGUE-LARSEN L., La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, éd. Pedone, 2014, p. 81 ; PERONI L. & TIMMER A., Vulnerable Groups: the Promise of an Emergent Concept in European Human Rights Convention Law, 11 International Journal of Constitutional Law (2013), p. 1056-1085; RUET C., « La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, 2015, p. 317-340 ; TIMMER A., « A Quiet Revolution : Vulnerability in the European Court of Human Rights » in Fineman M. & Grear A. (dir.), Vulnerability: Reflections on a New Ethical Foundation for Law and Politic, Ashgate, p. 147-170.
[5] MINSANTE CORRUSS, n° 2020/24 du 7 mars 2020 ; n° 2020-26 du 11 mars 2020.
[6] CE, ord., M. V., 24 mars 2020, n° 439694.
[7] V. par ex. : arrêté du 23 mars, n° 75-2020-03-23-003 portant réquisition d’un gymnase propriété de la Ville de Paris, avenue Jean Jaurès dans le 19e, appartenant à la ville de Paris ; arrêté n° 75-2020-03-23-003, portant réquisition du gymnase Auguste Renoir dans le 14e arrondissement, propriété de la Ville de Paris ; arrêté du 20 mars n° 75-2020-03-20-005, portant réquisition du gymnase rue de Courcelles, 17e arrondissement, propriété de la Ville de Paris.
[8] Arrêté du 24 mars 2020, recueil actes administratif n° 75-2020-099
[9] CE, ord., 23 mars 2020, M. et Mme C., n° 439691.
[10] CE, sect., 13 juill. 2016 Ministère des Affaires sociales et de la Santé c. Rumija, n° 400074 ; v. sur le sujet, Haut comité pour le logement des personnes défavorisées, « Le principe de l’accueil inconditionnel au regard de la jurisprudence », 2012-2018, Note juridique Jurislogement, nov. 2018.
[11] CARBONNIER J., Droit civil, PUF, vol. 1, 2004, coll. « Quadrige », p. 514
[12] Arrêté n° CAB-2020/047 réglementant la vente de boissons alcoolisées dans le département de l’Aisne
[13] V. ici par ex. les mesures préconisées par la DIHAL pour les personnes souffrant de dépression ou en détresse , passant par un accompagnement téléphonique par les travailleurs sociaux, se substituant aux visites à domicile, afin d’ « Anticiper les risques d’un confinement prolongé pour les personnes isolées et fragiles (notamment sur le plan psychique) ».
[14] FILLION E., « Confinement : quel impact dans les établissements pour personnes âgées et handicapées ? », Theconversation.com, 25 mars 2007.
[15] Sur cette idée, nous nous permettons de renvoyer ici à notre article, « L’usager vulnérable », RFDA 2013, n° 3, p. 486-489.
[16] CEDH, 30 janvier 2020, J.M.B et autres c. France, n° 9671/15.
[17] Déclaration du 25 mars, v. ici
[18] Interview France Inter, 26 mars 2020
[19] Pour des premières analyses, v. MUCHIELLI J., « Centres de rétention : étrangers et policiers face au coronavirus », Dalloz Actualités, 19 mars 2020, en ligne ; « Les centres de rétention se vident, l’administration persiste », Dalloz Actualités, 25 mars 2020, en ligne ; POULY Ch., « Coronavirus : une majorité de refus et quelques prolongations de rétention », veille permanente Droit public, Les éditions législatives, 25 mars 2020, en ligne.
[20] CA de Rouen, ord. 7 mars 2020, n° 20/01226.
[21] CA Rouen, ord. 17 mars 2020, n° RG 20/01226 : « éloigner M. […] alors que celui-ci vit en France, pays où le virus est actif et n’a pas atteint son développement maximum, alors qu’il est au centre de rétention où il a été noté que les mesures contre la contamination ne sont pas optimales, et même si M. était porteur sain, est un risque de faire rentrer le virus avec lui dans ce pays, de contaminer de nombreuses personnes et d’ainsi aider à la propagation du virus alors que toutes les mesures prises, y compris le confinement des personnes, ont un but contraire. »
[22] CA Paris, ord. 17 mars 2020, n° 20/01190.
[23] CA Aix-en-Provence, ord. 19 mars 2020, n° 20/00344 ; CA Douai, ord. 22 mars 2020, n° 20/00534 ; CA Aix-en-Provence, ord. 23 mars 2020, n° 20/00355.
[24] En relevant que, en raison du nombre fortement réduit de retenus au centre de Palaiseau, « il n’est établi que (…) le risque sanitaire y soit plus élevé que dans toute autre collectivité ; (…) en outre, la détermination des autorité en charge du centre de rétention administrative à prendre les mesures requises pour assurer la protection contre le coronavirus ne saurait être sérieusement suspecté, puisque celles-ci ne saurait méconnaitre que toute défaillance de leur part à cet égard emporterait du même coup une aggravation du risque sanitaire, non seulement pour les retenus, mais aussi pour les fonctionnaires de police placés sous leurs ordres » (CA Paris, ord. 21 mars 2020, n° RG 20/01260 ; ord. 23 mars 2020, RG 20/01280.
[25] CA Montpellier, ord. 18 mars 2020, RG 20/00196.
[26] CE, ord., GISTI et autres, 27 mars 2020, n° 439720.
[27] LEICHTER-FLACK F., « Coronavirus et triage de catastrophe : faudra-t-il choisir qui sauver et qui laisser mourir ? », The conversation.com, 11 mars 2020.
[28] CSP, art. L1110-5, al. 2 : Les actes médicaux « ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris. Dans ce cas, le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa vie en dispensant les soins visés à l’article L. 1110-10 [soins palliatifs] »
[29] CSP, art. L1110-5, al.1 : « Toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l’urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire au regard des connaissances médicales avérées ».
[30] Haut conseil de la santé publique, « COVID-19 et Cancers Solides : Recommandations », consultable en ligne
[31] CCNE, « Questions éthiques soulevées dans le cadre de l’épidémie de Covid-19 concernant les personnes vulnérables du fait de l’âge, du handicap ou de l’absence de domicile fixe », 23 mars 2020, p. 8, consultable en ligne.
[32] CCNE, id., p. 6
[33] V. sur ce point l’avis de la CNCDH, « Agir contre les maltraitances dans le système de santé : une nécessité pour protéger les droits fondamentaux », 22 mai 2018, en ligne.
[34] FLEURY C., « Journal d’une confinée. Les gouvernements successifs ont clochardisé notre système de santé », Télérama, 26 mars 2020.
[35] LAUGIER S., « Le coronavirus nous fait comprendre que la vulnérabilité d’autrui dépend de la nôtre », Reporterre, 21 mars 2020.
Bravo Chère Diane, excellent article, au surplus pas simple à écrire « à chaud ».
Cet article de Diane Roman institué : <>le coronavirus,révélateur des d’ambiguïtés de l’appréhension juridique de la vulnérabilité, s’inscrit en droit ligne dans l’actualité sanitaire qui prévaut depuis bientôt quatre mois. L’auteure fait une analyse, factuelle, documentée, complexe et surtout de l’efficacité des mesures esceptionnelbles et restrictives prises par le gouvernement français pour contenir et prévenir cette pendemie mondiale de la covid-19. En effet, ce document nous renseigne sur l’impact de ses mesures sur les personnes vulnérables et de l’insuffisance des mesures adoptées par la France. Trois justifications peuvent être soulever pour apprécier cet impact dans toute sa complexité.
Tout d’abord, il faut préciser avant tout commentaire que ces mesures exceptionnelles et restrictives prises constituent une violation légitime des droits fondamentaux (civils et politiques ainsi que les droit sociaux, économiques et culturels) pour le motif de la satisfaction d’un intérêt general en ce qu’elles consolident les conditions précaires des personnes vulnérables en vertu de l’isolement et de la distanciation : la limitation de la propagation de la covid-19. Dans cette situation, bon nombre de catégories de personnes vulnérables sont concernées. Il s’agit des femmes et les enfants victimes de maltraitances domestiques qui sont, par le biais de l’isolement et de la distanciation dictées par l’etat français laissés à la merci du maltaitant sans aucune forme d’accompagnement des services spécialisés qui n’interviennent désormais que par téléphone. Cependant cette maltraitance peut être dans certains égards reciproque et concerner le conjoint victime de maltraitances psychologiques par sa conjointe. En outre, il s’agit des personnes sans domiciles fixes qui, en depis des mesures prises par les autorités locales souffrent d’importantes altérations de leurs droits fondamentaux. elles vivent dans des conditions de promiscuité propices à la propagation de cette maladie. Situation qui est d’ailleurs dénoncée par les organismes responsables de la protection des droits de l’homme et des sans abris. Par ailleurs, les personne faisant l’objet de rétention administrative ou de détentions judiciaires manquent d’espaces adéquats pour répondre aux objectifs d’isolement et de distanciation nonobstant le désengorgement entrepris par l’administration et les tribunaux. Dans certains milieux de rétention ou de détentions, on décrie un defficites de savons encore que les conditions rétention ou de détention ne remplissent pas toujours les mesures voulues par l’etat.
Ensuite, les mesures d’isolement et de distanciation engendrent d’autres maux tels que l’anxiété,le stresse, la dépression, l’angoisse et par la même occasion favorisent la consommation excessive d’alcool et d’autres substances dont la consommation à l’excès peut nuire. Dans le même sillage, ces mesures sont de nature à encourager d’autres formes de vices tels l’ennui, le besoin en raison du taux de chômage qu’elles créent. De même, elles entraînent la fermeture des marches de certains desquels les personnes vulnérables bdépendent et un defficites de plus en plus croissant de certaines denrées alimentaires de première necessite
Enfin, ces mesures contribuent à une altération du fonctionnement du service public qui accroît le risque de vulnérabilité des personne vulnérables. En effet, il faut rapeller que ces mesures interviennent alors même que le personnel médical ait été pris par surprise et donc, pas suffisamment outiller pour répondre efficacement à cette pendemie. Il va se développer des pratiques qui remettent en cause non seulement le principe de l’accès égale aux populations aux meilleurs soins possibles, mais aussi des obligations positives, négative et de réalisation qui sont à la charge de l’etat français. On assiste depuis quelques jours à l’application d’une politique de <>ou de <
> consistant à prendre en charge les malades les plus nécessiteux et délaissant les autres catégories à leurs triste sorts. L’état manque de moyens logistiques suffisants pour fournir un service de santé de qualité et de quantité à ces citoyens : manque de lits, manque de personnel médical, non accompagnement des malades et bien d’autres defficites.Ces mesures prises par l’etat français témoignent de la situation sanitaire qui mine l’europe et d’autres gouvernements d’Amérique du Nord et d’Afrique sont à saluer et à encourager. Une action collective serait la bienvenue pour une réponse efficace. Cependant, ces mesures d’isolement et de distanciation se déploient dans des conditions à accroître les conditions de vulnérabilité des personne vulnérables et par la même occasion jettent des doutes quant’a la réalisation efficace des obligations de respect et de protection auxquelles l’etat français est assujetti.
En sommes, pour une réponse efficace, outres l’efficacité et une action proactive proposée par l’auteure en ce qui concerne une meilleure pris en charge de la situation des personnes vulnérables, je me permet de suggérer une action collective des états dans la lutte contre la covid-19 et que les mesures prises soient davantages respectueuses des droits fondamentaux de l’homme.