Convention EDH et présomption de préjudice
L’incertaine présomption de préjudice pour violation d’un droit protégé par la Convention EDH
Par Katarzyna Blay-Grabarczyk
Le fait d’allouer une satisfaction équitable constitue certainement la partie la plus médiatisée de l’office du juge européen des droits de l’homme. Si l’atteinte portée à l’un des droits protégés par la Convention EDH peut donner lieu pour la victime à une réparation, son ampleur varie. S’il est possible de considérer que la Cour, en estimant que le constat de violation de la Convention EDH constitue une satisfaction suffisante pour la victime au titre du préjudice moral, ne nie pas l’existence d’une présomption de préjudice, sa démarche casuistique invalide partiellement cette hypothèse.
L’indemnisation par la Cour EDH d’un préjudice subi du fait de la violation de la Convention est devenue une question banale. Pourtant, sa mise en œuvre s’avère être relativement complexe dans son fonctionnement. Si le contentieux européen des droits de l’homme est avant tout le contentieux de la responsabilité, il s’avère être aussi celui de la réparation pour violation subie, en particulier aux yeux du public (v. sur la spécificité du système européen J. Verhoeven, « A propos de l’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et de la responsabilité internationale liée à leur observation », RCJB 1984, pp. 278 et s.). Le fait d’allouer une satisfaction équitable constitue certainement la partie la plus médiatisée de l’office du juge européen des droits de l’homme. Or, l’obligation d’exécuter l’arrêt de la Cour ne comprend pas uniquement cet aspect. Elle comporte avant tout l’obligation de cesser l’illicite et celle visant à éviter des violations semblables. De même, l’obligation de réparation stricto sensu ne s’analyse pas automatiquement comme ouvrant droit à une indemnisation (la plupart du temps compris au sens d’une indemnisation pécuniaire). Devant la Cour EDH, le principe applicable est celui de la réparation intégrale (restitutio in integrum), emprunté au droit international général et s’inscrivant dans une démarche classique du droit de la responsabilité en vertu de laquelle « la violation d’un engagement entraine l’obligation de réparer dans une forme adéquate » (CPJI, 13 septembre 1928, affaire relative a l’usine de Chorzow, Série A, n° 17, Rec. p. 17). Ce n’est qu’en cas d’impossibilité d’effacer la violation que l’article 41 de la Convention (ex-article 50) permet à la Cour d’accorder une satisfaction équitable. Comme elle le reconnaît elle-même, les traités internationaux auxquels le texte de ladite disposition a été emprunté « avaient plus spécialement en vue le cas où la nature de la lésion permettrait d’effacer en entier les conséquences d’une violation, mais où le droit interne de l’Etat en cause y fait obstacle » (CEDH, 10 mars 1972, De Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgique (article 50), req. n° 2832/66, 2835/66, 2899/66, Série A/14, §20). Le juge européen vérifie par conséquent que le droit interne ne permet pas d’effacer les conséquences de la violation constatée, ou le fait de manière imparfaite, et que la restitutio in integrum est empêchée par la nature intrinsèque d’une lésion (CEDH, 6 novembre 1980, Guzzardi c/ Italie, req. n° 7367/76, Série A/39, § 113). En définitive, la réparation par équivalent n’intervient que lorsque la restitutio in integrum s’avère impossible (CEDH, Gr. Ch., 13 juillet 2000, Scozzari et Giunta c/ Italie, req. n° 67790/01, § 250, JCP G 2001, I, 291, chron. F. Sudre, n° 1).
Compte tenu du fait que d’après les termes de la Convention, la Cour peut uniquement allouer une satisfaction équitable, le contentieux devant cette juridiction apparaît, aux yeux des requérants potentiels, comme un contentieux « prestatoire », du moins principalement indemnitaire. Les requérants introduisent ainsi leurs recours devant la Cour sans avoir l’assurance que le constat de violation d’un des droits garantis par le texte conventionnel leur ouvrira automatiquement le droit à une indemnisation. Certains membres de la doctrine ont ainsi pu dénoncer la «mercantilisation du contentieux des droits de l’homme » (v. en particulier J.-F. Flauss, « Le contentieux de la satisfaction équitable devant les organes de la Cour européenne des droits de l’homme. Développements récents », Europe, juin 1992, p. 1 ; J.-F. Flauss, « Réquisitoire contre la mercantilisation excessive du contentieux de la réparation devant la Cour européenne des droits de l’homme. A propos de l’arrêt Beyeler c/ Italie du 28 mai 2002 », D. 2003, p. 227).
Plusieurs conditions doivent être réunies afin qu’une satisfaction équitable soit accordée. Comme dans tout le contentieux indemnitaire, il appartient au requérant, d’après les termes de l’article 41 de la Convention de formuler une demande en ce sens. La question de l’allocation de la satisfaction équitable, n’étant pas d’ordre public, la Cour limite son analyse aux prétentions dûment chiffrées et présentées (cf. l’article 60 du règlement intérieur de la Cour. V. aussi CEDH, 9 décembre 2004, Van Rossem c/ Belgique, req. n° 41872/98, § 53 ou CEDH, 24 avril 2003, Willekens c/ Belgique, req. n° 50859/99, § 27).
De même, la décision d’octroyer la satisfaction équitable oscille entre l’octroi d’une réparation financière, d’un dédommagement des frais et dépens, ou d’un simple constat de violation. La réparation du préjudice par équivalent doit ensuite être soumise à la Cour EDH selon les trois conditions classiques suivantes : le préjudice doit être personnel, direct et certain (F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, Coll. Droit fondamental, 11ème éd., 2012, n° 444). Ces principes soulèvent immédiatement la question de la réalité du préjudice et du lien de causalité entre le dommage subi et la violation d’une disposition conventionnelle. Autrement dit, le requérant doit-il apporter la preuve relative à ces deux éléments ?
La question de l’imputation du risque de la preuve dans le cadre de l’octroi de la satisfaction équitable a fait l’objet de quelques études de la part des membres de la doctrine (cf. R. Legeais, « Le droit de la preuve à la Cour européenne des droits de l’homme, in Mélanges offerts à P. Couvrat, La sanction du droit, PUF, Publication de la Faculté de droit et de sciences économiques de Poitiers, 2001, p. 261 et s. ou F. Deshays, Contribution à une théorie de la preuve devant la Cour européenne des droits de l’homme, thèse, Université de Montpellier, 2012, 523 p., spéc. p. 374 et s.). Globalement, leurs analyses convergent vers le constat que le requérant, afin de pouvoir bénéficier d’une indemnisation, doit prouver l’existence du dommage matériel ou moral dont il se prévaut et du lien de causalité entre celui-ci et la violation constatée par la Cour. Or, « un droit à réparation purement objectif supposerait que le versement de dommages et intérêts ne soit pas conditionné par le préjudice ou bien que, un préjudice étant nécessaire, il soit irréfragablement présumé par la violation du droit en cause » (F. Marchadier, « La réparation des dommages à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme », RTDciv. 2009, p. 245).
La question de la présomption du préjudice devant la Cour EDH se présente différemment en fonction de la nature exacte de celui-ci : préjudice matériel ou préjudice moral. Si une certaine présomption peut être avancée en cas de dommage moral, elle ne se vérifie pas en cas de dommage matériel. Par ailleurs, la démarche de la Cour, impossible à systématiser, rend l’analyse entreprise très aléatoire.
L’exigence de la preuve du préjudice en cas de dommage matériel
Appelée à se prononcer sur l’existence de dommages matériels et la possibilité d’une éventuelle indemnisation pécuniaire, la Cour a adopté une attitude classique d’une juridiction devant se prononcer sur des dommages et intérêts. Faute de préjudice et de lien de causalité suffisant entre ceux-ci et la violation constatée, la victime ne pourra pas prétendre à une indemnisation.
Plusieurs arrêts de la Cour insiste sur le fait qu’il appartient au(x) requérant(s) de démontrer la réalité de leur préjudice matériel, autrement dit, de prouver la perte pécuniaire qu’il(s) allègue(nt) devant elle (cf. CEDH, 22 juin 1972, Ringeisen c/ Autriche (article 50), req. n° 2614/65, § 24 ; CEDH, 17 mai 2001, Scheele c/ Luxembourg, req. n° 41761/98, § 36).
Afin de chiffrer le préjudice matériel, la Cour EDH se fonde précisément sur les preuves apportées par les parties. Le requérant et l’Etat défendeur doivent ainsi respectivement fournir des informations à l’appui de leurs demandes respectives. La nécessité d’apporter la preuve du préjudice matériel subi apparaît particulièrement clairement lorsque les informations fournies au juge européen ne s’avèrent pas suffisantes.
Face aux réclamations de certaines parties tendant vers les extrêmes dans leur chiffrage du préjudice, il arrive au juge européen de leur demander soit d’étayer leurs observations, soit même d’ordonner des mesures d’instructions supplémentaires afin de disposer de preuves suffisantes. Une telle démarche de la Cour a pu notamment être observée sur le terrain du contentieux du droit de propriété, particulièrement propice à des évaluations contradictoires. Dans ce cas de figure, il arrive au juge de suspendre la question de l’indemnisation au titre de la satisfaction équitable et d’ordonner des mesures d’instructions complémentaires. Dans l’affaire Papamichalopoulos (CEDH, 24 juin 1993, Papamichalopoulos et al. c/ Grèce, req. n° 14556/89), les parties ont été invitées par le juge européen à se mettre d’accord sur les experts devant être désignés pour évaluer la valeur vénale d’un terrain, objet du litige. Comme l’observe F. Deshayes, « lorsque la Cour réserve la question de satisfaction équitable, c’est pour permettre aux parties d’étayer leurs évaluations par l’exercice du droit à la preuve » (F. Deshayes, préc., p. 330). En l’espèce, l’arrêt sur la satisfaction équitable a ainsi été rendu deux ans plus tard (CEDH, 31 octore 1995, Papamichalopoulos et al. c/ Grèce (article 50), req. n° 14556/89, GACEDH n° 73).
De même, l’octroi de la satisfaction équitable et l’appréciation des preuves au titre du dommage matériel sont particulièrement exemplaires du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Elle ne se fonde pas sur un barème préétabli. Elle n’indique pas non plus de quelle manière doit être appréciée la preuve du dommage subi. En l’absence d’informations précises de la part du requérant sur la réalité du préjudice matériel subi, le juge n’hésite pas à rejeter la demande de réparation (à titre d’exemple : CEDH, 20 mai 1999, Ogur c/ Turquie, req. n° 21594/93, § 98). Face aux allégations de la requérante relatives à la perte de moyens de subsistance du fait de la mort de son fils qui entretenait la famille, la Cour a constaté que le dossier ne contenait aucune indication sur les revenus que percevait le fils de la requérante, ni sur l’aide qu’il lui apportait, ni enfin sur la situation familiale ou sur d’autres éléments pertinents.
La Cour rejette donc régulièrement, comme en matière de contentieux de la responsabilité, les demandes en indemnités présentées par les requérants si ces derniers n’ont pas démontré que le dommage matériel subi était la conséquence directe de la violation constatée. Dans de tels cas de figure, le juge européen se borne à constater, sans la motiver particulièrement, que le lien de causalité directe entre la violation constatée et le manque à gagner ou les dommages matériels n’est pas été établi (v. par ex. CEDH, 26 octobre 2000, Hassan et Tchaouch c/ Bulgarie, req. n° 30985/96, § 117 ou CEDH, 16 décembre 2008, Sergiu Popescu c/ Roumanie, req. n° 4234/04, § 31).
En revanche, il existe des cas de figure dans lesquelles la Cour a assoupli son exigence de lien de causalité entre le manquement avéré et le préjudice allégué en introduisant la notion de « perte de chance ». En l’espèce, sa démarche se rapproche alors un peu plus de l’éventualité d’un préjudice inhérent à la violation d’une disposition conventionnelle. Cette notion, principalement utilisée sur le terrain de l’article 1 du Protocole n°1 (v. par ex. CEDH, 18 décembre 1984, Sporrong et Lönnroth c/ Suède (article 50), req. n° 7151/75 et 7152/75, Série A/88, § 25) ou de l’article 6 (CEDH, 23 octobre 1985, Benthem c/ Pays-Bas, req. n° 8848/80, Série A/97, §§ 45-46), permet à la Cour « d’accorder au requérant, dans certains cas, une compensation appropriée pour perte de chances réelles » (CEDH, 2 octobre 2003, Sovtransavto Holding c/ Ukraine (satisfaction équitqble), req. n° 48553/99, § 51). Principalement employée comme sous-catégorie du préjudice matériel (en permettant de contourner la qualification de dommage et en remédiant au lien de causalité incertain entre le fait générateur et la cause), la notion de « perte de chance » peut également apparaître comme la justification de l’octroi d’une indemnité pour préjudice moral (CEDH, 24 février 1995, McMichael c/ Royaume-Uni, req. n° 16424/90, § 102 ; V. sur ce sujet A. Garin, « La perte de chance, un préjudice indemnisable : contribution à une problématique de l’indemnisation du dommage par la Cour européenne des droits de l’homme », in in J.-F. Flauss et E. Lambert-Abdelgawad (dir.), La pratique de l’indemnisation par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2011, pp. 155-185).
C’est sur le terrain du préjudice moral que la présomption d’un préjudice, du fait de la violation d’une disposition conventionnelle, peut sous certaines conditions, être retenue.
L’existence de la présomption d’un préjudice en cas de dommage moral
L’éventuelle présomption d’un préjudice se manifesterait en revanche de manière différente sur le terrain du dommage moral. Selon cette hypothèse, une atteinte à une des libertés conventionnelles entraînerait de facto l’existence d’un préjudice moral ouvrant droit à une indemnisation.
Théoriquement, en vertu de la logique de l’article 41 de la Convention, il appartient au requérant d’apporter la preuve des préjudices moraux subis. Ainsi, suivant cette ligne, il arrive à la Cour EDH de rejeter une demande d’indemnisation dans la mesure où le requérant n’arrive pas à démontrer l’existence du préjudice moral invoqué (CEDH, 25 avril 1983, Pakelli c/ Allemagne, req. n° 8398/78, § 46 oŭ le juge remarque que le requérant n’en « démontre pas l’existence et n’indique pas même la nature »).
Toutefois, la nature profondément subjective d’un préjudice moral rend la preuve de son existence difficile. Dans certaines affaires, la Cour a parfois présumé l’existence d’un dommage « en permettant ainsi aux victimes d’obtenir une indemnisation sans accomplir l’effort difficile que cette preuve aurait normalement impliquée » (F. Deshayes, op. cit., p. 376). La Cour a ainsi accordé une indemnité en statuant en équité au titre d’un préjudice moral alors qu’elle a, dans la même affaire, considéré qu’aucun dommage matériel n’avait pour autant été prouvé (CEDH, Ogur, préc., §98). Se prononçant sur le double constat de violation de l’article 2 de la Convention, la Cour a conclu, quant au dommage moral, que la « requérante a sans nul doute considérablement souffert des suites de la double violation de l’article 2 constatée : elle a non seulement perdu son fils, mais elle a, de surcroît, dû assister impuissante à un manque flagrant de diligence de la part des autorités dans la conduite de l’enquête ». De même, elle a pu considérer qu’il ne ressortait pas « des pièces du dossier que le requérant ait souffert des dommages matériels résultant de la violation de l’article 6§1 » mais qu’en revanche « il a dû subir un certain tort moral » (CEDH, 2 novembre 1993, Kemmache c/ France n. 1 et 2 (article 50), req. n° 12325/86 et 14992/89, § 11). La présomption d’un préjudice se vérifie donc lorsque la Cour constate que le(s) requérant(s) ont dû éprouver un tort moral, tort leur ouvrant le droit à une réparation (parmi plusieurs affaires : CEDH, 24 novembre 1994, Beaumartin c/ France, req. n° 15287/89, § 44).
L’indemnisation des victimes intervient le plus souvent dans des affaires mettant en cause l’intégrité physique de la personne ou sa liberté. La Cour prend ainsi en compte l’inquiétude ou la détresse du requérant, le sentiment de frustration ou d’impuissance (CEDH, 27 juillet 1987, Feldbrugge c/ Pays-Bas (article 50), req. n° 8562/79, Série A/99, § 11) ainsi que le préjudice qui en résulte pour la santé (CEDH, 10 novembre 2005, Gürbüz c/ Turquie, req. n° 26050/04, § 75 ou CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c/ Pologne, req. n° 5410/03, § 151, JCP G 2007, II, 10071, note B. Mathieu). Dans ces cas de figure, le juge abaisse son standard de preuve. En analysant cette démarche, le professeur Touzé a observé que la Cour EDH adopte une position qui révèle un traitement de la réparation ne se fondant pas exclusivement sur le principe de subsidiarité et témoigne au contraire de la recherche d’une compensation juste, équitable et approprié (S. Touzé, « Les limites de l’indemnisation devant la Cour EDH : le constat de violation comme satisfaction équitable suffisante », in J.-F. Flauss et E. Lambert-Abdelgawad (dir.), La pratique de l’indemnisation par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2011,p. 152).
Toutefois, l’affirmation de l’existence d’un préjudice inhérent à la violation d’un des droits protégés par la Convention n’est pas suffisante au regard des exemples précités. En effet, la démarche de la Cour est beaucoup plus complexe en la matière et, en réalité, beaucoup plus casuistique. En effet, selon les cas de figure, le juge européen adopte des attitudes différentes.
Tout d’abord, dans un nombre important d’affaires, la Cour considère que le constat de violation constitue une satisfaction suffisante pour la victime au titre du préjudice moral (v. sur ce point X. Dupré de Boulois, La présomption de préjudice: un élément du régime juridique des droits fondamentaux?, RDLF 2012, chron. n° 10).
Cette pratique peut être observée concernant tous les droits protégés par le texte conventionnel, aussi bien substantiels (CEDH, 2 mars 2010, Al-Saadoon et Mufhdi c/ Royaume-Uni, req. n° 61498/08 § 175, JCP G 2010, 859, chron. F. Sudre, n°3 : la Cour considère que compte tenu des mesures indiquées au titre de l’article 46 de la Convention, visant à atténuer le préjudice résultant de la remise des requérants aux autorités irakiennes alors qu’ils risquaient la peine de mort, le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants) que procéduraux (CEDH, Gr. Ch., 17 septembre 2009, Enea c/ Italie, req. n° 74912/01, § 159, JCP G 2010, 70, chron. F. Sudre, n° 7, violation d’accès à un tribunal ou CEDH, Gr. Ch., 12 avril 2006, Martinie c/ France, req. n° 58675/00, §59, JCP G 2006, I, 164, chron. F. Sudre, n° 5 pour un exemple de violation de l’article 6§1). De la même manière, si l’Etat s’engage à revoir certains points de la législation nationale jugée inconventionnelle, la Cour pourra éventuellement considérer que le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante (CEDH, Gr. Ch., 29 juin 2007, Folgero et al. c/ Norvège, req. n° 15472/02, violation de l’article 2 du Protocole 1 relatif au droit à l’instruction).
L’élément troublant de l’analyse vient du fait que « le point de savoir si le constat sera jugé suffisant ne dépend pas uniquement de la nature de l’infraction » (J. L. Sharpe, « Article 50 » in L.-E. Petiti, E. Decaux et P.-H. Imbert (dir.), La Convention Européenne des Droits de l’Homme, commentaire article par article, Economica, 2ème éd., 1999,, p. 813. L’auteur dresse un tableau d’une telle démarche casuistique notamment sur le terrain des articles 5, 6 et 8 de la Convention). En effet, si on prend l’exemple de la durée excessive de la détention provisoire contraire à l’article 5§3 de la Convention, certains arrêts refusent d’accorder une satisfaction équitable en considérant que le constat de violation se suffit à lui-même (CEDH, Gr. Ch., 25 mars 1999, Nikolova c/ Bulgarie, req. n° 31195/96, § 76) alors même que dans d’autres affaires, la Cour alloue automatiquement une somme pour dommage moral (CEDH, 10 novembre 2005, Celik et Yildiz c/ Turquie, req. n° 51479/99, § 34). Comme le souligne Elisabeth Lambert, « le système de la Convention se distingue néanmoins du droit de la responsabilité en droit international général, non point en ce que l’indemnisation est largement privilégiée, mais du fait de la limitation des hypothèses de satisfaction à la constatation de l’illicite » (E. Lambert, Les effets des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 1999, p. 109).
Très souvent, la Cour différencie aussi le dommage matériel du dommage moral subi par le requérant. Elle affirme ainsi être convaincue du lien de causalité suffisant entre le dommage matériel allégué et les violations constatées. Elle accorde donc une satisfaction équitable sur ce point. En revanche, tout en affirmant que l’intéressé a subi « un certain dommage moral », la Cour estime toutefois, qu’en définitive le constat de manquement « constitue en soi une satisfaction équitable » (CEDH, 22 décembre 2005, Paturel c/ France, req. n° 54968/00, § 55 : la Cour a alloué au titre des dommages matériels une somme équivalente à l’amende infligée au requérant par les juridictions internes en violation de l’article 10 de la Convention EDH). Cet aspect peut, aux yeux du professeur Touzé, « porter le flanc à la critique tant elle s’écarte de la nécessité de sanctionner et réparer de manière efficace les violations de la Convention » (S. Touzé, op. cit., p. 129).
De même, dans un certain nombre d’affaires, la Cour a tenté d’évaluer le préjudice subi par le requérant en s’appuyant explicitement sur les éléments en sa possession. Elle laissait ainsi entendre que le lien de causalité entre le dommage subi et la violation constatée était bien présent et nécessaire à l’allocation d’une indemnisation. Par conséquent, elle a considéré que le requérant avait subi un tort moral indéniable et lui a alloué une indemnité « eu égard à l’ensemble des éléments se trouvant en sa possession » (CEDH, 27 mai 2010, Draghici et al. c/ Roumanie, req. n° 26212/04, § 40 ou CEDH, 18 octobre 2011, Adem Yilmaz Dogan et al. c/ Turquie (satisfaction équitqble), req. n° 25700/05, § 14). De même, elle a pu accorder, au vu d’éléments en sa possession, une indemnité au titre d’un préjudice matériel et refuser cependant d’en allouer une au titre du préjudice moral (CEDH, 23 février 2010, Ahmet Arlsan et al. c/ Turquie, req. n° 41135/98, § 56). A l’inverse, elle a pu considérer un préjudice matériel non établi mais accorder une indemnité au titre d’un préjudice moral (CEDH, 29 juillet 2008, Zajac c/ Pologne, req. n° 19817/04, § 93).
Enfin, l’éventualité de l’existence d’un préjudice inhérent à la violation d’un des droits garantis par la Convention paraȋt particulièrement probante dans le cas où la Cour décide d’allouer une satisfaction équitable alors même que le requérant n’a formulé aucune demande sur ce terrain (CEDH, Celik et Yildiz, préc. ou CEDH, 12 octobre 2004, Bursuc c/ Roumanie, req. n° 42066/98). Il en est de même lorsque la Cour considère que le simple constat d’une violation ne compense pas le préjudice moral subi par le requérant (CEDH, 16 janvier 2007, Veli Tosun c/ Turquie, req. n° 62312/00, § 74 ou CEDH, 18 janvier 2007, Zavrel c/ République tchèque, req. n° 14044/05, § 76). Toutefois, même lorsqu’elle considère que le constat de violation n’apparaȋt pas suffisant et décide d’allouer une indemnisation pécuniaire, elle apprécie la situation du requérant en se fondant sur le caractère certain du préjudice subi et sur la gravité du dommage causé.
Une approche casuistique brouillant la démarche de la Cour
Une analyse complète de la jurisprudence de la Cour dans le but d’en définir une systématisation fiable s’avère impossible. Celle-ci pèche en raison d’une approche casuistique qui semble toutefois procéder d’une volonté entièrement assumée. Du moins, à aucun moment, le juge européen n’a tenté de systématiser, motiver ou rendre plus lisible sa démarche. Quelque exemples, volontairement extrêmes permettent d’illustrer l’attitude quelque peu chaotique de la Cour dans le contentieux de la réparation pécuniaire.
Dans l’affaire Varnava, après avoir rappelé qu’aucune disposition de la Convention ne prévoyait expressément le versement d’une indemnité pour dommage moral, la Cour a affirmé que son approche concernant l’octroi de satisfaction équitable variait d’une affaire à l’autre. Pour la première fois, elle a tenté de justifier sa démarche en estimant qu’il convenait de distinguer les situations dans lesquelles une indemnisation pécuniaire peut être plus facilement accordée (le requérant a subi un traumatisme physique ou psychologique, des douleurs, des souffrances, de la détresse etc…) des situations où « la reconnaissance publique (…) du préjudice souffert par le requérant représente en soi une forme efficace de réparation » (CEDH, 18 septembre 2009, Varnava et al. c/ Turquie, req. n° 16064-73/90, §224).
Cette logique est toutefois difficilement perceptible lorsque la Cour n’hésite pas à allouer à un marchand d’art 1,3 millions d’euros au titre du préjudice résultant de la violation du droit de propriété tout en s’abstenant de qualifier la nature du préjudice indemnisé (CEDH, Gr. Ch., 28 mai 2002, Beyeler c/ Italie (satisfaction équitqble), req. n° 33202/96, §§ 20-26, le juge emploie le terme très neutre du « calcul du préjudice »). Dans de nombreuses affaires, les affirmations de la Cour quant au fait que le seul constat d’une violation puisse constituer une satisfaction suffisante au titre de préjudice moral laisse dubitatif alors qu’elle n’a pas hésité à accorder à un diffuseur radio « pour tous préjudices confondus », en analysant de manière conjointe le préjudice moral et le préjudice matériel, la coquette somme de 10 millions pour avoir été empêché d’émettre pendant plusieurs années (CEDH, Gr. Ch., 7 juin 2012, Centro Europa 7 S.R.L. et Di Stefano c/ Italie, req. n° 38433/09, § 222, JCP G 2012, 769, act G. Gonzalez). En comparant ces sommes à celles allouées au titre d’un préjudice moral, en raison de violations ayant porté atteinte à l’intégrité de la personne ou à sa vie, ces dernières apparaissent proportionnellement bien dérisoires (v. par ex. CEDH, 18 mai 2000, Velikova c/ Bulgarie, req. n° 41488/98, § 98 où la Cour a accordé 100000 francs français en raison du décès du concubin et père des enfants de la requérante ou CEDH, 26 février 2008, Mansuroglu c/ Turquie, req. n° 43443/98, § 127 où la Cour évalue le préjudice moral des parents qui ont perdu leur fils respectivement à 9000 et 14000 euros).
Enfin, une dernière précision relative à la technique juridique peut être apportée. Si initialement, les arrêts au fond ont été dissociés des arrêts se prononçant au titre de satisfaction équitable, « cette saine pratique jurisprudentielle a été progressivement abandonnée et, désormais, la Cour se prononce par un seul et même arrêt sur la violation et la réparation » (F. Sudre, « L’effectivité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH 2008,p. 933). Cette dernière se trouve par ailleurs entérinée aujourd’hui dans son règlement (article 75) et dans le Protocole additionnel n°14 (article 28). Comme le souligne le professeur Sudre, ce changement d’optique transforme la réalité du contentieux de l’indemnité qui, de l’exceptionnel en vertu de l’article 41 de la Convention, évolue vers « un contentieux ordinaire lié au contentieux de la légalité (ou de conventionnalité) » (F. Sudre, ibid.). De même, l’article 12 du Protocole additionnel n° 14 a amendé l’article 35§3 de la Convention. Désormais, la Cour peut déclarer irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime entre autres conditions « que le requérant n’a subi aucun préjudice important ». Même si la décision d’irrecevabilité est subordonnée au fait que le respect des droits de l’homme ne doit pas exiger un examen au fond et au fait que l’affaire en cause aurait dû être examinée par les tribunaux internes, certains manquements aux droits et libertés garantis par la Convention ne s’analysent pas en un préjudice suffisant.
Si l’atteinte portée à l’un des droits protégés par la Convention EDH peut donner lieu pour la victime à une réparation, son ampleur varie. S’il est possible de considérer que la Cour, en estimant que le constat de violation de la Convention EDH constitue une satisfaction suffisante pour la victime au titre du préjudice moral, ne nie pas l’existence d’une présomption de préjudice, sa démarche casuistique invalide partiellement cette hypothèse. En l’absence de grille de lecture fiable et de systématisation de sa pratique indemnitaire, des affaires a priori comparables au fond donnent lieu a des solutions contradictoires (la Cour se limite pour certaines au seul constat de violation alors que dans d’autres elle accorde à la victime des dommages et intérêts). Enfin, dans la majorité des cas, elle n’attribue une indemnité qu’à la condition que le requérant ait réussi à démontrer l’existence d’un dommage et le lien de causalité entre celui-ci et la violation alléguée.
Pour citer cet article : Katarzyna Blay-Grabarczyk, « L’incertaine présomption de préjudice pour violation d’un droit protégé par la Convention EDH », RDLF 2013, chron. n°2 (www.revuedlf.com)
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