Identité et/ou liberté de religion dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
La liberté de religion étant l’un des « éléments les plus essentiels de l’identité des croyants » selon la Cour européenne des droits de l’homme, elle s’emploie à préserver le secret des convictions chaque fois que la révélation pourrait être source de discriminations tout en favorisant la libre expression de cette identité, la foi sans les actes étant réduite à rien ou peu de choses. Toutefois des limites peuvent être imposées, notamment pour protéger les valeurs « identitaires » propres à la Convention elle-même ou aux Etats qui l’ont ratifiée.
La quête identitaire peut être associée à une panoplie de libertés comme en atteste la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, que cette quête soit individuelle, le plus souvent dans le cadre de la vie privée et familiale, ou collective s’agissant notamment de minorités.
Sur le plan individuel, la quête de sa propre identité est une composante essentielle du droit à la vie privée et familiale. Selon la Cour « l’article 8 protège un droit à l’identité et à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur » (6 février 2001, Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47). A cet épanouissement « contribuent l’établissement des détails de son identité d’être humain et l’intérêt vital, protégé par la Convention, à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l’identité de ses géniteurs » (GC, 13 février 2003, Odièvre c/France, § 29). S’agissant de relations entre des adultes et un enfant sans lien biologique, la Cour évoque « l’identité sociale des individus » (GC, 24 janvier 2017, Paradiso et Campanelli c/Italie, § 161 s’agissant d’une mère porteuse dans le cadre d’une GPA) et, sur un autre plan, la reconnaissance par la société de « l’identité sexuelle » a joué un rôle de tout premier plan dans la construction d’un statut protecteur des transsexuels (GC, 11 juillet 2002, Goodwin c/Royaume-Uni, § 91).
Sur le plan collectif, la Cour admet que « l’identité ethnique » d’un individu est un élément important de sa vie privée (GC, 4 déc. 2008, S.et Marper c/R-U, § 66) et que « à partir d’un certain degré d’enracinement, tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres » (GC, 15 mars 2012, Aksu c/Turquie). Si la Cour, dans ces situations, s’appuie plus facilement sur la particulière vulnérabilité du groupe minoritaire que sur la protection de son identité, il est indéniable que, implicitement au moins, la garantie de l’identité du groupe participe ou se nourrit de la reconnaissance de sa vulnérabilité et de la protection spécifique qu’elle requiert. Parfois le marqueur identitaire revendiqué n’emporte cependant pas l’adhésion de la Cour. Ainsi, par exemple, la Cour a pu juger que des propos contestant la portée d’événements historiques particulièrement sensibles pour un pays et touchant à son identité nationale ne peuvent à eux seuls être réputés heurter gravement les personnes visées (2 octobre 2001, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, §§ 104-107) tout comme des propos contestant l’identité même d’un groupe national (15 janvier 2009, Association de citoyens Radko et Paunkovski, précité, §§ 70-75). Plus récemment, elle n’a pas été « convaincue que les propos dans lesquels le requérant refusait aux événements survenus en 1915 et les années suivantes le caractère de génocide, mais sans nier la réalité des massacres et des déportations massives, aient pu avoir de graves conséquences sur l’identité des Arméniens en tant que groupe » (GC, 15 octobre 2015, Perinçek c/Suisse, § 253).
Mais c’est surtout au regard de la garantie de la liberté de manifester sa religion que le rapport identité/liberté apparaît le plus pertinent tant dans sa dimension individuelle que collective.
Dès son premier arrêt relatif à l’article 9 garantissant la liberté de pensée, de conscience et de religion, la Cour affirmait que cette liberté « figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents » (25 mai 1993, Kokkinakis c/Grèce, § 31).
Le choix de traiter la question du rapport identité/liberté sur ce terrain de la liberté de religion n’est pas anodin. Il mobilise une liberté contestée, qui « dérange » 1, essentiellement par ses manifestations individuelles et collectives et qui, parfois, affronte l’identité revendiquée par l’Etat lui-même et le mécanisme de garantie des droits auquel il adhère. Il est ainsi possible d’étudier le rapport identité/liberté dans sa composante positive : l’identité comme vecteur de la liberté de pensée ou de religion, c’est « l’identité heureuse » (I). Dans sa composante négative du point de vue du requérant, celui-ci s’estime victime de la contre-identité de l’Etat ou d’une organisation qu’il perçoit comme liberticide mais qui peut aussi s’analyser en une contre-identité libératrice de « l’identité malheureuse » (II) 2.
I. L’identité comme vecteur de la liberté ou « l’identité heureuse »
Qu’elle soit cachée (A) ou affirmée (B) avec plus ou moins de force, l’identité religieuse et areligieuse dans le premier cas, essentiellement religieuse dans le second, est protégée par la Cour européenne des droits de l’homme dans la logique de son affirmation selon laquelle la liberté de religion est un des « éléments les plus essentiels de l’identité des croyants … des athées, agnostiques, sceptiques ou indifférents» (Kokkinakis préc.).
A. La préservation du secret de l’identité religieuse ou areligieuse
La Cour européenne impose le respect du forum internum des croyants comme des incroyants qui, en cas de « fichage » plus ou moins avéré de leurs convictions, pourraient être victimes de discriminations.
Ainsi les autorités grecques ont dû supprimer la mention de la religion sur les cartes d’identité. Répondant à un requérant grec qui souhaitait que la mention de sa religion orthodoxe figure, à titre facultatif et sur une base volontaire, sur sa carte d’identité, la Cour souligne que « les convictions religieuses […] ne constituent pas une donnée servant à individualiser un citoyen dans ses rapports avec l’État ; non seulement elles relèvent du for intérieur de chacun, mais elles peuvent aussi, comme d’autres données, changer au cours de la vie d’un individu ; leur mention dans un document risque aussi d’ouvrir la porte à des situations discriminatoires dans les relations avec l’administration ou même dans les rapports professionnels » (12 déc. 2002, Sofianopoulos et a. c/ Grèce). A fortiori, la mention obligatoire de la religion dans une case figurant sur la carte d’identité, même si cette case peut, à la demande de l’intéressé, demeurer vide, viole la Convention (2 févr. 2010, Sinan Isik c/ Turquie).
Dans la même logique, la Cour juge que la prestation de serment consistant à faire une déclaration la main droite posée sur la Bible d’un avocat, de témoins, plaignants ou suspects d’avoir commis des infractions pénales les obligeant à révéler qu’il n’étaient pas chrétiens (21 février 2008, Alexandridis c/ Grèce ; 8 janvier 2013, Dimitras c/Grèce) ou qu’ils n’ont aucune conviction religieuse (18 février 1999, Buscarini c/ Saint-Marin) viole leur liberté de ne pas avoir à révéler leurs convictions religieuses ou philosophiques.
Dans un autre registre, l’Etat instructeur doit veiller à ne pas imposer de contraintes amenant l’enfant ou ses parents à dévoiler précisément leurs convictions religieuses ou leur athéisme pour obtenir une dispense d’un cours d’éducation religieuse dépassant le cadre de l’enseignement du seul fait religieux au profit d’une enseignement de type confessionnel (GC, 29 juin 2007, Folgero c/ Norvège ; CEDH, 9 octobre 2007, Zengin c/ Turquie).
L’État se voit ainsi imposer de fortes obligations négatives liées au respect du caractère absolu de la liberté de choisir sa religion ou de ne pas en avoir et protégeant les individus des préjugés dont ils pourraient être les victimes expiatoires du fait du caractère minoritaire de leurs convictions religieuse ou philosophique.
Cette posture dicte aussi l’attitude des juges européens eux-mêmes qui s’interdisent de pénétrer dans les consciences et dans les doctrines pour y déterminer qui peut revendiquer cette garantie et pourquoi. La volonté des requérants, personnes physiques ou morales, de se placer sur le terrain de la garantie de l’article 9 de la Convention bénéficie en général d’une approche favorable, quelle que soit la pratique revendiquée, quel que soit le groupement religieux concerné. De façon récurrente la Cour affirme, tout en réservant « des cas très exceptionnels » (8 avril 2014, Magyar Keresztény Mennonita Egyház and Others c/ Hongrie, § 76), que « le devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci » 3.
La Cour considère, par exemple, que le débat sur la nature religieuse ou non de la burqa (SAS préc.) ou sur le port obligatoire de la calotte par les hommes musulmans (5 déc. 2017, Hamidovic c/Bosnie-Herzégovine) ne peut faire obstacle à la volonté des requérants de se placer sur le terrain de l’article 9 de la Convention. Dans l’arrêt SAS, la Cour affirme très clairement que l’on ne saurait « exiger de la requérante, ni qu’elle prouve qu’elle est musulmane pratiquante, ni qu’elle démontre que c’est sa foi qui lui dicte de porter le voile intégral … ses déclarations suffisent à cet égard » (§56).
Elle n’opère par ailleurs aucune distinction entre les religions traditionnelles et les nouveaux mouvements revendiquant l’exercice de la liberté de religion fussent-ils les plus originaux (par ex. les druides : déc. 14 juillet 1987, n°12587/86, Chappel c/Royaume-Uni ; 19 octobre 1998, n°31416/96, Pendragon c/Royaume-Uni), les plus exotiques (le groupe Osho par ex. : CEDH, 27 juillet 2010, Gineitiene c/ Lituanie ; 27 février 2018, Mockuté c/Lituanie), les plus critiqués (l’Eglise de Scientologie souvent sous les feux des critiques : CEDH, 5 avril 2007, Eglise de scientologie c/Russie ; 1er octobre 2009, Kymlia et a. c/Russie).
L’identité du groupement religieux ne doit pas être imposée d’en haut selon une logique stigmatisante. La Cour admet certes que l’Etat puisse informer sur les « sectes » (CEDH, 6 novembre 2008, Leela Forderkreis E.V. c. Allemagne 4), mais condamne l’utilisation abusive de cette labellisation infâmante, par exemple lorsqu’un juge national fonde sa décision sur une appréciation in abstracto tiré de cette qualification 5. Comme elle a eu l’occasion de le souligner récemment, « dans les traditions de nombreux pays, la désignation en tant qu’Église et la reconnaissance de l’État sont les clés du statut social sans lequel la communauté religieuse peut être vue comme une secte douteuse » et « le refus de reconnaître une communauté religieuse en tant qu’Église peut amplifier les préjugés contre les adhérents de telles communautés, souvent de petite taille, particulièrement dans le cas de religions professant des enseignements nouveaux ou inhabituels » (CEDH, 8 avril 2014, Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, § 92).
B. L’expression épanouie de l’identité religieuse
L’identité du croyant est dynamique. Elle peut contribuer à l’évolution d’autres individus qu’en conduisant à la lumière elle va amener à changer d’identité religieuse ou areligieuse. Comme le souligne la Cour, la liberté de religion « comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un « enseignement », sans quoi du reste « la liberté de changer de religion ou de conviction », consacrée par l’article 9, risquerait de demeurer lettre morte » (Kokkinakis, § 31). C’est la consécration du prosélytisme consubstantiel à la liberté de religion.
Le paradoxe tient ici au fait que l’identité du croyant peut-être renversée par un mécanisme inhérent à sa propre identité. La Cour ajoute en effet qu’il faut « distinguer le témoignage chrétien du prosélytisme abusif : le premier correspond à la vraie évangélisation qu’un rapport élaboré en 1956, dans le cadre du Conseil oecuménique des Églises, qualifie de « mission essentielle » et de « responsabilité de chaque chrétien et de chaque église » » (Kokkinakis, § 48). L’identité du chrétien orthodoxe est ainsi influencée, voire remodelée, par un prédicateur d’une autre obédience colportant ce qu’il serait sensé prêcher lui-même. L’arroseur arrosé en quelque sorte !
L’identité du croyant se nourrit aussi de l’identité de l’église à laquelle il appartient. La Cour consacre cette autonomie et préserve les groupements religieux de oute ingérence étatique dans leur fonctionnement. Comme elle le souligne « l’un des moyens d’exercer le droit de manifester sa religion, surtout pour une communauté religieuse, dans sa dimension collective, passe par la possibilité d’assurer la protection juridictionnelle de la communauté, de ses membres et de ses biens » (13 déc. 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie c/Moldavie, § 118). L’autonomie ecclésiale se double d’une autonomie disciplinaire qui « interdit à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre ou exclure un individu ou à lui confier une responsabilité religieuse quelconque », préservant ainsi son identité propre (14 juin 2007, Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c/Ukraine, § 146). Confrontée à une menace interne, les églises peuvent « réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein et qui pourraient présenter un danger pour leur cohésion, pour leur image ou pour leur unité » (§ 165).
Les groupements religieux sont ainsi bien armés pour défendre leur identité. Comme le soutenait une tierce partie intervenante « si une église devait continuer à employer des personnes dont les croyances sont incompatibles avec les siennes, elle perdrait son identité » (3 février 2011, Siebenhaar c/Allemagne).
En cas de conflit entre le droit à l’autonomie ecclésiale et la vie privée, le problème doit être réglé sur la base d’un critère fonctionnel dont dépend très largement l’étendue de l’obligation de loyauté du salarié. Les relations cléricales ou semi-cléricales demeurent les plus exposées (GC, 12 juin 2014, Fernandez Martinez c/Espagne) mais les juges nationaux doivent scrupuleusement se pencher sur « la question de la proximité de l’activité du requérant avec la mission de proclamation de l’Eglise » (23 septembre 2010, Schüth c/Allemagne, § 69 : licenciement de l’organiste et chef de chœur d’une paroisse catholique coupable d’adultère et, aux yeux de l’église, de bigamie) sous peine d’inconventionnalité.
L’identité est sanctuarisée dès lors qu’un requérant se voit renvoyé au droit canonique et à leurs organes d’application pour régler une question indemnitaire relative à son service pastoral sans pouvoir invoquer le droit au juge de droit commun pour bénéficier du procès équitable garantit par l’article 6 de la Convention (GC, 14 sept. 2017, Karoly Nagy c/Hongrie).
Dans toutes ces situations l’identité du croyant ou de l’église à laquelle il appartient est protégée, parfois contre son gré (par exemple dans l’affaire Sofianopoulos), par la Cour européenne. Identité et liberté se confondent dans une dynamique positive. D’autres situations apparaissent plus complexes car elles naissent d’un conflit d’identités.
II. L’identité libératrice de « l’identité malheureuse »
A la préservation de la notion de « société démocratique » au sens de la Convention, véritable marqueur identitaire conventionnel (A), fait échos la préservation de l’identité de l’Etat qui peut s’incarner dans des valeurs pouvant faire obstacle à la libre manifestation des convictions reflétant une identité incompatible avec certaines d’entre elles (B).
A. La préservation de la notion de « société démocratique » comme marqueur identitaire conventionnel
Globalement tout Etat partie à la Convention endosse l’identité commune de « société démocratique » au sens de la Convention et s’engage à ne restreindre les droits et libertés garantis, notamment la liberté de religion, que dans la mesure où ces restrictions sont nécessaires au respect de cette identité.
Propre à sa défense, l’effet guillotine de l’article 17 de la Convention permet à la Cour de refuser toute invocation de celle-ci qui pourrait servir à propager des idées extrémistes ou contraires à ses valeurs, à son identité (par ex. CEDH, 19 juin 2010, Hizb Ut-Tahrir c/Allemagne: association islamique appellant au renversement des gouvernements non islamiques et à l’établissement d’un califat islamique ; 20 juillet 2017, Belkacem c/Belgique : dirigeant de l’organisation « Sharia4Belgium » sanctionné pour propos haineux).
Ce verrou est cependant d’une utilisation assez rare. La Cour préfère se placer sur le terrain de la violation, ou non, d’un droit substantiel jouant ainsi elle-même le jeu démocratique et préservant l’identité de la Convention sans mettre à mal irrémédiablement le droit ou la liberté concernée qui doit être préservé moyennant certains aménagements, voire certains renoncements.
Ainsi, un parti politique ayant pour objet d’établir un régime théocratique fondé sur la charia peut être dissout puisque, comme l’indique la Cour « il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses ». Un parti politique visant à instaurer « la charia dans un Etat partie à la Convention peut difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de la Convention » (GC, 13 février 2003, Refah Partisi c/Turquie, § 123).
L’identité du système conventionnel ne saurait, même aménagé, s’accorder avec un régime fondé sur la théocratie qui « obligerait les individus à obéir non pas à des règles établies par l’Etat … mais à des règles statiques de droit imposées par la religion concernée » (Ibid. §119).
S’agissant de l’application de la charia dans le contexte spécifique des traités organisant la protection des minorités musulmanes à la dissolution de l’empire ottoman, la Cour a pu par ailleurs noter que « l’État ne peut assumer le rôle de garant de l’identité minoritaire d’un groupe spécifique de la population au détriment du droit des membres de ce groupe de choisir de ne pas appartenir à ce groupe ou de ne pas suivre les pratiques et les règles de celui-ci » (GC, 19 décembre 2018, Molla Sali c/Grèce, § 156). L’identité minoritaire du groupe des musulmans de Thrace fondée sur une application de la charia avec des conséquences gravement discriminatoire doit ici encore s’effacer devant l’interdiction des discriminations qui est aussi un élément clé de toute société démocratique au sens de la Convention. Imposer le recours à la charia sans possibilité de dérogation est en soi une atteinte aux droits des minorités. En effet la Cour souligne que « refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification », notamment « l’aspect négatif du droit de libre identification … c’est-à-dire le droit de choisir de ne pas être traité comme une personne appartenant à une minorité » Ibid. §157). La Cour consacre le droit négatif à l’identification au groupe comme principe fondamental de liberté.
Cet exemple illustre la forte identité conventionnelle qui s’impose aux Etats parties et dont ils doivent eux-mêmes être les premiers garants et protecteurs. Dans ce cas aucune dérogation ou tolérance proportionnée ne peut être admise qui mettrait à mal cette « identité ». Ce verrou inviolable se retrouve également dans la garantie des droits indérogeables, notamment en cas d’expulsion ou d’extradition vers un pays pratiquant les traitements inhumains et dégradants, la torture ou la peine de mort, toutes sanctions fondées sur des préceptes de droit musulman (Jabari c/Turquie, 1er juillet 2000 : risque d’être jugée pour adultère en cas de renvoie en Iran et d’être condamnée à la lapidation ; D. c/RU, 22 juillet 2006 : risque de châtiments corporels en cas de renvoie vers l’Iran ; FG c/Suède, 23 mars 2016 : risque de violation des articles 2 et 3 en cas de renvoi de ce converti au christianisme vers l’Iran ; M.E. c/France, 6 juin 2013 : risques de violences privées contre ce copte d’Egypte).
Sans s’exporter, l’identité conventionnelle se drape d’effets extra-territoriaux bénéfiques. On ne peut que se réjouir de l’ « identité malheureuse » car rejetée d’Etats intolérants et peu respectueux de la liberté de religion. Les victimes potentielles de ces actes peuvent ainsi revêtir leur nouvelle « identité heureuse » d’hommes ou de femmes libérés du poids mortifère de ces traditions.
Dans ces situations, l’ « identité malheureuse » est celle des oppresseurs de tous poils (partis politiques, systèmes juridique, Etats tiers voire personnes privées) empêchées d’oppresser ou de discriminer librement. Ce « malheur » là est bienvenu et il faut souhaiter que l’identité conventionnelle continue d’imposer ces limites indépassables qui loin d’être liberticides, sont au contraire libératrices. C’est la consécration de l’identité heureusement malheureuse.
D’autres situations sont plus délicates.
B. La préservation de l’identité de l’Etat incarnée dans une « tradition constitutionnelle »
L’Etat demeure libre dans le système conventionnel d’afficher, sous certaines conditions, ses racines historiques les plus profondes.
Ainsi, la place prépondérante accordée au christianisme dans les programmes scolaires « eu égard à la place qu’occupe le christianisme dans l’histoire et la tradition de l’Etat défendeur … relève de la marge d’appréciation dont jouit celui-ci pour définir et aménager le programme des études » (Folgero préc., § 89). Sous certaines conditions, la présence obligatoire d’un crucifix dans les salles de classe relève de cette même ample marge d’appréciation. Selon le gouvernement italien « la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, qui est le fruit de l’évolution historique de l’Italie, ce qui lui donne une connotation non seulement culturelle mais aussi identitaire, correspond aujourd’hui à une tradition qu’il juge important de perpétuer ». En réponse à cet argumentaire, la Cour admet que « la décision de perpétuer ou non une tradition relève en principe de la marge d’appréciation de l’Etat défendeur » (GC, 18 mars 2011, Lautsi c/Italie, § 68). Dans cette situation c’est l’identité militante laïque (Lautsi) ou athée (Folgero) qui peut se proclamer malheureuse. Mais à trop vouloir en faire, la mécanique peut s’inverser comme l’illustre le constat de violation dressé dans l’affaire Folgero 6.
Plus fréquemment, l’Etat, au nom d’une identité qui lui est propre, peut brider l’instrumentalisation d’une liberté conventionnelle utilisée au service d’une posture communautariste ou, sans relever de l’article 17 de la Convention, incompatible avec des valeurs attachées à la notion de « société démocratique » telle que la Cour la conçoit. Le croyant, ou supposé tel, endosse alors l’habit d’une « identité malheureuse » car, selon lui, niée ou du moins, renvoyée à une forme d’invisibilité.
La poursuite du but légitime de défendre le principe de laïcité l’illustre. L’identité de l’Etat est gravée dans ses « traditions constitutionnelles » pour reprendre l’expression du Conseil constitutionnel français dans sa décision relative au traité instituant une constitution pour l’Europe (décision n°2004-505 du 19 novembre 2004). S’agissant de l’interprétation de la liberté de pensée, de conscience et de religion énoncée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à la lumière de l’article 9 de la Convention, il constate que « la Cour a ainsi pris acte de la valeur du principe de laïcité reconnu par plusieurs traditions constitutionnelles nationales et qu’elle laisse aux Etats une large marge d’appréciation pour définir les mesures les plus appropriées, compte tenu de leurs traditions nationales, afin de concilier la liberté de culte avec le principe de laïcité ». Pour tirer cette conclusion rassurante, le Conseil s’appuie sur la jurisprudence de la Cour relative à l’interdiction des signes religieux dans les universités turques (CEDH, 29 juin 2004, Leyla Sahin c/Turquie confirmé en 2005 par la Grande chambre).
De fait, la Cour européenne considère favorablement le principe de laïcité comme marqueur identitaire d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Ainsi relève-t-elle que la République turque s’est « construite autour de la laïcité » et qu’elle « était assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie » (Leyla Sahin, GC, 10 novembre 2005, § 114). Elle a aussi noté que « en France, comme en Turquie ou en Suisse, la laïcité est un principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l’ensemble de la population adhère et dont la défense paraît primordiale, en particulier à l’école » (CEDH, 4 décembre 2008, Dogru c/France, § 72). La protection de cette identité laïque est considérée par la Cour comme un but légitime autorisant des restrictions à la liberté de manifester sa religion par certaines pratiques participant elles-mêmes d’une revendication identitaire. C’est identité (de l’Etat) contre identité (du croyant). La deuxième, suspecte de cacher des velléités communautaristes ou prosélytes, sera sacrifiée sur l’autel de l’intérêt collectif qui trouve son accomplissement dans un marqueur fort de l’identité nationale, en l’occurrence le principe de laïcité qui peut produire ses effets réducteurs de la liberté de manifester sa religion pour les agents publics (CEDH, déc. 15 février 2001, Dahlab c/Suisse ; CEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c/France) ou certains usagers, notamment les étudiants (Sahin préc.) ou les élèves (CEDH, 4 décembre 2008, Dogru et Kervanci c/France ; déc. 30 juin 2009, Aktas et autres c/France).
L’interdiction du voile intégral dans l’espace public qui ne peut se fonder sur le principe de laïcité renvoie à un conflit d’identité d’une autre nature. A l’argument de la requérante selon laquelle « le port du voile intégral est un élément important de son identité socioculturelle » (GC, 1er juillet 2014, SAS c/France, § 79) répond le but légitime de l’Etat d’accorder une « importance particulière à l’interaction entre les individus et qu’il considère qu’elle se trouve altérée par le fait que certains dissimulent leur visage dans l’espace public » (§141). La Cour admet cet autre principe fondateur de l’Etat français 7 qui impose le respect des « exigences fondamentales du ‘vivre ensemble’ dans la société française » et juge que « la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, contraire à l’idéal de fraternité, ne satisfait pas (…) à l’exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale » (§141). Reconnaissant que « la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société » (§153), donc un critère identitaire fort, la Cour conclut à sa conventionnalité. On rappellera ici que le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies a été moins convaincu par ces arguments tant en ce qui concerne l’interdiction des signes religieux à l’école que l’interdiction du voile intégral et, mettant en balance les mêmes éléments d’identité tant de l’Etat que du croyant, a conclu à la violation de la liberté de religion telle que garantie par le PIDCP (Constatation 1er nov ; 2012, communication n°1852/2008, Bikramjit Singh c/France ; constatation 17 juillet 2018, communication n°2747/2016, Sonia Yaker c/France : voile intégral). Identité malheureuse ici, heureuse là et inversement. On peut légitimement s’interroger sur cette mutabilité institutionnelle des identités et sur son influence a priori négative sur l’universalisme des droits humains…
Notes:
- L’expression qui figure dès les premières lignes de notre thèse soutenue en 1995 est plus que jamais d’actualité. G. Gonzalez, La liberté européenne des religions, Economica 1996. ↩
- Les expressions « identité heureuse » et « identité malheureuse » sont un détournement du titre de l’ouvrage de A. Finkielkraut, L’identité malheureuse, éd. Stock 2013. ↩
- Parmi beaucoup CEDH, GC, 26 octobre 2000, Hassan et Tchaouch c/Bulgarie, § 123 ; GC, 10 novembre 2005, Leyla Sahin c/Turquie, § 107, AJDA 2006, p. 315 note G. Gonzalez ; GC, 1er juillet 2014, SAS c/France, § 127, RTDH 2015, pp. 219-233, obs. G. Gonzalez et G. Haarsher. ↩
- RTDH 2009, n° 78, pp. 553-568, obs. G. Gonzalez. ↩
- Par exemple pour fixer la résidence des enfants en cas de divorce comme le fit la Cour d’appel de Nîmes sans que la Cour de cassation ne trouve rien à redire : CEDH, 16 décembre 2003, Palau-Martinez c/France. ↩
- Voir ci-dessus I.A. ↩
- Comme belge : 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c/Belgique, Dakir c/Belgique. ↩