Conditions d’accueil des demandeurs d’asile : lecture croisée des arrêts N.H. et autres c. France (2 juillet 2020) et B.G. et autres c. France (10 septembre 2020)
Par Marion Larché, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (IREDIES)
« Cet étranger est un infortuné dont nous devons prendre soin ; car il erre depuis longtemps sur les flots. Comme les dons les plus faibles sont toujours agréables à ceux qui souffrent, offrez à cet homme les aliments et le breuvage, puis baignez-le dans le fleuve, et mettez-le à l’abri des vents »[1]. Par ces mots, Nausicaa, la fille du roi Alkinoos, invite à assurer à Ulysse, tout juste échoué sur les côtes des îles de Phéacie, les besoins essentiels. Cette leçon d’hospitalité délivrée à l’occasion du récit mythologique de l’Odyssée d’Homère n’est pas sans faire écho à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Celle-ci reconnaît, de longues dates, la vulnérabilité particulière de ceux qui empruntent le chemin de l’exil pour demander l’asile[2], ainsi que l’obligation pour les États parties de veiller à ce qu’ils aient la possibilité de « se nourrir, se laver et se loger ». Ce tryptique, qui compose ce que la Cour qualifie de « besoins élémentaires »[3], est au cœur de deux arrêts adoptés en 2020 à l’égard de la République française, déjà visée dans une autre affaire ayant pour toile de fond sa politique migratoire[4].
Le caractère inédit de ces deux contentieux ne réside aucunement dans leur objet, le juge du Palais des droits de l’Homme ayant déjà été invité à se saisir des problématiques liées aux conditions d’accueil des demandeurs d’asile. Dans l’illustre et retentissante affaire M.S.S.[5], l’on se souvient que la formation solennelle dégagea les obligations positives à charge des Parties contractantes sous l’article 3 de la Convention et dégagea, sans ambages, « la possibilité que la responsabilité de l’État soit engagée dans le cas où un requérant totalement dépendant de l’aide publique serait confronté à l’indifférence des autorités alors qu’il se trouverait dans une situation de privation à ce point grave qu’elle serait incompatible avec la dignité humaine »[6]. Cet arrêt inaugurait une chaîne de condamnations de l’inertie des autorités helléniques et de l’insuffisance des dispositifs mis en place[7]. Si le régime français avait quant à lui déjà été propulsé dans l’arène judiciaire strasbourgeoise[8], l’issue de l’arrêt N.H.[9]est novatrice en ce qu’elle débouche sur une première constatation de violation de l’article 3. Qualifiée par les spécialistes d’« arrêt accablant et cinglant pour les autorités françaises »[10], l’affaire N.H. a précédé de quelques mois l’arrêt B.G.[11] dans lequel la Cour retint, cette fois, l’absence de violation de la Convention. Pareille divergence justifie dès lors de proposer une lecture croisée de ces deux arrêts afin d’en saisir les motifs. Précisons d’emblée que la cinquième section statua, pour chaque cas d’espèce, à l’unanimité et que la formation de jugement fut quasiment identique, à l’exception du juge azerbaïdjanais qui laissa place à la juge ukrainienne et – changement plus notable – du juge Guyomar, nouvellement élu au titre de la France, qui succéda au juge Potocki.
Les deux affaires soumises au commentaire présentaient quelques analogies procédurales. En effet, les requérants avaient respectivement essuyé un rejet suite au référé-liberté déposé devant le Conseil d’État et demandé, en vain, des mesures provisoires à la Cour. La quête de similitude s’arrête néanmoins à ce stade tant les faits à l’origine de ces contentieux diffèrent. C’est d’ailleurs bien cet élément qui semble, à lui seul, expliquer la divergence des conclusions adoptées par la juridiction. L’arrêt N. H. fait suite à la saisine de cinq jeunes ressortissants de nationalité afghane, russe, géorgienne et iranienne arrivés sur le territoire français entre 2013 et 2014 et qui y déposèrent une demande d’asile. Ils se plaignent alors de n’avoir bénéficié d’aucune prise en charge matérielle et financière et d’avoir été contraints de dormir dans la rue – sur les berges de l’Aude pour l’un, sous les ponts parisiens pour l’autre – avec la crainte d’être agressés et expulsés. Sur ce terrain, le délai avec lequel leurs demandes d’asile fut enregistrée ne manque pas d’interpeler puisque celui-ci s’élève à 95 jours, 131 jours et 90 jours pour trois d’entre eux. Autant de temps pendant lequel ils n’ont pu bénéficier ni de l’allocation pour les demandeurs d’asile, ni d’hébergement. L’affaire B.G. concerne quant à elle une famille kosovarde arrivée en France en juin 2013. Le couple et ses trois enfants furent placés au courant du même mois dans un campement installé urgemment et temporairement par le préfet de Metz, avant de pouvoir rejoindre un appartement en octobre. Leur demande d’asile fut déposée en préfecture en septembre, puis rejetée par les instances habilitées. Les requérants invoquent également devant la Cour leur insuffisante prise en charge matérielle et financière par les autorités françaises. Précisons que plusieurs requêtes furent rayées du rôle en raison de la perte de contact entre certains requérants et leurs conseils, problématique récurrente dans le cadre des contentieux liés à l’asile.
La Cour constata la violation de l’article 3 dans la première affaire, et la non-violation de cette disposition dans la seconde. Cette conclusion divergente, inscrite dans un contexte général particulier (I) et justifiée par l’appréciation in concreto des situations individuelles (II), mérite sans doute quelques remarques à la lumière des préoccupations actuelles relatives au traitement des demandeurs d’asile (III).
I. Juger dans le contexte
Lorsque la Cour a statué dans les deux affaires en cause, le régime français n’était plus celui appliqué au moment des faits. La loi adoptée en 2015[12] a effectivement opéré quelques transformations. Ce glissement temporel est une donnée importante qui n’a pu échapper à la formation de jugement. La Cour a donc, tout en se plongeant dans le passé (A), pris en considération le contexte présent (B).
A. Se tourner vers le passé
La gravité de la situation générale des demandeurs d’asile avant la réforme législative opérée en 2015 est particulièrement accentuée par la Cour dans les deux arrêts. À l’époque des faits, il est clair que le dispositif français souffrait de défaillances importantes qui furent, par ailleurs, assumées par le gouvernement lors de l’audience. De son propre aveu, il admit, chiffres à l’appui, avoir fait face à « des difficultés conjoncturelles »[13] se traduisant par une saturation du dispositif national d’accueil, particulièrement en Île-de-France. Une brève analepse s’impose afin de prendre la mesure des failles abyssales du système ante 2015.
Afin de transposer les exigences de la directive « accueil » de 2003[14], le législateur français avait instauré deux régimes d’allocation : l’allocation temporaire d’attente (ATA) destinée aux demandeurs d’asile ne bénéficiant pas d’un hébergement en centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et l’allocation mensuelle de subsistance (AMS) pour ceux qui pouvaient, à l’inverse, y être accueillis. Ces allocations ne devant bénéficier qu’aux seuls demandeurs d’asile, leur octroi était conditionné par la présentation de l’attestation de demande d’asile délivrée par le préfet au moment de son enregistrement. En d’autres termes, la prise en charge matérielle des primo-demandeurs reposait exclusivement sur l’existence de ce document. À défaut : point d’hébergement proposé, ni aucune aide financière distribuée. Or, c’est précisément ce lien de dépendance qui a plongé des centaines d’exilés dans l’extrême précarité puisque les délais d’enregistrement des demandes d’asile étaient, au moment des faits, de trois à cinq mois en moyenne. Ce décalage entre le texte – l’ancien article R. 742-1 du CESEDA fixait un délai de deux semaines pour procéder à l’enregistrement – et la réalité de terrain n’échappa guère à la juridiction européenne. Bien qu’elle souligne « qu’il ne lui appartient aucunement de se prononcer sur ces délais »[15], ces derniers constituent un élément déterminant à prendre en compte dans l’examen du seuil de gravité atteint sous l’article 3. Il est d’autant plus décisif que, comme l’indique la Cour, cette attestation valait également autorisation provisoire de séjour. Les demandeurs d’asile n’en disposant pas, ils se trouvaient ipso facto dans l’impossibilité de justifier leur droit de séjour et donc soumis au risque de placement en centre de rétention. À la précarité matérielle s’ajoutaient alors l’anxiété et l’angoisse de l’expulsion, dont on sait qu’elles constituent également des éléments capitaux dans le champ de l’article 3.
B. Juger en temps réel
Les faits ayant été commis en 2013 et 2014, il va sans dire que l’examen de la Cour s’est placé sous l’empire du régime ante 2015 précédemment exposé. Pour autant, elle est loin d’ignorer les changements opérés par le législateur à partir de cette date et prend acte des efforts consentis par l’État défendeur. Cette prise en considération du temps présent semble plus concrètement avoir joué à deux niveaux. D’une part, elle semble justifier le refus d’adopter la procédure de l’arrêt pilote demandée par les requérants dans l’arrêt N. H. Sur ce point, la motivation se montre peu prolixe mais le nombre restreint de requêtes pendantes devant la Cour à ce sujet explique sans doute que l’argument ne retienne pas davantage son attention. D’autre part, et de manière bien plus significative, la réforme engagée par les autorités nationales explique les choix opérés par le juge sur le terrain de l’exécution de l’arrêt N.H. En effet, celle-ci n’a pas entendu suivre la voie proposée par les requérants et demander à la France d’adopter des mesures générales, législatives et financières afin d’accueillir décemment les demandeurs d’asile, pas plus que d’ordonner aux autorités de procéder plus rapidement à l’enregistrement de leurs demandes. Sans grande surprise, et selon une antienne bien connue, la Cour rappelle qu’il « appartient au premier chef à l’État en cause, sous le contrôle du Comité des ministres, de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention »[16]. La motivation de pareille approche est révélée quelques lignes plus loin, le juge constatant que « depuis l’introduction des requêtes, de nombreux changements législatifs sont intervenus en droit interne »[17]. Non seulement le délai d’enregistrement est désormais fixé à trois jours, mais aussi le dispositif d’hébergement et des prestations financières a été réformé en profondeur. La loi de 2015, qui transpose « le paquet asile de 2013 »[18], a effectivement supprimé les allocations antérieures, l’allocation pour demandeurs d’asile (ADA) s’étant substituée à l’ATA et à l’AMS. L’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) est chargé d’orienter les demandeurs d’asile vers des places en hébergement en fonction de leur vulnérabilité. S’agissant du délai de trois jours désormais imposé pour l’enregistrement de la demande d’asile – et qui peut être étendu à dix jours –, le Conseil d’État est venu préciser que celui-ci constituait une obligation de résultat et que le refus d’enregistrement était susceptible de faire l’objet d’un recours en annulation[19]. S’il est notable que le régime a été amélioré depuis 2015, changement auquel la Cour est attentive, il n’en reste pas moins que son office implique, outre la prise en compte du contexte dans lequel sont jugées les affaires, de statuer sur la situation individuelle des requérants.
II. Juger le contexte
Le contexte étant posé, il revient à la Cour de statuer sur la violation de l’article 3 de la Convention. En droit, les deux affaires en présence ne modifient pas la ligne jurisprudentielle établie concernant les obligations positives à charge des États parties (A). Seules les différences factuelles entre ces contentieux justifient que le juge opte pour une solution diamétralement opposée (B).
A. Des solutions ancrées dans la continuité jurisprudentielle
Les arrêts N.H. et B.G. ne présentent aucune grande nouveauté concernant la détermination des obligations positives à charge des États parties. Bien au contraire, ils s’inscrivent dans la continuité de la jurisprudence strasbourgeoise, grandement alimentée par l’article 13 de la directive « accueil » et l’œuvre interprétative entreprise par la Cour de justice[20]. Le droit applicable exposé dans la motivation fait ainsi figure de simple rappel. L’observateur ne peut d’ailleurs manquer de constater que cette partie du syllogisme judiciaire consacrée aux « principes généraux » ne varie guère d’un arrêt à l’autre, la pratique, non épisodique, du copier-coller ayant été privilégiée[21]. La Cour réitère en ce sens le caractère fondamental et absolu des valeurs protégées par l’article 3. Selon la formule consacrée, « l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants […] est une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention ». Sans pour autant omettre le principe selon lequel les États demeurent maîtres du contrôle de l’entrée et du séjour des non-nationaux, la Cour balaye d’un revers de la main l’argumentaire du gouvernement en lui rappelant que les facteurs liés à un afflux croissant de migrants ne peut l’exonérer de sa responsabilité. Ce rappel élémentaire ayant été posé, l’accent est mis sur la vulnérabilité des demandeurs d’asile, du fait de leurs parcours et des expériences traumatiques qu’ils ont vécues, et sur la reconnaissance du besoin de les protéger tant à l’échelle internationale qu’à l’échelle européenne. À ce titre, la Cour ne manque pas de placer l’État français face à ses responsabilités et de tirer les conséquences des engagements assumés au titre de sa participation à l’Union européenne. Selon elle, « l’obligation de fournir un hébergement ou des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile démunis » a été intégrée en droit positif, le droit français ayant transposé les prescriptions de la directive « accueil ». La dignité est ainsi mise à l’honneur par la Cour lorsqu’elle réaffirme que « la situation de dénuement dans laquelle se trouve un demandeur d’asile peut constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 »[22].
Sans réorienter le cap jurisprudentiel suivi depuis l’arrêt M.S.S., l’examen de la Cour se concentre sur un triple test lorsqu’il s’agit de vérifier si le seuil de gravité a été atteint. Premièrement, il appartient au juge de mesurer la gravité de la situation de dénuement dans laquelle s’est trouvée le requérant afin de mettre en jeu la responsabilité de l’État. Deuxièmement, c’est l’inertie des autorités compétentes face à la situation des demandeurs qui constitue un élément décisif pour constater la violation de l’article 3. Troisièmement, il convient de vérifier si le requérant avait une perspective de voir sa situation s’améliorer. Si les deux premiers critères semblent relativement objectifs, le troisième est, pour sa part, bien plus complexe à manier, et la méthodologie empruntée par le juge sur ce point reste, nous le regrettons, obscure. À la lecture des arrêts N.H. et B.G., il apparaît que loin d’adopter une approche subjective de ce dernier critère – tourné vers l’appréhension personnelle du requérant de sa propre situation – la Cour entend plutôt objectiver celui-ci en se focalisant sur les délais des procédures d’asile[23]. Pareille tendance, qui peut s’entendre sur le plan pratique, n’est pourtant pas sans brouiller la frontière entre ce critère et celui tenant à l’inertie des autorités ou faire naître un certain recoupement entre les deux. Ce flottement laissé dans la motivation n’empêche pas la Cour d’opérer le triple test, terrain sur lequel apparaissent les divergences entre les deux arrêts commentés.
B. Des solutions justifiées par une différenciation factuelle
Le triple test conduit la juridiction strasbourgeoise à conférer une issue différente aux deux contentieux qui lui étaient soumis. Dans l’arrêt N.H., les trois conditions sont remplies pour trois des requérants, ce qui permet ainsi au juge de conclure qu’ils « ont été victimes d’un traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité »[24]. En effet, il considère qu’ils se trouvaient bien dans une situation de dénuement matériel extrême et qu’ils dépendaient entièrement de la prise en charge matérielle et financière prévue en droit national. Aucun d’entre eux n’avait accès au marché du travail lui permettant d’assurer ses propres besoins élémentaires. Le non-enregistrement de leurs demandes d’asile dans un délai raisonnable – pour rappel pendant 95, 131 et 90 jours (au lieu de 15 jours) – a eu comme conséquence directe de les placer dans une situation contraire aux standards garantis par l’article 3. En effet, « ils se sont trouvés pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels et dans l’angoisse permanente d’être attaqués et volés »[25]. Sur ce plan, une forme de durcissement de la ligne jurisprudentielle M.S.S. semble se dessiner puisque, dans ce cas d’espèce, le requérant était resté à la rue pendant plus d’un an. Dans l’arrêt N.H., deux des requérants ont vécu sur les berges de l’Aude durant 9 mois. Pour autant, et bien que la Cour se montre plus stricte à l’égard des pratiques nationales, son approche casuistique la conduit à écarter la violation de l’article 3 en ce qui concerne le quatrième requérant. Parce que ce dernier a reçu l’ATA 63 jours après sa première présentation, la Cour considère que le seuil de gravité n’a pas été atteint[26]. S’appuyant sur l’appréciation de la haute juridiction administrative qui avait mis en lumière le manque de moyens déployés par les instances compétentes, la Cour n’hésite pas à constater à son tour l’absence de réponse adéquate des autorités in casu, et donc leur inertie face aux multiples alertes lancées par les requérants dénonçant l’impossibilité pratique de jouir de leurs droits.
L’appréciation retenue dans l’arrêt B.G. est toute autre, et ce en raison de l’insuffisance d’éléments de preuves fournis au dossier. En l’espèce, la Cour peine à retenir que la famille se trouvait dans une situation de dénuement dans la mesure où elle a indiqué « de manière générale et peu circonstanciée »[27] ses conditions de vie dans le campement. Elle ne parvient pas à saisir si les requérants vivaient dans des tentes surpeuplées, prêtées par des associations ou mises à disposition par les autorités. Cet obstacle interroge doublement : quelle était la teneur du dossier fourni aux services de la Cour lors du dépôt de la requête et quels éléments précis étaient attendus par celle-ci ? En outre, le juge note que les enfants ont été vaccinés et scolarisés, que la famille a bénéficié, d’abord de manière temporaire puis de façon pérenne, d’un hébergement ainsi que d’une aide alimentaire journalière, ce qui lui permet de conclure que les besoins élémentaires ont été assurés et que les autorités françaises ne sont pas restées inertes. Elle conclut dès lors à la non-violation de l’article 3 de la Convention. La voie procédurale suivie par la Cour in casu fait naître une nouvelle interrogation si l’on s’exerce à un rapide exercice comparatif. Dans une précédente affaire B.L. c. France[28], qui présentait des faits similaires, face à l’absence d’éléments de personnalisation et de preuve convaincants, un comité de trois juges avait pris le parti d’adopter une décision d’irrecevabilité, considérant la requête manifestement mal fondée. Pourquoi la Cour ne s’est-elle pas orientée vers une issue contentieuse identique dans l’affaire B.G. qui présentait visiblement les mêmes lacunes ? Les juges ont-ils préféré rendre un arrêt sur le fond afin d’envoyer un double message aux conseils des requérants – concernant l’exigence de preuves – et aux autorités étatiques – concernant la situation désastreuse dans le campement[29] qui pourrait justifier une mise en œuvre ultérieure de leur responsabilité ? La réponse, connue des seuls insiders de la Cour, ne pourra évidemment être apportée au fil de ces quelques lignes et il n’est pas à exclure que cette divergence d’approches ne cache aucune intention ou stratégie particulières mais résulte tout simplement d’un choix laissé à la discrétion des juges.
III. Recontextualiser le jugement
La France ayant été, pour la toute première fois, condamnée pour le traitement réservé aux demandeurs d’asile, les suites données à l’arrêt N.H. méritent d’être exposées. Ce détour sur le terrain de l’exécution invite, au-delà de la résolution des seuls cas individuels, à recontextualiser les arrêts commentés à la lumière de la situation générale actuelle.
En avril 2021, le gouvernement défendeur a présenté son plan d’action au Comité des ministres[30]. Il a indiqué que les mesures individuelles avaient été satisfaites, en ce que les requérants avaient pu bénéficier d’un hébergement et d’une allocation. Seul le paiement de la satisfaction équitable devait encore être effectué. Bien que la Cour n’ait pas demandé de mesures générales, l’État français a néanmoins précisé qu’il avait œuvré pour la diffusion de l’arrêt N.H. auprès des juridictions nationales et que le nombre de places d’hébergement offertes n’avait cessé d’augmenter, passant de 55 000 en 2015 à 107 000 en 2020. Cette exécution réussie de l’arrêt, dont il faut se féliciter, n’est pourtant pas sans masquer une réalité plus inquiétante si l’on s’éloigne de la résolution de la situation individuelle des requérants pour tourner le regard vers la situation générale des demandeurs d’asile en France.
L’amélioration du dispositif depuis 2015 ne peut être niée[31] mais elle doit aussi être grandement relativisée. En réalité, l’augmentation du nombre de places d’hébergement va de paire avec celle des demandeurs d’asile, ce qui ne permet pas in fine de leur garantir les conditions matérielles d’accueil satisfaisantes. C’est précisément cette difficulté persistante qui est dénoncée par la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), regroupant une vingtaine d’organisations engagées dans la défense et la promotion du droit d’asile. Cet acteur, tiers intervenant dans l’arrêt N.H., a poursuivi son action sur le plan de l’exécution en activant la règle 9.2 des Règles du Comité des ministres pour la surveillance de l’exécution des arrêts[32]. La CFDA a ainsi transmis au Comité une observation l’alertant de la persistance de difficultés structurelles sur le terrain. Non seulement le délai d’enregistrement des demandes d’asile serait de 17 jours[33], mais surtout la situation française serait marquée par d’importantes disparités régionales. Sans surprise, c’est la saturation des dispositifs en Île-de-France qui est pointée du doigt : en 2019, il y aurait eu 178 000 demandeurs d’asile (représentant la moitié de l’ensemble des demandeurs d’asile sur le territoire) alors même que la région francilienne ne disposait que de 19 % des capacités d’hébergement. Pareilles indications invitent dès lors à tempérer le constat optimiste dressé dans le plan d’action présenté par le gouvernement.
Ces inquiétudes ne sont d’ailleurs pas sans faire écho au rapport général présenté par la Commission des finances du Sénat et relatif à la loi de finance porté par Jean-François Husson[34]. Plusieurs défaillances systémiques y sont justement relevées. Le rapport souligne que le nombre de places d’hébergement demeure bien inférieur aux besoins et aux prévisions du nombre de demandeurs d’asile attendus pour les années 2021 et 2022[35]. Parallèlement, le rapport note une diminution des crédits alloués pour le dispositif d’hébergement d’urgence. Outre ce manque d’anticipation et ces lacunes, la réduction des inégalités régionales est présentée comme un réel défi pour les années à venir. Si le gouvernement français avait envisagé un rééquilibrage régional dès 2019, celui-ci n’a pas été mis en œuvre, la pandémie ayant freiné cette ambition. À ce titre, la situation alarmiste sur l’Île de Mayotte ne peut être passée sous silence[36] : pour 3 000 demandeurs d’asile, seules 105 places d’hébergement seraient offertes, soit une « proportion dérisoire » pour reprendre les termes de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH)[37]. Dans une ordonnance récente, le Conseil d’État n’a d’ailleurs pas manqué de considérer que les conditions d’accueil à Mayotte n’étaient pas conformes aux exigences de la directive accueil et a ainsi enjoint à l’État de fournir « sans délai » les aides matérielles de nature à assurer un niveau de vie suffisant[38].
Juge européen et juge administratif[39], dans le champ de leurs compétences respectives, entendent donc faire bouger les lignes et placer le législateur et les autorités habilitées face à leurs responsabilités. Car l’enjeu de cette tragédie humanitaire est bien là : les juges, malgré l’activisme interprétatif dont ils savent parfois faire preuve, ne peuvent pour autant se substituer aux décideurs politiques. Eux seuls disposent des moyens permettant d’enrayer la précarisation des exilés et du choix de lancer ou non, selon les priorités et l’agenda du moment, ce chantier législatif. Peut-être que la piste de l’ouverture au marché du travail, prévue à l’article 15 de la directive « accueil »[40], mériterait d’être envisagée. Si la question n’a jamais été abordée par la voie contentieuse devant la juridiction strasbourgeoise, la Cour de justice de l’Union vient d’ouvrir le bal dans le cadre d’une question préjudicielle posée par une juridiction irlandaise[41]. En attendant, l’analyse croisée – et recontextualisée – des arrêts N.H. et B.G. confirment, si cela était nécessaire, que l’on reste bien loin des craintes partagées par le juge Sajó à l’occasion de l’affaire M.S.S. de voir la Cour européenne tentée par la « voie de la révolution vers l’État providence ».
[1] Homère, L’Iliade et l’odyssée, éditions Robert Laffont, 1995, p. 217.
[2] Voy. par ex. : Cour EDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. et autres c. Belgique et Grèce, requête nº 30696/09, § 232.
[3] Cour EDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. et autres c. Belgique et Grèce, requête nº 30696/09, § 251.
[4] Cour EDH, 25 juin 2020, Moustahi c. France, requête nº 9347/14.
[5] Cour EDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. et autres c. Belgique et Grèce, requête nº 30696/09.
[6] Cour EDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. et autres c. Belgique et Grèce, requête nº 30696/09, § 253.
[7] Voy. : Cour EDH, 31 juillet 2014, F. H. c. Grèce, requête nº 78456/11.
[8] Cour EDH, 24 mai 2018, N.T.P. et autres c. France, requête n° 68862/13.
[9] Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes nº 28820/13 et al.
[10] F. Sudre, La semaine juridique, 13 juillet 2020, n° 28, p. 863.
[11] Cour EDH, 10 septembre 2020, B.G. et autres c. France, requêtes nº 63141/13.
[12] Loi nº 2015-925 du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d’asile.
[13] Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes nº 28820/13 et al., § 124.
[14] Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres.
[15] Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes nº 28820/13 et al., § 170.
[16] Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes nº 28820/13 et al., § 192.
[18] Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte) et Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.
[17] Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes nº 28820/13 et al., § 95, nous soulignons.
[19] CE, 28 décembre 2018, nº 410347.
[20] CJUE, 27 septembre 2012, Cimade et Gisti c. Ministère de l’intérieur, aff. 179/11 ; CJUE, 27 février 2014, Saciri, aff. C-79/13.
[21] Voy. à ce sujet : A. Schahmaneche, La motivation des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme, Paris, Pedone, 2014, 794 p.
[22] Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes nº 28820/13 et al., § 164 ; Cour EDH, 10 septembre 2020, B.G. et autres c. France, requêtes nº 63141/13, § 82.
[23] Dans l’arrêt B.G., la Cour considère que ce critère n’est pas rempli puisque la famille a été convoquée en préfecture en septembre 2013 et que leur demande d’asile a été traitée en février 2014 (§ 88).
[24] Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes nº 28820/13 et al., § 184.
[25] Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes nº 28820/13 et al., § 184.
[26] Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes nº 28820/13 et al., § 187.
[27] Cour EDH, 10 septembre 2020, B.G. et autres c. France, requêtes nº 63141/13, § 87.
[28] Cour EDH, déc., 3 décembre 2019, B.L. et autres c. France, requête nº 48104/14.
[29] La Cour, malgré ses conclusions concernant les requérants, ne manque pas de soulever que le campement en question « était saturé, offrait des conditions sanitaires critiques et était devenu, au fil des semaines, insalubre » (§ 89).
[30] Comité des ministres, Plan d’action présenté en date du 9 avril 2021 lors de la 1406ème réunion, doc. DH-DD(2021)385.
[31] Le préfet doit désormais enregistrer la demande d’asile au plus tard trois jours après la présentation de la demande (ce délai peut être étendu à 10 jours). Après l’enregistrement, il doit délivrer une attestation de demande d’asile qui vaut autorisation provisoire de séjour.
[32] Observations déposées le 21 mai 2021, doc. DH-DD(2021)561.
[33] Le non-respect du délai prévu par la loi de 2015 a fait l’objet de plusieurs saisines du juge administratif. Voy., par exemple : CE, 31 juillet 2019, nº 410347.
[34] Rapport général nº 138 pour le Projet de loi de finances pour 2021, 19 novembre 2020, « Tome III. Les moyens des politiques publiques et dispositions spéciales. Annexe 16 : Immigration, asile et intégration ».
[35] Il relève « une stagnation du nombre de places ouvertes qui apparaît préoccupante au regard de la dynamique de demandes d’asile », alors que « le développement de la capacité totale d’accueil des personnes migrantes est bienvenu, compte tenu du défi croissant posé par la hausse de la demande d’asile ».
[36] Sans doute est-il nécessaire de préciser que Mayotte n’entre pas dans le champ du dispositif de droit commun réformé par la loi de 2015 et que celle-ci conserve donc un régime d’exception en raison d’un risque « d’appel d’air » lié à la pression migratoire dans la région et d’une crainte de regain de tensions avec la population locale.
[37] CNCDH, avis du 26 septembre 2017, « Droit des étrangers et droit d’asile dans les outre-mer : le cas de Mayotte et de la Guyane ».
[38] CE, ordonnance du 12 mars 2021, nº 448453. En l’espèce, la requérante vivait, avec son fils, sans accès à l’eau ni à l’électricité.
[39] Rappelons que le Tribunal administratif de Paris, dans le contexte lié à la pandémie, a enjoint au préfet de police et aux préfets de département de rétablir le dispositif d’enregistrement des demandes d’asile qui avait été suspendu en mars 2020 et à l’OFII de procéder, sans délai, à la réouverture de sa plateforme (TA, ordonnance du 21 avril 2020, nº 2006359/9). Cette conclusion a été confirmée par le Conseil d’État (ordonnance du 30 avril 2020, n° 440250 et nº 440253).
[40] Selon l’article 15, § 1, les « États membres doivent veiller à ce que le demandeur ait accès au marché du travail dans un délai maximal de neuf mois à compter de l’introduction de sa demande, et ce jusqu’à l’adoption d’une décision en première instance ». Son § 2 laisse toutefois une grande marge de manœuvre aux États membres puisqu’ils définissent « les conditions d’accès au marché du travail ».
[41] CJUE, 14 janvier 2021, K.S. et M.H.K., aff. 322/19 et aff. 385/19. La Cour retient une définition large du terme « demandeur » contenu à l’article 15 et précise que l’un des objectifs de la directive est de « favoriser l’autosuffisance des demandeurs » de protection internationale. En ce sens, « l’accès au marché du travail est profitable tant au demandeur de protection internationale qu’à l’État membre d’accueil. Une simplification de l’accès au marché du travail pour ces demandeurs est susceptible de prévenir un risque important d’isolement et d’exclusion sociale compte tenu de la précarité de leur situation » (point 70).