Revalorisation de la liberté d’expression ou surprotection du sentiment religieux d’autrui ? (note sous CEDH, 15 septembre 2022, n° 8257/13, Rabczewska c/ Pologne)
Céline Lageot, professeur de droit public à l’université de Poitiers et co-directrice du CECOJI
Fabien Marchadier, professeur de droit privé et de sciences criminelles à l’université de Poitiers (Institut Jean Carbonnier)
Déclarer être davantage convaincu par les découvertes scientifiques que par les écrits bibliques ne figure sans doute pas parmi les expressions les plus choquantes, les plus blessantes ou les plus inquiétantes qui soient. Asseoir la supériorité de la science en avançant que la Bible a été écrite par un buveur de vin défoncé à l’herbe semble à première vue inoffensif et pourra faire sourire. Comme souvent dans ce cas-là (la dérision, le rire), les croyants les plus fervents s’estimeront atteints dans leur foi (leur dignité ?). Pour ces propos tenus au cours d’une interview, deux plaintes ont été déposées, et c’est ainsi que la chanteuse pop-rock polonaise plus connue sous le nom de Doda a été pénalement poursuivie sur le fondement de l’article 196 du Code pénal polonais. Cet article sanctionne non seulement d’une peine d’amende mais encore d’une peine privative de liberté (2 ans maximum) quiconque aura offensé les sentiments religieux d’autres personnes en insultant publiquement un objet de culte religieux ou un lieu destiné à des cérémonies religieuses publiques. Du point de vue des juridictions polonaises, en punissant toute expression publique de mépris à l’égard d’une autre personne dans l’intention de l’humilier ou de la moquer, ce texte, trace la ligne entre la liberté d’expression et la liberté religieuse. L’offense, dont l’appréciation tient nécessairement compte de la culture et des conventions généralement acceptées dans la société, n’a pas à être tolérée. Elle n’est pas une composante de la société polonaise pluraliste. À défaut, la liberté religieuse serait, au nom de la liberté d’expression, indument restreinte. Or, en l’occurrence, les propos de la requérante ne relevaient pas de la critique ou de l’analyse. Ils étaient objectivement insultants à l’égard d’un livre, objet de vénération et directement inspiré par Dieu selon les chrétiens et les juifs.
L’affaire est donc au cœur d’une double préoccupation. La lutte contre les atteintes à la liberté religieuse, d’une part. La sauvegarde de la liberté d’expression, d’autre part[1]. La protection de la liberté religieuse justifie-t-elle la création, le maintien ou la réintroduction du délit de blasphème ou d’une loi réprimant les offenses envers les croyances religieuses[2] ? Une réponse positive menacerait lourdement la liberté d’expression, d’autant plus si les sanctions sont de nature pénale et entraînent une privation de liberté. Pourtant, n’est-ce pas dans cette voie que la Cour de Strasbourg s’est engagée, dans le sillage des résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies et du Comité des droits de l’homme promouvant le curieux concept de diffamation envers les religions[3] ? La diffamation et l’injure limitent classiquement la liberté d’expression lorsqu’elles s’adressent à un individu. La diffamation d’une religion ou d’une idée n’a pas vraiment de sens, dans une société démocratique tout au moins[4]. Les solutions des arrêts Otto-Preminger[5] et Wingrove[6] n’ont pas été abandonnées. La Cour les réaffirme régulièrement. Outre l’arrêt I.A. c/ Turquie[7], récemment encore, dans une affaire E.S. c/ Autriche[8], la Cour a accepté qu’une personne soit pénalement condamnée pour dénigrement des doctrines religieuses. Si toutefois la religion inspire un sentiment négatif, compte tenu des crimes, des violences et des discriminations qu’elle justifie (ce qui semblerait incongru, la Commission des droits de l’homme des Nations unies rappelant les « précieuses contributions apportées par toutes les religions à la civilisation moderne »[9]) ou le rire, résultant parfois de l’association du sérieux et du ridicule (ce qui semblerait incongru puisque la condition première pour qu’une croyance soit protégée au titre de l’article 9 de la CEDH est le sérieux et la cohésion, que ne remplirait pas le mouvement pastafariste, l’Eglise du monstre en spaghetti volant[10]), il faudrait donc le taire et … laisser faire et dire ? Cette conclusion paraîtra hâtive. Ordo Iuris, tiers intervenant dans l’affaire, souligne au contraire que l’infraction du droit polonais n’interdit ni les critiques ni les controverses. Elle assure simplement aux croyants l’exercice paisible de leur liberté religieuse. Et, une fois de plus, la Cour ne condamne pas la législation anti-blasphème polonaise pour elle-même. La sanction qu’elle fonde n’en est pas moins, du point de vue de la Cour, incompatible avec l’article 10 CEDH. Compte tenu des circonstances, cette solution est loin d’être anodine et pourrait annoncer une revalorisation de la liberté d’expression face à la liberté religieuse en tant qu’elle protège le sentiment religieux (I). Une lecture en creux de la décision, à partir du paragraphe 51 notamment, pourrait laisser entendre l’inverse. Le droit des croyants à ne pas être offensés dans leurs convictions religieuses profondes aurait pu l’emporter sur la liberté d’expression de la rockeuse (II).
I- Revalorisation de la liberté d’expression ?
Toute expression mettant en cause une doctrine religieuse, quelle qu’elle soit, un dignitaire d’une Eglise ou un croyant n’est pas automatiquement abusive. Une sanction civile ou pénale ne relève pas nécessairement de la marge d’appréciation des États et n’est pas nécessairement compatible avec la Convention pour peu qu’elle repose sur une base légale claire et accessible. Ce n’est donc pas le constat de violation en lui-même qui retient l’attention, mais les conditions dans lesquelles il a été prononcé. D’une part, dans la continuité de l’arrêt Sekmadienis[11], le discours protégé par l’article 10 CEDH ne compte parmi ceux qui appelle traditionnellement un contrôle rigoureux de la part de la Cour de Strasbourg (A). D’autre part, les spécificités du contexte national et plus généralement les éléments qui conduisent à octroyer aux États une plus grande latitude n’ont pas déterminé la Cour à faire preuve de retenue (B).
A- Nature du discours protégé
Depuis les arrêts Otto-Preminger Institut et Wingrove, l’arbitrage entre la liberté d’expression et la liberté religieuse bénéficie largement à la seconde. Alors même que la Cour de Strasbourg souligne que les croyants « doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi »[12], elle a admis la saisie et la confiscation d’un film (« Le concile d’amour ») stigmatisant « les excès de la foi chrétienne » et analysant « la relation entre les croyances religieuses et les mécanismes d’oppression temporels » (arrêt Otto-Preminger), le refus de visa d’exploitation opposé au réalisateur d’un film (« Vision of Ecstasy ») donnant aux visions extatiques de Sainte-Thérèse d’Avila une dimension érotique (arrêt Wingrove) ou encore la condamnation à une peine d’amende d’un auteur en raison d’un ouvrage traitant, dans un style romanesque et incisif, de ses idées sur des questions philosophiques et théologiques (arrêt I.A.). À la lumière de ces différentes affaires, la Cour semble vider de tout contenu l’invitation à la tolérance des croyants. Certains sujets, parce qu’ils sont sensibles, ne supportent pas le recours à une certaine dose d’exagération et de provocation[13] ainsi qu’à la caricature au moyen d’éléments satiriques[14] (au risque de les rendre plus sensibles encore).
La sanctuarisation des sentiments religieux ne serait cependant qu’une impression. Ces arrêts emblématiques ne révéleraient pas tant la surprotection de la liberté religieuse que la fragilité de la liberté d’expression artistique. En ce sens, Gérard Gonzalez[15] observe que cette déclinaison de la liberté d’expression s’incline régulièrement face aux droits et libertés d’autrui, même s’ils ne se rattachent pas à l’exercice de la religion, et plus généralement face à la préservation de la morale (sexuelle, notamment)[16]. Parallèlement, les croyants doivent souffrir des atteintes à leur conviction si elles nourrissent un débat d’intérêt général[17].
Dans le conflit entre la liberté d’expression et la liberté religieuse, la protection des sentiments religieux ne présenterait donc aucune spécificité. Tout dépendrait finalement de la nature du discours en cause. Rares sont les discours rejetés hors du domaine de la liberté d’expression[18]. Cependant, ils ne sont pas tous de la même façon l’une des conditions essentielles du progrès de la société démocratique et de l’épanouissement de chacun. En l’espèce, les juridictions polonaises ont lourdement insisté sur la futilité des propos litigieux, leur caractère délibérément outrageant et iconoclaste. Ils n’avaient d’autres buts que de susciter l’intérêt des médias et du public. Dépourvus de valeur scientifique ou artistique, ils n’appelaient donc qu’une moindre considération. Les sanctionner serait même une façon de protéger la liberté religieuse et la dignité, car, d’une manière générale, la Convention impose aux États « d’assurer la coexistence pacifique de toutes les religions et de ceux qui n’appartiennent pas à un groupe religieux en veillant au respect de la tolérance mutuelle » (Rabczewska, § 49). La Cour rappelle au demeurant que celui qui use de sa liberté d’expression assume des devoirs et des responsabilités parmi lesquels, dans le contexte des opinions et des croyances religieuses, éviter, « autant que faire se peut, les messages qui, relativement à des objets de vénération, peuvent apparaître gratuitement offensants pour autrui et profanateurs » (Rabczewska, § 47). Très loin de la conception quasi-absolue de la liberté d’expression que reflète la formule canonique de l’arrêt Handyside[19], le juge devrait alors se demander si l’auteur du message aurait pu faire autrement, être moins outrageant, moins irrévérencieux.
La Cour elle-même constate que la requérante n’a jamais eu l’intention de participer réellement à un débat sur les questions religieuses (Rabczewska, § 58), ni durant l’interview, ni avant, ni après. Ses propos n’étaient étayés par aucun argument, aucune source sérieuse ni aucune doctrine particulière (Rabczewska, § 59). Elle n’exprimait pas son adhésion au darwinisme contre le créationnisme. Elle répondait à une question du journaliste relativement à sa vie privée et plus particulièrement à la posture ouvertement anti-religieuse de son petit ami de l’époque. Si ses propos ne mettaient pas directement en cause la personne des croyants, ils injuriaient un symbole sacré[20]. Compte tenu de ces caractéristiques, le constat de violation de la Convention n’en est que plus remarquable et confirme l’arrêt Sekmadienis qui concernait la liberté d’expression publicitaire, dont l’existence même ne relevait pas de l’évidence et dont la protection est traditionnellement faible[21]. Dans une certaine mesure, il relativise l’arrêt E. S. c/ Autriche dans lequel la Cour avait suivi une démarche critiquable en s’interrogeant sur la base factuelle d’un jugement de valeur émis à propos d’un symbole religieux[22].
B- Contexte du discours protégé
Le contexte général dans lequel s’inscrivaient les déclarations litigieuses de la requérante ne lui était pas plus favorable. Tout concourait à reconnaître aux autorités nationales une ample marge d’appréciation appelant, dans une logique de subsidiarité renforcée, un contrôle restreint de la part de Cour, limité aux aspects procéduraux (la condamnation reposait-elle sur une base légale suffisante, la requérante a-t-elle eu l’occasion de faire valoir ses arguments, l’intérêt protégé au titre de la Convention a-t-il été examiné par les juridictions internes ?).
Ainsi, analyser l’affaire sous l’angle d’un conflit de droits n’est pas neutre (Rabczewska, §§ 52, 55 et 64). C’est laisser à l’État le soin d’arbitrer seul, ou quasiment seul, lequel des deux doit l’emporter à la lumière des circonstances concrètes de chaque affaire[23]. Tout en restant fidèle à cette présentation classique de la difficulté, la Cour européenne des droits de l’homme accentue néanmoins son contrôle au point de revenir sur l’évaluation opérée par les juridictions nationales. Elle leur reproche de n’avoir pas suffisamment justifié l’atteinte à la liberté d’expression. L’obligation d’assurer la coexistence pacifique des croyants et des non-croyants n’appelait pas la condamnation pénale de la requérante. Ses propos n’incitaient pas à l’intolérance religieuse et ne contredisaient pas l’esprit de tolérance qui est l’un des fondements de la société démocratique (Rabczewska, § 64). L’affaire se distingue ainsi doublement de l’affaire E.S. c/ Autriche. D’une part, alors que la loi polonaise incrimine tout comportement susceptible de blesser les sentiments religieux, la loi autrichienne exige que l’injure menace l’ordre public (Rabczewska, § 62). D’autre part, et comme le relèvent les juges Felici et Ktistakis dans leur opinion concurrente (§ 5), la requérante est une chanteuse pop, pas le leader d’un groupe religieux opposé ou d’un mouvement anti-catholique dont les prises de position publiques sont susceptibles d’avoir, à terme, des effets délétères (dans son opinion séparée, le juge Wojtyczek considère au contraire que tout discours religiophobe incite, indirectement, à la commission d’actes violents envers les croyants et les symboles religieux, surtout dans un contexte marqué par la recrudescence en Europe des actes – symboliques, mais aussi violents – antireligieux).
Ces précisions suggèrent une prise de distance avec le concept de diffamation envers les religions, leurs prophètes et leurs symboles et de mieux affirmer la distinction entre la croyance et les croyants. Ainsi, il devrait être possible d’affirmer, sans contrainte, sans limite, que les religions, ou certaines d’entre elles, ou certains de leurs courants, magnifient le patriarcat et la soumission des femmes ou encore que les testaments, l’ancien comme le nouveau, sont aussi ineptes que mal écrits. En revanche, attacher une caractéristique générale aux croyants en raison précisément de leur croyance (par exemple, les catholiques ou les musulmans, peu importe, sont des réactionnaires, sexistes et homophobes[24]) justifie une restriction à la liberté d’expression, voire, dans certains cas exceptionnels (attiser la haine ou la violence[25]), l’absence totale de protection conventionnelle[26]. De la même façon que, dans le champ politique, il faut distinguer la discussion, même vive, des idées et les attaques visant les individus eux-mêmes. Conforter cette nouvelle orientation suppose une autre méthodologie. Les affaires de blasphème devraient être exclusivement envisagées sous l’angle de la liberté d’expression, les troubles à l’ordre public ou l’appel à la haine caractérisant seuls un exercice abusif de cette liberté[27].
L’affaire n’était pas si différente des précédents Otto-Preminger, Wingrove, I.A. ou E.S., observe le juge Wojtyczek dans son opinion séparée (curieusement, il ne mentionne pas l’arrêt Sekmadienis). Le discours ne contribue en rien à un débat d’intérêt général. La requérante n’est ni journaliste, ni une femme politique, ni une lanceuse d’alerte. Ses propos ont bénéficié d’une large publicité[28] dans un pays à très forte majorité catholique[29]. Et ils sont clairement outrageants. Même s’ils ont été exprimés spontanément au cours d’une interview[30], la Cour aurait pu, assez facilement, constater l’absence de violation de l’article 10 CEDH en insistant sur l’ampleur de la marge d’appréciation liée à l’existence d’un conflit de droits, à la nature du discours, à l’absence de conception uniforme de la morale, aux circonstances locales. Cependant, même si elle ne reprend pas cet élément dans sa conclusion (Rabczewska, § 64), la sévérité de la sanction prononcée par les juridictions polonaises éclaire sa décision (Rabczewska, § 62). En outre, même en resserrant les restrictions à la liberté d’expression autour du trouble à l’ordre public et de l’appel à la haine, dans quelle mesure restreint-elle véritablement la marge d’appréciation des États[31] ? Car, encore aujourd’hui, une loi sanctionnant le blasphème n’est pas, en elle-même, incompatible avec la Convention.
II- Surprotection des sentiments religieux d’autrui ?
Des paragraphes 60 à 62, la Cour apporte des précisions ambivalentes sur l’abus de liberté d’expression. Le lecteur peut ainsi parfois avoir la sensation, en creux, que la Cour regretterait presque que les autorités polonaises n’aient pas suffisamment étayé leur argumentaire pour pouvoir sanctionner la pop star. L’ambivalence tient notamment à deux choses : l’une, ancienne, et concernant le droit de ne pas être offensé dans ses convictions religieuses profondes (A) ; l’autre, plus récente, et s’attachant à la coexistence pacifique entre groupes religieux et non-religieux (B).
A- Protection de la croyance ou des croyants ? Le maintien de la confusion
La confusion persiste alors même que la distinction entre croyants et croyances est cruciale pour le débat d’idées contradictoires dans une société démocratique. Que la Cour de Strasbourg cherche à protéger les personnes en général et les croyants en particulier contre les injures et propos diffamatoires, nul ne le contestera puisqu’il en va du maintien pacifié de la vie en société. Que la Cour persiste en revanche à attribuer une protection particulière à un certain type d’idées ou de croyances, surtout lorsqu’elles sont religieuses, est beaucoup moins audible dans une société démocratique. Au nom de quoi ne pourrait-on discuter, échanger, voire proférer des critiques sur le sujet religieux dans une société démocratique dès lors que la liberté d’expression doit aussi « s’entendre des idées qui heurtent, choquent ou inquiètent »[32] ?
L’entretien de la confusion apparaît dès le § 60 lorsque la Cour déclare que les autorités polonaises « n’ont pas non plus discuté des limites permises aux critiques des doctrines religieuses selon la Convention, versus leur dénigrement »[33]. La chose est entendue, notamment depuis l’arrêt Kokkinakis contre Grèce de 1993[34], puisque les croyants doivent pouvoir souffrir la critique de leurs croyances ou de leurs dogmes. Sage décision de la Cour européenne des droits de l’Homme qui ne fait au fond que rappeler la fondamentalité des échanges contradictoires, même âpres et sur tous les sujets, dans une société démocratique. Si les croyants sont persuadés du bien-fondé de leurs croyances, aucune critique de leur dogme, aussi farfelue soit-elle, ne saurait pouvoir ébranler leurs convictions. Mais lorsque la Cour déclarait en 1993 que les croyants devaient pouvoir « tolérer et accepter (…) même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi », on aurait pu légitimement s’attendre à ce que le dénigrement religieux en fasse partie. L’arrêt E.S. contre Autriche de 2018[35] laisse pourtant entrevoir le contraire et le § 60 de l’arrêt Rabczewska contre Pologne ne fait que le rappeler. Le dénigrement de doctrine religieuse, qui n’était au départ qu’un délit autrichien, a fait son entrée en droit européen des droits de l’homme en 2018 pour limiter les critiques admises des croyances. Si celles-ci devaient pouvoir souffrir la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi, depuis 2018, elles peuvent ne plus s’encombrer de leur dénigrement. Sans l’appliquer aux faits d’espèce en 2022, la Cour de rappeler (ou de déplorer ?) que les autorités polonaises ont failli à le démontrer. Dans son paragraphe conclusif (§ 64), la Cour annonce encore qu’elle entretient toujours la confusion entre croyants et croyance lorsqu’elle déclare qu’elle « (…) considère que les expressions examinées n’ont pas été jusqu’à constituer une attaque impropre ou abusive d’un objet de vénération religieuse »[36]. Dans le droit fil du raisonnement adopté en 2018 dans l’arrêt E.S. contre Autriche, la Cour ajoute que les autorités polonaises ont failli à démontrer que ce qui aurait pu être assimilé à un dénigrement religieux a entraîné une indignation justifiée[37] Là réside probablement l’atteinte au sentiment religieux, mais indirectement toujours l’atteinte au croyant ou à la personne. Par un raisonnement de cause à effet, le dénigrement d’une doctrine ou d’un dogme religieux doit pouvoir entraîner en effet une indignation légitime du croyant, qui renvoie elle-même à la prise en compte de sa sensibilité, de son sentiment de se sentir offensé, voire de sa susceptibilité. Et ce n’est que par le prisme de ce critère subjectif de la sensibilité que la personne apparaît au final. En pointant du doigt les propos provocateurs de la chanteuse Doda – ces « histoires [bibliques] incroyables » écrites par « une personne défoncée au vin et à l’herbe » – qui auraient pu être assimilés à un dénigrement du christianisme entraînant l’indignation justifiée des Polonais à 80% catholiques, la Cour peut encore donner l’impression d’entretenir une confusion regrettable entre société démocratique et société théocratique[38]. En l’absence de dénigrement religieux entraînant une indignation justifiée (soit encore des propos offensants contre les auteurs d’un livre sacré), la liberté d’expression semble l’emporter. Mais l’on aurait apprécié que la Cour saisisse l’occasion qui lui était donnée de lever toute ambiguïté sur l’atteinte causée non pas tant à la croyance – une idée parmi d’autres – qu’aux croyants – des personnes parmi d’autres.
Non sans ambiguïté là encore, la Cour n’a pas non plus hésité dans les développements concernant le dispositif légal à évoquer tous les instruments internationaux et européens portant sur la diffamation. Or, que ce soit la Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies adoptée le 16 décembre 2005 combattant la diffamation des religions[39], ou celle du Conseil des Droits de l’Homme adoptée le 27 mars 2008 sur ce même sujet[40], la personne visée par le propos diffamatoire s’estompe derrière la religion. Alors qu’en principe le propos diffamatoire est celui qui vise à porter atteinte à la réputation ou à la considération de la personne, que peut bien signifier dans ce contexte la diffamation religieuse ? Une religion et ses divinités peuvent-elles être diffamées ? Quand bien même il aurait été établi que les auteurs de la Bible dans le cas d’espèce ont été diffamés, qui pour intenter le procès et qui pour obtenir réparation ? L’exception de vérité et la bonne foi pourraient-elles aussi constituer des faits exonérateurs de responsabilité ? On sent poindre les incertitudes et les malaises engendrés par une telle approche internationale[41]. La Cour européenne des droits de l’Homme ne s’est évidemment pas servie de ce dispositif onusien pour condamner la requérante, mais sa présence dans l’arrêt interpelle. Pourquoi est-il là ? A quoi sert-il ? Si c’était pour condamner son potentiel liberticide, encore eut-il fallu le dire clairement.
La décision rendue par la Cour européenne des droits de l’Homme laisse aussi désormais entendre que l’atteinte au sentiment religieux d’autrui ne suffit plus ; encore faut-il pouvoir justifier d’une atteinte à l’ordre public. À considérer plus précisément que l’atteinte au sentiment religieux soit suffisamment grave au point de constituer un dénigrement religieux susceptible de provoquer l’indignation des croyants, encore faudrait-il désormais prouver l’atteinte à l’ordre public. Mais de quel ordre public parle-t-on ? Celui-ci est en effet assimilé de temps à autre à la paix religieuse, ce qui n’est pas sans rappeler l’arrêt E.S. contre Autriche et l’extension par ce biais du but légitime de « la défense de l’ordre » (article 10.2) pour restreindre la liberté d’expression.
B- Protection de l’ordre public, de la paix religieuse ou de la coexistence pacifique entre les groupes ? La confirmation de l’extension
On le sait, la restriction de l’expression ne peut intervenir en principe que dans des buts précis, ceux-là même qui sont énoncés à l’article 10.2 de la Convention européenne des droits de l’Homme. On le sait aussi, la répression du blasphème de l’Institut Otto Preminger par les autorités autrichiennes fut validée par la Cour de Strasbourg sur le fondement de la morale, pour la première fois en 1994[42]. Ce but légitime avait donc déjà été étendu en 1994 à la protection des sentiments religieux, quand bien même il n’existe pas de conception uniforme ni de la morale, ni de la religion en Europe[43]. La morale religieuse pouvait donc depuis 1994 servir de fondement à la restriction légitime d’une opinion. Or, sous l’effet de l’arrêt E.S. contre Autriche de 2018, l’extension s’est encore prolongée jusqu’à la paix religieuse. La Cour européenne admet donc aujourd’hui, et de plus en plus clairement, que la répression du blasphème peut se justifier par des objectifs de protection de l’ordre public, qui englobent eux-mêmes désormais le maintien de la paix religieuse, la tolérance religieuse et la promotion d’une coexistence pacifique entre groupes de sensibilités opposées[44]. Toute la jurisprudence développée par la Cour de Strasbourg depuis 1994 montre par conséquent que l’objectif subjectif initial de morale a aujourd’hui contaminé l’objectif étendu d’ordre public comme en attestent l’arrêt E.S. contre Autriche, mais aussi et non sans ambivalence, l’arrêt Rabczewska contre Pologne. On notera au passage aussi que « la défense de l’ordre » (article 10.2) qui renvoie en principe à une notion séculière (l’ordre public) se voit compléter – non sans questionnement – d’une référence religieuse, sans compter que la paix religieuse n’a de sens que pour les adeptes de cette croyance. La Cour européenne des droits de l’Homme a confirmé en 2022 dans les paragraphes 60 et 64 de l’arrêt Rabczewska – et quand bien même l’argument n’a pas joué contre la requérante – que la paix religieuse était un élément à prendre en compte pour déterminer le périmètre de la « défense de l’ordre ». Au paragraphe 60, la Cour de Strasbourg constate une nouvelle fois que les autorités polonaises n’ont pas réussi à apporter la preuve précise de l’atteinte à la paix religieuse. « En particulier, les autorités nationales n’ont pas établi que les propos de la requérante étaient capables (…) par ailleurs de perturber la paix religieuse et la tolérance en Pologne »[45]. En conclusion, elle établit que « les juridictions internes n’ont pas apprécié de manière exhaustive le contexte plus large des déclarations de la requérante et mis précautionneusement en balance son droit à la liberté d’expression et les droits d’autrui de voir leurs sentiments religieux protégés et la paix religieuse préservée en société (comparer et opposer, ES., précité, § 57) »[46]. Et de compléter cette référence à la paix religieuse par une allusion à la nécessaire coexistence entre groupes en société : « Il n’a pas été démontré que l’immixtion dans la présente affaire était nécessaire, eu égard aux obligations positives des Etats découlant de l’article 9 de la Convention, pour assurer la coexistence pacifique entre groupes religieux et non religieux et entre les individus placés sous leur juridiction en assurant un esprit de tolérance mutuelle »[47]. La défense de l’ordre, la paix religieuse et la coexistence pacifique entre groupes se trouvent ainsi assimilés sans que pour autant les frontières entre les différentes notions aient été tracées avec netteté. Et le flou se prolonge par plusieurs références effectuées à l’esprit de tolérance, tantôt évoqué positivement comme un élément interprétatif de la société démocratique européenne, tantôt négativement, comme un élément potentiel de censure. La « violation de l’esprit de tolérance » (évoquée notamment aux paragraphes 51 et 64 de l’arrêt) présente comme désavantage d’être beaucoup plus malléable que l’incitation à la haine ou à l’intolérance religieuse. Mais au paragraphe 51, l’impression est aussi donnée qu’à défaut de pouvoir précisément définir l’intolérance religieuse, la Cour ne fait que l’illustrer. « Quand pareilles expressions vont au-delà des limites du déni critique des croyances religieuses d’autrui, par exemple en cas d’attaque impropre, voire abusive, d’un objet de vénération religieuse, un Etat peut légitimement les considérer comme incompatibles avec la liberté de pensée, de conscience et de religion et prendre des mesures proportionnées restrictives[48]. Présenter les objets du culte religieux d’une manière provocante et susceptible de heurter les sentiments des adeptes de cette religion pourrait être conçu comme une violation malveillante de l’esprit de tolérance, qui est l’un des fondements d’une société démocratique (Voir E.S. c. Autriche, précité, § 53) »[49]. On relèvera aussi à cette occasion l’utilisation du conditionnel « pourrait » par la Cour. Les propos provocants de Doda auraient très bien pu correspondre à cette dernière vision des choses, faute pour les autorités polonaises d’avoir réussi à le prouver : Présenter les objets du culte religieux d’une manière provocante (les auteurs de la Bible, alcooliques et drogués) et susceptible de heurter les sentiments des adeptes de cette religion (l’indignation des catholiques polonais, deux d’entre eux tout au moins, R.N. et S.K.). Enfin la Cour d’ajouter cette référence importante au discours ou à l’incitation à la haine, mais tout en y incluant le concept flou d’intolérance religieuse. « Les expressions qui visent à propager, inciter ou justifier la haine fondée sur l’intolérance, en y incluant l’intolérance religieuse, ne bénéficient pas de la protection de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 51, CEDH 2003-XI) ».[50] A la différence de l’arrêt E.S. contre Autriche, la Cour a conclu que les propos de la pop star n’étaient pas de ceux qui auraient pu inciter à l’intolérance religieuse (§ 64)[51].
Qu’est-ce qui pourrait au final expliquer cette différence d’approche de la Cour dans les cas autrichien et polonais, alors que la teneur des propos est somme toute, si ce n’est strictement comparable, très proche. Dans un cas, « De quoi s’agit-il, sinon de pédophilie ? » (E.S.), et dans l’autre « ces histoires [bibliques] incroyables » écrites par « une personne défoncée au vin et à l’herbe » (Dorota Rabczewska) ? Quelle différence fondamentale entre les propos de E.S. visant le prophète et ceux de Doda désignant le(s) auteur(s) de la Bible ?
Il semblerait que l’argument du jugement de valeur dénué de tout élément factuel étayé ait tout d’abord joué en la faveur de Doda. La Cour se sera peut-être posée la question de savoir si la distinction entre jugement de valeur et élément factuel est pertinente en matière de conviction religieuse. En tout cas elle aura relevé, à la place des autorités polonaises qui ont failli à le démontrer, que « (…) la requérante n’a pas développé ses arguments et ne les a pas fondés sur des sources sérieuses ou une doctrine spécifique. Elle a cependant déclaré qu’elle fondait ses opinions sur des « découvertes scientifiques », provenant apparemment d’émissions de télévision populaires. La requérante n’a pas prétendu être une experte en la matière, ni une journaliste, ni une historienne. Elle avait répondu à la question du journaliste sur sa vie privée, s’adressant à son auditoire dans un langage conforme à son style de communication, volontairement frivole et imagé, dans le but de susciter l’intérêt »[52]. La Cour constate que les autorités polonaises ne se sont pas appliquées à établir cette distinction entre jugement de valeur et éléments factuels, mais sans en tirer aucune conséquence, contrairement à l’affaire autrichienne.
Il semblerait encore que la sanction disproportionnée ait joué un rôle non négligeable dans la protection de la pop star à Strasbourg. Non seulement la jeune femme fut condamnée au plan pénal par les autorités polonaises (atteinte au sentiment religieux réprimée par l’article 196 du code pénal), mais elle fut aussi soumise au paiement d’une amende particulièrement sévère, cinquante fois le montant minimum prévu par la loi (5 000 zlotys, soit environ 1 160 euros). C’est ainsi qu’on peut lire au paragraphe 63 que » (…) la Cour relève que la nature et la sévérité de la sanction infligée sont également des éléments à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence dans la liberté d’expression garantie par l’article 10 (voir Skałka c. Pologne, no. 43425/98, §§ 41-42, 27 mai 2003, et Kwiecień c. Pologne, no. 51744/99, § 56, 9 janvier 2007) »[53]. Si ce n’est pas le principe de la sanction en lui-même et à lui seul qui emporte la décision, la nature et la gravité de cette sanction ont indéniablement joué un rôle dans la décision finale prise par la Cour de Strasbourg. A l’inverse il serait aussi permis de se demander si la Cour aurait rendu pareille décision au cas où la sanction n’aurait été grave et n’aurait emporté aucune culpabilité pénale[54].
Il semblerait encore que la non-politisation du discours de Doda ait joué en sa faveur. En d’autres termes il ne s’est en aucun cas agi comme dans l’arrêt E.S. d’examiner un discours, qui sous couvert d’une accusation provocante des pratiques sexuelles du prophète, relayait largement et publiquement un certain nombre d’idées d’extrême droite du parti libéral autrichien.
Il semblerait enfin que le contexte en général et religieux en particulier n’ait pas joué cette fois-ci contre Doda. Alors que le contexte explique pour partie la décision de la Cour dans l’affaire E.S. (ne pas troubler la paix religieuse, assurer une coexistence pacifique entre les différents groupes religieux)[55], on aurait pu s’attendre à la même chose dans le cas polonais, d’autant que la population est constituée à plus de 80% de catholiques. Si la Cour rappelle au paragraphe 52[56] l’importance du contexte, elle n’en a pour autant tiré aucune conséquence. Si elle avait rendu une décision semblable à l’affaire E.S. en raison du contexte religieux, le risque aurait été peut-être de se faire de nouveau dénoncer comme une cour protégeant les racines chrétiennes, d’autant que la composition de la chambre qui eut à trancher l’affaire était majoritairement conservatrice et que la majorité fut sans appel (6 contre 1). Lorsque Mustapha Afroukh répond par l’affirmative à la question « La Cour aurait-elle rendu la même solution si l’affaire concernait les mêmes accusations, dans un contexte comparable, contre Jésus ? Sans aucun doute »[57], il nous serait peut-être permis d’en douter quelque peu aujourd’hui aux vues des ambiguïtés soulevées par l’affaire Rabczewska et quand bien même il ne s’agit pas d’insinuation de pratique sexuelle et de délit de pédophilie, mais d’évocation de délit d’alcoolisme et de toxicomanie. Lorsque Gérard Gonzalez déclare à son tour qu’« il est impossible d’appréhender la jurisprudence de la Cour par rapport aux critiques, offenses ou caricatures en général en la déconnectant du contexte particulier dans lequel la provocation s’installe », la décision polonaise ne cesse d’interroger[58].
***
Afin de lever de façon simple et définitive toute ambivalence ou ambiguïté, la Cour aurait tout intérêt à considérer comme seules limites envisageables à la liberté d’expression, y compris dans le domaine religieux et conformément à sa jurisprudence d’ensemble, la diffamation ou l’injure faite aux personnes et le discours de haine. Ce dernier, susceptible de porter atteinte à l’ordre public et aux soubassements démocratiques – pas seulement à la paix religieuse puisque celle-ci ne concerne a priori que les croyants -, devrait pouvoir s’assimiler plus nettement aux seuls discours incitant à des actes violents ou provoquant éminemment à la violence, en visant une ou plusieurs personnes en raison de leurs seules croyances. D’un autre côté, si la Cour décidait encore de recentrer la limite de l’expression portant sur un sujet religieux autour de la diffamation ou de l’injure faite aux personnes en raison de leurs croyances, la distinction entre croyants et croyances disparaîtrait au profit des premiers, et avec elle, tout le flou et les potentiels liberticides qui l’accompagnent. Il en va de la pleine prise en compte de tous ceux qui, dans la société démocratique européenne, considèrent tous les croyants, sans adhérer eux-mêmes à aucune croyance.
[1] Sur la tension entre liberté d’expression et liberté religieuse, v. F. Sudre, L. Milano, B. Pastre-Belda, A. Schahmaneche, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 16ème éd., 2023, n° 553.
[2] Sur cette question, v. J.-P. Marguénaud, L’absence de sanction du blasphème est-elle compatible avec le droit européen des droits de l’homme ?, in C. Lageot et F. Marchadier, Le blasphème dans une société démocratique, Dalloz, 2016, p. 163
[3] Rappelées dans la partie « droit international pertinent » de l’arrêt, §§ 24 et s.
[4] Elle se conçoit mieux dans un régime théocratique ou totalitaire.
[5] CEDH 20 sept. 1994, Otto-Preminger Institut c/ Autriche, no 13470/87
[6] CEDH 25 nov. 1996, Wingrove c/ Royaume-Uni, no 17419/90
[7] CEDH 13 sept. 2005, I. A. c/ Turquie, no 42571/98
[8] CEDH, 25 oct. 2018, n° 38450/12, E.S. c/ Autriche
[9] La lutte contre la diffamation des religions, Résolution n° 2004/6 de la Commission des droits de l’homme du 13 avril 2004
[10] CEDH, déc., 9 nov. 2021, n° 9476/19, de Wilde c/ Pays-Bas
[11] CEDH 30 janvier 2018, Sekmadienis Limited c/ Lituanie, n° 69317/14 : Légipresse 2018, n° 359, p. 208, note E. Andrieu.
[12] CEDH 25 nov. 1996, Wingrove c/ Royaume-Uni, no 17419/90
[13] CEDH 13 sept. 2005, I. A. c/ Turquie, no 42571/98
[14] CEDH, 25 oct. 2018, n° 38450/12, E.S. c/ Autriche
[15] La lutte contre la diffamation des religions, Résolution n° 2004/6 de la Commission des droits de l’homme du 13 avril 2004
[16] CEDH, déc., 9 nov. 2021, n° 9476/19, de Wilde c/ Pays-Bas
[17] CEDH 30 janvier 2018, Sekmadienis Limited c/ Lituanie, n° 69317/14 : Légipresse 2018, n° 359, p. 208, note E. Andrieu.
[18] CEDH, 20 oct. 2009, 41665/07, Alves da Silva c/ Portugal (la sanction pénale du requérant, qui avait exposé un guignol en plâtre censé représenter le maire à l’occasion des défilés de carnaval, était disproportionnée).
[19] CEDH, 2 mai 2006, n° 50692/99, Aydin Tatlav c/ Turquie, prétendre que l’effet de la religion l’effet de la religion est de légitimer les injustices sociales en les faisant passer pour « la volonté de Dieu » ne serait que « le point de vue critique d’un non-croyant par rapport à la religion sur le terrain socio-politique » (§ 28). V. égal. CEDH, 31 janv. 2006, n° 64016/00, Ginewski c/ France.
[20] Par exemple, CEDH, 4 déc. 2003, n° 35071/97, Gunduz c/ Turquie, considérant que la défense d’un système fondé sur la Charia sans appel à la violence pour l’établir ne constitue pas un discours de haine (violation de l’article 10). Sur l’étendue de l’article 10, V. A. Schahmaneche, La liberté d’information, in F. Sudre et al., GACEDH, PUF, 10ème éd., 2022, p. 726 et s.
[21] V. en particulier, E. Border-Kaydel, La liberte d’expression commerciale : Etude comparée sur l’émergence d’une nouvelle liberté fondamentale, Presses Académiques Francophones, 2018 ; N. Mounir, La liberté d’expression publicitaire : réflexions critiques, L’Harmattan, 2022
[22] Qualifier Mahomet de pédophile, en raison de son mariage avec Aïcha, alors âgée de seulement 9 ans, serait une attaque inconvenante dirigée contre les musulmans car cette assertion serait fondée sur des « faits inexacts » (E. S., § 55), une « généralisation dépourvue de base factuelle » (§ 57) et ne contribuerait pas objectivement à un débat public sur les mariages d’enfants (E. S., § 57).
[23] Sur la question des conflits de droits, v. not. P. Ducoulombier, Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2011
[24] Rappr. CEDH, 16 juillet 2009, n° 15615/07, Féret c/Belgique
[25] CEDH, Gde ch., 15 oct. 2015, n° 27510/08, Perincek c/ Suisse, § 115 : D. 2015. 2183, obs. G. Poissonnier ; Constitutions 2016. 113, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 877, obs. J. Francillon ; ibid. 2016. 132, obs. J.-P. Marguénaud.
[26] Si le contenu du discours révèle un abus de droit au sens de l’article 17 de la Convention. – V. par exemple CEDH, déc., 2 février 2007, n° 35222/04, Pavel Ivanov c/ Russie, pour avoir soutenu que la communauté juive était la source du mal en Russie ; CEDH, déc., 16 nov. 2004, Norwood c/ Royaume-Uni, pour avoir suggéré que les musulmans étaient des terroristes. Comp. CEDH, 20 déc. 2002, n° 63539/19, Zemmour c/ France, §§ 25-29.
[27] En ce sens, l’opinion séparée des juges Felici et Ktistakis, §3.
[28] Bien plus grande que dans les affaires Muller ou E. S. c/ Autriche.
[29] Rappr. Otto-Preminger, § 56 (la religion catholique romaine était celle de l’immense majorité des tyroliens, observait alors la Cour).
[30] Rappr. CEDH, 29 fév. 2000, n° 39293/98, Fuentes Bobo c/ Espagne, § 48. Comp. arrêt E.S., § 53.
[31] Ainsi, pour le juge Wojtyczek, les propos incriminés causaient évidemment un trouble à l’ordre public par leur audience et le nombre de personnes concernées, autant qu’une incitation à la haine d’un groupe dont les croyances étaient ridiculisées (opinion séparée, § 6 in fine).
[32] Cour eur. dr.h., arrêt Handyside c. RU, 7 décembre 1976, Rec. A24, § 49.
[33] Traduit par nous § 60 “ Nor, did they discuss the permissible limits of criticism of religious doctrines under the Convention versus their disparagement.”
[34] Cour eur. dr.h., arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, § 31, Rec. A260-A : « Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion, qu’ils appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi. » § 51 et 57 de l’arrêt Rabczewska : « The Court reiterates that a religious group must tolerate the denial by others of their religious beliefs and even the propagation by others of doctrines hostile to their faith, as long as the statements at issue do not incite to hatred or religious intolerance (see paragraph 51 above). » Traduit par nous “La Cour rappelle qu’un groupe religieux doit tolérer le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi, aussi longtemps que les propos en cause n’incitent pas à la haine ou à l’intolérance religieuse (voir paragraphe 51 ci-dessus). »
[35] Cour eur. dr.h., arrêt E.S. contre Autriche, 25 octobre 2018, Req. 38450/12. § 57 de l’arrêt notamment : « En conclusion, la Cour estime que les juridictions internes ayant eu à connaître de l’affaire ont dûment pris en compte le contexte dans lequel les déclarations avaient été faites et qu’elles ont soigneusement mis en balance le droit de la requérante à la liberté d’expression et le droit des autres personnes à voir leurs sentiments religieux protégés et la paix religieuse en Autriche préservée. Elles ont cherché à déterminer la frontière entre la critique admissible de doctrines religieuses et leur dénigrement, et elles ont estimé que les déclarations de la requérante étaient de nature à susciter une indignation justifiée chez les musulmans. »
[36] « Moreover, the Court considers that the expressions under examination did not amount to an improper or abusive attack on an object of religious veneration ».
[37] § 60 “In particular, the domestic courts did not assess whether applicant’s statements had been capable of arousing justified indignation” ; Traduit par nous : “En particulier, les cours nationales n’ont pas évalué si les déclarations de la requérante étaient de nature à susciter une indignation justifiée. » § 62 « The Court has previously considered a situation where the domestic law, in addition to insulting the object of religious veneration, required that the circumstances of such behaviour be capable of arousing justified indignation” ; Traduit par nous : “ La cour a pris précédemment en compte une situation où le droit national requiert, outre l’insulte à l’objet de vénération religieuse, les circonstances d’un comportement capable d’entraîner une indignation justifiée ».
[38] § 51 “Presenting objects of religious worship in a provocative way capable of hurting the feelings of the followers of that religion could be conceived as a malicious violation of the spirit of tolerance, which is one of the bases of a democratic society (see E.S. v. Austria, cited above, § 53). Traduit par nous : “En présentant des objets religieux aux fidèles d’une façon provocatrice capable de heurter les sentiments des adeptes de cette religion, pourrait être interprété comme une atteinte malicieuse à l’esprit de tolérance qui est aux fondements de toute société démocratique » (voire E.S. contre Autriche cité précédemment § 53).
[39] § 24 – 16 December 2005 the General Assembly of the United Nations adopted Resolution 60/150 on combating defamation of religions –
[40] § 25 – On 27 March 2008 the Human Rights Council adopted at its 40th session Resolution 7/19 on combating defamation of religions.
[41] L’ambiguïté onusienne se prolonge par exemple aussi avec la position adoptée par le Comité des droits de l’Homme en juillet 2011 à propos d’un commentaire général effectué concernant l’article 19 du Pacte international sur les droits civils et politiques. (§ 27 The UN Human Rights Committee adopted at its 102nd session (11‑29 July 2011 General Comment No. 34 on Article 19 (Freedoms of opinion and expression), the relevant parts of which read as follows.) De tels aléas ont souvent été soulevés par une partie de la doctrine. Voir notamment à cet égard, J.-F. Flauss, « La diffamation religieuse en droit international », Les petites affiches, 2002, https://www-labase-lextenso-fr.ressources.univ-poitiers.fr/petites-affiches/PA200214602?em=diffamation%20religieuse. V. égal. R. Parizot, Le blasphème est-il pénalement qualifiable ?, in C. Lageot et F. Marchadier, Le blasphème dans une société démocratique, Dalloz, 2016, p. 107.
[42] Cour eur. dr. h., Otto-Preminger Institut c. Autriche, 20 sept. 1994, Req. 13470/87
[43] Sur l’absence de conception uniforme de la morale et de la religion en Europe, voir notamment les déclarations de la Cour en ce sens dans l’arrêt Otto-Preminger, § 50 : « Comme pour la morale, il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe, une conception uniforme de la signification de la religion pour la société. » Ces déclarations sont reprises au § 52 : « The fact that there is no uniform European conception of the requirements of the protection of the rights of others in relation to attacks on their religious convictions means that the Contracting States have a wider margin of appreciation when regulating freedom of expression in connection with matters liable to offend intimate personal convictions within the sphere of morals or religion (see İ.A. v. Turkey, cited above, § 25, with further references; see also Wingrove v. the United Kingdom, 25 November 1996, § 58, Reports 1996‑V, and Murphy v. Ireland, no. 44179/98, § 67, ECHR 2003‑IX (extracts)).
[44] Cf. notamment sur ce point, G. Calvès « Sur un prétendu droit au respect des croyances religieuses », A. Barb, D. Lacorne (dir.), Les politiques du Blasphème, Karthala, 2018, p. 77-93.
[45] § 60 : “In particular, the domestic courts did not assess whether applicant’s statements had been capable of arousing justified indignation – or whether they were of a nature to incite to hatred or otherwise disturb religious peace and tolerance in Poland (see paragraph 49 above). »
[46] § 64 : « In conclusion, the Court finds that in the instant case the domestic courts failed to comprehensively assess the wider context of the applicant’s statements and carefully balance her right to freedom of expression with the rights of others to have their religious feelings protected and religious peace preserved in the society (compare and contrast, ES., cited above, § 57).”
[47] § 64 : “It has not been demonstrated that the interference in the instant case was required, in accordance with the State’s positive obligations under Article 9 of the Convention, to ensure the peaceful coexistence of religious and non-religious groups and individuals under their jurisdiction by ensuring an atmosphere of mutual tolerance”.
[48] Voir CEDH, 5 déc. 2019, n° 13274/08, Tagiyev et Huseynov c/ Azerbaidjan, § 37 ; Otto‑Preminger‑Institut, précité, § 47 ; İ.A. c/ Turquie, précité, § 29.
[49] § 51 : “where such expressions go beyond the limits of a critical denial of other people’s religious beliefs and are likely to incite religious intolerance, for example in the event of an improper or even abusive attack on an object of religious veneration, a State may legitimately consider them to be incompatible with respect for the freedom of thought conscience and religion and take proportionate restrictive measures (see Tagiyev and Huseynov v. Azerbaijan, no. 13274/08, § 37, 5 December 2019; Otto‑Preminger‑Institut, cited above, § 47; and İ.A. v. Turkey, cited above, § 29)” . Presenting objects of religious worship in a provocative way capable of hurting the feelings of the followers of that religion could be conceived as a malicious violation of the spirit of tolerance, which is one of the bases of a democratic society (see E.S. v. Austria, cited above, § 53)
[50] § 51: “Expressions that seek to spread, incite or justify hatred based on intolerance, including religious intolerance, do not enjoy the protection afforded by Article 10 of the Convention (see, mutatis mutandis, Gündüz v. Turkey, no. 35071/97, § 51, ECHR 2003‑XI)”
[51] § 64 : “Moreover, the Court considers that the expressions under examination did not amount to an improper or abusive attack on an object of religious veneration likely to incite religious intolerance or violating the spirit of tolerance, which is one of the bases of a democratic society (compare and contrast E.S., cited above, § 53).
[52] § 59 : “Looking at her statements as a whole, the Court observes that the applicant did not develop her arguments and did not base them on any serious sources or a specific doctrine. She said that she based her views on “scientific discoveries,” however, apparently originating from popular television programs. The applicant did not claim to be an expert on the matter, a journalist, or a historian. She had been answering the journalist’s question about her private life, addressing her audience in a language consistent with her style of communication, deliberately frivolous and colourful, with the intention of sparking interest.”
[53] § 63 : “Lastly, the Court notes that the nature and severity of the penalty imposed are also factors to be taken into account when assessing the proportionality of the interference with the freedom of expression guaranteed by Article 10 (see Skałka v. Poland, no. 43425/98, §§ 41-42, 27 May 2003, and Kwiecień v. Poland, no. 51744/99, § 56, 9 January 2007).”
[54] Cf. notamment sur cette question de la gravité de la sanction, l’arrêt Tatlav contre Turquie, 2 mai 2006, (Requête no 50692/99) et les déclarations de la Cour en son paragraphe 30 : « La Cour observe que la peine de prison de douze mois fixée à l’encontre du requérant a été convertie en une amende modique (paragraphe14 ci-dessus). Toutefois, une condamnation au pénal, de surcroît comportant le risque d’une peine privative de liberté, pourrait avoir un effet propre à dissuader les auteurs et éditeurs de publier des opinions qui ne soient pas conformistes sur la religion et faire obstacle à la sauvegarde du pluralisme indispensable pour l’évolution saine d’une société démocratique. »
[55] § 50 de l’arrêt E.S. : « La Cour observe d’emblée que la présente affaire concerne une question particulièrement sensible et que les répercussions (potentielles) des déclarations litigieuses dépendent, dans une certaine mesure, de la situation qui prévalait dans le pays au moment où elles ont été faites et du contexte dans lequel elles s’inscrivaient. »
[56] “ (…) the assessment of the (potential) effects of the impugned statements depends, to a certain degree, on the situation in the country where the statements were made at the time and the context in which they were made. In such cases, the domestic authorities have a wide margin of appreciation, as they are in a better position to evaluate which statements were likely to disturb the religious peace in their country (see E.S. v. Austria, cited above, § 50). Traduit par nous : “(…) l’appréciation des effets (potentiels) des déclarations litigieuses dépend, dans une certaine mesure, de la situation dans le pays où les déclarations ont été faites à l’époque et du contexte dans lequel elles ont été faites. Dans de tels cas, les autorités nationales disposent d’une large marge d’appréciation, car elles sont mieux placées pour évaluer quelles déclarations étaient susceptibles de troubler la paix religieuse dans leur pays (E.S. c. Autriche, précité, § 50). »
[57] https://i91h9azrmj.preview.infomaniak.website/cedh/non-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme-na-pas-reconnu-lexistence-dun-delit-de-blaspheme/
[58] https://i91h9azrmj.preview.infomaniak.website/cedh/les-exces-de-la-liberte-dexpression-et-le-respect-des-convictions-religieuses-selon-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme/ ; Voir dans le même sens les déclarations de Mustapha Afrouk, « Le fait que la religion catholique romaine était celle de l’immense majorité de la population avait également constitué un élément déterminant (CourEDH, 20 septembre 1994, Otto-Preminger-Institut c/ Autriche, A-295/A. Adde l’arrêt Wingrove c/ Royaume-Uni du 25 novembre 1996, où était en cause l’interdiction de diffuser une vidéo mettant en scène la vie sexuelle de Sainte-Thérèse d’Avila, religieuse carmélite ayant vécu au XVIe siècle). » https://i91h9azrmj.preview.infomaniak.website/cedh/non-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme-na-pas-reconnu-lexistence-dun-delit-de-blaspheme/