Éloignement des étrangers terroristes et article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme
L’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants constitue une valeur essentielle à toute société démocratique que menace directement le terrorisme. La garantie de cette interdiction doit ainsi être absolue y compris dans le contentieux spécifique des mesures d’éloignement d’étrangers soupçonnés ou reconnus coupables d’activités terroristes. La position de la Cour européenne des droits de l’homme s’illustre en ce sens en élargissant le bénéfice du champ de protection de l’article 3 de la Convention européenne et en rappelant avec fermeté et courage son caractère absolu malgré les pressions exercées par certains États. La présente étude se propose d’expliciter les modalités juridiques de cette protection particulière des étrangers dans le contexte de la lutte contre le terrorisme.
Mustapha Afroukh est Maître de conférences à l’Université de Montpellier Idedh – EA 3976 et Hélène Hurpy est Maître de conférences à l’Université de Toulon, CERC – Membre associé du GERJC, Institut Louis Favoreu
Dans un monde où la lutte contre le terrorisme, sujet éminemment politique, semble être indissolublement liée à la « Raison d’État », la Cour européenne des droits de l’homme fait entendre sa voix provoquant alors certaines réactions de défiance. Il lui est reproché d’être trop exigeante à l’endroit des États. Ainsi, depuis un certain de nombre d’années, le Royaume-Uni ne cesse de dénoncer une jurisprudence fondée sur des principes rigides l’empêchant de lutter efficacement contre le terrorisme. Dans un registre comparable, à la suite des attentats de Paris de janvier 2015, un député de l’opposition n’hésitait pas affirmer à que le juge européen empêche « l’expulsion ou l’extradition de ressortissants étrangers qui menacent directement la sécurité nationale. Il n’est pas acceptable [qu’il puisse] par ses décisions, interdire aux États démocratiques de l’Union de lutter contre le terrorisme ». De telles déclarations sont fréquentes et laissent clairement entendre que la jurisprudence européenne et la lutte contre le terrorisme sont antinomiques. Sont visées les décisions rendues par la Cour au titre de l’article 3 dans le domaine de l’éloignement des étrangers. D’un autre côté, on peut y voir la preuve que sur un tel sujet la prise en compte du droit de la Convention est devenue incontournable.
Sans doute est-il utile de rappeler, à titre liminaire, que la Cour, soucieuse d’effectivité, a ici développé une jurisprudence audacieuse et particulièrement constructive pour combler le silence initial du texte conventionnel sur les droits des étrangers. On pense ici évidemment au mécanisme de la “protection par ricochet“ qui permet d’étendre la protection de certains droits et libertés à des situations non visées par la Convention. Alors que le droit à ne pas être expulsé ou extradé ne figure pas comme tel au nombre des droits et libertés garantis par la Convention la Cour estime dans le désormais célèbre arrêt Soering (CEDH, GC, 7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni, A/161) que des risques réels de traitements contraires à l’article 3 dans l’État de destination rendent l’exécution de la mesure d’éloignement constitutive d’une violation de la Convention. A contrario, cela reviendrait à méconnaître « les valeurs sous-jacentes à la Convention, ce « patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit » auquel se réfère le Préambule » (§ 88). Partant de là, le contrôle européen porte sur une mesure certes prise sur le territoire national mais qui produit des effets à l’étranger. L’article 3 se voit ainsi doter d’un effet extra-territorial. Aussi, pour justifier une telle extension de la protection conventionnelle, l’arrêt Soering s’appuie fortement sur la singularité de l’article 3 dans le corpus européen des droits de l’Homme : « [cette disposition] ne ménage aucune exception et l’article 15 ne permet pas d’y déroger en temps de guerre ou autre danger national. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe ». La Cour fait du régime juridique de l’article 3 le référent fondamental pour en souligner l’importance d’un point de vue axiologique. C’est dire, en d’autres termes, que cette jurisprudence n’a pas vocation à être étendue à tous les droits garantis par la Convention. L’article 3 protège une valeur fondamentale, la dignité humaine, « qui ne [tolère] pas que l’on transige » (S. Goyard-Fabre, Re-penser la pensée du droit, les doctrines occidentales modernes au tribunal de la raison interrogative-critique, Vrin, 2007, p. 151). Pourtant, la pratique nous enseigne que l’interdiction énoncée à l’article 3 n’est pas toujours prise au sérieux par les États., en particulier dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Or, protégeant un droit absolu, l’article 3 s’applique quels que soient les agissements de la victime et même en période de troubles. On s’accordera avec le Professeur Van Drooghenbroeck pour considérer que le respect de l’article 3 prend tout son sens « face à des requérants qui, eux-mêmes coupables d’actes de négation des droits de l’Homme, en viennent à réclamer la protection d’un texte qui les consacre » (La Convention européenne des droits de l’homme. Trois années de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme 2002-2004, Vol. 1, Articles 1 à 6 de la Convention, Larcier, 2006, p. 41). Le problème de l’éloignement des étrangers liés à des organisations terroristes surgit dans ce contexte bien précis d’un mouvement d’extension des obligations pesant sur les États.
Depuis l’arrêt Soering, de nombreux arrêts ont été rendus à propos de mesures d’éloignement touchant des étrangers soupçonnés ou coupables d’activités terroristes. On ne sera pas surpris de constater que ces affaires ont été l’occasion pour les États. de faire valoir l’inadaptation de cette jurisprudence au terrorisme contemporain. Jamais à court d’imagination, ces derniers suggèrent notamment de ménager un juste équilibre entre le risque encouru par le requérant (terroriste) de subir des traitements contraires à l’article 3 en cas d’éloignement et le danger qu’il représente pour la sécurité nationale, ou encore de distinguer application territoriale et application extraterritoriale de l’article 3. Il faut rendre justice au juge européen de ne pas avoir, jusqu’ici en tout cas, succombé aux sirènes de la relativisation de la protection requise par l’article 3. Le droit de la Convention européenne des droits de l’homme emporte donc une très nette restriction de la « Raison d’État ». Il s’agit alors de dégager les caractères principaux de la constance de la Cour pour mettre en exergue l’idée que l’éloignement des étrangers liés à des organisations terroristes ne fait pas l’objet d’un traitement spécifique. L’obligation de ne pas éloigner une personne risquant de subir des mauvais traitements dans l’État de destination a un champ d’application très large (I) et, compte-tenu du caractère absolu de l’article 3, fait logiquement l’objet d’un contrôle fort rigoureux mais qui est toujours contesté par les États. (II).
I – Une application élargie
Le champ d’application de l’obligation de non-refoulement s’est considérablement enrichi au fil du temps, l’appel à son effet utile étant alors une justification récurrente. Plusieurs arrêts rendus récemment offrent une opportunité de rendre compte de ce mouvement jurisprudentiel dans des affaires mettant justement en cause l’éloignement d’étrangers soupçonnés de terrorisme. Aussi, deux éléments significatifs peuvent être identifiés. Nous constaterons d’abord que la garantie de l’article 3 est entendue de façon très large au niveau des États. concernés (A). Nous examinerons ensuite l’extension de la fonction préventive de l’article 3 (B).
A- Du point de vue des États.
Il convient d’observer que seul l’État partie qui prend la mesure d’éloignement exposant l’étranger à une violation de ses droits, engage sa responsabilité au regard de la Convention. De ce principe se déduit tout naturellement l’absence d’une mise en jeu de la responsabilité internationale de l’État tiers, quand bien même le juge européen est appelé à apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3. Comme aime à le marteler la Cour dans une formule respectueuse de l’effet relatif des traités, « la Convention ne régit pas les actes d’un État tiers, ni ne prétend exiger des Parties contractantes qu’elles imposent ses normes à pareil État » (arrêt Soering précité). Les arrêts rendus en matière de terrorisme reproduisent fidèlement ces principes. On pourrait même évoquer une jurisprudence “routinisée“. Pourtant, la permanence n’empêche pas de constater, dans le même temps, des évolutions importantes.
1. Pour ce qui est, en premier lieu, de l’État contractant qui s’apprête à éloigner l’étranger ou qui l’a éloigné, la Cour de Strasbourg retient une approche libérale de l’acte d’éloignement afin d’étendre autant que possible l’application de l’article 3. Comme on le sait, la jurisprudence Soering est traditionnellement applicable aux décisions d’extradition, d’expulsion, de refoulement. Mue par un certain pragmatisme, la Cour fait preuve de souplesse dans l’application de cette jurisprudence en attachant une grande importance aux spécificités des espèces dont elle a à connaître. La manifestation la plus éloquente d’une semblable attitude est donnée par l’arrêt El Masri c/ Ex-République Yougoslave de Macédoine rendu en formation solennelle, dans lequel le scénario Soering a été appliqué à une mesure de « remise extraordinaire ». Celle-ci est définie comme « le transfert extrajudiciaire d’une personne de la juridiction ou du territoire d’un État à ceux d’un autre État, à des fins de détention et d’interrogatoire en dehors du système juridique ordinaire, la mesure impliquant un risque réel de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants » (GC, 13 décembre, 2012, § 221, JCP G 2013, 64, chron. F. Sudre ; JCP G 2012, 58, obs. G. Gonzalez). Se trouvait en cause la participation d’un État partie – l’ex République Yougoslave de Macédoine – à une opération de remise secrète de prisonniers à la CIA. A la suite des attentats du 11 septembre 2001, plusieurs pays européens ont prêté leur assistance aux États-Unis pour le transport et la détention illégale de terroristes présumés avant leur transfert vers Guantánamo ou en Afghanistan (v. le Rapport Marty de 2006, établi pour le compte de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que le rapport Fava adopté par le Parlement européen). Parce qu’une telle remise extraordinaire est accomplie en dehors de tout cadre juridique, la Cour juge, dans une formule qui a été, selon nous, trop peu remarquée, qu’elle constitue « par son contournement délibéré de la procédure, un anathème pour la règle de droit et les valeurs protégées par la Convention » (CEDH, 6 juillet 2010, n° 24027/07, 11949/08 et 36742/08, déc. Babar Ahmad et a. c/ Royaume-Uni, § 114). L’acte d’éloignement s’entend de manière très générale loin de toute considération formaliste. C’est dans le même ordre d’idées que la jurisprudence européenne écarte toute distinction entre les différentes mesures de renvoi au stade de l’évaluation de la nature des risques encourus. De fait, la « base légale de l’éloignement d’un État » importe peu (CEDH, 4 septembre 2014, Trabelsi c/ Belgique, § 116, JCP G 2014 970, obs. L. Milano ; Droit pénal, 2014, comm. 144, V. Peltier ; CEDH, 17 janvier 2012, n° 9146/07 et 32650/07, Harkins et Edwards c/ R.U, § 120, , JCP G 2012, 924, n° 3, chron. F. Sudre ; CEDH, 10 avril 2012, n° 24027/07, Babar Ahmad et a. c/ Royaume-Uni, § 168). Ce faisant, se révèle une conception profondément autonome de l’acte d’éloignement détachée des qualifications nationales.
Mérite, à notre sens, plus encore d’être relevé un autre point de l’arrêt El Masri portant sur la responsabilité de l’État partie pour des mauvais traitements infligés au requérant par des agents d’un État tiers sur son territoire. Certes, la jurisprudence Soering n’est pas mobilisée ici mais le raisonnement suivi par le juge européen n’en demeure pas moins important en termes de responsabilité internationale de l’État contractant lorsque celui-ci entend collaborer avec d’autres États. dans la lutte contre le terrorisme. L’imputabilité à l’État défendeur des violences infligées au requérant à l’aéroport de Skopje par l’équipe de la CIA est fondée sur la notion de « juridiction » (art. 1er). Ces actes ont été commis sur le territoire de l’État défendeur avec l’approbation formelle ou tacite des autorités (§ 206). Aux yeux de la Cour, leur responsabilité est double : positive, d’une part, car elles ont facilité les actes litigieux et négative, d’autre part, en ce qu’elles n’ont pas pris les mesures propres à empêcher que les personnes placées sous leur juridiction ne soient soumises à des mauvais traitements. En 2013, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture de l’année judiciaire, le Président Spielmann soulignait le caractère « essentiel » de cet arrêt qui rappelle que « les États. européens ne sauraient sacrifier les obligations qui leur incombent en application de la Convention » au nom de la lutte contre le terrorisme. Tout récemment encore, des griefs analogues ont été retenus à l’encontre de la Pologne dans les affaires Al Nashiri c/ Pologne et Husayn (Abu Zubaydah) c. Pologne (24 juil. 2014, JCP G 2014, 929, obs. F. Sudre).
2. En ce qui concerne, en second lieu, les États. tiers, force est de s’interroger sur le point de savoir comment la Cour européenne apprécie le renvoi d’une personne vers un autre État partie à la Convention. L’enjeu est particulièrement important car cette situation est loin de correspondre à une hypothèse d’école.
Pendant très longtemps, la Cour jugeait l’article 3 inapplicable dans l’hypothèse où l’État de destination était un État partie à la Convention (v., parmi d’autres, ComEDH, 2 décembre 1986, n° 12543/86, K. et F. c/ Pays-Bas, DR, 51, p. 272). Diverses raisons conduisaient la Cour à retenir semblable solution. A l’existence d’une présomption selon laquelle un État qui a ratifié la Convention respecte les droits de l’homme, s’ajoutait l’argument de la possibilité pour la personne renvoyée d’introduire un recours contre l’État de destination devant la Cour. En acceptant dans l’affaire Chamaiev c/ Géorgie et Russie (GC, 12 avril 2005, n° 36378/02) de se prononcer concrètement sur l’exécution d’une décision d’extradition d’un ressortissant russe d’origine tchétchène vers la Russie, la Cour amorce un changement de cap. Là encore, le changement intervient dans une affaire où la personne renvoyée était soupçonnée de participer à des activités terroristes. Cependant, une première lecture de l’arrêt suggère que cette solution était fondamentalement liée à des données conjoncturelles, en particulier, le sort alarmant réservé aux personnes d’origine tchétchène en Russie. Au demeurant, la motivation de l’arrêt ne spécifie aucunement une évolution de la jurisprudence alors que la Cour ne s’était prononcée avant l’arrêt Chamaiev que sur le refoulement vers un pays intermédiaire qui se trouvait être également un État contractant (7 mars 2000, déc. T. I. c/ Royaume-Uni, n° 43844/98). La décision Stapleton c/ Irlande rendue le 4 avril 2010 (n°56588/07) ne dissipe nullement cette incertitude puisque la Cour souligne le caractère très exceptionnel de l’application de l’article 3 dans l’hypothèse de l’éloignement d’un étranger vers un autre État partie. L’accent est mis sur la nature des droits en jeu, « les articles 2 et 3 de la Convention, auxquels il ne peut être dérogé ». Pour le dire autrement, dans le cas où le requérant n’invoque qu’un risque de subir une violation d’un droit procédural dans un autre État partie à la Convention, la jurisprudence Soering se révèle inapplicable. En l’espèce, la Cour relève d’ailleurs que le requérant – qui contestait la décision des juridictions irlandaises de le remettre aux autorités britanniques en exécution d’un mandat d’arrêt européen – « pourrait, après avoir épuisé les recours effectifs disponibles au Royaume-Uni, introduire [le grief tiré d’une violation de l’article 6] devant la Cour sans avoir à attendre l’issue de la procédure pénale ». Rendu à propos du système de coopération mis à en place par le règlement Dublin II, le retentissant arrêt M.S.S. c/ Belgique et Grèce (GC, 21 janvier 2011, JCP G, 2011, 124, obs. C. Picheral ; JCP G 2011, 124, note E. Dubout ; RTDH, 2011, p. 1023 note C. Raux ; RFDA, 2011, p. 273, étude H. Labayle ; v. le raisonnement similaire de la Cour de justice dans l’arrêt N. S. c/ Secretary of State for the Home Department du 21 décembre 2011, aff. C-411/10) confirme la singularité de l’article 3 en énonçant que lorsqu’ils appliquent le règlement Dublin, les États doivent s’assurer que le demandeur d’asile n’encourt pas des risques de mauvais traitements dans l’État membre vers lequel il est transféré pour l’examen de sa demande d’asile et que celui-ci offre des garanties suffisantes pour éviter que le demandeur d’asile ne soit ré-acheminé vers son État d’origine sans évaluation des risques de mauvais traitements qu’il encourt. En l’absence de telles garanties, il leur incombe de mettre en œuvre la clause dite de souveraineté de l’article 3, point 2 du règlement Dublin. Aux fins de juger la Belgique responsable d’une violation de l’article 3 du fait du transfert du requérant vers la Grèce, la Cour s’est appuyée sur l’existence dans cet État de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile. Il en va de même lorsqu’est en cause un risque individualisé de mauvais traitements encouru par le demandeur d’asile (CEDH, 4 nov. 2014, Tarakhel c/ Suisse). Autant dire que la garantie de l’article 3 joue pleinement. Qu’il soit ou non mis en œuvre dans le cadre d’un système de coopération, l’éloignement ou le refoulement d’un étranger soupçonné de terrorisme est soumis aux mêmes normes de comportement sans qu’il y ait lieu de faire une distinction selon que l’État de destination soit un État partie à la Convention ou un État tiers. C’est ce qui ressort de l’arrêt Trabelsi c/ Belgique qui affirme que « la circonstance que les mauvais traitements seraient le fait d’un État tiers à la Convention n’entre pas en considération » dans l’appréciation du seuil de gravité (§ 116). Pareil rappel mérite d’être approuvé. Il est toutefois étonnant que la Cour ait encore aujourd’hui besoin de réitérer ce qui relève de l’évidence. Sans doute, peut-on y voir une réponse aux arguments désespérants avancés par certains États., principalement le Royaume-Uni, pour obtenir une application aménagée de la jurisprudence Soering (v. néanmoins un arrêt antérieur Babar Ahmad et a. c/ Royaume-Uni, § 177, où le juge européen semblait introduire une distinction très discutable entre l’effet territorial et extraterritorial de l’article 3).
En résumé, la juridiction européenne des droits de l’homme s’efforce de responsabiliser les États. parties quant au respect des principes issus de la jurisprudence Soering même dans un contexte de lutte contre le terrorisme. L’approche extensive de la fonction préventive de l’article 3 participe également au rayonnement de cette jurisprudence.
B- Du point de vue de la fonction préventive de l’article 3
On souhaite ici insister sur la force d’attraction de la jurisprudence Soering s’agissant de la nature des risques pris en compte par la Cour. L’originalité de cette jurisprudence est qu’elle conduit le juge européen à se prononcer sur une violation virtuelle de la Convention. Comme l’a fort justement souligné Jennifer Marchand, « on suppute le risque d’une future violation de l’article 3 […]. Si la Cour retient la violation avant même qu’elle se réalise – dès lors que l’expulsion n’a pas été mise en œuvre – l’atteinte aux droits garantis n’en apparaît pas moins réelle » (« Prévention et dissuasion dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », RFDA, 2014, 1150). En ce qui a trait à l’éloignement des personnes soupçonnées de terrorisme, la fonction préventive de l’article 3 a permis de prendre en compte pour l’essentiel des risques de mauvais traitements émanant directement des agents de l’État de destination ou tenant à des peines prévues par le système juridique (v., pour des affaires françaises, CEDH, 3 décembre 2009, n° 19576/08, Daoudi c/ France, AJDA, 2010, p. 997, chron. J.-F. Flauss ; CEDH, 22 septembre 2011, n° 64780/09, H.R c/ France ; CEDH, 30 mai 2013, n° 25393/10, Rafaa c/ France). La volonté de la Cour d’étendre autant que possible cette fonction préventive s’est traduite, dans la jurisprudence récente, par la mise au jour de nouvelles hypothèses de violation de l’article 3.
1. En premier lieu, à la question de savoir si la fonction préventive de l’article 3 s’étend à une peine de réclusion à perpétuité incompressible qui n’a pas été prononcée dans l’État de destination, la Cour répond par l’affirmative dans son arrêt Trabelsi c. Belgique. Était en cause, en l’espèce, l’extradition vers les États-Unis du requérant, impliqué dans des actes de terrorisme, intervenue malgré l’indication d’une mesure provisoire. La solution est d’autant plus notable que le juge européen avait considéré, dans de précédentes affaires, qu’une peine perpétuelle ne pouvait soulever un problème au regard de l’article 3 que si le requérant avait déjà été condamné par les autorités de l’État de destination (CEDH, 17 janvier 2012, n° 9146/07 et 32650/07, Harkins et Edwards c/ R.U, op. cit ; CEDH, 6 juillet 2010, Babar Ahmad et a. c/ R.U, op. cit). A l’argument du gouvernement belge selon lequel le requérant « n’a pas encore été condamné et qu’il n’est donc pas possible de déterminer avant la condamnation si le point à partir duquel sa détention ne poursuivrait plus un motif pénologique se poserait jamais, ni de spéculer sur la façon dont, à ce moment-là, les autorités des États-Unis appliqueraient les mécanismes existants », la Cour a sèchement opposé la fonction préventive de l’article 3 dont l’objet est « d’empêcher la perpétration d’un (…) traitement ou l’application d’une (…) peine [atteignant le seuil de gravité] » (§ 130). Conformément à une option de plus en plus fréquemment retenue, l’arrêt mentionne explicitement cette évolution jurisprudentielle. Il s’agit ici davantage d’une « réinterprétation par la Cour de ses propres arrêts [permettant] de corriger, souvent pour les assouplir, les conséquences d’arrêts antérieurs » (B. Bertrand, « Les blocs de jurisprudence », RTDE, 2013, p. 746). Il reste que, au final, cette position risque d’être mal comprise en ce qu’elle renforce (peut-être excessivement ?) les obligations qui pèsent sur les États. (v. les développements II. B.).
2. En second lieu, la question des « conditions de détention ». Exclues au départ du champ d’application de l’article 3 invocable par une personne faisant l’objet d’une mesure d’éloignement (v. la très décevante décision Narcisio c/ Pays-Bas du 27 janvier 2005, n° 47810/99, AJDA, 2005, p. 1889, chron. J.-F. Flauss : transfert du requérant vers une prison des Antilles Néerlandaises), les conditions de détention n’ont finalement pas résisté au phénomène d’attractivité de la jurisprudence Soering. On peut se référer utilement à l’arrêt Garabaiev c/ Russie (7 juin 2007, n° 38411/02) où la Cour, se prononçant sur l’extradition du requérant vers le Turkménistan, s’inscrit dans le droit fil de sa jurisprudence Kudla c. Pologne (26 octobre 2000, GACEDH n° 15) pour juger que les conditions de détention ont enfreint les exigences de l’article 3 (cellule de dix mètres carrés partagé avec deux codétenus, absence de visites…). Le Conseil d’État a joué un rôle précurseur dans ce domaine puisqu’il jugeait déjà dans une décision Kozirev du 13 octobre 2000 (n° 212865) que constituait un principe général du droit de l’extradition la possibilité de refuser une extradition susceptible d’avoir des conséquences d’une gravité exceptionnelle pour la personne réclamée, notamment en raison de son âge et de son état de santé. Il était question, en l’espèce, de conditions de détention dans les établissements pénitentiaires de Russie. Le pas le plus décisif sera franchi dans l’arrêt Aswat c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne le 16 avril 2013 à propos de la mise à exécution de l’extradition vers les États-Unis d’un homme, soupçonné d’actes terroristes, atteint de schizophrénie paranoïaque (JCP G 2013, 577, obs. F. Sudre). Contrairement à ce que l’on attendait, le juge européen n’a pas appliqué sa jurisprudence restrictive et très discutable relative aux étrangers malades (v. CEDH, GC, 27 mai 2008, N. c/ Royaume-Uni, RTDH, 2009, p. 261, note F. Julien-Laferrière). A l’instant de déterminer si l’extradition du requérant serait contraire à l’article 3, il se place volontairement sur le terrain très classique de la jurisprudence concernant la détention des personnes malades, en particulier celles souffrant de maladies mentales qui sont particulièrement vulnérables. Il est ainsi précisé dans l’arrêt que « la détention d’une personne qui est malade peut soulever des questions relevant de l’article 3 de la Convention et que le manque de soins médicaux appropriés peut constituer un traitement contraire à cette disposition » (§ 50). A vrai dire, la démarche suivie repose sur une certaine synergie entre la jurisprudence Soering et celle développée en matière de conditions de détention (à comp. avec CE, 14 novembre 2011, Ucar, n° 345258 : requérant atteint de schizophrénie paranoïde nécessitant une surveillance médicale adaptée). Dans une décision du 29 janvier 2015, la Cour a pris acte des assurances données par le gouvernement américain quant aux conditions dans lesquelles le requérant serait détenu aux États-Unis avant son procès et après une éventuelle condamnation (prise en compte de la gravité des troubles mentaux, traitement adapté…). En conséquence, la requête de M. Aswat a été déclarée irrecevable.
On relèvera, enfin, que l’article 3 n’est évidemment pas la seule disposition concernée par le contentieux de l’éloignement. A titre illustratif, la Cour considère depuis l’arrêt Soering qu’une décision d’extradition peut exceptionnellement soulever un problème au cas où l’individu risquerait de subir un déni de justice flagrant (pour une application récente en matière de terrorisme, v. l’arrêt Othman (Abu Qatada) c/ Royaume-Uni, préc.). Ce n’est pas l’article 6, dans sa globalité, qui est protégé mais les garanties fondamentales du procès équitable, sa substance même. Par contre, les articles 8 et 9 ne bénéficient pas en soi d’un effet extra-territorial (CEDH, déc. 22 juin 2004, n° 17341/03, F. c/ Royaume-Uni ; CEDH, déc. 28 février 2006, n° 27034/05, Z. et T. c/ Royaume-Uni). Cela tend à démontrer que la nature du droit en jeu est ici une donnée essentielle (v. aussi CJUE, 7 novembre 2013, Minister voor immigratie en Asiel / X, Y et Z. / Minister voor immigratie en Asiel, aff. jointes C-199 à 201/12, RAE, 2013, p. 835, nos obs.).
Au total, on le voit, le caractère particulièrement sensible de la lutte contre le terrorisme n’empêche pas la juridiction européenne des droits de l’homme de poursuivre son mouvement d’élargissement du périmètre de l’article 3 dans le contentieux de l’éloignement, loin s’en faut. Certaines avancées ont été même observées dans des affaires mettant en cause l’éloignement d’étrangers soupçonnés de terrorisme. La tendance à maintenir une certaine unité de cette disposition se retrouve dans sa protection.
II – Un contrôle rigoureux mais toujours contesté
Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la protection du caractère absolu de l’article 3 de la Convention européenne – appliqué « par ricochet » – constitue un enjeu politique et juridique absolument décisif. En effet, la prohibition de la torture ou des peines et traitements inhumains et dégradants constitue « l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques » que menacent les terroristes (GC, 28 fév. 2008, n°37201/06, Saadi c/ Royaume-Uni, §137, JCP G, 2008, I 167, chron. F. Sudre ; AJDA, 2008, p. 987, chron. J.-F. Flauss). Malgré des pressions politiques régulières, la Cour européenne campe sur ses positions et exerce ici un contrôle particulièrement rigoureux justifié par le souci de garantir l’effectivité de l’article 3. De manière préventive, elle a ainsi recours de plus en plus régulièrement aux mesures provisoires pour favoriser l’examen juridictionnel de toute mesure d’éloignement litigieuse prise à l’encontre d’un étranger terroriste avant qu’elle ne soit exécutée (A). Elle se refuse également à moduler l’application des garanties de l’article 3 en fonction des exigences sécuritaires des États parties (B).
A- La banalisation controversée du recours aux mesures provisoires
Afin de protéger pleinement le droit de recours des requérants étrangers et permettre l’examen effectif de leurs griefs sous l’angle de l’article 3 de la Convention européenne, les mesures provisoires ont été développées, voire banalisées dans le cadre spécifique de la lutte contre le terrorisme (par ex. : CEDH, 28 juin 2011, n° 8319/07 et 11449/07, Sufi et Elmi c/ Royaume-Uni ; CEDH, 10 avril 2012, n°24027/07, 11949/08 et 36742/08, Babar Ahmad et autres c/ Royaume-Uni ; CEDH, 17 janv. 2012, n°8139/09, Othman (Abu Qatada) c/ Royaume-Uni). De telles mesures visent principalement à suspendre l’éloignement d’un requérant étranger, suspect ou coupable d’activités terroristes, en raison des risques encourus de subir de mauvais traitements dans le pays de destination (3 déc. 2009, n°19576/08, Daoudi c/ France, § 73 ; AJDA 2010, p. 997, obs. J.-F. Flauss). Le requérant peut en effet notamment soit avoir perdu son titre de séjour (déc., 19 juin 2001, n°58481/00, Lopez de la Calle Gauna c/ France), soit avoir été déchu de sa nationalité (déc., 6 sept. 2011, n°27778/09, Beghal c/ France) du fait de sa participation à des actes terroristes. Le non-respect de ces mesures d’urgence est alors sanctionné par la Cour européenne comme en témoigne le récent arrêt Trabelsi contre Belgique du 4 septembre 2014. En affirmant ainsi avec constance et courage la force obligatoire des mesures provisoires, la Cour renforce l’effectivité de la dimension préventive de l’article 3 de la Convention européenne mais elle sollicite aussi la diligence des États parties nécessaire à leur exécution.
1. En premier lieu, la Cour conforte la force obligatoire des mesures de l’article 39 de son règlement intérieur – et non d’une disposition du texte conventionnel -, faisant peser sur les États, des obligations qu’ils n’auraient pas volontairement souscrites. Elle interprète, en effet, cette disposition comme l’habilitant à prononcer des mesures d’urgence « lorsque cela est strictement nécessaire et dans des domaines limités, en principe en présence d’un risque imminent de dommage irréparable » (27 mars 2012, n°9961/10, Mannai c/ Italie, § 49). Elle ne lève d’ailleurs le prononcé de mesures provisoires qu’après avoir jugé suffisantes les assurances de l’État partie. Lors du prononcé de ces mesures, la Cour ne minimise en rien « l’énorme difficulté des États pour répondre au terrorisme » (12 avril 2005, n°36378/02, Chamaïev et 12 autres c/ Géorgie et Russie, § 79). Mais elle reconnaît pleinement leur force obligatoire depuis l’arrêt Mamatkoulov et Askarov contre Turquie (GC, 4 fév. 2005, n°46827/99 et 46951/99 ; RTDH, 2005, n° 63, p. 799, note Ph. Frumer). Désormais, un État est susceptible d’être condamné en raison du non-respect d’une mesure provisoire car « l’inobservation par un État défendeur de mesures provisoires met en péril l’efficacité du droit de recours individuel, tel qu’il est garanti par l’article 34, ainsi que l’engagement formel de l’État, en vertu de l’article 1er, de sauvegarder les droits et les libertés énoncés dans la Convention » (Arrêt préc. Mamatkoulov et Askarov, §125). La Cour européenne a confirmé cette solution ultérieurement dans le cadre d’éloignement visant des personnes liées à des organisations terroristes (v. Ben Khemais contre Italie (24 fév. 2009, n°246/07 ; Mannai contre Italie, 21 mars 2012, n°9961/10 et l’arrêt Trabelsi préc.)
Cette position jurisprudentielle bien ancrée révèle ainsi « l’importance cruciale et le rôle vital des mesures provisoires dans le système de la Convention » (25 avril 2013, n°71386/10, Savriddin Dzhurayev c/ Russie, §§ 211-213). Pour certains, elle illustre un véritable « activisme judiciaire » (B. Delzangles, Activisme et autolimitation de la Cour européenne des droits de l’homme, L.G.D.J., 2009, pp. 105-106) ou montre encore, pour d’autres, que la Cour « cesserait d’interpréter (…) et exercerait des fonctions législatives » (opinion partiellement dissidente rendue par les juges Caflisch, Türmen et Kovler sous l’arrêt précité Mamatkoulov). Mais le rôle déterminant des mesures provisoires s’explique surtout par l’importance du principe d’effectivité car « [tout] laxisme sur [la question des mesures provisoires] affaiblirait de manière inacceptable la protection des droits fondamentaux garantis par la Convention (…) [et] saperait l’autorité et l’effectivité de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen » (arrêt préc. Savriddin Dzhurayev, § 213). Cette recherche d’effectivité se lit, plus spécifiquement, vis-à-vis des droits attachés à l’article 3 de la Convention européenne dans sa dimension préventive. En cas de non-respect des mesures indiquées pour suspendre l’éloignement d’un requérant soupçonné de terrorisme, « le niveau de protection des droits énoncés dans l’article 3 de la Convention que la Cour [pourrait] garantir à l’intéressé [serait] amoindri de manière irréversible » (Arrêt préc. Mannai, § 52). Par conséquent, la question de l’absence de fondement textuel des mesures provisoires de la Convention importe peu (en ce sens, S. Watthée, Les mesures provisoires devant la Cour européenne des droits de l’homme – La protection préventive des droits conventionnels en puissance ?, Anthémis, « Droit et justice » n° 107, 2014, pp. 292 et s.), compte-tenu de la mission dévolue à la Cour d’assurer la protection effective des droits garantis et le respect des engagements résultant pour les États membres de la Convention, a fortiori lorsqu’il s’agit de la garantie essentielle de l’article 3. Cette quête d’effectivité repose alors ensuite pleinement sur les États parties tenus d’appliquer les mesures prescrites.
2. En second lieu, en cas de menaces terroristes, la diligence des États parties dans l’exécution des mesures provisoires – édictées pour renforcer l’effectivité de l’article 3 – est absolument nécessaire. Or, la Cour constate encore certaines affaires « dans lesquelles les États ne se sont pas conformés aux mesures indiquées », tout en précisant qu’elles sont « rares » (arrêt préc. Mannai, § 49). Ce constat traduit la réticence persistante et néfaste de certains États parties à exécuter les mesures prescrites en cas de menaces terroristes alors qu’une position consensuelle avait été exprimée sur ce point par les différents acteurs du Conseil de l’Europe dans la Déclaration d’Izmir. Marie Sirinelli justifie cette défaillance de certains États parties en soulignant notamment que « non contradictoire, non motivée, non apparemment signée par un juge, la mesure provisoire a donc ceci de particulier qu’elle produit les effets d’une décision juridictionnelle sans obéir aux règles qui s’appliquent au prononcé d’une telle décision » (« L’effectivité des décisions de la Cour : nouveaux outils, nouvelles méthodes », in C. Teitgen-Colly, La Convention européenne des droits de l’homme, 60 ans et après ?, LGDJ, « Systèmes. Droit », 2013, pp. 153-154). Malgré ces critiques, et hormis le fait que les mesures provisoires peuvent toujours être contestées par les États concernés devant la Cour européenne, cette dernière maintient fermement et courageusement son approche ainsi que l’illustre l’arrêt Trabelsi dans lequel elle « estime qu’aucun des arguments invoqués par le gouvernement belge ne pouvait justifier l’inobservation de la mesure provisoire » (§151). En outre, dans cet arrêt, la somme allouée au requérant de 60 000 euros est significativement importante pour réparer le dommage moral subi en raison de la défaillance de l’État d’exécuter les mesures de l’article 39 du règlement intérieur. Le rapport annuel (2014) de la Cour européenne indique encore l’attention toute particulière portée à l’exécution des mesures provisoires. L’action du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sera ici absolument déterminante pour veiller à la pleine exécution des mesures de l’article 39 du règlement intérieur. Pour sa part, la Cour est encouragée à « accélérer, dans la mesure du possible, la procédure sur le fond dans les affaires où elle indique des mesures provisoires » (Recommandation 2043 texte adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le 10 avril 2014 (17e séance), point 3, voir aussi la Résolution 1991 (2014) adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le 10 avril 2014 (17e séance), point 8.2).
En ce qui concerne le niveau national et plus spécifiquement le cas français, le Conseil d’État, statuant en référé, a fait sienne la jurisprudence européenne relative au caractère obligatoire des mesures provisoires. La Haute juridiction a, en effet, considéré que « les mesures provisoires prescrites sur le fondement de l’article 39 du règlement de la Cour européenne des droits de l’homme ont pour objet de garantir l’effectivité du droit au recours individuel (…) » tout en soulignant « que leur inobservation constitue un manquement aux stipulations de [l’article 34 de la Convention] (…) ». Elle observe ensuite qu’« en l’absence d’exigence impérieuse d’ordre public, (…) l’exécution à destination de l’Algérie de l’arrêté d’expulsion du 19 décembre 2007 constituerait une atteinte grave et manifestement illégale [au droit d’exercer un recours effectif devant une juridiction] » (Ord., 30 juin 2009, n°328879, Ministre Intérieur, Outre-mer et collectivités territoriales c/ Djamel Beghal). Pour autant, les mesures prononcées par le juge européen en vertu de l’article 39 du règlement intérieur ne sont que « provisoires » et ne lient donc ni le juge interne sur la légalité de la mesure, ni la Cour européenne elle-même quant à l’examen au fond de la requête. C’est sans doute ce qui explique la formule utilisée – « en l’absence d’exigence impérieuse d’ordre public » – suggérant que le juge administratif se laisse une marge de manœuvre nécessaire pour appliquer la mesure provisoire édictée. De même, dans l’arrêt précité Babar Ahmad et autres contre Royaume-Uni rendu en 2012, les mesures provisoires édictées en vertu de l’article 39 du règlement intérieur ont été levées après que la Cour ait, dans son arrêt au fond devenu définitif, jugé que la gravité des infractions en cause ne rendait pas disproportionnée une peine d’emprisonnement à vie. Par conséquent, le Conseil d’État adopte une position jurisprudentielle en adéquation avec celle de la Cour européenne y compris dans le contexte de lutte contre le terrorisme. La force obligatoire des mesures provisoires contribue donc à l’effectivité de la dimension préventive de l’article 3, c’est-à-dire à permettre que les droits qui y sont attachés puissent être concrètement exercés par leur titulaire. Encore faut-il que l’exercice de ces droits ne puisse être ensuite modulé compte-tenu de considérations sécuritaires telles que la menace d’actes terroristes.
B- Le refus opiniâtre de moduler les garanties de l’article 3
L’article 3 de la Convention prohibant la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants offre à l’individu une protection absolue, c’est-à-dire qu’aucune restriction ne peut être justifiée par l’État, même donc en matière de terrorisme. C’est, en effet, ce qu’a affirmé avec force la formation solennelle de la Cour dans l’arrêt Chahal contre Royaume-Uni du 15 novembre 1999 (n° 22414/93). S’il reconnaît ne pas « sous-estimer l’ampleur du danger que représente aujourd’hui le terrorisme et la menace qu’il fait peser sur la collectivité » (arrêt préc. Saadi § 137), le juge européen récuse toute démarche qui consisterait à mettre en balance les dangers encourus par la population liés à la menace terroriste et le risque que la personne subisse un mauvais traitement en cas de renvoi. Conséquemment, puisqu’aucun régime spécifique de protection n’est admis ici sous l’angle de l’article 3 de la Convention, les États parties restent soumis aux standards habituels du régime de protection de l’article 3.
1- En premier lieu, à la question de savoir si la protection de l’article 3 de la Convention européenne peut être modulée dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, la Cour répond fermement par la négative. Elle rappelle constamment le caractère absolu de l’article 3, notamment lorsque les États. invoquent des exigences sécuritaires dans le cadre de la tierce-intervention. Par exemple, dans l’arrêt précité Saadi contre Italie, le gouvernement du Royaume-Uni a déploré qu’ « à cause de sa rigidité, ce principe [du caractère absolu de la prohibition des traitements contraires à l’article 3 de la Convention], a posé de nombreuses difficultés aux États contractants, en les empêchant en pratique de mettre à exécution des mesures d’expulsion » (§ 117). Faisant le lien direct avec la menace terroriste, le gouvernement ajoute que « selon un principe de droit international bien établi, les États peuvent utiliser les lois sur l’immigration pour faire face à des menaces extérieures contre leur sécurité nationale » (§ 119) et que « la menace constituée par la personne à expulser doit être un facteur à évaluer par rapport à la possibilité et à la nature du mauvais traitement potentiel » (§ 122). La Cour ne fléchit pas et refuse de mettre en relation le risque de torture subi par le requérant avec celui qu’il représenterait pour la population. Une telle mise en balance relèverait « d’une conception erronée des choses » (§ 139) puisqu’elle se contente de vérifier l’existence d’un risque de torture, sans que la dangerosité du requérant ou la menace qu’il représente n’influence sa solution (§ 138). Il en résulte que la menace que fait peser la personne sur la collectivité ne peut pas être prise en compte pour relativiser le risque qu’elle subisse des mauvais traitements. En l’occurrence, il existe des risques réels de traitements contraires à l’article 3 en cas d’expulsion du requérant vers la Tunisie, ce qui conduit la Cour à conclure à la violation de cette disposition.
La solution retenue montre que l’article 3 doit bénéficier à tous, y compris donc à un individu terroriste. Or, pour le Professeur Jean-François Flauss, cette solution jurisprudentielle « risque cependant d’être mal comprise en ce qu’elle aboutit à rendre les étrangers membres de groupes terroristes quasiment inexpulsables, sauf à imaginer qu’un État pleinement respectueux des exigences de la Convention soit disposé à les accueillir » ajoutant alors qu’ « ils pourront apparaître, à tort ou à raison, comme des étrangers tout à fait privilégiés » (AJDA, 2008, p. 987). Ce n’est pourtant bien qu’« à tort » qu’une telle distinction pourrait être effectuée. En effet, comme le souligne le juge Myjer dans son opinion concordante à l’arrêt précité Saadi et à laquelle se rallie le juge Zagrebelsky, les droits reconnus par la Convention européenne s’adressent à toute personne relevant de la juridiction des Hautes Parties contractantes et « toute personne veut dire toute personne : pas seulement les terroristes et les autres individus du même acabit ». Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier la qualité de tel ou tel requérant – ou en l’occurrence sa dangerosité – mais bien de vérifier que les États parties respectent leurs obligations à son encontre, a fortiori lorsqu’elles sont aussi importantes que celles énoncées par l’article 3. Son refus de hiérarchiser le droit du requérant à ne pas subir des mauvais traitements et la préservation de la vie de la population protégée par l’article 2 est particulièrement significatif. Aussi fondamental que soit le droit à la vie, l’État est toujours tenu de respecter les droits énoncés à l’article 3 y compris à l’égard d’un étranger terroriste relevant de sa juridiction. Les mesures adoptées pour préserver la vie de la population ne peuvent être légitimées que si elles s’inscrivent dans le respect de cette obligation.
Par conséquent, la Cour a non seulement confirmé le caractère absolu de l’article 3 (qui constitue même une garantie plus large que celle prévue par la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés) mais elle a surtout signifié aux États que la lutte contre le terrorisme ne peut se faire par n’importe quel moyen. Aussi, dans son opinion concordante sous cet arrêt, le juge Myjer soulignait que « les États ne doivent pas recourir à des méthodes qui sapent les valeurs mêmes qu’ils cherchent à protéger » notamment parce que « la défense des droits de l’homme dans le cadre de la lutte contre le terrorisme est avant tout une question de défense de nos valeurs, même à l’égard de ceux qui peuvent chercher à les détruire ». En dépit de quelques hésitations jurisprudentielles (v. Babar Ahmad et a. c/ Royaume-Uni, § 177), il apparaît que les pressions régulières (par ex. la tierce intervention des gouvernements lituanien, portugais, slovaque et britannique dans l’arrêt précité A. et autres, §§ 125-130) des États. n’ont finalement pas fait mouche.
2- En second lieu, la Cour applique les standards habituels du régime de protection de l’article 3 de la Convention européenne et soumet les États parties aux mêmes obligations vis-à-vis d’un étranger soupçonné ou reconnu terroriste. L’arrêt Chahal réaffirme que la garantie de l’article 3 est donc absolue : elle protège les étrangers « quels qu’aient été leurs agissements » (arrêt préc. Chahal, § 79) et elle empêche l’exécution d’une mesure d’éloignement « lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 » (arrêt préc. Saadi, § 125). Depuis l’arrêt Soering contre Royaume-Uni, il est bien connu qu’un « mauvais traitement (…) doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 » et que l’« appréciation de ce minimum est relative par essence » (§ 100).
Pour apprécier le risque de mauvais traitements, la Cour se livre à une appréciation prenant en considération « d’une part, la situation générale en matière de droits de l’homme dans le pays et, d’autre part, les éléments propres au cas du requérant ». Se montrant de plus en plus vigilante, elle demande à l’État d’accueil qu’il fournisse des « assurances » dont elle vérifiera avec soin la « fiabilité ». Elle retient de multiples critères comme par exemple « le caractère soit précis soit général et vague des assurances ». Elle peut admettre que les assurances diplomatiques données par les autorités permettent d’écarter le risque de mauvais traitement en cas d’expulsion du requérant coupable de plusieurs infractions terroristes. Une illustration instructive en est donnée par l’arrêt Othman Abu Qatada) c/ Royaume-Uni (17 janvier 2012, JCP G 2012, obs. 222, L. Milano) relatif à l’expulsion vers la Jordanie du requérant où il avait été condamné pour participation à des complots terroristes. En l’occurrence, la Cour conclut à la non-violation de l’article 3 sur la base d’un examen très approfondi des assurances diplomatiques données par le gouvernement jordanien aux autorités britanniques. Ainsi, l’arrêt souligne-t-il que « le gouvernement britannique et le gouvernement jordanien se sont véritablement efforcés, l’un d’obtenir, l’autre de fournir des assurances transparentes et détaillées garantissant que le requérant ne soit pas maltraité à son retour en Jordanie. Le produit de cette démarche, à savoir le mémorandum d’entente, est supérieur tant dans ses dispositions que dans sa forme à toutes les assurances que la Cour a précédemment examinées » (§ 194). Du même coup, on constate que la jurisprudence Soering peut obliger les États. tiers à s’aligner de facto sur le standard européen de protection des droits de l’homme. Dans son opinion concordante sous l’arrêt Trabelsi c/ Belgique, la juge Yudkivska n’hésite pas d’ailleurs à mettre en cause une approche particulièrement intrusive de la Cour et est d’avis que « dans un contexte extraterritorial, la Convention n’est pas censée garantir l’existence d’une procédure spéciale dans l’État de destination ». Cette question de l’interprétation à retenir de la formule selon laquelle « la Convention ne régit pas les actes d’un État tiers, ni ne prétend exiger des Parties contractantes qu’elles imposent ses normes à pareil État » reste encore très discutée au sein de la Cour.
A défaut de telles assurances, la Cour apprécie l’existence du risque encouru par l’étranger terroriste dans le pays de destination, à partir de rapports ou conclusions établis par des organisations internationales, des États, ou des organisations non-gouvernementales. Aussi, dans l’affaire Daoudi, le juge européen se fonde en particulier sur les rapports du Comité des Nations Unies contre la torture et ceux de plusieurs organisations non gouvernementales pour constater que des personnes qui sont seulement soupçonnées – et non reconnues – comme participant à des activités terroristes « peuvent être soumises à des mauvais traitements, y compris la torture » (§ 68). L’arrêt conclut, en l’espèce, à la violation de l’article 3 dans l’éventualité de la mise à exécution de la décision de renvoyer l’intéressé vers l’Algérie. Cette solution jurisprudentielle tend à se généraliser notamment en raison de « la fiabilité des informations recueillies, elle-même légitimée par l’autorité et la représentativité des auteurs des rapports, par la concordance de vues entre les différentes sources prises en compte, par le caractère sérieux et récent des enquêtes effectives » (J.-F. Flauss, AJDA, 2010, p. 997). Mais elle conduit aussi à alléger considérablement la charge de la preuve pesant sur le requérant. L’arrêt El-Masri contre « l’Ex-République yougoslave de Macédoine » conforte cette hypothèse. La Cour y estime que, dans certaines circonstances (§§ 165-167), « la charge de la preuve devait être renversée et peser sur le Gouvernement » (§ 199). En l’occurrence, les risques de mauvais traitements (résultant des méthodes d’interrogatoire utilisées par les autorités américaines) étant dans « le domaine public » et connus de tous, l’État défendeur ne pouvait faire valoir son ignorance.
Du reste, il est des cas où la jurisprudence européenne semble faire prévaloir un principe de précaution pour s’opposer à l’éloignement d’un étranger terroriste.
En premier lieu, dans l’arrêt précité Trabelsi, la Cour déplore que les autorités américaines n’aient pas fourni d’assurance quant au caractère incompressible de la peine encourue par le requérant (§ 135). Elle est d’avis qu’au regard des « dispositions de la législation américaine prévoyant des possibilités de réduction d’une peine perpétuelle et de grâce présidentielle », « aucune des procédures prévues ne s’apparente à un mécanisme de réexamen obligeant les autorités nationales à rechercher (…) si, au cours de l’exécution de sa peine, l’intéressé a tellement évolué et progressé qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne justifie son maintien en détention » (§ 137). Dans ces conditions, l’extradition du requérant vers les États-Unis emporte violation de l’article 3 de la Convention. Une telle approche ne laisse pas de surprendre tant la solution paraît extrêmement sévère pour les États. (JCP G, 2014, n° 39, 970, obs. L. Milano). En effet, ces derniers doivent désormais se livrer à une appréciation in abstracto d’une éventuelle peine perpétuelle incompressible. Dès lors, l’examen de la Cour des assurances fournies l’amène peut-être à se prononcer de manière trop rigoureuse à l’égard des États parties à la Convention, voire à l’égard de ceux qui ne le sont pas ! Ensuite, dans l’arrêt H. R. contre France rendu le 22 septembre 2011 (n° 64780/09) où était en cause l’éloignement du requérant jugé et condamné par contumace en Algérie pour des faits liés au terrorisme, la Cour a jugé qu’en raison du caractère récent de la levée de l’état d’urgence, elle ne disposait d’aucun élément concret pour infirmer le maintien de traitements contraires à l’article 3 à l’encontre des terroristes. S’appuyant sur les rapports de plusieurs organisations internationales rapportant des cas de torture exercés sur les personnes suspectées de terrorisme, l’arrêt fonde surtout le risque sur le profil du requérant lourdement condamné en Algérie pour des faits liés au terrorisme.
En définitive, l’appréciation du risque illustre la volonté du juge européen d’appliquer les mêmes garanties à toutes les personnes faisant l’objet d’une mesure d’une mesure d’éloignement quels que soient leurs agissements. L’éloignement des étrangers liés à des organisations terroristes n’obéit à aucun régime particulier.