L’atteinte illicite à un droit protégé par la Charte québécoise : source d’un préjudice inhérent ?
L’atteinte illicite à un droit protégé par la Charte québécoise : source d’un préjudice inhérent ?
Par Mélanie Samson
Mélanie Samson est professeure adjointe à la Faculté de droit de l’Université de Laval
Bien que la Charte québécoise se soit vu reconnaître un statut quasi constitutionnel, la Cour suprême du Canada persiste à penser qu’elle ne crée pas un régime parallèle d’indemnisation. Pour obtenir réparation, la victime d’une atteinte à l’un ou l’autre des droits qu’elle protège doit donc, tout comme dans le contexte d’un recours en responsabilité civile, faire la démonstration d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre cette faute et ce préjudice. La nature fondamentale des droits garantis par la Charte québécoise ne justifierait-elle pas la reconnaissance d’un préjudice inhérent à toute atteinte illicite à l’un ou l’autre de ces droits ?
Entrée en vigueur le 28 juin 1976, la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après désignée « Charte québécoise » ou « Charte ») garantit une série de libertés et de droits fondamentaux, politiques, judiciaires, économiques, sociaux et culturels. Elle protège
également contre la discrimination dans la reconnaissance et dans l’exercice de ces mêmes droits et libertés. Fortement inspirée des instruments internationaux de protection des droits de la personne, elle vise essentiellement à assurer « la protection du droit à la dignité et à l’égalité de tout être humain » (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, 685 (par. 34)).
Vu la nature fondamentale des droits qu’elle protège, la Charte s’est vu reconnaître un statut « quasi constitutionnel » (Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics Inc., [1996] 2 R.C.S. 345, 402). Ce statut particulier commande qu’elle reçoive une interprétation « large » et « libérale » (Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, 156) « de manière à réaliser les objets généraux qu’elle sous-tend de même que les buts spécifiques de ses dispositions particulières » (Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics Inc., [1996] 2 R.C.S. 345, 371). L’article 52 de la Charte prévoit par ailleurs expressément que ses articles 1 à 38 ont primauté sur les autres lois. À certains égards, cependant, l’efficacité des garanties offertes par la Charte est mise en péril par l’influence réductrice qu’exercent sur leur interprétation les règles du droit commun. Ainsi, l’assimilation du recours en réparation offert par l’article 49 de la Charte au recours en responsabilité civile de droit commun, prévu à l’article 1457 C.c.Q. (A.), a conduit les tribunaux à nier l’existence d’un préjudice inhérent à toute atteinte illicite à un droit ou à une liberté protégés par la Charte (B.).
A. Le droit à la compensation du préjudice : une assimilation au régime de droit commun
L’article 49 de la Charte québécoise prévoit, en son premier alinéa, qu’ : « [u]ne atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte. » C’est en 1996, dans l’arrêt Béliveau St-Jacques (Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics Inc., [1996] 2 R.C.S. 345), que la Cour suprême du Canada a été appelée pour la première fois à préciser la nature et les conditions d’ouverture du recours en réparation du préjudice prévu par cette disposition. Après avoir été indemnisée en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (L.R.Q., c. A-3.001, ci-après citée «L.A.T.M.P. ») pour une lésion professionnelle découlant du harcèlement exercé par l’un de ses supérieurs, une salariée a intenté un recours fondé sur la Charte en vue d’être dédommagée à nouveau pour les mêmes faits. Or, si la L.A.T.M.P. crée un régime de responsabilité sans égard à la faute en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles, elle prive, en contrepartie, le travailleur victime d’une lésion professionnelle de la possibilité d’intenter un recours « en responsabilité civile » contre son employeur en raison de cette lésion (article 438 L.A.T.M.P.). Pour déterminer si la salariée bénéficiait néanmoins d’un recours en réparation en vertu de la Charte québécoise, la Cour devait déterminer si le recours prévu au premier alinéa de son article 49 est l’équivalent d’un recours en responsabilité civile.
Dans une décision rendue à 5 juges contre 2, la Cour suprême a jugé que le recours en réparation prévu au premier alinéa de l’article 49 de la Charte est un recours en responsabilité civile au sens de l’article 438 de laL.A.T.M.P. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Gonthier s’est dit d’avis que « la Charte ne crée pas un régime parallèle d’indemnisation », le premier alinéa de l’article 49 de la Charte québécoise et l’article 1053 du Code civil du Bas-Canada – devenu maintenant l’article 1457 C.c.Q. – relevant « d’un même principe juridique de responsabilité attachée au comportement fautif » (Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics Inc., [1996] 2 R.C.S. 345 (par. 119 et 121)). Formulée dans un contexte très particulier où était en jeu l’intégrité d’un grand régime public d’indemnisation, cette affirmation allait avoir des conséquences importantes sur l’effectivité des garanties offertes par la Charte québécoise. De fait, l’assimilation du recours en dommages compensatoires de l’article 49 de la Charte à un recours en responsabilité civile influe sur ses conditions d’exercice. Pour obtenir réparation en vertu du premier alinéa de cette disposition, le demandeur doit établir, tout comme dans le contexte de l’application de l’article 1457 du Code civil du Québec, une faute, un préjudice et un lien de causalité entre cette faute et ce préjudice (Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics Inc., [1996] 2 R.C.S. 345 (par. 122)). La nature particulière des droits protégés par la Charte justifierait pourtant de définir autrement les conditions d’ouverture de ce recours, ne serait-ce qu’en reconnaissant l’existence d’un préjudice inhérent à toute atteinte illicite à l’un ou l’autre de ces droits.
B. Le rejet de la théorie du préjudice inhérent
Dans les premières années qui ont suivi l’entrée en vigueur de la Charte québécoise, des auteurs ont défendu l’idée qu’une atteinte illicite à un droit ou à une liberté protégés par la Charte doive être considérée, en elle-même, comme un préjudice susceptible d’indemnisation (voir notamment : Maurice DRAPEAU, « La responsabilité pour atteinte illicite aux droits et libertés de la personne », (1994) 28 R.J.T. 31; Adrian POPOVICI, « De l’impact de la Charte des droits et libertés de la personne sur le droit de la responsabilité civile : un mariage raté ? », dans Conférence Meredith 1998-1999, La pertinence renouvelée du droit des obligations : retour aux sources, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1999, p. 49). Ainsi, l’atteinte illicite à un droit garanti par la Charte serait « à la fois une faute (ou son équivalent) du côté de l’agent responsable et un « dommage inhérent » […] du côté de la victime qui subit l’atteinte » (Adrian POPOVICI et Mariève LACROIX, « Les dommages-intérêts généraux – Oblivio aut omissio balduini ? », dans Benoît Moore (dir.), Mélanges Jean-Louis Baudouin, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, p. 891, à la page 912). La thèse d’un dommage inhérent repose sur l’idée que : « [l]’atteinte aux droits et libertés est, ni plus ni moins, une atteinte à la personne qui est titulaire de ces droits. Un préjudice moral se trouve[rait] donc implicitement compris dans le caractère d’atteinte illicite aux droits et libertés de l’acte du seul fait de la méconnaissance ou du mépris de leur valeur. » (Maurice DRAPEAU, « La responsabilité pour atteinte illicite aux droits et libertés de la personne », (1994) 28 R.J.T. 31, 68).
Les tribunaux ont parfois semblé favorables à la reconnaissance d’un dommage inhérent à toute atteinte illicite à un droit garanti par la Charte. Dans une décision rendue en 1994, le Tribunal des droits de la personne du Québec adoptait clairement cette position en déclarant que « toute atteinte à un droit protégé est en elle-même constitutive de préjudice moral, qu’il y ait ou non d’autres conséquences ou dommages subis » (C.D.P. c. Bar La Divergence, [1994] R.J.Q. 847, 855 (T.D.P.Q.)). Dans l’arrêt Béliveau St-Jacques, la Cour suprême du Canada a toutefois rejeté la théorie du préjudice inhérent à la violation d’un droit quasi constitutionnel en affirmant clairement que « [l]a violation d’un droit garanti [par la Charte québécoise] n’a pas pour effet […] de créer en soi un préjudice indépendant » (Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics Inc., [1996] 2 R.C.S. 345 (par. 121)).
La Cour suprême a plus tard eu l’occasion de réaffirmer et d’expliciter davantage sa position dans l’arrêt Aubry (Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591). Dans cette affaire, la Cour était saisie d’un litige découlant de la publication non autorisée d’une photographie représentant une jeune fille de 17 ans. La photo avait été prise dans un lieu public, mais sans le consentement de la principale intéressée. La jeune fille alléguait une atteinte à son droit au respect de sa vie privée en réponse à quoi le photographe plaidait l’exercice de son droit à la liberté d’expression et le droit du public à l’information. La démonstration du préjudice découlant de la publication de la photographie reposait sur le seul témoignage de la victime, qui disait avoir fait l’objet de moqueries à l’école. Les juges majoritaires ont considéré cette preuve suffisante, non sans avoir réitéré d’abord que « l’on ne saurait imputer des dommages du seul fait qu’il y a eu atteinte à un droit garanti par la Charte québécoise » (Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591 (par. 68)). Du reste, le plus haut tribunal du pays a écarté la possibilité de sanctionner systématiquement les violations de la Charte québécoise par une condamnation au paiement d’une somme symbolique parce que cela « irait à l’encontre des principes de responsabilité civile » (Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591 (par. 68)).
Les enseignements des arrêts Béliveau St-Jacques et Aubry relativement à la démonstration d’un préjudice distinct de l’atteinte illicite au droit protégé par la Charte ont été réitérés à maintes reprises par la Cour d’appel du Québec : Université Laval c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, [2005] R.J.Q. 347 (C.A.) (par. 138-139); Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal (SCFP, section locale 301) c. Coll, [2009] R.J.Q. 961 (C.A.) (par. 4 du jugement rectificatif); Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse,J.E. 2010-325 (C.A.) (par. 47) (permission d’appeler refusée : [2010] C.S.C.R. (Quicklaw) no 104); Gaz métropolitain inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2011 QCCA 1201 (par. 92). Dans l’état actuel de la jurisprudence, la victime qui souhaite obtenir une réparation monétaire à la suite d’une atteinte illicite à un droit ou à une liberté protégés par la Charte doit donc nécessairement faire la preuve, même « sommaire » (Bloc québécois c. Sourour, [2009] R.R.A. 435 (C.A.) (par. 64)), d’un préjudice. Pour donner lieu à réparation, ce préjudice doit, par ailleurs, être certain (art. 1611 C.c.Q.), direct et immédiat (art. 1607 C.c.Q.).
Récemment, une décision rendue par la Cour suprême du Canada dans le contexte de l’application de la Charte canadienne des droits et libertés a permis de penser pendant un instant que la théorie du préjudice inhérent à toute atteinte à un droit protégé par la Charte québécoise allait finalement s’imposer. De fait, dans l’arrêt Ville de Vancouver c. Ward, ([2010] 2 R.C.S. 28), la Cour suprême a reconnu que « [p]our fixer le montant des dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1) [de la Charte canadienne], le tribunal doit aborder la violation des droits garantis par la Charte comme un préjudice distinct justifiant en soi une indemnisation » (par. 55). Certes, en l’absence d’un préjudice autre que celui qui est inhérent à la violation d’un droit constitutionnel, il semble qu’« [u]n jugement déclaratoire attestant qu’il y a eu violation de la Charte » demeure généralement la réparation la plus adéquate aux yeux de la Cour (par. 37 et 78). Toutefois, il arrivera que l’attribution de dommages-intérêts soit nécessaire, « d’un point de vue fonctionnel », pour répondre aux objectifs d’indemnisation, de défense des droits et de dissuasion poursuivis par le paragraphe 24 (1) de la Charte (par. 32 et 66).
À la lumière de l’arrêt Bou Malhab (Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., [2011] 1 R.C.S. 214), rendu subséquemment, il paraît cependant évident que la Cour suprême ne souhaite pas que les enseignements de l’arrêt Ward soient transposés sans adaptation dans le contexte de l’application de la Charte québécoise. Dans cette affaire, un recours collectif avait été intenté par des chauffeurs de taxi, travaillant dans la région de l’Île de Montréal et dont la langue maternelle est l’arabe ou le créole, après qu’un animateur de radio les ait accusés d’incompétence, de malpropreté et de malhonnêteté. En parlant des éléments constitutifs du recours pour atteinte au droit à la sauvegarde de la réputation, garanti par l’article 4 de la Charte québécoise, la Cour suprême a alors réaffirmé que « [l]a démonstration de la commission d’une faute n’établit pas, sans plus, l’existence d’un préjudice susceptible de réparation » (par. 22). Loin de reconnaître l’existence d’un préjudice inhérent, la Cour s’est au contraire montrée très exigeante en requérant la démonstration d’un préjudice individualisé subi par chacune des personnes visées par les propos de l’animateur de radio. Puisque chacun des chauffeurs de taxi ne lui semblait pas avoir subi un préjudice personnel, la Cour a refusé d’accorder des dommages compensatoires.
Il faut bien reconnaître que la décision de la Cour suprême du Canada de ne pas transposer intégralement les enseignements de l’arrêt Ward dans le contexte de l’application de la Charte québécoise est tout à fait défendable compte tenu de la structure différente de la Charte canadienne et de la Charte québécoise. Si la Cour suprême admet que des dommages-intérêts puissent être accordés en vertu de l’article 24 de la Charte canadienne même en l’absence d’un préjudice démontrable par le demandeur, c’est parce que l’attribution de ces dommages peut être nécessaire pour atteindre « les objectifs de défense du droit ou de dissuasion » qui sous-tendent cette disposition (Ville de Vancouver c. Ward, [2010] 2 R.C.S. 28 (par. 30)). Autrement dit, « il peut arriver que la défense du droit ou la dissuasion jouent un rôle important, voire exclusif » (par. 47) dans la décision du tribunal d’accorder des dommages-intérêts. Or, cet argument n’est pas transposable dans le contexte de la Charte québécoise. L’article 49 de la Charte québécoise établit en effet une distinction très nette entre les dommages-intérêts compensatoires, accordés sur la base de son premier alinéa, et les dommages punitifs ou exemplaires, prévus en son deuxième alinéa. Seuls les seconds poursuivent des objectifs d’exemplarité, de dissuasion et de dénonciation des comportements. L’on ne saurait donc s’autoriser de ces objectifs pour justifier l’attribution de dommages compensatoires en vertu du premier alinéa de l’article 49.
Cela dit, nous n’en pensons pas moins qu’il devrait être reconnu que dans la très grande majorité des cas, l’atteinte illicite à un droit ou à une liberté protégés par la Charte québécoise « comporte un dommage inhérent réparable » (Adrian POPOVICI, « De l’impact de la Charte des droits et libertés de la personne sur le droit de la responsabilité civile : un mariage raté ? », dans Conférence Meredith 1998-1999, La pertinence renouvelée du droit des obligations : retour aux sources, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1999, p. 49, à la page 74). De fait,très souvent, l’atteinte illicite à un droit ou à une liberté garantis par la Charte québécoise constitue également, de façon sous-jacente, une atteinte à la dignité humaine. « À titre d’exemples, les tribunaux n’hésitent pas à conclure que des atteintes aux droits à la protection contre le harcèlement discriminatoire ou l’exploitation des personnes âgées sont aussi, en soi, attentatoires à la « dignité » de la personne » (Christian BRUNELLE, «La dignité dans la Charte des droits et libertés de la personne : de l’ubiquité à l’ambiguïté d’une notion fondamentale », (2006) Numéro spécial R. du B. 143, 161). Plus généralement, il nous semble que « toute distinction fondée sur l’un ou l’autre des motifs de discrimination énumérés dans la Charte québécoise est, en soi, susceptible de miner la dignité de la personne » (Christian BRUNELLE, « La dignité dans la Charte des droits et libertés de la personne : de l’ubiquité à l’ambiguïté d’une notion fondamentale », (2006) Numéro spécial R. du B. 143, 158). En vérité, l’idée qu’une atteinte illicite à un droit fondamental s’accompagne d’une atteinte à la dignité humaine paraît défendable pour la très grande majorité des droits et libertés protégés par la Charte. Or, l’on conçoit difficilement qu’une atteinte à une « valeur absolue » (Patrick FRYDMAN, « L’atteinte à la dignité de la personne humaine et les pouvoirs de police municipale : À propos des « lancers de nains » », (1995) 11 RFD adm. 1204, 1265) comme la dignité humaine ne soit pas sanctionnée, ne serait-ce que par l’attribution d’une somme symbolique (Adrian POPOVICI, « Personality Rights – A Civil Law Concept », (2004) 50 Loy. L. Rev. 349, 358).
Conclusion
Depuis l’arrêt Béliveau St-Jacques, les tribunaux considèrent que le recours en réparation prévu au premier alinéa de l’article 49 de la Charte québécoise équivaut au recours en responsabilité civile du droit commun. Ils exigent donc que la personne qui s’estime victime d’une atteinte à l’un de ses droits protégés par la Charte fasse la démonstration d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité adéquat entre ces deux éléments. S’il paraît légitime que les tribunaux s’inspirent du droit commun au moment de mettre en œuvre le recours en réparation prévu à l’article 49 al. 1 de la Charte québécoise, il nous semble qu’ils ne devraient pas y voir une source de contraintes. En d’autres termes, il nous semble que les tribunaux ne devraient pas hésiter à s’écarter quelque peu de l’approche classique fondée sur la recherche d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité pour mieux réaliser l’objet de la Charte québécoise, lequel consiste à « assurer le respect de l’être humain » (Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791 (par. 25) ). La reconnaissance d’un préjudice inhérent favoriserait certainement l’atteinte de cet objectif en permettant d’éviter que des victimes d’une atteinte à un droit fondamental soient parfois privées de leur droit à la réparation en raison de leur incapacité à démontrer le préjudice moral qu’elles ont subi (Maurice DRAPEAU, « La responsabilité pour atteinte illicite aux droits et libertés de la personne », (1994) 28 R.J.T. 31, 68).
L’on conclura sur une note positive en soulignant que depuis 2010, la Cour suprême du Canada reconnaît que le second alinéa de l’article 49 permet d’accorder des dommages punitifs pour sanctionner une atteinte illicite et intentionnelle à un droit ou à une liberté protégés par la Charte québécoise, et ce, même en l’absence d’une condamnation préalable au paiement de dommages compensatoires (de Montigny c. Brossard (Succession), [2010] 3 R.C.S. 64). Jusqu’alors, le plus haut tribunal du pays avait considéré que les dommages punitifs n’étaient qu’un accessoire des dommages compensatoires et ne pouvaient donc être attribués qu’après démonstration d’un préjudice distinct de l’atteinte illicite au droit. La reconnaissance de l’autonomie du recours en dommages punitifs pourrait à tout le moins permettre d’éviter que demeure totalement dépourvue de conséquences une atteinte illicite à un droit protégé par la Charte dont la victime ne serait pas parvenue à faire la démonstration d’un préjudice certain, direct, immédiat et personnel.