Évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Premier semestre 2017
« Evolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Premier semestre 2017 »
Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à Université de Montpellier, IDEDH
Céline Husson-Rochcongar, Maître de conférences en droit public à Université de Picardie Jules Verne, CURAPP-ESS,
Caroline Picheral, Professeur de droit public à l’Université de Montpellier, IDEDH
Le premier semestre 2017 fut jalonné d’arrêts importants qui permirent à la Cour européenne, en particulier à la Grande chambre, de se pencher sur des questions majeures. Parmi les plus significatives figurent indéniablement l’octroi d’une satisfaction équitable en l’absence d’une demande formelle du requérant (Gde. ch., 30 mars 2017, Nagmetov c/ Russie, n° 35589/08), la conventionnalité d’une décision des tribunaux nationaux de placer sous tutelle un enfant né à l’étranger d’une gestation pour autrui (Gde ch., 24 janv. 2017, Paradiso et Campanelli c/ Italie, n° 25358/12), la problématique des peines perpétuelles (Gde ch., 17 janv. 2017, Hutchinson c/ Royaume-Uni, n° 57592/08) ou bien encore les limites à la publication dans la presse de données fiscales dans un Etat du Conseil de l’Europe – la Finlande – où elles sont pourtant accessibles au public (Gde ch., 27 juin 2017, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c/ Finlande, n° 931/13). Relativement à l’arrêt de Grande chambre Paradiso, il est intéressant de relever la publication par la Cour d’une fiche « Questions-réponses » 1 qui distingue soigneusement l’affaire italienne des arrêts Mennesson/ Labassee. Il aurait suffi à certains commentateurs, trop empressés, de lire ce document pour comprendre que la Cour n’opérait aucun revirement de jurisprudence. Peut aussi être évoqué l’arrêt Bartesaghi Gallo et autres c/ Italie (22 juin 2017, n° 12131/13) concernant les violences infligées par la police à des manifestants altermondialistes, qui n’est pas sans évoquer l’actualité immédiate et l’usage aveugle et disproportionné du recours à la force en marge du référendum en Catalogne.
Plus généralement, les solutions adoptées sont toujours très contrastées. À l’audace de la Cour motivée par l’exigence d’effectivité des droits, fait écho une démarche exactement inverse, placée sous le signe du self-restreint et la réaffirmation de la subsidiarité du contrôle européen. Parfois arc-boutée sur la défense de ce principe, la Cour peut néanmoins donner l’impression d’abandonner son contrôle à l’appréciation des autorités internes. Aussi, est-il toujours aussi malaisé de tirer des conclusions univoques à partir de l’observation de la jurisprudence sur une période aussi brève qu’un semestre.
Deux remarques s’imposent néanmoins.
En premier lieu, on soulignera le nombre élevé d’arrêts de Grande chambre après renvoi et les nombreuses opinions dissidentes critiquant ouvertement et très (trop) vigoureusement les solutions retenues par la majorité. Ainsi, dans l’arrêt Nagmetov c/ Russie (préc.), les juges Raimondi, O’Leary et Raizoni estiment que « la majorité de la Grande Chambre risque de faire voler en éclats les règles procédurales relatives à la satisfaction équitable et de saper, plus généralement, le règlement de la Cour malgré l’importance et la raison d’être des règles de procédure ». Dans l’arrêt Hutchinson c/ Royaume-Uni (préc.) du 17 janvier 2017, le juge Pinto de Albuquerque évoque « les conséquences sismiques du présent arrêt pour l’Europe ». Tonalité du même acabit dans les opinions dissidentes sous l’arrêt de Grande Chambre Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c/ Finlande (préc.) notamment celle des juges Sajo et Karakas qui font « feu de tout bois » dénonçant, à juste titre selon nous, une dénaturation de la jurisprudence européenne et l’absence d’un véritable contrôle européen « conformément à la norme de contrôle (…) requise par l’article 10 § 2 ». Alors certes, la très grande qualité et densité de certaines opinions dissidentes est indéniable comme l’illustre celle du juge portugais Pinto De Albuquerque sous l’arrêt de Grande Chambre Hutchinson, qui place l’impératif de cohérence jurisprudentielle au cœur de la critique de la solution de la majorité. Mais d’un autre côté, on peut estimer que ces opinions, encore plus longues que les motifs en droit de la Cour, manquent leur cible en ce que la critique (parfois excessive) de l’arrêt se trouve « noyée » dans des considérations s’apparentant à un « un cours de droit » et relevant davantage du rôle de la doctrine. A moins d’estimer alors avec Florence Rivière que les opinions séparées assurent essentiellement une fonction doctrinale 2. Le débat reste ouvert.
En second lieu, ces désaccords au sein de la Cour se perçoivent dans la motivation de l’arrêt 3. Lorsque celle-ci est le résultat des débats intenses au sein de la Grande, apparaissent des formules de compromis qui nuisent à la lisibilité de l’arrêt. En témoigne de manière évidente la motivation de l’arrêt Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c/ Bosnie-Herzégovine (Gde ch., 27 juin 2017, n° 17224/11), les paragraphes sur « l’Approche à adopter par la Cour en l’espèce » révélant une motivation hermétique à l’allure stratiforme. Il est manifeste que les tergiversations de l’arrêt quant aux principes applicables résultent des débats au sein de la Cour (arrêt adopté à la majorité de 11 voix contre 6). Fort heureusement, la motivation connaît des jours meilleurs dans l’univers européen de protection des droits de l’homme. Depuis juin 2017, la Cour a, en effet, lancé un nouveau système de décisions de juge unique – issu du Protocole 14 – avec motivation détaillée. Jusqu’à présent, un juge unique pouvait déclarer irrecevable une requête introduite en vertu de l’article 34 de la Convention par une simple lettre stéréotypée et sans explications. Largement critiquée en doctrine, cette pratique est enfin corrigée par la Cour, du moins partiellement. Désormais, les requérants ne recevront plus une lettre type mais une « décision qui mentionnera en général des motifs précis d’irrecevabilité ». Pour autant, rien ne permet d’affirmer que les motifs d’irrecevabilité seront expliqués. Par ailleurs, la pratique de la lettre type continuera de s’appliquer aux « décisions de rejet globales dans certaines affaires, par exemple lorsque des requêtes comporteront de nombreux griefs mal fondés, abusifs ou vexatoires » 4.
Deux nouveaux juges ont été désignés par l’Assemblée parlementaire le 24 janvier 2017 : Madame Jolien Schukking (au titre des Pays-Bas) – ayant déjà exercé les fonctions de représentant du gouvernement néerlandais devant la Cour européenne des droits de l’homme… – et Monsieur Peter Paczolay (au titre de la Hongrie), juge de la Cour constitutionnelle hongroise de 2006 à 2015, mais qui n’avait pas été reconnu comme le candidat le plus qualifié par la Commission sur l’élection des juges à la Cour européenne des droits de l’homme… Leur mandat de neuf ans a débuté le 1er avril 2017.
Pour la période allant du 1er janvier au 31 juin 2017, sept thèmes ont été retenus : la réparation pécuniaire du préjudice moral (I), le droit de la détention (II), le contentieux des étrangers (III), les devoirs de l’Etat au regard de la sécurité des personnes (IV), le procès équitable (V), les conflits de la liberté d’expression avec d’autres droits (VI) et les contours de la vie privée (VII).
I- La Cour européenne des droits de l’homme, juge d’office de la réparation pécuniaire du préjudice moral
Censé remédier aux incohérences et inégalités suscitées par le développement – même circonscrit – d’une jurisprudence divergente en matière d’octroi d’une satisfaction équitable 5, l’arrêt de Grande chambre Nagmetov c/ Russie (préc.) ne contribue pas à rétablir la sécurité juridique. Car s’il réaffirme que le dépôt d’une demande spécifique est « d’ordinaire » obligatoire, conformément aux conditions fixées par l’article 60 du Règlement intérieur de la Cour (§ 75), il n’en consacre pas moins une dérogation à cette règle, en admettant que le juge de la convention peut statuer d’office sur la réparation pécuniaire d’un préjudice moral résultant des circonstances exceptionnelles d’une affaire donnée (§ 76).
L’esprit d’équité et le souci, sans doute, de ne pas faire supporter aux requérants le prix des éventuelles omissions de leurs représentants l’emportent donc sur le principe non ultra petita ; c’est la victoire de la flexibilité et de la souplesse sur un formalisme procédural qui n’est cependant pas inutile à une bonne administration de la justice. Certes, des « conditions préalables » et des « considérations impérieuses » sont définies, afin d’encadrer cette nouvelle faculté discrétionnaire. Toutefois, les premières paraissent, pour l’une (le requérant doit avoir exprimé sans équivoque son souhait d’indemnisation), assez élémentaire dès lors que la satisfaction équitable ne met pas en jeu de questions d’ordre public 6 et pour l’autre (un lien de causalité doit être établi entre la violation constatée et le dommage subi), d’une étonnante banalité. Quant aux secondes, l’absence de perspective raisonnable d’une réparation adéquate au niveau interne est déjà, dans l’article 41 de la Convention, une considération qui doit déterminer l’octroi d’une satisfaction équitable (même sur demande), tandis que le critère de la gravité et de l’impact particuliers de la violation nous semble davantage sujet à diversité d’interprétations que propre à les contenir, surtout quand doit s’y ajouter la prise en compte du contexte global « dès lors que cela peut être pertinent dans les circonstances particulières d’une affaire donnée » (§ 81). Aussi les difficultés en germe dans cette dérogation prétorienne pourraient-elles bien inciter à terme à une révision du règlement de la Cour, dont on rappellera qu’elle est de la compétence de l’assemblée plénière (article 26 de la CEDH).
C.P.
II- Détention et politique pénale : un inquiétant infléchissement de l’interprétation dynamique de la Convention
A) Peines perpétuelles, une subsidiarité préoccupante : la procédure de réexamen britannique des peines de perpétuité réelle désormais jugée conforme à la Convention
Dans l’affaire Hutchinson c/ Royaume-Uni (préc.), la Grande chambre prend acte de l’évolution du droit britannique depuis l’arrêt Vinter et a. c/ Royaume-Uni de 2013 (Gde ch., no 66069/09, 130/10 et 3896/10, § 119), dans lequel elle avait estimé le droit interne insuffisamment clair quant aux perspectives d’élargissement des détenus condamnés à une peine perpétuelle. Ici, elle considère que, par sa décision R. v. McLoughlin (18 fév. 2014), la Cour d’appel a répondu explicitement à ses critiques en incorporant ses principes en droit interne – au regard notamment du respect de l’article 6 de la loi sur les droits de l’homme, qui oblige le ministre à user de son pouvoir d’élargissement d’une manière compatible avec la Convention telle qu’interprétée par la Cour et à motiver ses décisions.
Elle analyse la nature et la portée du réexamen des peines perpétuelles ainsi que ses critères, ses modalités et son calendrier. Le réexamen n’ayant pas à être de nature juridictionnelle (Vinter, § 120), elle souligne que le pouvoir discrétionnaire du Ministre se trouve encadré par la loi sur les droits de l’homme et par le contrôle exercé dans les mêmes conditions par les juridictions internes. Toutefois, c’est surtout le fait que la Cour d’appel ait explicité la notion de « circonstances exceptionnelles » rendant le maintien en détention incompatible avec l’article 3 de la Convention qui paraît emporter sa décision : il faudrait y voir des « motifs d’humanité » entendus dans une acception large ne se limitant pas à la fin de vie. La Cour conclut donc à « l’existence d’un réexamen par une autorité qui a non seulement le pouvoir mais également l’obligation de considérer si, à la lumière d’un changement significatif chez un détenu condamné à la perpétuité réelle et de l’accomplissement par celui-ci de progrès sur le chemin de l’amendement, des motifs légitimes d’ordre pénologique permettent toujours de justifier son maintien en détention » (à nouveau, la loi sur les droits de l’homme lui paraît constituer une garantie conforme aux exigences de l’arrêt Vinter, dans la mesure où son article 3 impose l’interprétation et la mise en œuvre de la législation « d’une manière compatible avec la Convention »). Dans la même logique, elle valide aussi bien les critères du réexamen que ses modalités, essentiellement car l’exercice du pouvoir d’élargissement doit « être guidé par l’ensemble de [s]a jurisprudence pertinente […] (en son état actuel et telle qu’elle sera développée ou précisée à l’avenir) » mais aussi car « la pratique permettra de préciser encore la signification concrète [de la disposition pertinente] ».
En revanche, elle ne s’arrête guère sur le calendrier, mentionnant seulement que la libération est envisageable « à tout moment » et que le requérant n’allègue pas avoir été empêché de saisir le ministre. Cette rapidité paraît curieuse, alors même que la Cour semblait avoir précédemment considéré que seule l’existence d’un mécanisme de réexamen antérieur à la condamnation pouvait éviter la violation de l’article 3. En fait, elle s’avère révélatrice du raisonnement par lequel la Cour accepte de tenir compte des gages que l’Etat s’est employé à lui fournir, d’une manière qui va clairement dans le sens d’une revalorisation du principe de subsidiarité. D’ailleurs, affirmer que « la peine de perpétuité réelle peut à présent être considérée comme compressible » (§ 72) va certainement contribuer à tarir un contentieux en plein essor… Or, si elle est de bon ton de la part d’une juridiction qui s’emploie à harmoniser les droits dans le respect de la Convention, et non à les unifier, cette confiance témoignée aux juges internes n’en revient pas moins à s’en remettre très largement à ces mêmes juges… dans un contexte où le risque d’arbitraire s’avère extrêmement élevé.
Si l’objectif est clair (trouver un équilibre entre dissuasion et réinsertion), de même que le moyen de l’atteindre (toute peine perpétuelle doit être compressible de jure et de facto, en offrant tant une chance d’élargissement qu’un possible réexamen), on ne peut en dire autant de l’argumentation adoptée. En effet, bien qu’il se présente comme l’aboutissement d’un dialogue des juges constructif, l’arrêt Hutchinson marque néanmoins un recul par rapport à l’arrêt Murray c/ Pays-Bas (Gde ch., 26 avr. 2016, n° 10511/10) par lequel la Cour avait entendu poser des principes clairs en matière de libération conditionnelle. Comment, d’ailleurs, expliquer le choix de s’appuyer essentiellement sur l’arrêt Vinter, et non sur l’arrêt Murray, pourtant plus récent et plus précis ? Par la volonté de se placer dans le cadre d’un seul droit interne afin d’en mesurer les évolutions ? Le fait même que la question se pose dévoile une interrogation sur l’évolution du rôle de la Cour dans un contexte de développement exponentiel de sa jurisprudence : sert-elle à avaliser les décisions des Etats, à les encourager ou à les contraindre ? Qu’en est-il aujourd’hui de « la sauvegarde et [du] développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales », mentionnés dans le préambule de la Convention comme moyen de renforcer les liens entre Etats membres ? Qu’en est-il de l’objectif affirmé avec force dès l’arrêt Kjeldsen de 1976 (§ 55), repris dans l’arrêt Soering (§ 87) : « toute interprétation des droits et libertés énumérés doit se concilier avec ‘l’esprit général [de la Convention], destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique’» ? Au-delà de la difficulté à maîtriser une jurisprudence dont la diversification est à la mesure de son accroissement, c’est la capacité de la Cour à maintenir le cap fixé en 1950 qui semble désormais en jeu. Car, si l’interprétation dynamique constructive – qui a fait le succès de la Cour – se mue en une constellation de cas dont l’interprétation, difficile à saisir, paraît fantaisiste à « l’auditoire universel » cher à Perelman, la régression de la jurisprudence à une casuistique risque de nuire de manière radicale – et peut-être définitive – à la légitimité de la Cour et à la force obligatoire de ses décisions.
En ce sens, aux opinions dissidentes pointant des incohérences dans le raisonnement (López Guerra et Sajó), s’ajoute celle du juge Pinto de Albuquerque, dont on peut affirmer sans risque qu’elle fera date. Evoquant « les conséquences sismiques du présent arrêt pour l’Europe », le juge portugais y dénonce l’argumentation défaillante qui a ouvert la porte aux velléités des Etats de reprendre l’ascendant sur une Cour affaiblie par la notion de « rares occasions » (développée dans l’arrêt Horncastle c/ Royaume-Uni de 2014, dans lequel la Cour admit l’utilisation de témoignages par ouï-dire ayant mené à une condamnation), portant ainsi atteinte à la sécurité juridique en même temps qu’à l’efficacité du rôle de la Cour.
B) Peines perpétuelles (bis) : examen – partiel – de la différence de traitement entre « catégories » de condamnés dans l’imposition de la réclusion à perpétuité en Russie
Dans l’affaire Khamtokhu et Aksenschik c/ Russie (Gde ch., 27 janv. 2017, n° 60367/08 et 961/11) les requérants, nés en 1970 et en 1985, purgent des peines de réclusion à perpétuité après avoir été déclarés coupables « d’infractions particulièrement graves portant atteinte à la vie ou […] à la sécurité ». Ils se prétendent victimes – en tant qu’hommes adultes – d’une discrimination fondée à la fois sur l’âge et sur le sexe dans la mesure où le code pénal russe exclut de la réclusion à perpétuité les personnes âgées de moins de 18 ans lors de la commission de l’infraction ou de plus de 65 lors du prononcé du verdict et l’ensemble des femmes 7. La Grande Chambre, au profit de laquelle la chambre s’était dessaisie, conclut aisément à l’applicabilité de l’article 14, combiné avec l’article 5, même si ce dernier n’interdit pas l’imposition de la réclusion à perpétuité (Vinter, §§ 104-106). Les requérants se trouvant dans une situation analogue à celle de tous les autres individus condamnés pour des infractions considérées comme « particulièrement graves » selon le droit interne, la Grande chambre examine la « proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché ». Se penchant sur les modalités d’imposition de la réclusion à perpétuité en Russie, elle constate que celle-ci n’est jamais infligée ni obligatoirement ni automatiquement, mais prononcée uniquement en cas d’infractions « particulièrement graves », lorsque le juge du fond, « estime qu’une peine d’emprisonnement à vie constitue la seule sanction à la hauteur du crime » (§ 71).
Elle se livre alors à une comparaison paradoxale entre « [l]es progrès accomplis vers l’abolition complète de facto et de jure » de la peine de mort et la réclusion à perpétuité qui « demeure compatible avec la Convention » – « [e]n l’état actuel des choses » – dès lors qu’elle concerne des « infractions particulièrement graves » (§§ 73-74). La Convention devant « se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions » (Klass et a. c/ Allemagne, 6 sept. 1978, § 68), elle estime que, même si les Etats ne disposent pas d’une latitude « illimitée » en matière pénale, « lorsqu’un État, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, prend des mesures en vue de se conformer à de telles exigences minimales ou d’en promouvoir les objectifs, il convient d’y accorder un grand poids au moment d’apprécier la proportionnalité de la mesure » (id.). Les peines infligées n’étant « ni arbitraires, ni abusives » et le droit interne permettant aux requérants de prétendre à une libération anticipée après 25 ans (« sous réserve d’avoir pleinement respecté les règles pénitentiaires pendant les trois années précédant la demande d’élargissement », § 76), elle admet alors une différence de traitement par rapport aux individus de moins de 18 ans (fondée sur « leur immaturité mentale et émotionnelle présumée, leur plus grande malléabilité et leur capacité d’amendement », § 80) comme de plus de 65 (afin que leurs perspectives de libération ne demeurent pas « illusoires », § 81). Elle considère ainsi très grossièrement que « le législateur russe a utilisé l’une des méthodes possibles à sa disposition pour assurer des perspectives de libération à un nombre raisonnable de détenus ». Son raisonnement relatif à la différence de traitement fondée sur le sexe s’avère plus elliptique encore, puisqu’elle se contente d’y « prendre note » des instruments soulignant la nécessité d’une protection spécifique des femmes en milieu carcéral et des statistiques établissant que les femmes représentent moins de 8% des détenus pour affirmer qu’il s’agit d’« une base suffisante pour qu’elle conclue qu’il existe un intérêt général justifiant l’exclusion des femmes de la réclusion à perpétuité par une règle globale » (§ 82). La mention totalement dénuée de fondement de « la nécessité de protéger les femmes enceintes et les mères » ne fait ici que souligner davantage la pauvreté d’un raisonnement qui réussit le tour de force de paraître à la fois imprécis et basé sur un critère quantitatif…
Hormis la non-infliction de la réclusion à perpétuité aux délinquants juvéniles et le réexamen des peines infligées à des adultes, elle juge qu’« il n’y a guère de dénominateur commun » (§ 83) aux droits internes des États parties et, dans ces conditions, « estime normal que les autorités nationales, qui se doivent aussi de prendre en considération, dans les limites de leurs compétences, les intérêts de la société dans son ensemble, disposent d’une grande latitude lorsqu’elles sont appelées à se prononcer sur des questions sensibles telles que les politiques pénales » (§ 85). Elle en vient ainsi à avaliser l’exclusion de certaines catégories de délinquants de l’application du régime de la perpétuité – qu’elle considère « tout bien pesé, [comme] un progrès social en matière pénologique » (§ 86) – au détriment des intérêts de la majeure partie des délinquants condamnés pour une infraction particulièrement grave, dont le traitement s’avère moins favorable. Car, faute de « consensus large et évolutif » (§ 86), « même si l’État défendeur a manifestement la possibilité, dans le but de promouvoir les principes de justice et d’humanité, d’étendre l’exclusion de la réclusion à perpétuité à toutes les catégories de délinquants, il n’est pas tenu de le faire en vertu de la Convention, telle qu’elle est actuellement interprétée par la Cour » (§ 87). Un renvoi à la jurisprudence Murray notant que l’obligation de réexamen « pourrait à l’avenir engendrer d’autres obligations positives pour les États membres » ne fait ici figure que d’obiter dictum.
Au-delà des questions que pose le traitement global des femmes sur le plan de l’universalité des droits, le constat de non-violation (obtenu par 10 voix contre 7) souligne une difficulté à se saisir des discriminations positives. Car, au lieu de considérer qu’opter pour de telles politiques devrait faire peser sur l’Etat une obligation renforcée, la Cour choisit au contraire de valoriser leurs efforts supposés en rendant le constat de violation plus difficile à établir, repoussant ainsi les perspectives d’abolition effective de la perpétuité qu’elle avait pourtant paru appeler de ses vœux. Ici, trois incohérences méritent d’être signalées. Tout d’abord, le choix des affaires sur lesquelles la Cour s’appuie pour reconnaître une ample marge d’appréciation aux autorités russes révèle un raisonnement peu fluide : c’est en renvoyant à l’arrêt Schalk et Kopf c/ Autriche du 24 juin 2010 (n° 30141/04, § 105) qu’elle affirme que « le domaine en cause doit toujours être considéré comme un secteur où les droits évoluent, sans consensus établi, et où les États doivent aussi bénéficier d’une marge d’appréciation pour choisir le rythme d’adoption des réformes législatives », et c’est en reprenant l’arrêt Rees c/ Royaume-Uni (n° 9532/81, 17 oct. 1986) qu’elle considère que « les questions délicates soulevées […] touchent à des domaines où il n’y a guère de communauté de vues entre les États membres […] et où, de manière générale, le droit paraît traverser une phase de transition ». Or, si le premier fut le cadre d’une (r)évolution dans l’interprétation de la Convention, puisque la Cour y étendit le droit de se marier aux couples de même sexe, leur appliquant pour la première fois la notion de « vie familiale », l’argumentation adoptée dans le second avait au contraire entraîné pour la protection des droits des transsexuels plus de 15 ans de statu quo dont la Grande chambre ne parvint à sortir que par le raisonnement aussi spectaculaire que problématique adopté dans les arrêts Christine Goodwin et I. c/ Royaume-Uni (11 juil. 2002, n° 28957/95 et n° 35680/94). Ensuite, la Cour parvient à cette solution en affirmant, par une formule malheureuse, s’attacher aux « intérêts de la société dans son ensemble pour autant qu’ils sont compatibles avec la Convention ». Comme si elle en venait à envisager que certains intérêts de la démocratie – « unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle », selon l’arrêt PCU de 1998 (§ 45) – puissent ne pas être compatibles avec la Convention… ce qui constituerait un recul sans précédent dans sa jurisprudence (car on imagine mal qu’il s’agisse là d’une manière de mettre en doute le caractère démocratique de la société russe, tant cela impliquerait d’autres difficultés sans éviter pour autant à la Cour d’encourir le reproche d’une tiédeur certaine). Enfin, la difficulté de parvenir à cette conclusion apparaît dans la remarque terminale : « Pour conclure ainsi, la Cour a tenu pleinement compte de la nécessité d’interpréter la Convention d’une manière harmonieuse et en conformité avec son esprit général ». Car son raisonnement s’écarte nettement du récent arrêt Blokhin c/ Russie (Gde ch., 23 mars 2016, n° 47152/06), dans lequel elle a jugé nécessaire de « s’attacher à cerner la réalité par-delà les apparences et le vocabulaire employé » (§ 180). Refusant d’assimiler à une « détention à des fins d’éducation surveillée » ce qui s’apparentait davantage à une mesure disciplinaire, elle y a affirmé qu’un mineur aurait dû pouvoir jouir « à tout le moins [d]es mêmes droits et garanties juridiques que ceux accordés aux adultes ». Ainsi, les intentions protectrices des autorités n’avaient pas suffi à éviter le constat de multiples violations.
En matière de détention et de restriction de liberté, on signalera également que
– suite au constat d’un problème structurel quant aux conditions de détention dans les prisons et les locaux de la police (Iacov Stanciu, 24 juil. 2012, n° 35972/05), la Cour a appliqué la procédure de l’arrêt pilote dans l’arrêt Rezmiveş et a. c/ Roumanie (25 avr. 2017, n° 61467/12)
– quant au placement sous surveillance de personnes jugées « dangereuses pour la sécurité et pour la moralité publique » (De Tommaso c/ Italie, Gde ch., 23 fév. 2017, n° 43395/09), elle a refusé d’assimiler les mesures imposées à une privation de liberté (restrictions non comparables à celles de l’arrêt Guzzardi : article 5 non-applicable) mais constaté la violation des articles 6 § 1 pour défaut de publicité des audiences (plusieurs obligations relevant « assurément des droits de la personne et, partant, revêt[a]nt un caractère civil », mut. mut. Ganci c/ Italie, 30 oct. 2003, n° 41576/98) et 2 du Protocole 4 du fait d’un manque de clarté et de précision de la loi quant aux destinataires des mesures, à l’étendue du pouvoir d’appréciation des juges (soupçons et « tendance active à la délinquance » ne suffisent pas) et au contenu des mesures (obligation de « vivre honnêtement et dans le respect des lois » et de « ne pas prêter à soupçon », interdiction de participer à des réunions publiques). On suivra avec attention les développements de cette jurisprudence, à laquelle promettent de s’incorporer des affaires nées de l’application des « mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance » prévues par le projet de loi antiterroriste en cours d’adoption, qui semblent plus étendues encore, même si leur objet est limité à la lutte contre le terrorisme.
C.H.-R.
III. Flux et reflux dans le contentieux des étrangers et de la nationalité
Matière inépuisable à commentaire, le contentieux des étrangers reste travaillé par la difficile dialectique entre enjeux de politique publique, respect des compétences régaliennes des Etats et défense des droits individuels. S’agissant de l’éloignement des étrangers délinquants, la décision d’irrecevabilité Alam c/ Danemark (29 juin 2017, n° 33809/15) se caractérise ainsi par une surpondération des considérations d’ordre public, dans l’esprit de l’arrêt Üner c/ Pays-Bas 8, tandis que dans le domaine de l’asile, les arrêts N.A c/ Suisse (30 mai 2017, n° 50364/14) et A.I. c/ Suisse (30 mai 2017, n° 23378/15) font plutôt œuvre pédagogique en fixant les facteurs en fonction desquels des activités politiques en exil sont (ou non) susceptibles de faire obstacle au renvoi des intéressés dans leur pays d’origine en vertu des articles 2 et/ou 3 de la Convention. Le contexte migratoire, cependant, invite à davantage insister sur les positions contrastées de la Cour au sujet de ces deux problématiques d’actualité que sont la rétention des demandeurs d’asile (A) et la lutte contre la traite des êtres humains (B). Enfin, la légitimation de l’obligation de loyalisme en droit français de la nationalité mérite d’être relevée (C).
A- Les discrets infléchissements des exigences de l’article 5§1 sous f en matière de rétention des demandeurs d’asile à la frontière
Alors que le juge des référés du Conseil d’Etat a admis la possibilité de créer une zone de rétention provisoire dans le cadre de la réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures de l’Union, en dehors des prévisions des dispositions législatives concernant les zones d’attente (CE, ord., 5 juil. 2017, n° 411575), la Cour elle-même semble ne pas avoir donné la pleine mesure des exigences attachées à l’application de l’article 5§1 sous f), dans l’arrêt du 4 avril 2017, Thimothawes c/ Belgique (n° 39061/11), relatif à une procédure d’asile à la frontière. Souffrant d’un état dépressif et de divers troubles psychologiques, le requérant se plaignait d’avoir pourtant fait l’objet d’une détention automatique, d’abord dans un centre de transit, puis dans des centres fermés pour migrants irréguliers, dès qu’un refus d’entrée au titre de l’asile, impliquant son refoulement, lui a été notifié. Pour la Cour, la question centrale était donc de déterminer si, selon les critères consacrés par sa jurisprudence 9, la mesure litigieuse s’était faite de bonne foi, dans un lieu et des conditions appropriées, en conformité étroite avec le but poursuivi et sans excéder une durée raisonnable. Or, sous ces dehors classiques, l’analyse ne s’avère pas moins neutralisante à deux égards.
Neutralisation, déjà, dans l’examen de la régularité de la détention, quand le juge de la Convention élude le principe selon lequel, « en matière d’observation des « voies légales », l’article 5 § 1 de la Convention renvoie non seulement aux normes de droit interne mais également, le cas échéant, à d’autres normes juridiques applicables aux intéressés, y compris celles qui trouvent leur source dans le droit international » (§ 70) pour se retrancher derrière les limites de son office et se dispenser de statuer sur l’incompatibilité alléguée du droit et des pratiques belges avec les normes de l’Union régissant les conditions d’accueil des demandeurs d’asile 10.
Neutralisation, ensuite et surtout, quand dans la vérification de l’absence d’arbitraire, la Cour relativise le caractère laconique et stéréotypé des décisions de détention (au motif du contrôle exercé par les juridictions internes, fût-il restreint à un examen de légalité), puis la vulnérabilité du requérant (au motif du suivi psychologique dont il a bénéficié dans les centres où il était retenu). Car une telle application au cas d’espèce dévitalise quelque peu cette évolution jurisprudentielle qui – là où l’article 5§1 sous f) CEDH n’impose pas de condition de nécessité– permettait au moins, en présence de situations particulières de vulnérabilité, de faire pièce à l’application de décisions automatiques et généralisées sans appréciation individuelle des besoins, ni recherche d’alternatives moins radicales à la privation de liberté 11. L’occasion est donc manquée de mieux affermir l’obligation d’un examen cas par cas du recours à la rétention, dans une logique de synergie avec les règles fixées en droit de l’Union européenne.
B- La dynamique soutenue de l’article 4 en matière de lutte contre la traite des êtres humains dans l’espace européen
Depuis l’arrêt Rantsev c/ Chypre et Russie (7 janv. 2010, n° 25965/04, § 282), il est acquis que la traite des êtres humains relève en soi de l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé ou obligatoire, inscrite à l’article 4 de la Convention avec valeur de norme fondamentale et indérogeable. Des solutions parfois régressives en matière de contrôle de l’immigration irrégulière (cf. Gde ch., 15 déc. 2016, Khlaifia et a. c/ Italie, n° 16483/12 – obs. M. Afroukh, cette Chron. n° 2) ne sauraient donc faire oublier que les Etats ne jouissent pas seulement de compétences étendues : une lutte effective contre les réseaux de trafic humain leur est parallèlement un devoir, dont la Cour a doublement précisé la portée, ce semestre, à la faveur des affaires Chowdury e. a. c/ Grèce (30 mars 2017, n° 21884/15) et J. et autres. c/ Autriche (17 janv. 2017, .n° 58216/12).
Dans le sillon des interprétations antérieures, évolutives et fécondées par des sources externes, l’arrêt Chowdury a pour principal intérêt de défendre et d’imposer une conception « utile » de la traite des êtres humains, en établissant que l’exploitation par le travail en est une forme, tout autant que l’exploitation sexuelle (§ 90). Les considérations méthodiques sur l’applicabilité (pourtant non contestée) de l’article 4 de la Convention font ainsi contrepoint aux appréciations restrictives de la juridiction pénale nationale qui avait acquitté de cette accusation les employeurs des 42 requérants, bangladais recrutés sans permis de séjour ni de travail dans une unité grecque de production de fraises, où ils étaient hébergés dans des huttes plus que sommaires et travaillaient tous les jours, durant 12 heures, sous la surveillance de gardes armés, sans avoir jamais reçu le salaire promis. Mettant notamment en exergue leur « situation de vulnérabilité, en tant que migrants en situation irrégulière n’ayant pas de ressources et courant le risque d’être arrêtés, détenus et expulsés », la Cour relativise encore le critère du consentement à l’embauche dans la qualification du « travail forcé » (§§ 96-97). Et si l’emploi des intéressés à titre saisonnier interdit de caractériser un état de servitude, dont l’élément distinctif tient au « sentiment des victimes que leur condition est immuable et que la situation n’est pas susceptible d’évoluer » (Cour EDH, 11 oct. 2012, C.N. et V. c/ France, n° 67754/09, § 91 ; Chowdury, § 99), cela n’empêche pas que leurs conditions de travail correspondent à la définition de la traite des êtres humains telle qu’elle résulte des normes internationales et régionales (§ 100). Cette petite leçon de droit étant administrée, la Grèce ne pouvait alors être quitte de ses responsabilités au seul motif du cadre juridique et règlementaire mis en place, dans l’ordre interne, pour réprimer de tels actes et protéger les victimes (§§ 105-109). Sans surprise, au vu des circonstances de la cause et de la jurisprudence de la Cour, elle est jugée avoir failli aux deux autres obligations positives que commande le respect de l’article 4, c’est-à-dire prendre des mesures opérationnelles appropriées lorsqu’une situation de traite réelle ou potentielle peut légitimement être soupçonnée (§§ 110-115) et mener d’autre part une enquête effective, afin d’identifier et de sanctionner les coupables (§§ 116-127).
C’est, au demeurant, la portée de cette obligation procédurale qui est au cœur de l’arrêt J. et autres c/ Autriche, dont la singularité vient de la nature largement extraterritoriale des faits allégués. En l’occurrence, en effet, la plainte pour traite des êtres humains, déposée en Autriche par trois ressortissantes philippines, visait pour l’essentiel leurs conditions de travail aux Emirats arabes unis, au service domestique de ressortissants de cet Etat qui les avaient emmenées à Vienne dans le cadre d’un séjour touristique et dont elles avaient fui les mauvais traitements trois jours après leur arrivée dans la capitale autrichienne. Aussi l’apport de l’arrêt est-il de poser que l’article 4 n’exige pas des Etats parties qu’ils établissent une compétence universelle en matière de répression de la traite des êtres humains (§ 114).
C- La légitimation réitérée de l’obligation de loyalisme en matière d’acquisition de la nationalité
Relative à un refus de réintégrer un ressortissant algérien dans la nationalité française en raison d’un militantisme actif en faveur de la cause palestinienne qui a fait douter les autorités de son loyalisme envers la France, la décision d’irrecevabilité Boudelal c/ France (13 juin 2017, n° 14894/14) est significative des faibles potentialités d’une « protection par ricochet » fondée sur les articles 10, 11 et 9 de la Convention. Le constat de leur inapplicabilité n’est certes pas inédit, puisqu’il procède de la transposition à l’espèce des critères qui se dégageaient de l’arrêt Petropavlovskis c/ Lettonie du 19 janvier 2015 (n° 44230/06). A contrario, on en retiendra donc que décidément, et quelles que soient les différences de contexte, un refus de nationalité ne saurait guère tomber sous le coup de la liberté d’expression, de la liberté de manifestation et de la liberté d’opinion que s’il a d’une part un effet préjudiciable sur leur exercice et revêt d’autre part un caractère punitif. La démonstration est difficile dès lors que le droit pour un étranger d’acquérir une autre nationalité n’est pas inconditionnel et que l’Etat est en droit d’exiger de tout postulant d’être loyal envers lui (Petropavlovskis, § 85 ; Boudelal, §§ 28-29). On notera que la solution est transposable au refus de naturalisation qui partage un régime largement commun avec la réintégration sur décret.
C.P.
IV – Echantillonnage des devoirs des Etats au regard de la sécurité des personnes
Si selon la formule de Max Weber, l’Etat est réputé détenir le « monopole de la violence légitime », un des premiers devoirs d’une démocratie est sans doute d’en éviter tout usage excessif et abusif. A cet égard, l’arrêt Bartesaghi Gallo et autres c/ Italie (préc.) se signale par la condamnation en tant que « tortures » des violences infligées par la police à des manifestants altermondialistes, rassemblés dans une école en marge du 27ème sommet du G8, alors que les intéressés ni n’avaient attaqué les agents, ni ne leur avaient résisté. C’est dire que si la Cour peut ne pas être indifférente au contexte et aux difficultés des opérations de terrain 12, un usage aveugle de la force publique ne saurait être toléré. Cela étant, ce n’est pas ce type de menace qui alimente le plus la réflexion autour de l’émergence d’un « droit à la sécurité » et sous ce prisme, d’autres arrêts pourront paraître plus significatifs, en raison de l’éclairage jeté sur la protection due aux personnes contre les atteintes, intentionnelles (A) ou non (B), que des tiers peuvent porter à leur intégrité physique et à leur vie.
A- Nouveaux rappels à l’exigence d’une protection effective des femmes contre les violences domestiques
Si des condamnations régulières et répétées sont de nature à la faire passer pour un vieux cheval de bataille européen, la lutte contre les violences domestiques ne représente malheureusement pas un combat d’arrière-garde… Au contraire, le phénomène reste trop souvent banalisé, comme en témoignent les affaires Talpis c/ Italie (2 mars 2017, n° 41237/14 : requérante maltraitée par son époux, qui – alors qu’une procédure pénale bien lente était pendante contre lui pour lésions corporelles aggravées – a mortellement poignardé leur fils en tentant de la tuer) et Balsan c/ Roumanie (23 mai 2017, n° 49645/09 : requérante victime d’agressions à répétition de la part de son conjoint, sans qu’aucune de ses plaintes n’aient abouti – les autorités ayant considéré qu’elle avait provoqué les faits et que les actes dénoncés n’étaient pas suffisamment graves pour relever du droit pénal). Depuis l’arrêt de principe Opuz c/ Turquie (9 juin 2009, n° 33401/02), il est pourtant établi que non seulement l’article 2 requiert l’adoption de mesures préventives concrètes pour parer à un risque réel d’agression mortelle tandis que l’article 3 impose la mise en œuvre d’un dispositif répressif efficace, mais aussi qu’un manquement même involontaire de l’Etat à ces obligations peut emporter violation du droit des femmes à une égale protection de la loi sur le terrain de l’article 14. En concluant en l’occurrence à la défaillance des pouvoirs publics sous ces différents chefs et en confirmant au passage l’incorporation au droit de la Convention européenne des droits de l’homme des exigences de la Convention d’Istanbul de 2011 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes, les arrêts du premier semestre 2017 consolident donc cette jurisprudence.
Mais un intérêt plus spécifique peut être trouvé à l’arrêt Talpis : outre la mise en exergue de la vulnérabilité particulière de la requérante (§ 115, § 130) et la singularisation insistante de l’obligation de diligence qui pèse sur les autorités dans ce type d’affaires (§ 122, § 130), la Cour y juge en effet qu’ « en sous-estimant par leur inertie la gravité des violences litigieuses, les autorités italiennes les ont en substance cautionnées », contribuant ainsi à la persistance, dénoncée dans plusieurs rapports, des attitudes socio-culturelles de tolérance envers ces agissements (§ 145). Or autant l’arrêt Balsan s’inscrit dans le droit fil de précédents constats quant à l’inopérance concrète du cadre légal mis en place en Roumanie (voir E.M. c/ Roumanie, 30 octobre 2012, n° 43994/05), autant cette dénonciation d’une discrimination indirecte au détriment des femmes en Italie effrite le brevet de conventionnalité qui semblait avoir été décerné à cet égard au dispositif transalpin dans l’arrêt Rumor du 27 mai 2014 (n°72964/10) … Quoi qu’on pense du distinguishing établi par la Cour entre les deux causes (Talpis, § 146), les Etats parties sont manifestement appelés à une politique plus active.
B- Développements de l’exigence d’un système judiciaire apte à évaluer les responsabilités dans les atteintes non intentionnelles à la vie ou à l’intégrité physique
En cas d’atteintes non-intentionnelles à la vie, provoquant la mort ou des blessures graves, la jurisprudence européenne veut qu’un système judiciaire effectif et indépendant permette d’établir les faits, de peser les fautes éventuelles et d’offrir une réparation appropriée aux victimes.
Fondée sur l’article 2, cette obligation positive procédurale exige, dans certaines circonstances, une action pénale. L’apport de l’arrêt Sinim c/ Turquie (6 juin 2017, n° 9441/10) est d’étendre cette approche – jusque-là réservée à des situations impliquant une erreur de jugement ou une négligence des autorités publiques dans l’exercice de leurs responsabilités en matière de d’activités industrielles dangereuses 13, de gestion des risques naturels 14, de fonctionnement des services publics de santé 15, ou encore dans le contexte d’activités militaires 16 – à une hypothèse d’une toute autre nature. Car en l’espèce, le décès du mari de la requérante est survenu dans le cadre d’un banal déménagement, quand une collision avec un autre véhicule a provoqué l’incendie du camion où il avait embarqué comme passager, avec son mobilier, mais qui transportait également des produits inflammables sous l’étiquette anodine de « matières brutes ». Une telle infraction, jugée délibérée, à la réglementation nationale sur le transport des substances dangereuses est le premier facteur qui justifie l’insuffisance d’une solution exclusivement civile dans ces circonstances (§ 63), le second motif étant que – puisque le code pénal turc punit d’emprisonnement le transport de certaines de ces substances sans autorisation des pouvoirs publics – une enquête aurait dû être menée sur ce fondement (§ 64). A supposer que l’analyse fasse jurisprudence, n’importe quel accident impliquant des produits dangereux, stockés, manipulés ou transportés par des personnes privées en violation du droit national pourrait donc – sous réserve de l’existence d’une telle incrimination – nécessiter une enquête et des poursuites pénales effectives lorsqu’il en résulte un décès.
Par ailleurs, les obligations dégagées au titre de l’article 2 dans le domaine des négligences médicales s’appliquant également sous l’angle de l’article 8, lorsque les atteintes à l’intégrité physique ne mettent pas en cause le droit à la vie (2 juin 2009, Cordacea c/ Roumanie, n° 31675/04, § 101), l’exigence d’une réaction judiciaire adéquate se voit encore précisée sur cet autre terrain, par l’arrêt Erdinç Kurt et autres c/ Turquie (6 juin 2017, n° 50772/11). Les griefs, ici, ne portaient pas sur la garantie de poursuites pénales (qui n‘est pas nécessairement requise dans le domaine des négligences médicales) mais sur le rejet de l’action civile en responsabilité introduite par les parents d’une jeune fille souffrant de lourdes séquelles neurologiques après une opération chirurgicale. Souvent dans ce type de cause, les rapports d’expertise revêtent une influence décisive et c’est donc l’occasion pour la Cour d’enrichir sa jurisprudence de nouvelles considérations sur l’obligation d’appréciation qui incombe aux juges à l’égard de leurs conclusions. Il en ressort ainsi que c’est seulement s’« il a été établi que les médecins ont réalisé l’opération selon les règles de l’art, en prenant dûment en compte les risques, que les séquelles peuvent être considérées comme relevant de l’aléa thérapeutique. S’il devait en aller autrement, aucun chirurgien ne serait jamais inquiété étant donné que le risque est inhérent à toute intervention chirurgicale » (§ 66). Un rapport d’expertise qui n’examine pas si et dans quelle mesure les praticiens concernés ont ou non agi en adéquation avec les normes de la médecine moderne avant, pendant et après l’opération ne saurait donc constituer un élément de jugement suffisant.
En conclusion de cette rubrique et par extension, peut enfin être évoqué le sort réservé par l’arrêt Saumier c/ France (12 janv. 2017, n° 74734/14) au régime français d’indemnisation des accidents du travail ou des maladies professionnelles dus à une faute inexcusable de l’employeur, qui n’assure pas en toutes hypothèses – contrairement au droit commun de la responsabilité civile – réparation intégrale du préjudice. Appelée à statuer sur la discrimination alléguée entre les victimes de dommages corporels causés par la faute d’un tiers, selon qu’elles ont ou non à son égard la qualité de salarié, la Cour suit certes une démarche classique, en commençant par vérifier que la différence de traitement litigieuse concerne des situations similaires. La conclusion d’un défaut d’analogie, qui emporte non-violation de l’article 14 combiné à l’article 1 Protocole 1, retient néanmoins l’attention par la spécificité une fois de plus reconnue aux relations de travail (§ 60) 17 et par l’écho donnée à la jurisprudence constitutionnelle (CC, 18 juin 2010, décision n° 2010-8 QPC, Dr. soc. 2011. 1208, note X. Prétot) dont le juge européen se garde bien de peser la réserve d’interprétation, telle qu’entendue par les juridictions judiciaires. Un contrôle des justifications objectives et raisonnables, incluant un test de proportionnalité, aurait peut-être été plus adapté.
C.P.
V- L’équité globale de la procédure, notion de plus en plus… floue !
A- Droit de ne pas s’auto-incriminer : un renversement de la charge de la preuve peu efficace
Dans l’affaire Simeonovi c/ Bulgarie (Gde ch., 12 mai 2017, n° 21980/04), le requérant a été privé de l’assistance d’un avocat pendant les trois premiers jours de sa garde à vue, période au cours de laquelle le Gouvernement soutient qu’il a gardé le silence. Comme dans l’arrêt Ibrahim de 2016 (n° 50541/08), la solution adoptée s’inscrit dans le prolongement de l’arrêt Salduz de 2008 (n° 36391/02), dans lequel la Cour avait jugé la restriction à l’accès à un avocat compatible avec le droit à un procès équitable à la double condition qu’elle soit « justifiée par des raisons impérieuses » et sans incidence sur « l’équité globale de la procédure ». La Grande chambre conclut pourtant ici à la non-violation de l’article 6 § 3c) combiné avec l’article 6 § 1 par douze voix contre cinq. Or, il semble que ce soit la décision du requérant de garder le silence qui l’amène à cette conclusion, alors même que les autorités n’avaient pu établir au-delà de tout doute raisonnable l’absence d’interrogatoire irrégulier.
De prime abord, différents éléments semblent plaider en faveur du constat d’une atteinte irrémédiable aux droits de la défense : le droit de bénéficier de l’assistance d’un conseil s’entend dès la date de l’arrestation et, même en l’absence de demande expresse, le requérant « ne saurait passer pour y avoir implicitement renoncé » car la police ne l’a pas informé de ce droit. Surtout, aucune « raison impérieuse » n’a été avancée pour justifier cette restriction. La Cour affirme alors procéder à un examen très strict du caractère équitable de la procédure, renversant la charge de la preuve de manière à ce qu’elle pèse sur l’Etat. Elle relève ainsi que le requérant a pris une part active à toutes les étapes de la procédure, que sa condamnation ne repose pas exclusivement sur ses aveux et que les juridictions internes ont veillé à l’équité du procès (examen des preuves, vérification des droits procéduraux et motivation adéquate).
Elle se contente toutefois de noter que « rien ne suggère que le requérant a[it] été interrogé de manière formelle ou informelle pendant sa garde à vue ». Accordant au contraire de l’importance au fait que sa version a changé au cours de l’enquête, elle considère ses aveux comme volontaires, admettant qu’il aurait gardé le silence pendant ses deux premiers interrogatoires, qu’il avait été assisté par un avocat et dûment informé de ses droits et que son silence n’aurait entraîné aucune conséquence. Sans lien de causalité entre défaut d’assistance et aveux, aucune atteinte n’aurait donc été portée au droit de ne pas s’auto-incriminer. Cette solution est durement critiquée par les juges Sajó, Lazarova-Trajkovska, Vučinić et Turković, pour qui elle « légitime le potentiel trou noir juridique dans lequel le requérant est détenu pour une période indéterminée sans droit à l’information ou à l’assistance d’un avocat, tant qu’il n’est pas officiellement interrogé », et par le juge Serghides, qui déplore le non-respect de la jurisprudence Titarenko c/ Ukraine (20 sept 2012, no 31720/02, § 87) rejetant l’idée d’« interrogatoire informel ». En effet, ne sanctionnant pas le défaut d’information qui n’a pourtant pu manquer d’impacter la situation du requérant, l’arrêt contribue à donner l’impression délétère qu’il pourrait suffire aux Etats de ne pas conserver trace de violations de la Convention pour que les choses soient comme si elles n’avaient jamais existé… 18.
B- Témoignage anonyme : une équité globale difficile à apprécier. A quoi sert l’égalité des armes ?
L’affaire Van Wesenbeeck c/ Belgique (23 mai 2017, n° 67496/10 et 52936/12) concernait une enquête « proactive » menée, sous la direction et le contrôle du procureur, « sur la base d’une suspicion raisonnable que des faits punissables vont être commis ou ont été commis [sans être] encore connus » (§ 36), le requérant se plaignant d’une impossibilité d’accéder à une partie de son dossier et d’interroger ou de faire interroger deux agents infiltrés dont les témoignages avaient contribué à sa condamnation.
Sur le premier point, la Cour admet le motif invoqué par l’Etat (reposant sur la sécurité de ses agents et la préservation du secret de leurs méthodes) et constate que le droit interne limite le contenu du dossier confidentiel aux éléments qui sont « de nature à compromettre » cet objectif (§ 71). Tenant compte du contrôle effectué par une juridiction « indépendante et impartiale », elle estime que rien ne permet d’affirmer que le requérant aurait été victime d’une provocation et considère unanimement que l’atteinte portée aux droits de la défense était à la fois justifiée (indices) et « suffisamment compensée » par le contrôle réalisé « en amont » (§ 83).
Sur le second point, en revanche, cette unanimité se fissure puisque c’est par 4 voix contre 3 qu’elle conclut que l’impossibilité pour le requérant de faire interroger les agents concernés n’a pas compromis l’équité de la procédure dans son ensemble. Ici, la Cour applique les critères – peu protecteurs – dégagés dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (Gde ch., no 26766/05 et 22228/06) de 2011 concernant les témoins à charge, auxquels elle assimile les agents infiltrés : motif sérieux justifiant la non-comparution, déposition ne constituant pas le « fondement unique ou déterminant » de la condamnation, « éléments compensateurs […] suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense » (§ 92). Elle considère ainsi que la sécurité et l’anonymat des agents d’une part, le fait que la défense n’indique aucune question dont elle ne puisse trouver la réponse dans le dossier d’autre part, constituaient des motifs sérieux justifiant la non-comparution. Toutefois, le fait que la défense ait demandé plusieurs fois leur audition et que leurs dépositions aient « joué un rôle dans la condamnation du requérant » (§ 98) aurait pu sembler justifier un constat de violation – d’autant que la Cour avait souligné que le témoignage anonyme des membres des forces de l’ordre ne peut se justifier « que dans des circonstances exceptionnelles » (23 avr. 1997, Van Mechelen et a. c/ Pays-Bas, n° 21363/93 § 56) et que « l’admission d’une preuve de ce type est un facteur très important à prendre en compte dans l’appréciation de l’équité globale de la procédure » (Al-Khawaja et Tahery, § 91). Elle choisit pourtant d’affirmer prudemment qu’« il est difficile de considérer que leur interrogatoire était dépourvu de toute utilité » pour le requérant (§ 98) et note avoir « reconnu que, pourvu que les droits de la défense soient respectés, il peut être légitime pour des autorités de police de souhaiter préserver l’anonymat d’un agent employé à des activités secrètes » 19. Or, le problème est justement ici de déterminer si le fait de préserver cet anonymat n’a pas porté aux droits de la défense une atteinte irrémédiable…
L’examen du deuxième critère se fait plus problématique encore avec l’application de la jurisprudence Schatschaschwili c/ Allemagne (Gde ch., 15 déc. 2015, n° 9154/10) : « si les dépositions des agents infiltrés n’ont pas constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant, la Cour juge difficile de discerner si ces éléments constituaient la preuve unique ou déterminante mais est néanmoins convaincue qu’ils revêtaient un poids certain et que leur admission peut avoir causé des difficultés à la défense » (§ 105). Cette imprécision rejaillit sur l’examen du troisième critère car plus le poids des témoignages litigieux est ambigu et plus il est aisé de considérer que les difficultés engendrées ont pu être compensées par le contrôle préalable de l’enquête proactive (identité et fiabilité des agents, contestation possible des méthodes). La Cour estime ainsi qu’en dépit de l’absence de prudence spécifique des juges envers les déclarations des agents, l’équité de la procédure n’a pas été compromise dans son ensemble car des témoins ont pu être cités et les rapports établis confrontés aux éléments recueillis lors des perquisitions et des écoutes ultérieures, le requérant ayant donc pu les contester.
Or, s’il vise la légitime protection des forces de l’ordre et de leurs enquêtes, ce double constat de non-violation n’en avalise pas moins une pratique très défavorable aux droits de la défense, évoquant celle des tribunaux sans visage à laquelle d’autres juridictions ont pu être confrontées 20. Bien qu’il s’inscrive dans le contexte spécifique de la lutte contre le crime organisé, cet arrêt reflète plus largement le changement d’attitude de la Cour face à une forme de « reprise en main » de leur politique sécuritaire par les Etats, en lien avec l’augmentation du risque terroriste. A une première phase de protection renforcée des droits de la défense paraît ainsi succéder un affaiblissement des garanties procédurales censées servir de garde-fou à un recours de moins en moins exceptionnel au témoignage anonyme ou par ouï-dire, aboutissant à renforcer la liberté des Etats, qui ne se trouvent finalement liés que par un ensemble d’exigences minimales 21. Illustrant ces exigences, dans l’arrêt Lorefice c/ Italie (29 juin 2017, n° 63446/13), la Cour constate la violation du droit à un procès équitable après que la Cour d’appel a interprété différemment et de manière défavorable au requérant deux témoignages constituant le principal élément à charge lors de son procès en se contentant d’examiner les déclarations enregistrées dans les procès-verbaux, alors que le tribunal de première instance les avait estimés « imprécis, illogiques et incohérents » et avait envisagé des poursuites pour faux témoignage. Pour la Cour, cette « prise de position sur des faits décisifs pour la détermination de la culpabilité » (§ 41), impliquait une « appréciation directe » des témoignages à charge. Elle conclut donc unanimement à la violation de l’article 6 § 1. On mesure ici combien des enjeux plus modestes semblent autoriser un raisonnement plus net…
C.H.-R.
VI – Les conflits de la liberté d’expression avec d’autres droits : vers un affaiblissement du contrôle européen ?
Les illustrations de la récurrence des conflits de droits impliquant la liberté d’expression sont légion, en particulier dans la jurisprudence récente, dont les solutions en affinent et renouvellent assez largement l’analyse. Preuve en est, la Cour n’esquive plus ces antinomies et adapte de plus en ses méthodes et ses techniques à ce contentieux si singulier. Marqué du sceau des grands arrêts, l’arrêt Axel Springer avait marqué un tournant dans la jurisprudence de la Cour 22, en énonçant, de façon pédagogique, un mode d’emploi de résolution des conflits entre les droits à liberté d’expression et au respect de la vie privée à destination des juges nationaux. Faisant d’abord l’objet d’une utilisation ponctuelle, voire erratique, cette grille d’analyse est désormais appliquée de façon quasi-systématique pour résoudre les conflits entre les droits à la liberté d’expression et au respect de la vie privée 23. Mais, tandis que l’on s’accordait pour considérer que cette nouvelle approche impliquait un rééquilibrage de la jurisprudence européenne jusqu’alors favorable à la liberté d’expression, plusieurs exemples jurisprudentiels tirés du premier semestre 2017 témoignent d’une utilisation très orientée des critères au profit du droit au respect de la vie privée et partant du très grand subjectivisme de l’exercice. L’appréciation de ces critères retenue dans deux arrêts de Grande Chambre (27 juin 2017, Satakunnan Markkinapörssi Oy et a. c/ Finlande, et 27 juin 2017, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et a. c/ Bosnie-Herzégovine) suscite en effet la perplexité. Dès lors que le juge européen est dans la position d’une autorité de contrôle, il est certes inévitable qu’il dispose, peu ou prou, d’un pouvoir d’interprétation desdits critères. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre la Cour lorsqu’elle affirme que « si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour [qu’elle] substitue son avis à celui des juridictions internes » 24. La marge d’appréciation de l’Etat n’en demeure pas moins sous contrôle. La Cour semble l’oublier…
A) Le principe de transparence malmené
Dans l’affaire Satakunnan, le litige s’est noué à partir de la publication par les sociétés requérantes de données fiscales relatives aux revenus imposables de personnes physiques dans un magazine et par un système de transmission de ces données à un service de SMS. La question qui se posait devant les juges internes portait sur l’interprétation à retenir de la dérogation à des fins de journalisme prévue par la loi finlandaise sur les données à caractère personnel et figurant dans la directive sur la protection des données (95/46/CE). Aussi la Cour administrative suprême avait-elle interrogé la Cour de justice sur ce point à titre préjudiciel, laquelle estima que les activités en cause pouvaient être qualifiées d’« activités de journalisme », si elles avaient pour objet la divulgation au public d’informations, d’opinions ou d’idées par quelque moyen de transmission que ce fût 25. En réponse, la Cour administrative a cru bon de juger que la publication des données fiscales par les sociétés requérantes ne pouvait être considérée comme une activité de journalisme, ce qui a eu pour effet de les empêcher de publier de telles données. Si bien que cette affaire met aux prises trois niveaux de protection : la loi finlandaise sur les données à caractère personnel, la directive sur la protection des données et les obligations conventionnelles de l’Etat au titre des articles 8 et 10. L’enjeu était de taille. Il s’agissait de savoir si la Cour allait délivrer un satisfecit à une interprétation de la Cour administrative suprême, se prévalant elle-même d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne.
Fort du soutien de trois ONG agissant en tiers intervenants, elles se plaignent d’une violation de l’article 10 de la Convention. On n’est guère surpris de voir la Grande chambre souligner le caractère « inhabituel » (§ 120) de l’affaire, la Finlande étant l’un des rares Etats du Conseil de l’Europe à prévoir un accès du public aux données fiscales, mais sans en tirer des conclusions quant à l’étendue de la marge d’appréciation. Très rapidement, elle précise que l’affaire pose un problème de conflit de droits : « d’une part, à l’article 10 et la liberté de la presse, et, d’autre part, au droit à la vie privée découlant de l’article 8 de la Convention dans le contexte particulier de la protection des données » (§ 122). En ce qui a trait à l’applicabilité de l’article 8, le fait que les informations publiées en l’espèce étaient déjà accessibles au public importe peu dès lors que la nature publique d’une information n’est qu’un élément d’appréciation dans l’exercice de mise en balance. Ce constat effectué, la Cour place son contrôle de nécessité sous les auspices de la grille d’analyse énoncée dans les arrêts Von Hannover n°2 et Axel Springer. Pour mener à bien sa mission d’arbitre, elle entend ainsi appliquer les critères de résolution mis au jour dans ces arrêts mais en les adaptant « aux circonstances particulières de l’espèce » (§ 166).
En toute logique, la Cour commence par examiner si la publication de données fiscales relatives aux revenus imposables de personnes physiques contribue à un débat d’intérêt général. Alors que d’ordinaire, ce critère fait l’objet d’une interprétation généreuse, il est en l’espèce neutralisé, pour ne pas dire anéanti. En effet, sans véritablement attacher de l’importance au fait que les données fiscales sont accessibles au public en Finlande, le juge européen se focalise sur la forme des publications. A l’instar de la cour administrative suprême, il tire ainsi argument de la publication de « données [fiscales] brutes, telles quelles, sans aucun apport analytique » (§ 175) pour en déduire que sa finalité exclusive n’était pas la divulgation au public d’informations, d’opinions et d’idées. Bien que ce glissement de l’objet du contrôle du fond vers la forme des publications ne soit pas inédit 26, sa mise en œuvre au stade de l’examen du critère de la contribution à un débat d’intérêt général ne manque pas d’étonner. Aussi, s’agissant du second critère relatif à l’objet de la publication litigieuse et la notoriété des personnes visées, elle observe que celle-ci ne concernait pas exclusivement des personnes publiques et écarte l’argument invoqué par les requérantes du « volume considérable des informations publiées » (§ 181). Selon la Cour, l’argument est réversible. Loin de minimiser l’atteinte à la vie privée, elle l’accentue par son caractère indifférencié et global. Cette tendance à une approche orientée des critères se poursuit au stade de l’examen des modalités d’obtention des informations et de leur véracité avec le constat d’une stratégie de contournement des sociétés requérantes qui n’auraient pas utilisé, en publiant des données à l’état brut, les voies normalement empruntées par les journalistes pour accéder à des données fiscales. Enfin, en ce qui concerne le contenu, la forme et les conséquences de la publication, semble encore jouer un rôle déterminant le fait que les données fiscales, certes déjà accessibles au public, ont été diffusées dans des conditions qui ne relèvent pas du travail de journalisme. Dit autrement, il n’est pas reproché aux sociétés requérantes d’avoir collecté de telles données mais de les avoir diffusé à des fins de sensationnalisme et de voyeurisme. On ne peut malgré tout se défendre du sentiment que la reprise par la Cour de l’appréciation opérée par la cour administrative suprême écarte une jurisprudence bien établie faisant rimer transparence et société démocratique 27. Ne fait-elle également pas preuve d’une singulière indulgence à l’égard des juges internes en leur permettant de définir librement la notion d’activité de journalisme ?
La Cour ne convainc pas non plus lorsqu’elle se réfère au célèbre et discuté arrêt Animal Defenders 28, lequel avait déjà illustré une régression du contrôle de proportionnalité dans une affaire concernant la liberté d’expression. Reprenant ainsi la ligne développée dans cet arrêt, le juge met en exergue la qualité du contrôle parlementaire de la législation finlandaise et l’équilibre entre les intérêts en présence auquel est parvenu le législateur en adoptant l’article 2 § 5 de la loi sur les données à caractère personnel (qui énonce la dérogation à des fins de journalisme) pour mieux souligner la large marge d’appréciation des autorités nationales, y compris des juges nationaux. Or, par ce dédoublement du jeu de la subsidiarité, le contrôle objectif du droit national, censé ménager la souveraineté, en devient presque schizophrénique. Autrement dit, et pour reprendre les propos des juges Sajo et Karakas, « tout en prétendant accorder une ample marge d’appréciation aux autorités de l’État défendeur pour ménager un équilibre entre les droits en jeu, la Cour souhaite aussi permettre aux juridictions internes non seulement de révoquer judiciairement ce qui a été démocratiquement adopté, mais également de redéfinir le sens des notions d’« activités de journalisme » et de « but journalistique ». Bref, même l’esprit de la loi finlandaise aurait été malmenée en l’espèce. Plus encore, l’appréciation retenue par la Cour administrative de la notion d’activité de journalisme et validée par la Cour européenne s’accorde mal avec le nouveau règlement 2016/679 de l’UE du 27 avril 2016 sur la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et la libre circulation de ces données et abrogeant la directive 95/46 /CE 29.
B) La liberté d’expression des ONG réduite à la portion congrue
L’affaire Medžlis Islamske Zajednice Brčko (préc.) n’a pas débouché sur une solution beaucoup plus heureuse pour la liberté d’expression. Etait en cause la condamnation pour diffamation de quatre ONG à la suite de la publication par la presse d’une lettre privée qu’elles avaient adressée aux autorités pour se plaindre de la candidature d’une personne (Mme N.S) au poste de directeur de la radio-télévision multiethnique du district de Brčko. L’arrêt suscite la curiosité en raison de la démarche retenue par la Cour. Plutôt que d’appliquer sa jurisprudence sur les lanceurs d’alerte ou son arrêt Zakharov (4 déc. 2015, n° 14881/03) concernant le signalement des écarts de conduite ou des irrégularités commis par des agents publics 30, la Cour envisage contre toute attente l’affaire sous l’angle de sa jurisprudence relative à la liberté de la presse (!). D’où une contradiction au cœur même de l’arrêt entre l’affirmation selon laquelle « pour statuer sur la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation, il y a lieu de se fonder uniquement sur leur correspondance privée avec les autorités locales et de faire abstraction de la publication de cette lettre dans les médias » (§ 91) et l’application de critères qui concernent la diffusion de déclarations diffamatoires par les médias. L’accent est alors mis sur le contrôle des critères Axel Springer qui sont néanmoins adaptés en l’espèce pour prendre en compte la particularité de l’affaire. Ainsi sont pris en considération le degré de notoriété de la personne concernée, l’objet du reportage, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que le mode d’obtention des informations, leur véracité et la gravité de la sanction imposée. Il s’ensuit une sévérité extrême de la Cour qui se concentre sur la gravité et l’authenticité des allégations contenues dans la lettre privée. Donnant l’impression là encore de s’en remettre largement aux conclusions des juges internes, elle souligne que les allégations litigieuses, selon lesquelles Mme N.S. aurait commis des écarts de conduite sur son lieu de travail et aurait été l’auteur d’un commentaire publié dans la presse qui témoignait du mépris à l’égard des différents segments ethniques et religieux de la société bosnienne, étaient particulièrement graves et portaient atteintes à sa réputation (§ 106), d’autant qu’elles s’analysent en des déclarations factuelles non vérifiées. Ce dont les ONG requérantes étaient-elles mêmes conscientes puisque l’objet de la lettre privée, qui évoquait certes des rumeurs, était surtout d’inciter les autorités à mener une enquête sur lesdites allégations 31. Quid, dans ces conditions, de la transparence du processus de sélection du directeur d’une chaîne de radio publique multiethnique ? L’argument selon lequel « une ONG (…) disposera souvent de plus de moyens pour vérifier et corroborer la véracité des critiques ainsi alléguées qu’un particulier rapportant le fruit de ses observations personnelles » (§ 87) surprend, tant il s’écarte de la jurisprudence accordant aux ONG un rôle de chien de garde de la démocratie.Le parti-pris adopté par la Grande Chambre ne convainc guère. Il convient donc de soutenir sans réserve le juge Kuris pour qui « tout le raisonnement de cet arrêt est un exercice d’implication par imputation, dans lequel chacune des circonstances de fait litigieuses a été interprétée au détriment des requérantes». Somme toute, l’arrêt demeure extrêmement troublant tant sur la méthode que sur la sévérité de la solution qui fait subir à la liberté d’expression des ONG une régression inquiétante. Il reste à espérer que ces deux décisions ne soient pas annonciatrices d’un changement de cap dans la jurisprudence de la Cour.
M.A.
VII. Les contours sinueux de la vie privée
A- Gestation pour autrui : la discordance des solutions expliquée
La gestation pour autrui est décidément de plus en plus fréquemment d’actualité dans le contentieux européen des droits de l’homme. L’onde de choc engendrée par les arrêts Mennesson/ Labassee continue de nourrir une hostilité plus ou moins déclarée mais injustifiée à l’égard de la Cour. Aussi, d’aucuns – les mêmes qui étaient en ébullition après ces arrêts – se sont réjouis, sans doute à tort, du constat de non-violation de l’article 8 retenu par la Cour dans l’affaire Paradiso c/ Italie (préc.) en pensant y déceler un revirement de jurisprudence et une jurisprudence européenne plus respectueuse des souverainetés nationales. C’est peu dire que l’emploi de l’expression de « revirement de jurisprudence » procède ici d’une lecture partiale et partielle de l’arrêt. Dans le présent cas, en effet, était en cause la décision des tribunaux italiens de séparer les parents d’intention d’un enfant de 9 ans issu d’une gestation pour autrui (réalisée en Russie sans participation biologique de l’un des parents) et de le confier à une famille d’accueil. Or, il est bon de rappeler que dans les affaires Mennesson/ Labassee la Cour européenne était seulement invitée à juger de la compatibilité avec la Convention d’un refus de reconnaître la filiation d’un enfant issu d’une gestation pour autrui par un refus de transcription d’acte de naissance. Comme le relève la Grande chambre in specie, il faut ajouter à cela l’absence de lien biologique entre l’enfant et les parents d’intention et le fait que l’enfant n’était pas ici requérant devant la Cour (§§ 131-135). Sous l’angle de l’applicabilité de l’article 8, la Grande chambre se démarque de l’arrêt de chambre : là où celle-ci avait conclu à l’existence d’une vie familiale de facto entre les requérants et l’enfant eu égard à la durée de la cohabitation avec lui, la Grande chambre rejette l’article 8 dans son volet familial pour se concentrer uniquement sur la notion de vie privée. L’interprétation plus stricte de la notion de « vie familiale » s’appuie sur trois éléments : l’absence de lien biologique entre l’enfant et les parents d’intention (§ 142), la courte durée (8 mois) de la relation avec l’enfant (§ 152) ainsi que la précarité des liens juridiques malgré l’existence d’un projet parental et la qualité des liens affectifs (§ 156). Il convient ainsi de relever la place importante accordée à la conduite des parents, l’arrêt soulignant le lien entre la séparation des requérants avec l’enfant et leur conduite « contraire au droit italien ». En statuant de la sorte, la Cour retient une base plus juridique plus propice au développement de la théorie de la marge d’appréciation. Sur le volet vie privée, la Grande chambre confirme ce que l’on savait déjà depuis l’arrêt Evans c/ Royaume-Uni 32, à savoir que l’article 8 protège le droit au respect de la décision des requérants de devenir parents. En l’espèce, la Cour amorce néanmoins une évolution de sa jurisprudence dans la mesure où, contrairement aux affaires examinées jusqu’à présent, l’arrêt Paradiso ne concerne pas des parents génétiques, ce que la Cour reconnaît d’ailleurs plus loin au stade de la détermination de l’étendue de la marge d’appréciation. À tout le moins reconnaît-t-elle qu’une « grande partie de leur vie était projetée vers l’accomplissement de leur projet, devenir parents en vue d’aimer et éduquer un enfant » (§ 163). Ayant avalisé la base légale de la décision de séparer les requérants de l’enfant et la légitimité des motifs invoqués de défense de l’ordre et de la protection des droits d’autrui, la Grande chambre place son contrôle de proportionnalité sous le signe du self restreint : refus du contrôle abstrait, reconnaissance à l’Etat d’une large marge d’appréciation…. Outre des éléments objectifs – le sujet est « éthiquement sensible » (§ 194), met en jeu une mise en balance entre des intérêts contradictoires et ne fait pas l’objet d’un consensus – la situation factuelle de l’espèce déjà évoquée précédemment se prêtait à l’exercice d’un contrôle de proportionnalité plus souple. Aussi, la Grande chambre n’entend-elle pas remettre en cause la pertinence des motifs invoqués par les juridictions nationales, en particulier celui sur l’illégalité de la conduite des requérants. S’agissant de la proportionnalité au sens strict et de la question de savoir si les juges nationaux n’ont pas excédé la marge d’appréciation qui leur a été accordée, l’arrêt insiste sur la situation illégale créée par les requérants et neutralise totalement l’argument selon lequel la décision litigieuse aurait porté atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette marginalisation de l’intérêt de l’enfant peut sembler expéditive, la Cour s’étant déjà montrée sensible à l’intérêt d’acteurs non parties à la procédure mais impliqués dans un conflit de droits. In fine, pour admettre la conventionnalité de la décision de séparation, la Cour européenne a été extrêmement sensible à l’intérêt général, poursuivi par la législation italienne d’interdiction de la gestation pour autrui, de « protection des femmes et des enfants potentiellement concernés par des pratiques qu’il perçoit comme étant hautement problématiques d’un point de vue éthique » (§ 203). Dans la jurisprudence européenne, le rattachement d’un intérêt en conflit à l’intérêt général opère souvent comme un argument d’autorité. C’est ce dont témoigne encore l’affaire Paradiso. Bien que certains passages de l’arrêt versent dans l’approche compassionnelle, l’analyse globale et objective de la législative italienne l’a de loin emporté sur un examen circonstancié des incidences de la décision litigieuse.
B- Régime juridique du FNAEG : petite leçon aux autorités françaises sur la protection des données à caractère personnel
C’est une autre facette de la vie privée que la Cour a eu à examiner dans l’affaire Aycaguer c/ France (22 juin 2017, n° 65714/11), dans laquelle était en cause la condamnation du requérant pour avoir refusé de se soumettre à un prélèvement biologique en vue d’une inscription au fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Très rapidement, l’arrêt se focalise sur la question de la « nécessité de cette ingérence au regard des exigences de la Convention » (§ 37) La fermeté du contrôle fait écho au rôle fondamental joué par la protection des données à caractère personnel « dans l’exercice du droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8 de la Convention » (§ 38). Aussi, dans le sillage de sa jurisprudence S. et Marper (Grde ch., 4 déc. 2008, n° 30562/04 et 30566/04), la Cour s’efforce de garantir l’effectivité de ce droit en vérifiant que le droit interne comporte des garanties suffisantes pour éviter qu’il soit l’objet d’atteintes abusives. Ces exigences qui ne surprennent plus personne tant elles sont solidement ancrées dans la jurisprudence n’ont apparemment pas inspiré le droit français. En premier lieu, l’arrêt égratigne la réglementation française (l’article R. 53-14 du code de procédure pénale) qui fixe comme limite à la conservation des profils ADN la durée de 40 ans sans qu’aucun décret ne soit intervenu pour aménager cette durée. En second lieu, le juge européen vient au soutien d’une réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel mais sans « connaître de suite appropriée » (§ 43). Par une décision QPC du 16 septembre 2010 qui portait sur les mêmes dispositions législatives en cause in specie mais dans leur rédaction antérieure à la loi n° 2010-242 du 10 mars 2010, le Conseil avait considéré que le renvoi à un décret n’était pas contraire à la Constitution sous réserve que le pouvoir réglementaire prenne soin de « proportionner la durée de conservation de ces données personnelles, compte tenu de l’objet du fichier, à la nature ou à la gravité des infractions concernées tout en adaptant ces modalités aux spécificités de la délinquance des mineurs ». Or, le juge européen déplore l’ineffectivité de cette réserve qui n’a pas été prise en compte de sorte « qu’aucune différenciation n’est actuellement prévue en fonction de la nature et de la gravité de l’infraction commise » (§ 43), ce d’autant plus que le code de procédure pénale vise des situations nullement comparables. Les faits de l’espèce l’illustrent de façon topique puisque le requérant a été poursuivi au départ pour des coups portés sur les forces de l’ordre lors d’un rassemblement syndical agricole. Comme le remarque la Cour, cette situation est bien distincte d’autres hypothèses plus graves visées par l’article 706-55 du code de procédure pénale : crimes contre l’humanité, actes de torture et de barbarie, traite des êtres humains… Le constat de violation de l’article 8 est sans appel. Flirtant assez logiquement avec un contrôle abstrait de la législation française relative au régime de conservation des profils ADN dans le FNAEG, la Cour encourage donc fortement le pouvoir réglementaire à respecter la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel en aménageant la durée en fonction « de la nature et de la gravité de l’infraction commise » et en prévoyant une possibilité d’effacement. Autant dire que la solution de cet arrêt, qui constitue ni plus ni moins la manifestation de la complémentarité des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, doit être saluée.
C- Changement de sexe à l’état civil : quand le droit français anticipe une condamnation européenne !
L’identité sexuelle, autre élément fondamental du droit au respect de la vie privée, mérite également une attention particulière avec l’apport de l’arrêt A.P., Garçon et Nicot c/ France du 6 avril 2017. Civilement reconnus comme étant de sexe masculin, les requérants se plaignent d’une violation de l’article 8 du fait que leur demande de changement de sexe a été refusé au motif qu’ils n’ont pas établi le caractère irréversible de la transformation de leur apparence, condition posée par la Cour de cassation qui s’ajoute à celle exigeant d’établir la réalité du syndrome transsexuel. Faisant application d’une jurisprudence classique en matière d’identité sexuelle, la Cour confirme que la question de la reconnaissance légale de l’identité sexuelle des personnes transgenres se pose également pour les transsexuels non opérés (§ 94). L’applicabilité de l’article 8 reconnue, la Cour pouvait se lancer dans l’examen de proportionnalité dont l’enjeu était ici de savoir si en exigeant des demandeurs au changement de sexe à l’état civil la constatation d’un changement physique apparent irréversible, la France avait méconnu son obligation positive de reconnaître juridiquement la conversion sexuelle des personnes transsexuelles ? A cette question, l’arrêt répond par la positive. Selon la Cour, l’absence de consensus en la matière ne constitue pas un facteur décisif pour déterminer l’étendue de la marge d’appréciation de l’Etat défendeur 33. La nature du droit en jeu – concernant un aspect essentiel de l’identité intime des personne (§ 123) et une expression de l’autonomie personnelle – et la suppression de la condition litigieuse du droit de onze Etats parties au Conseil de l’Europe plaident pour un rétrécissement de la marge. A titre surabondant est souligné l’abandon récent par de nombreux acteurs internationaux de défense des droits de l’homme de la condition de stérilité. Il est bien connu que l’article 8, comme l’article 3, protège l’intégrité physique et morale des individus et qu’il exclut à ce titre tout acte médical pratiqué sans le consentement de la personne concernée. Or, c’est là que le bât blesse puisque « conditionner [comme le faisait le droit positif français à l’époque des faits] la reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transgenres à la réalisation d’une opération ou d’un traitement stérilisants – ou qui produit très probablement un effet de cette nature – qu’elles ne souhaitent pas subir, revient ainsi à conditionner le plein exercice de leur droit au respect de leur vie privée que consacre l’article 8 de la Convention à la renonciation au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique que garantit non seulement cette disposition mais aussi l’article 3 de la Convention » (§ 131). Bref, le droit français est en deçà des exigences conventionnelles. A partir de là, il est aisé à la Cour de constater une violation de l’obligation positive par la France en raison d’une rupture du juste équilibre à ménager entre les intérêts généraux 34 et les intérêts des requérants. On notera, enfin, la tardiveté de la solution européenne qui condamne une condition n’étant plus exigée par le droit français depuis la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 sur la modernisation de la justice du XXIe siècle 35. On assiste dans ce cas à ce qu’il convient d’appeler une normalisation européenne du droit français par anticipation.
M.A.
Notes:
- http://www.echr.coe.int/Documents/Press_Q_A_Paradiso_and_Campanelli_FRA.pdf ↩
- Les opinions séparées des juges à la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2004 ↩
- Voy. l’excellente thèse d’A. Schahmaneche, La motivation des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, Pedone, Publications de l’institut international des droits de l’homme, Paris, 2014 ↩
- Communiqué de presse du 1er juin 2017 ↩
- Pour des violations de l’article 3 : 12 oct. 2004, Bursuc c/ Roumanie, n° 42066/98, § 124 ; 20 janv. 2005, Mayzit c/ Russie, n° 63378/00, § 88 ; 27 juill. 2006, Davtian c/ Géorgie, n° 73241/01, § 71 ; 18 oct. 2007, Babouchkine c/ Russie, n° 67253/01, § 62 ; 7 juin 2007, Igor Ivanov c/ Russie, n° 34000/02, §§ 50-51 ; 31 juil. 2008, Nadrossov c/ Russie, n° 9297/02, § 54 ; 3 juil. 2008, Tchember c/ Russie, n° 7188/03, § 77 ; 21 juin 2011, Chudun c/ Russie, n° 20641/04, § 129 ; 6 nov. 2012 Borodin c/ Russie, n° 41867/04, § 166 ; pour une violation de l’article de l’article 2 : 18 déc. 2008, Kats et autres c/ Ukraine, n° 29971/04, § 149 ; dans le contexte de l’article 5 : 2 oct. 2008, Rusu c/ Autriche, n° 34082/02, § 62 ; 25 fév. 2010, Crabtree c/ République tchèque, n° 41116/04, § 60 ; voire dans une affaire relative à l’article 8 : 17 juill. 2008, X c/ Croatie, n° 11223/04, §§ 61-63 ↩
- En ce sens, 6 nov. 1980, Sunday Times c/ Royaume-Uni, (article 50), n° 6538/74, § 14 ; 26 nov. 1992, Francesco Lombardo c/ Italie, n° 11519/85, § 25 ; 13 juil. 1995, Nasri c/ France, n° 19465/12, § 49 ↩
- Selon la Cour constitutionnelle, cette différence de traitement « se justifie par la nécessité de prendre en compte l’âge et les caractéristiques sociales et physiologiques des personnes relevant de ces catégories sur la base des principes de justice et d’humanité en matière pénale en vue d’atteindre, de manière plus complète et efficace, les objectifs de la sanction pénale dans un État démocratique fondé sur l’état de droit », DC, 25 fév 2016, citée au § 18 ↩
- Gde ch., 18 oct. 2006, n° 46410/99 ↩
- Gde ch., 29 janv. 2008, Saadi c/ Royaume-Uni, n° 13229/03, § 74 ↩
- à l’époque des faits, la directive UE 2003/9 du 27 janvier 2003, depuis abrogée et remplacée, avec effet au 21 juillet 2015, par la directive 2013/33 du 26 juin 2013 ↩
- Not. s’agissant de mineurs non accompagnés : Cour EDH, 12 oct. 2006, Mubilanzila Mayeka, n° 13178, §§ 99-104 ; 5 avr. 2011, Rahimi c/ Grèce, n° 8687/08, §§ 108-110 ; 24 oct. 2013, Housein c/ Grèce, n° 71825/11, § 76 ; pour des mineurs accompagnés : 19 janv. 2012, Popov c/ France, n° 39472/07, § 119 ; 12 juill. 2016, A.B. et autres c/ France, n° 11593/12, § 123 ; concernant des étrangers malades, 20 déc. 2011, Yoh-Ekale Mwanje c/ Belgique, n° 10486/10, § 124 ↩
- Voir, en ce sens, la conclusion de non-violation de l’article 2 dans l’arrêt Gugliani et Gaggio c/ Italie, Gde ch., 24 mars 2011, n° 23458/02, relatif à la mort d’un manifestant pendant le même évènement international ↩
- Gde ch., 30 nov. 2004, Öneryıldız c/Turquie, n° 48939/99, § 71 et § 94 ↩
- 20 mars 2008, Budayeva et autres c/ Russie, n° 15339/02, § 142 ↩
- 9 avr. 2013, Mehmet et Bekir Şentürk c/Turquie, n°. 13423/09, § 104 ↩
- 4 fév. 2014, Oruk c/Turquie, n° 33647/04, §§ 56-65 ↩
- Voir par comparaison dans le domaine de la liberté d’expression, Gde ch., 12 sept. 2011, Palomo Sánchez et al. c/ Espagne, n° 28955/06, § 76 ↩
- Dans le prolongement de l’arrêt Harakchiev et Tolumov (8 juil. 2014, n° 15018/11 et 61199/12, § 280), la Cour conclut en revanche unanimement à la violation de l’article 3, en raison des conditions de détention du requérant, combinées avec sa réclusion à perpétuité sans commutation et l’application d’un régime restrictif de l’exécution de sa peine ↩
- § 101, nous soulignons ↩
- CDH, José Luis Gutiérrez Vivanco c/ Pérou, n° 678/1996, 15 avr. 2002 ou CIADH, Lori Berenson Mejía c/ Perou, n° 119, 25 nov. 2004 ↩
- Pour une mise en perspective, C. Husson-Rochcongar, « Du témoin sans témoignage au témoignage sans témoin. Faire preuve pour faire justice ? », in Mélanges Nicole Decoopman, Amiens, CEPRISCA, 2014, p.205-241 ↩
- Gde ch., 7 févr. 2012, n° 39954/08 et Von Hannover c/ Allemagne n° 2 rendu le même jour, n° 40660/08 ↩
- La même méthode est reprise pour résoudre les conflits entre les droits protégés aux 6 et 10 de la Convention : 1er juin 2017, Giesbert et a. c/ France, n° 68974/11 ↩
- 21 févr. 2017, Rubio Dosamantes c/ Espagne, § 31, n° 20996/10 ↩
- affaire C-73/07 Tietosuojavaltuutettu c/ Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, EU:C2008/727 ↩
- (ch., 10 déc. 2007, Stoll c/ Suisse, n° 69698/01 ↩
- Pour une approche plus libérale, voy. 21 janv. 1999, Fressoz et Roire c/ France, Rec. 1999-I ↩
- Gde ch., 22 avr. 2013, Animal Defenders International c/ Royaume-Uni, n° 48876/08 ↩
- A partir du 25 mai 2018 ↩
- Jurisprudence appliquée par la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine en l’espèce ↩
- En atteste l’usage des formulations suivantes : « [s]elon les informations dont nous disposons » et « [n]ous espérons que vous donnerez à notre lettre les suites qui conviennent » ↩
- Gde ch., 10 avr. 2007, n° 6339/05 ↩
- La reconnaissance juridique de l’identité de genre des personnes transgenres est subordonnée à la stérilisation du demandeur dans 24 Etats ↩
- Ici la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la garantie de la fiabilité et la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique ↩
- L’article 61-5 du code civil permet désormais à toute personne d’obtenir la modification de son état civil lorsque « la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification ». L’article 61-6 précise, pour sa part, que « le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande » ↩