L’interprétation stricte de la loi pénale et l’article 7 de la CESDH
L’interprétation stricte de la loi pénale et l’article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
Par Marc Touillier
Marc Touillier est Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
L’interprétation stricte de la loi pénale est un corollaire direct du principe de légalité dont la valeur juridique apparaît bien établie au niveau national et européen. Pour autant, sa portée ne semble pas être la même selon qu’elle est envisagée sous l’angle du droit interne ou de la Convention européenne. Ces deux approches méritent d’être confrontées pour apprécier la place de l’interprétation stricte de la loi pénale tant au regard des conceptions interne et conventionnelle du principe de légalité que de la protection de ce principe.
Loin d’être ignorée du droit pénal, l’interprétation de la loi apparaît depuis toujours comme une opération essentielle en ce domaine. Dépassant le cadre de la technique juridique 1, elle ne traduit pas seulement le fait, pour le juge pénal, d’assurer le passage de la règle abstraite à l’espèce pratique, mais révèle aussi l’étendue des pouvoirs accordés à ce dernier dans un domaine où les libertés individuelles sont les plus gravement menacées. Si l’interprétation échappe aux règles traditionnellement admises en droit civil, c’est précisément parce qu’elle revêt en matière pénale une « spécificité obligée » 2, du fait de l’exigence de pondération adressée au juge sous la forme du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale. Ce principe, qui en évoque aussitôt un autre – celui de la légalité criminelle –, est dominant dans la majorité des systèmes juridiques étrangers, y compris ceux qui ont pu reconnaître au juge un pouvoir créateur d’infractions comme l’Angleterre 3. À la différence du droit français, il y est toutefois rarement formulé de manière expresse, ce qui invite à s’interroger tant sur sa valeur juridique que sur sa signification exacte sur le plan interne et international.
Sur le plan interne, le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale figure en bonne place parmi les principes généraux relatifs à la loi pénale depuis l’adoption du nouveau Code pénal en 1992 4. À la suite de l’article 111-3 consacrant le principe de légalité, l’article 111-4 du Code pénal dispose en effet que « la loi pénale est d’interprétation stricte ». Ainsi s’explique que le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale soit traditionnellement présenté par la doctrine pénaliste comme un corollaire direct du principe de légalité 5, ce que le Conseil constitutionnel a reconnu en lui conférant à ce titre valeur constitutionnelle 6. Il convient aussitôt de préciser que, même si l’article 111-4 du Code pénal vise uniquement la loi, ce texte s’adresse également au règlement depuis que le nouveau Code pénal lui a accordé une place aux côtés de la loi, dans le sillage des articles 34 et 37 de la Constitution 7.
Sur le plan international, le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale n’a, en revanche, pas fait l’objet d’une affirmation expresse au sein des principaux traités relatifs aux droits de l’homme, en particulier la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dont l’article 7 § 1 se limite aux principes de légalité et de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères 8. En même temps qu’elle a conféré une acception large à ces principes 9, la Cour européenne des droits de l’homme a toutefois reconnu que le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale constituait un corollaire du principe de légalité 10. Il est ainsi admis que le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale a une valeur normative équivalente aux principes affirmés à l’article 7 § 1 de la Convention et qu’il contribue, à l’instar de ces derniers, à protéger les individus contre toute forme de répression arbitraire.
Dès lors, c’est moins au regard de la valeur juridique du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale qu’au regard de sa perception et de son application qu’une confrontation mérite d’être opérée entre le droit interne et le droit conventionnel, en repartant de la souche commune de ce principe : le principe de légalité des délits et des peines. Bien qu’elle soit considérée comme un prolongement naturel du principe de légalité, l’interprétation stricte de la loi pénale ne semble en effet pas revêtir la même portée selon qu’elle est envisagée sous l’angle du droit interne ou du droit conventionnel. Faut-il y voir une conséquence de la conception rigide de la légalité criminelle traditionnellement attachée au droit interne et, inversement, de l’acception « lâche » 11 que la Cour européenne des droits de l’homme a conféré à cette notion, ou s’agit-il seulement d’une fausse impression ?
Après avoir passé l’interprétation stricte de la loi pénale au spectre des conceptions interne et conventionnelle du principe de légalité (I.), il conviendra de mettre en lumière la place centrale qu’elle occupe, quelle que soit la conception considérée, dans la protection de ce principe fondamental (II.).
I. L’interprétation stricte de la loi pénale au spectre des conceptions interne et conventionnelle du principe de légalité
À première vue, l’analyse du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale, telle qu’elle découle de la conception interne ou conventionnelle de la légalité criminelle, traduit une divergence de perception entre ces deux ordres juridiques (A.). Il ne faut toutefois pas s’arrêter à cette différence d’approche, car elle masque en réalité une convergence d’application de ce principe (B.).
A. Une divergence de perception
Dans le prolongement de la conception interne du principe de légalité, le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale doit sans doute, pour une part au moins, son allure rigoriste à l’adage latin qui exprime ce principe : Poenalia sunt restringenda. Là où le terme « strict » impose avant tout la rigueur, le terme « restrictif » employé dans cet adage insiste davantage sur l’idée de limitation 12. La différence peut paraître ténue, mais elle traduit d’emblée le décalage auquel a pu conduire un tel « dérapage terminologique » 13 dans la perception interne du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale.
À cela s’ajoute l’approche qu’en retenaient les auteurs contemporains du siècle des Lumières. En réaction à l’arbitraire des juges qui caractérisait l’Ancien Régime, Beccaria n’hésitait pas à affirmer, dans son célèbre Traité des délits et des peines, que « le pouvoir d’interpréter les lois pénales ne peut pas être confié […] aux juges des affaires criminelles, pour la bonne raison qu’ils ne sont pas des législateurs » 14, tandis que Portalis déclarait dans son discours de présentation du Code pénal de 1810 qu’« en matière criminelle, il faut des lois précises, point de jurisprudence » 15. Cette incursion dans les racines du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale témoigne de la vigueur avec laquelle l’esprit légaliste a forgé ses contours 16. Ainsi s’explique que, pendant longtemps, ce principe ait été exclusivement perçu comme un facteur de limitation des pouvoirs du juge pénal, destiné à servir le culte de la loi dans le prolongement du principe de légalité des délits et des peines.
À l’opposé de cette conception rigoriste étroitement liée à celle qui a pu être attachée au principe de légalité en droit interne, la vision conventionnelle du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale apparaît incontestablement plus ouverte. Si la Cour européenne des droits de l’homme a admis, à l’instar du Conseil constitutionnel, que ce principe s’inscrivait dans le prolongement direct du principe de légalité, elle s’est aussitôt détachée de la perception « légaliste » du droit interne en mettant l’accent sur sa finalité principale : la prohibition du raisonnement par analogie en matière pénale. Dans l’arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mars 1993, la Cour a en effet souligné que « l’article 7-1 de la Convention ne se borne pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au détriment de l’accusé. Il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie ; il en résulte qu’une infraction doit être clairement définie par la loi » 17. Ce faisant, la Cour de Strasbourg a placé, sans le viser expressément, le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale au service du justiciable plus que de la loi elle-même, et imposé dans le même temps au législateur une obligation de clarté et de précision dans la définition des infractions. Loin de voir son pouvoir interprétatif bridé par la Cour, le juge pénal a quant à lui été associé au respect de l’article 7-1 de la Convention à travers la seule exclusion du raisonnement par analogie.
L’évolution de la jurisprudence de la Cour européenne a confirmé cette orientation, qui s’est faite en faveur d’un rôle dynamique du juge dans l’interprétation de la loi pénale, comme en attestent les arrêts S.W. et C.R. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, dans lesquels la Cour a insisté sur le soutien que les tribunaux pouvaient apporter au justiciable en vue de lui permettre de savoir quels actes et omissions sont susceptibles d’engager sa responsabilité pénale 18. Plus encore, pour la Cour européenne, « la fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, en tenant compte des évolutions de la pratique quotidienne » 19. Partant, c’est en accord avec la conception souple de la notion de « droit »qu’elle a dégagée de l’article 7-1 de la Convention que la Cour a promu une vision plus ouverte du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale que celle issue du droit interne, et permis à ce principe de prendre toute sa mesure.
Au-delà des divergences de perception du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale qui résultent de la confrontation entre les conceptions interne et conventionnelle du principe de légalité, il faut en réalité voir que l’une et l’autre convergent au regard de la mise en œuvre de ce principe par la jurisprudence.
B. Une convergence d’application
À bien y regarder, le droit interne et le droit conventionnel ne sont pas aussi éloignés qu’il y paraît lorsque l’on s’intéresse à la mise en œuvre du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale par les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’homme. Un nouveau détour par l’histoire doit tout d’abord conduire à nuancer la divergence de perception qu’a pu entretenir la conception rigoriste du principe de légalité défendue par certains auteurs célèbres. Si quelques années avant Beccaria, Montesquieu avait manifesté son attachement au légalisme en affirmant que « les juges de la Nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi » 20, il encourageait le juge à suivre la loi dès lors qu’elle était suffisamment précise et, dans le cas contraire, à en chercher l’esprit. Loin d’être rétif à tout pouvoir d’interprétation du juge, Montesquieu s’était ainsi montré moins dogmatique que Beccaria 21 en ouvrant la voie à une vision plus accueillante de l’interprétation stricte de la loi pénale, avant même la consécration révolutionnaire du principe de légalité. C’est dire qu’entre l’interdiction faite au juge de se substituer au législateur et l’ordre qui a pu lui être adressé d’appliquer la loi de façon mécanique, il y a toujours eu une place pour l’interprétation judiciaire, y compris en matière pénale.
Une fois cette place admise, il reste à voir dans quelles proportions le juge pénal peut valablement user du pouvoir d’interprétation qui lui est reconnu par le législateur. De ce point de vue, l’examen de la jurisprudence interne et de la Cour européenne donne à voir plus de similitudes que de dissemblances dans la mise en œuvre du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale. Bien qu’elle ait pu elle-même parler d’interprétation « restrictive » de la loi pénale 22, la Cour de cassation admet aussi bien le recours à la méthode d’interprétation littérale, qui consiste pour le juge pénal à s’en tenir à la lettre du texte, que le recours à la méthode dite téléologique par laquelle le juge fait primer l’esprit du texte en s’inspirant du but recherché par le législateur 23. Seule l’interprétation par analogie ou induction est proscrite par la Haute juridiction 24, à moins qu’elle soit effectuée dans un sens favorable à l’individu en cause 25. C’est donc « à tort […] que l’on parle d’interprétation “restrictive” de la loi pénale. On devrait, en réalité, ne parler que du principe de l’interprétation “stricte” de la loi pénale » 26 dont la mise en œuvre dépend, en définitive, bien plus de la clarté et de la précision du texte légal que du bon ou mauvais vouloir du juge.
En cela, la réception du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale par les juridictions pénales nationales rejoint la position adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme dès l’instant où elle a reconnu la valeur normative de ce principe. N’hésitant pas à se montrer directive vis-à-vis du législateur, la Cour de Strasbourg a relié l’interdiction pour le juge d’appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie, à la nécessité pour le législateur de rédiger des textes clairs et précis 27. Depuis, c’est en s’attachant au respect de cette seconde exigence qu’elle apprécie celui de la première, tout en promouvant le rôle dynamique des juridictions internes à travers la possibilité qu’elle leur reconnaît de procéder à « la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible » 28. L’interprétation stricte de la loi pénale apparaît ainsi comme un principe modulable aux yeux de la Cour européenne et qui ne saurait, en tout état de cause, empêcher la jurisprudence des États parties à la Convention de remplir son rôle essentiel de source du droit.
La convergence d’application du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale qui ressort de cet aperçu de la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme montre, s’il en était encore besoin, combien les rapports entre juge et législateur doivent être placés sous le signe de la complémentarité en matière pénale pour répondre à un intérêt supérieur à la défense de leur champ d’action respectif : la protection des libertés individuelles. Derrière l’exigence d’interprétation stricte de la loi pénale, la marge d’appréciation conférée au juge n’est, au fond, que l’expression d’un « principe de réalisme juridique selon lequel la détermination ab initio de l’intégralité de la charge normative d’un texte par le seul législateur est une illusion » 29.
De ce « réalisme juridique », les jurisprudences interne et européenne ont toujours eu conscience, nonobstant leur conception différente du principe de légalité, et c’est ainsi que l’interprétation stricte de la loi pénale apparaît aujourd’hui comme une exigence avant tout tournée vers la protection des intérêts du justiciable. Il revient au juge pénal de mettre en œuvre ce principe de façon pragmatique pour assurer la protection du principe de légalité, aussi bien dans sa dimension interne que dans sa dimension conventionnelle.
II. L’interprétation stricte de la loi pénale au cœur de la protection interne et conventionnelle du principe de légalité
Qu’elle soit envisagée sous l’angle du droit interne ou du droit conventionnel, l’interprétation stricte de la loi pénale est indissociable de la protection du principe de légalité. Garante du respect de ce principe (A.), elle est en effet corrélativement tributaire de son non-respect (B.).
A. Le respect du principe de légalité dépend de l’interprétation stricte de la loi pénale
Le principe de légalité vise à prémunir les justiciables contre toute application arbitraire du droit pénal par les autorités investies de pouvoirs en ce domaine, à commencer par le juge. Il est dès lors légitime d’attendre de ce dernier qu’il interprète strictement la loi pénale. Pour modulable qu’il soit, le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale doit nécessairement contenir l’action du juge dans certaines limites. Cela passe avant tout par l’exclusion du raisonnement par analogie en matière pénale. À cet égard, la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l’homme condamnent avec la même fermeté toute interprétation trop extensive de la loi pénale par les tribunaux répressifs 30. Il faut approuver la constance avec laquelle l’interprétation par analogie est rejetée en matière pénale – du moins lorsqu’elle ne s’effectue pas en faveur de l’individu en cause – car « plus l’interprétation s’éloigne du texte, plus la prévisibilité de la norme diminue, et moins le respect de la légalité criminelle est assuré » 31.
À l’inverse, dans bien des situations le principe de légalité a besoin de l’interprétation judiciaire pour que les exigences de clarté et de prévisibilité soient satisfaites. Tel est le cas lorsqu’une infraction est définie en des termes vagues ou ambigus par le législateur. Si la Cour de cassation admet alors qu’en application du contrôle de conventionnalité, les juridictions du fond déclarent le texte d’incrimination concerné incompatible avec le principe de légalité posé à l’article 7 de la Convention européenne 32, la Cour de Strasbourg n’hésite pas à entreprendre « un sauvetage [de ce] principe […] en associant à la légalité tout le travail d’approche de la jurisprudence » 33.
À différentes reprises, la Cour européenne des droits de l’homme a en effet eu l’occasion de rappeler qu’« aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. D’ailleurs, il est solidement établi dans la tradition juridique [des] États parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal » 34. Le pragmatisme dont fait preuve la Cour n’est pas sans heurter les défenseurs d’une conception classique de la légalité criminelle, en particulier lorsqu’elle qualifie la jurisprudence de source du droit, là où certains auteurs lui refusent catégoriquement un tel statut 35. Il n’en demeure pas moins que le rôle dynamique ainsi reconnu à la jurisprudence s’accorde avec l’acception conventionnelle de la légalité et permet au principe de l’interprétation stricte de la loi pénale de déployer sa pleine mesure, en incitant les juges à ne tomber « ni dans la restriction, ni dans l’extension » 36. En cela, le principe de légalité puise sa vitalité dans le pouvoir interprétatif du juge.
Si l’importance de l’interprétation judiciaire en vue de la protection de ce principe n’est pas contestable, elle ne saurait, à elle seule, suppléer les carences de la loi lorsque celle-ci s’avère trop imprécise ou imprévisible, sauf à donner au juge le pouvoir de l’interpréter par analogie ou de créer la norme pénale. Bien au contraire, le non-respect du principe de légalité aboutit inévitablement à compromettre l’interprétation stricte de la loi pénale.
B. Le non-respect du principe de légalité aboutit inévitablement à compromettre l’interprétation stricte de la loi pénale
Tel qu’il est consacré à l’article 7 de la Convention et interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, le principe de légalité des délits et des peines oblige le législateur à élaborer des textes répressifs suffisamment précis et accessibles 37. À l’heure où la majorité de la doctrine pénaliste dénonce le déclin de la légalité criminelle 38, il n’est guère besoin de rappeler que cette obligation s’apparente davantage à une pétition de principe qu’à une réelle exigence aux yeux du législateur, tant ce dernier semble peu se soucier des contraintes qui pèsent sur lui dans la rédaction des lois pénales.
Les exemples ne manquent pas pour mesurer les lacunes qui affectent les textes d’incrimination. Il n’est que de citer la loi n° 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel pour en offrir une illustration patente. Alors qu’elle devait clarifier l’article 222-33 du Code pénal incriminant ce comportement afin, précisément, de répondre à la censure du Conseil constitutionnel fondée sur la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines 39, cette loi a proposé une réécriture si alambiquée du délit de harcèlement sexuel qu’il est difficile d’affirmer qu’elle garantit mieux que les précédentes le respect du principe de légalité 40. Plus récemment, la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France a transposé en droit interne des incriminations dont le contenu laisse parfois perplexe quant au plus grand respect du principe de légalité par les organes dotés du pouvoir législatif au niveau de l’UE 41.
En s’affranchissant du respect de l’exigence d’accessibilité et de prévisibilité de la loi pénale, le législateur compromet inévitablement celui de l’interprétation stricte de la loi pénale. Consciente de ces difficultés, la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé que la portée de la notion de prévisibilité dépendait dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires 42, quitte à admettre plus facilement le respect de l’article 7-1 de la Convention lorsqu’elle est confrontée à des professionnels habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier 43. En présence de textes contestés pour leur manque de clarté et de prévisibilité, la Cour exige néanmoins, a mimima, une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible pour que les exigences de l’article 7 puissent être regardées comme respectées à l’égard d’un accusé 44. C’est dire l’importance du rôle du juge – et, partant, la place centrale de l’interprétation judiciaire – lorsque le principe de légalité est menacé.
Seules les situations dans lesquelles le juge pourrait sortir de son rôle en créant la norme pénale pour pallier les lacunes de la loi pénale permettent finalement de mesurer les limites de l’interprétation judiciaire en ce domaine. L’exemple de l’affaire Vo c. France révèle, à cet égard, tout l’intérêt d’une confrontation entre droit interne et droit conventionnel, dans la mesure où cette affaire a conduit tour à tour les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’homme à se confronter au principe de l’interprétation stricte de la loi pénale à propos de l’homicide involontaire du fœtus. Interrogée sur le fait de savoir si l’absence de recours de nature pénale en droit français pour réprimer la suppression involontaire d’un fœtus constituait un manquement de l’État français à son obligation de « protéger par la loi » le droit de toute personne à la vie au sens de l’article 2 de la Convention, la Cour européenne a refusé de s’immiscer dans le débat sensible lié à la détermination de la qualité de personne et du début de la vie, pour considérer que le point de départ du droit à la vie relevait de la marge d’appréciation des États 45.
Prenant acte des arrêts de la Cour de cassation ayant considéré que le principe de la légalité des délits et des peines, qui impose une interprétation stricte de la loi pénale, s’opposait à ce que l’incrimination d’homicide involontaire s’applique au cas de l’enfant à naître 46, la Cour européenne a vu dans la jurisprudence de la Haute juridiction une invitation faite au législateur à combler un vide juridique 47. De son côté, elle a considéré que l’obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention de mettre en place un système judiciaire efficace n’exigeait pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale 48. Quoiqu’elles reposent sur des fondements différents, les positions adoptées par ces juridictions donnent à voir les limites de l’interprétation judiciaire en matière pénale.
Si l’efficacité du principe de légalité dépend du discernement du législateur (F. DESPORTES, F. LE GUNEHEC, op. cit., n° 212.), celle du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale est, en outre, fonction de l’attitude du juge. Bien qu’indispensable, son intervention ne saurait toutefois le conduire à substituer sa volonté à celle du législateur 49. C’est la raison pour laquelle le juge, qu’il soit national ou européen, doit faire de l’interprétation stricte de la loi pénale sa devise et de la légalité criminelle son leitmotiv.
Pour citer cet article : M. Touillier, « L’interprétation stricte de la loi pénale et l’article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », RDLF 2014, chron. n°08 (www.revuedlf.com)
Notes:
- C. GHICA-LEMARCHAND, « L’interprétation de la loi pénale par le juge », in L’office du juge, Colloque organisé par le Sénat les 29 et 30 septembre 2006 ↩
- W. JEANDIDIER, « Principe de légalité criminelle. – Interprétation de la loi pénale », J-Cl. Code pénal, 05, 2012, n° 1. ↩
- J. PRADEL, Droit pénal comparé, 3e éd., Dalloz, coll. Précis, 2008, n° 652, p. 692. ↩
- Si le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale avait déjà été dégagé par le droit canonique, sa reconnaissance à compter de la Révolution provenait de la jurisprudence (J.-M. CARBASSE, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, 2e éd., PUF, coll. Droit fondamental, 2006, n° 86 bis, p. 171 et n° 241, p. 442). ↩
- V. not. B. BOULOC, Droit pénal général, 23e éd., Dalloz, coll. Précis, 2013, n° 133, p. 132 ; F. DESPORTES, F. LE GUNEHEC, Droit pénal général, 16e éd., Economica, 2009, n° 220, p. 154. ↩
- Cons. const., 16 juill. 1996, déc. n° 96-377 DC, Rec., p. 87, consid. 11 ; Cons. const., 5 mai 1998, déc. n° 98-399 DC, Rec., p. 245, consid. 8. ↩
- B. BOULOC, op. cit. ↩
- Selon ce texte, « nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise ». ↩
- Pour la Cour, « la notion de “droit” (“law”) utilisée à l’article 7 correspond à celle de “loi” qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l’accessibilité et de la prévisibilité » (v. not. CEDH, 15 nov. 1996, Cantoni c. France, req. n° 17862/91, Rec. 1996-V, § 29 ; CEDH, gr. ch., 29 mars 2006, Achour c. France, req. n° 67335/01, Rec. 2006-IV, § 42). ↩
- D’abord implicitement : CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, req. n° 14307/88, Série A, n° 260-A, § 52 ; puis de manière expresse : CEDH, 3e sect., 24 mai 2007, Dragotoniu et Militaru-Pidhorni c. Roumanie, req. nos 77193/01 et 77196/01, § 40. ↩
- F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l’homme, 11e éd., PUF, coll. Droit fondamental, 2012, n° 286, p. 504. ↩
- V. les définitions proposées sur http://www.cnrtl.fr/definition/ ↩
- G. DI MARINO, « Le recours aux objectifs de la loi pénale dans son application », RSC, 1991, p. 505. ↩
- C. BECCARIA, Des délits et des peines [1764], Paris, Flammarion, 1991, § IV, p. 66-67. ↩
- F. DESPORTES, F. LE GUNEHEC, op. cit., n° 215, p. 151. ↩
- G. DI MARINO, art. préc. ↩
- CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, préc., § 52. ↩
- CEDH, 22 nov. 1995, S.W. et C.R. c. Royaume-Uni, req. nos 20166/92 et 20192/92, Série A, nos 335-B et 335-C, § 35 et § 33. ↩
- CEDH, 15 nov. 1996, Cantoni c. France, préc., § 32. ↩
- Ch.-L. de MONTESQUIEU, De l’esprit des lois [1748], Gallimard, coll. Folio Essais, 1995, vol. 1, VI, 3. ↩
- Pour reprendre le propos de J.-M. CARBASSE, op. cit., n° 211, p. 395. ↩
- V. par ex., Cass. Ass. plén., 22 janv. 1982, n° 79-94914, Bull. Ass. plén. n° 1. ↩
- V. spéc. Cass. crim., 21 janv. 1969, n° 68-91172, Bull. crim. n° 38. ↩
- En ce sens, v. not. Cass. crim., 9 août 1913, DP, 1917, 1, 69 ; Cass. crim., 1er juin 1977, n° 76-91999, Bull. crim. n° 198. ↩
- Il faut toutefois préciser que la Cour de cassation n’admet que rarement l’analogie in favorem, comme en témoigne l’exemple tiré de l’interprétation des lois d’amnistie (v. not. Cass. crim., 16 déc. 2003, n° 02-87389, Bull. crim. n° 246). ↩
- G. DI MARINO, art. préc. ↩
- CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, préc., § 52. ↩
- En ce sens, v. not. CEDH, 2e sect., 30 mars 2004, Radio France et autres c. France, req. n° 53984/00, Rec. 2004-II, § 20. ↩
- J. BONNET, « Le principe de légalité criminelle. Le point de vue du constitutionnaliste », in F. HOURQUEBIE et V. PELTIER (dir.), Droit constitutionnel et grands principes du droit pénal, Cujas, coll. Actes & Études, 2013, p. 19. ↩
- Pour des illustrations dans la jurisprudence nationale, v. not. Cass. crim., 31 mars 1992, n° 90-83938, Bull. crim. n° 134 (cassation prononcée à l’encontre d’un arrêt ayant étendu au-delà des prescriptions légales le délit d’entrave au fonctionnement régulier du comité central d’entreprise) et, plus récemment, Cass. crim., 31 janv. 2012, n° 10-86968, Bull. crim. n° 25 (cassation prononcée à l’encontre d’un arrêt ayant étendu un texte contraventionnel à une situation qu’il ne visait pas expressément en matière de réglementation du travail dominical) ; pour une illustration dans la jurisprudence de la Cour européenne, v. spéc. CEDH, 8 juill. 1999, Başkaya et Okçuoğluc. Turquie, req. nos 23536/94 et 24408/94, Rec. 1999-IV, § 42 où la Cour relève que la condamnation d’un éditeur pour diffusion de propagande contre l’indivisibilité de l’État se fondait « sur une interprétation extensive, par analogie, de la règle énoncée dans le même paragraphe applicable à la sanction des rédacteurs en chef. Dans ces conditions, la Cour considère que la condamnation du second requérant à une peine d’emprisonnement était incompatible avec le principe “nulla poena sine lege” consacré à l’article 7 ». ↩
- M.-C. NAGOUAS-GUÉRIN, Le doute en matière pénale, Dalloz, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, 2002, n° 293, p. 194. ↩
- V. par ex. Cass. crim., 20 févr. 2001, n° 98-84846. ↩
- Y. MAYAUD, Droit pénal général, 3e éd., PUF, coll. Droit fondamental, 2010, n° 29, p. 37. ↩
- CEDH, 22 nov. 1995, S.W. et C.R. c. Royaume-Uni, préc., § 36 et § 34 ; v. aussi CEDH, gr. ch., 22 mars 2001, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne, req. nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, Rec. 2001-II, § 50 ; CEDH, gr. ch., 22 mars 2001, K.-H.W. c. Allemagne, req. n° 37201/97, § 85 ; CEDH, 5e sect., 12 juill. 2007, Jorgic c. Allemagne, req. n° 74613/01, § 101 ; CEDH, gr. ch., 19 sept. 2008, Korbely c. Hongrie, req. n° 9174/02, § 71 ; CEDH, gr. ch., 17 mai 2010, Kononov c. Lettonie, req. n° 36376/04, § 185. ↩
- F. DESPORTES, F. LE GUNEHEC, op. cit., n° 215 ↩
- Y. MAYAUD, op. cit., n° 124, p. 133. ↩
- J.-F. RENUCCI, Droit européen des droits de l’homme, 5e éd., LGDJ / Lextenso éd., 2013, n° 311, p. 273. ↩
- V. not. Y. MAYAUD, op. cit., n° 23 et s. ↩
- Cons. const., 4 mai 2012, déc. n° 2012-240 QPC, M. Gérard D., Rec., p. 233, JO, 5 mai 2012, p. 8015. ↩
- Pour une appréciation critique de cette loi, v. not. E. DREYER, « Commentaire des dispositions de la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel », Gaz. Pal., 5 nov. 2012, n° 300-301, p. 8. ↩
- Tel est notamment le cas de l’agression sexuelle « par personne interposée » prévue par le nouvel article 222-22-2 du Code pénal, qui introduit une forme de participation à la commission d’une telle infraction dont la démonstration augure bien des difficultés pour la jurisprudence. ↩
- CEDH, 15 nov. 1996, Cantoni c. France, préc., § 35 ; CEDH, 5e sect., 6 oct. 2011, Soros c. France, req. n° 50425/06, § 53. ↩
- Ibid. ↩
- CEDH, 2e sect., 10 oct. 2006, Pessino c. France, req. n° 40403/02, § 35 ; CEDH, 3e sect., 24 mai 2007, Dragotoniu et Militaru-Pidhorni c. Roumanie, préc., spéc. § 42-44. ↩
- CEDH, gr. ch., 8 juill. 2004, Vo. c. France, req. n° 53924/00, § 82. ↩
- En ce sens, v. not. Cass. ass. plén., 29 juin 2001, n° 99-85973, Bull. Ass. Plén. n° 165 ; Cass. crim., 25 juin 2002, n° 00-81359, Bull. crim. n° 144. ↩
- Ibid., § 83. ↩
- Ibid., § 90. ↩
- E. DREYER, Droit pénal général, 2e éd., LexisNexis, coll. Manuels, 2012, n° 516, p. 359. ↩
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