Autorités administratives indépendantes et libertés – Actualités de l’année 2023
Cette chronique a pour objectif de couvrir, de manière annuelle, l’actualité des autorités administratives indépendantes (AAI), telles qu’elle sont listées dans la loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017 portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes, en y incluant également les autorités qui, tout en étant exclues de cette liste, se définissent elles-mêmes comme indépendantes, à l’instar de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Cette actualité vise à questionner la capacité des AAI à constituer des lieux de contre-pouvoirs par les analyses et les techniques de contrôle qu’elles mettent en œuvre pour la défense des droits et libertés. Elle interroge également la place institutionnelle des AAI qui constituent désormais aussi des lieux de pouvoir et d’influence. Co-dirigée par Emilie Debaets, Valérie Palma-Amalric et Julia Schmitz, cette chronique a été réalisée avec la participation de Capucine Colin, Clothilde Combes, France Daumarie et Zakia Mestari.
Par Emilie Debaets, Valérie Palma-Amalric, Julia Schmitz, Capucine Colin, Clothilde Combes, France Daumarie et Zakia Mestari.
Entre reconnaissance et impuissance. Dans le prolongement de l’année précédente, les AAI[1] constatent de manière générale dans leur rapport annuel, une hausse continue des recours, révélatrice de la reconnaissance de leur rôle auprès du public, mais également symptomatique d’une période de remise en cause des droits et libertés fondamentaux.
En témoigne la forte augmentation des réclamations portées auprès du DDD avec une hausse de 9% (Rapport d’activité 2022, p. 6). Si le volume des saisines du MNE s’est stabilisé, la baisse des demandes de médiation masque l’augmentation de nouveaux litiges liés à la crise des prix de l’énergie et aux situations de précarité énergétique et sociale. Le rapport d’activité 2022 fait ainsi état d’une augmentation de 10 % des interventions pour impayés des factures d’énergie (pp. 16-18). Dans le même ordre d’idée, le rapport d’activité 2022 de la CNCTR recense une diminution des personnes surveillées par les services de renseignement, mais souligne le renforcement de l’intensité des dispositifs de surveillance avec une augmentation de 30 % des demandes de sonorisation, de captation d’images ou de recueil de données informatiques (pp. 13-16). Le rapport fait également état d’une hausse du nombre d’avis défavorables rendus, en particulier pour les demandes de surveillance présentées au titre de la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique, ce qui traduit une plus grande atteinte à la liberté d’exprimer ses convictions politiques ou à la liberté de manifestation (p. 25). A son tour, la CNDP dresse un bilan contrasté. Si la commission peut se targuer d’une forte augmentation des sollicitations volontaires, cet optimisme est aussitôt nuancé par l’« inquiétude » et le constat d’une diminution de son activité en ce qui concerne les grands projets d’investissement, en raison de la crise économique mais également de réformes règlementaires ayant exclu de la participation obligatoire des projets dont le seuil financier se situe en dessous de 300 millions d’euros (Rapport d’activité 2022, p. 3).
Seules quelques AAI connaissent une certaine stabilisation de leur activité, signe de l’efficacité de leur action. Ainsi, pour la première fois depuis l’entrée en application du RGPD, la CNIL a « traité autant, et même davantage de plaintes qu’elle en a reçues » et a pu réduire ses délais de réponse aux demandes d’accompagnement grâce à un effort pédagogique et une réorganisation des mécanismes de traitement des saisines (Rapport d’activité 2022, p. 7).
L’ensemble des rapports d’activité publiés en 2023 présente également tout un nuancier de l’efficacité de l’action des AAI, entre exercice d’autosatisfaction et constat d’impuissance.
Saluant une année de « consolidation », le Hcéres entend « renforcer l’impact » de ses rapports d’évaluation du système d’enseignement supérieur et de recherche pour informer l’opinion publique avec la mise en place de l’Observatoire de l’enseignement supérieur (rapport d’activité 2022, pp. 7 et 21) et « se félicite de l’ambition assignée à l’évaluation » dans le rapport rendu en juin 2023 par la Mission sur l’écosystème de la recherche et de l’innovation qui conforte et renforce son action. Partageant le même optimisme, après avoir fait le constat d’une augmentation des demandes d’indemnisation, le Civen se félicite « d’une meilleure reconnaissance de la qualité de victime des essais nucléaires français » (Rapport d’activité 2022, p. 3), alors même qu’il a dû réexaminer plusieurs dossiers à la suite de la censure par le Conseil constitutionnel des dispositions qui soumettaient de manière rétroactive ces demandes à un régime moins favorable d’indemnisation (Cons. const., déc. n° 2021-955 QPC, Mme Martine B.). Avec le même enthousiasme, le rapport d’activité 2022 de l’AFLD dresse un bilan positif de l’utilisation de ses nouveaux pouvoirs en matière de prévention, de contrôle et d’enquête, et assure en vue de l’organisation des Jeux Olympiques un programme antidopage « complet et robuste » (Editorial, p. 4). La HAS rappelle dans une mise au point son utilité et les valeurs au fondement de l’exercice de ses missions : la commission de la transparence vise à « permettre un accès accéléré aux nouveaux traitements tout en s’assurant de leur progrès démontré au regard des alternatives disponibles ». Pour y parvenir, elle « exerce son activité dans le respect des trois valeurs de la HAS : rigueur scientifique, transparence et indépendance ».
D’autres AAI font au contraire le constat de l’inefficacité de leur action et se voient contraintes de répéter leurs alertes et recommandations devant l’insuffisance de la réaction des pouvoirs publics. Le rapport d’activité 2022 du CGLPL débute par ce terme éloquent, « Inertie » pour décrire le « mur auquel se heurtent [s]es alertes incessantes ». C’est ce dont témoignent les recommandations du 19 mai 2023 relatives à trois centres de rétention administrative réitérant les mêmes alertes laissées sans suite, ou de manière encore plus symptomatique, l’énième avis sur la surpopulation et la régulation carcérales publié le 14 septembre 2023, au moment même où le record de 73 693 personnes détenues était enregistré[2]. Dans son suivi des recommandations du rapport sur les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en EHPAD, le DDD ne peut à son tour que constater la faible implication des pouvoirs publics et l’absence de mesure effective prise pour faire cesser les situations de maltraitance. La CNCTR dénonce quant à elle l’absence de centralisation de certaines données de renseignement comme une entrave à son action et rappelle la nécessité d’un dialogue plus construit avec les services de renseignement (Rapport annuel 2022, p. 52). Cette autorité est cependant peu entendue par les pouvoirs publics. Elle demandait en effet depuis 2017 à pouvoir contrôler en direct les techniques de renseignement les plus intrusives et en constante augmentation : captations sonores et vidéos dans des lieux privés, recueils de données informatiques. Le Parlement, suivant le gouvernement, lui a néanmoins expressément refusé cette demande, ce qui limite l’efficacité du contrôle de ces techniques[3]. A l’occasion des 25 ans d’existence de la CNDP et du bilan des cinq années de mandat de la présidence de Chantal Jouanno, le rapport d’activité fait également état d’une forte augmentation de l’activité de la commission sans renforcement des moyens humains et financiers conduisant pour les agents de la Commission à une « charge de travail anormale », (p. 120).
Enfin, les interventions des AAI dans la presse, qui permettent également de diffuser leurs alertes et recommandations, ne sauraient se substituer aux rapports annuels d’activité. Si le Président de la CADA a fait part des dysfonctionnements qui affectent la transparence des administrations françaises[4], l’absence de rapport annuel en 2023 est particulièrement regrettable et est susceptible de mettre à son tour en cause la transparence même du fonctionnement de cette autorité.
De l’extension des compétences aux nouveaux pouvoirs. En 2023, plusieurs AAI ont vu s’accroitre leurs compétences. Tel est le cas de l’ANJ. En effet, le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique déposée le 10 mai 2023 au bureau du Sénat contient à l’issue de la première lecture une mission de contrôle des jeux d’argent certes mais surtout des « jeux à objets numériques monétisables » en lien avec l’Arcom. Les deux autorités doivent veiller à ce que ces jeux ne soient pas accessibles aux mineurs constitutifs d’un public particulièrement vulnérable et ainsi s’assurer que des systèmes de vérification de l’âge soient mis en place. Ce même projet de loi étend également les compétences de l’Arcom. Cette Autorité voit ainsi son rôle en matière de protection des enfants contre la pornographie en ligne renforcé. Elle pourra notamment ordonner le blocage des sites pornographiques qui ne contrôlent pas l’âge de leurs utilisateurs. Elle obtient également des pouvoirs de protection contre les chaînes de propagande étrangère contre lesquelles elle pourra prononcer des injonctions de stopper sous 72 heures la diffusion sur internet.
L’AFLD voit également sans cesse sa compétence élargie par l’ajout de nouveaux sportifs. A compter du 1er février 2023, ce sont les professionnels du MMA et les joueurs de rugby de nationale qui intègrent la catégorie des sportifs de « niveau national » contrôlée par l’AFLD.
Une autre autorité qui a vu son champ de compétences largement étendu est la CRE. La loi relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables du 10 mars 2023 lui attribue de nouvelles compétences et responsabilités en matière d’énergie décarbonée : anticiper et simplifier les raccordements des installations d’énergie renouvelable ou encore accompagner les nouvelles modalités de déploiement des énergies renouvelables (installations hydrogènes par exemple). Pour les mêmes préoccupations environnementales, le H3C fait peau neuve. Sous l’effet de la directive européenne n° 2022/2464 Corporate sustainability reporting (CSRD), transposée par l’ordonnance du 6 décembre 2023 (art. 13 et 14) et à l’occasion de ses vingt ans d’existence, le H3C s’est mué en une nouvelle autorité appelée la Haute autorité de l’audit (H2A). Celle-ci reprend les missions du H3C et se voit confier de nouvelles missions en lien avec la régulation de la certification des informations en matière de durabilité.
Le Hcéres ne bénéficie pas d’une loi élargissant ses compétences mais il appelle de ses vœux une régulation du secteur privé de l’enseignement supérieur. Il a publié une note dans ce sens le 6 juin 2023 où il fait des recommandations tenant compte de l’augmentation importante des inscriptions dans le privé faisant de ce sujet un « enjeu majeur pour l’avenir de notre système de formation » (p. 1).
Au-delà de l’élargissement des compétences, le mouvement de renforcement des pouvoirs des AAI se poursuit en 2023. La CRE obtient un nouveau pouvoir d’injonction en matière de remboursement des sommes versées par les clients finals en application de clauses contractuelles illégales. Cette injonction dirigée contre les entreprises d’électricité résulte de l’article 37 de la directive 2009/72/CE du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, article ayant été interprété de manière extensive par la CJUE dans un arrêt du 30 mars 2023. Concernant la HATVP, deux propositions de loi déposées le 5 juillet 2023 au Sénat (art. 3) et le 20 juillet 2023 à l’Assemblée nationale (art. 4) envisagent de lui reconnaître un pouvoir de sanction en cas de non-respect des obligations déclaratives ou déontologiques. La HATVP aura le pouvoir de mettre en demeure le représentant d’intérêts puis de prononcer une astreinte avant de saisir la commission des sanctions nouvellement créée afin qu’elle inflige une sanction pécuniaire. Ce renforcement des pouvoirs de la HATVP a pour objectif d’améliorer l’efficacité du dispositif du répertoire des représentants d’intérêts permettant lui-même d’augmenter la transparence en matière de décision publique et de lobbying. La mise en place d’une sanction administrative permet de « sanctionner plus rapidement des agissements ou des omissions qui n’appellent pas l’engagement immédiat de poursuites pénales » (Mission « flash » sur la rédaction du décret n°2017-867 du 9 mai 2017 relatif au répertoire numérique des représentants d’intérêts, p. 24). Le DDD s’est quant à lui prononcé sur les deux propositions de directives dites « standards » présentées par la commission européenne le 7 décembre 2022 dans un avis du 28 juin 2023. S’il estime que ces propositions sont de nature à renforcer la lutte contre les discriminations en instaurant des normes minimales en matière d’indépendance, de moyens et de pouvoirs des organismes chargés de cette mission, il espère toutefois que cette harmonisation se réalisera « par le haut » c’est-à-dire en consolidant plutôt qu’en amoindrissant les pouvoirs des organismes nationaux. Il présente ainsi des recommandations pour améliorer la rédaction du texte tendant par moment à limiter certains pouvoirs du DDD notamment en matière d’action en justice. Si le DDD rappelle l’importance de son pouvoir de « porter des observations devant les juridictions à leur demande ou d’office », il souscrit moins à l’idée de « représenter ou d’agir au nom des victimes » (pp. 8-10).
Enfin, l’ANJ, signalant dans son rapport annuel 2022 que le marché des jeux enregistre un chiffre d’affaires record et une augmentation du nombre de joueurs (et donc de joueurs excessifs), propose au gouvernement de renforcer ses moyens d’action en disposant de pouvoirs renforcés lui permettant d’interdire la publicité pour les jeux d’argent pendant la diffusion des matchs, de retirer les offres de jeux ayant un risque manifeste et excessif ou encore de fixer un plafond de pertes pour les catégories de joueurs les plus fragiles (18-25 ans).
Des nouvelles méthodes aux réorganisations institutionnelles. Les AAI poursuivent la diversification de leurs méthodes en mobilisant, chacune de leur côté, de nouveaux outils pour réaliser leurs actions et communiquer sur celles-ci.
Les outils destinés à exercer leurs compétences ont été renouvelés par l’usage du numérique et des nouvelles technologies. Si les AAI n’hésitent pas à mettre en place des plateformes de signalement[5], ces dernières ne sont pas figées et sont régulièrement améliorées en vue de garantir l’efficacité de leurs actions. L’AFLD a rénové cette année sa plateforme rebaptisée « Fair-Play » pour permettre des signalements écrits en plusieurs langues et des signalements vocaux mais aussi pour améliorer le contrôle à travers la possibilité d’échanges anonymes dans la durée (Communiqué, 7 décembre 2023). Certaines AAI envisagent également d’intégrer l’IA parmi leurs méthodes de contrôle. L’AMF a mené ainsi une première expérimentation visant à explorer les potentialités offertes par l’une des techniques de l’IA et envisage de l’étendre (Analyse automatique des facteurs de risques publiés par les sociétés cotées : un cas d’usage du traitement du langage naturel pour l’AMF, janv. 2023).
Les AAI ne cessent par ailleurs de développer des outils pour communiquer sur leurs actions en vue de renforcer leur effectivité. La mise à disposition systématique des résultats de leurs évaluations et contrôles permet au public, par leur juxtaposition, l’établissement d’une cartographie. Si le CGLPL procède déjà depuis quelques temps à la publication de ses « fiches prisons »[6], le Hcéres a lancé cette année la publication de ses « synthèses d’évaluation de la recherche » par université (communiqué de presse – synthèses recherche, 2 fév. 2023). La cartographie ne se limite plus aux contrôles effectués par les AAI et peut désormais porter sur l’ensemble de leur action et sur les politiques qu’elles développent à travers leurs différentes missions. C’est le pas qu’a franchi l’Autorité de la concurrence en mettant en ligne un premier outil graphique interactif de toutes ses activités. Les publications de l’Autorité sont « représentées et reliées entre elles par les citations qu’elles contiennent », permettant « d’identifier au premier coup d’œil les interconnexions entre les différentes publications et [d’offrir] à l’utilisateur une vue d’ensemble de la jurisprudence de l’Autorité » (Communiqué, 31 janvier 2023).
En 2023 se sont également développées de nouvelles relations institutionnelles entre les AAI elles-mêmes et avec les pouvoirs publics.
D’une part, l’interrégulation[7] entre les AAI nationales, qui a trouvé un nouveau terrain d’élection avec le numérique, donne lieu au développement de coopérations informelles aussi bien dans le cadre d’échanges bilatéraux sur des thématiques communes comme par exemple entre la CADA et la CNIL (CNIL, Communiqué, 20 avr. 2023) que dans le cadre d’échanges multilatéraux à l’occasion des réunions bi-annuelles de l’Autorité de la concurrence, l’ANJ, l’AMF, l’Arcep, l’Arcom, l’ART, la CNDP, la CRE et la CNIL consacrées aux enjeux liés à l’élargissement de leurs champs de compétences et à la complexification de leurs missions (AMF, Communiqué, 22 juin 2023 ; CNIL, Communiqué, 21 oct. 2023). Cette interrégulation peut parfois aller plus loin et aboutir à la mise en place d’opérations conjointes et à la prise de décision commune comme ce fut le cas pour l’Autorité de la concurrence et la CNIL qui ont adopté une même déclaration afin de coordonner leurs actions (« Concurrence et données personnelles : une ambition commune », 12 décembre 2023). Mais les AAI s’inscrivent aussi dans une régulation multiniveau. Au-delà des échanges avec leurs homologues étrangers au sein de réseaux européens et internationaux[8], elles peuvent parfois contribuer au contrôle international de l’Etat. Cette année a ainsi été marquée par la participation de la CNCDH à l’examen périodique universel de la France : si elle a conseillé les pouvoirs publics dans la préparation de leur rapport, elle les a également contrôlés à travers la contribution qu’elle a adressée directement au Conseil des droits de l’Homme (CNCDH, Contribution au 4ème cycle de l’examen périodique de la France, janv. 2023). Cet examen périodique universel s’est terminé par l’acceptation de la France d’environ 80 % des recommandations qui lui ont été adressées par les autres Etats et qui reprennent très souvent les préoccupations soulevées par la CNCDH (Conseil des droits de l’Homme, rapport du 4e cycle de l’EPU pour la France, 29 sept. 2023, A/HRC/DEC/54/101).
D’autre part, les relations des AAI avec les pouvoirs publics se sont approfondies, avec l’instauration de nouvelles possibilités de saisine. La CSDN a pour la première fois rendu un avis à la demande du Parlement, plus spécifiquement à la demande du Président de la Commission des lois dans le cadre d’une commission d’enquête. Chargée d’examiner les demandes de déclassification de documents présentées par un juge ou, depuis 2015[9], par le Parlement dans le cadre de l’exercice de sa mission de contrôle, la CSDN n’avait jamais été saisie jusque-là par le Parlement. A l’occasion de son audition pour la présidence de la CSDN, Gilles Andréani s’est d’ailleurs montré favorable à de telles saisines estimant que la faculté ouverte au Parlement « a représenté un progrès important » mais qu’« il appartient désormais au Parlement de s’en saisir » (Comptes rendus de la Commission des affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, 12 avril 2023). Si les AAI sont très régulièrement auditionnées par le Parlement français, elles répondent aussi de plus en plus aux demandes formulées par le Parlement européen. C’est ainsi que la CNCTR a été auditionnée par la commission d’enquête du Parlement européen sur l’utilisation par certains Etats du logiciel de surveillance dit « Pegasus » (CNCTR, Communiqué, 9 janv. 2023) et la HATVP par la commission spéciale sur l’ingérence étrangère (ING2) du Parlement européen. Les AAI ont aussi elles-mêmes renforcé leurs liens avec les juridictions qu’elles n’hésitent pas à solliciter pour assurer l’effectivité de leur mission. La HATVP a pour la première fois saisi le Parquet pour défaut de déclarations annuelles d’activités des représentants d’intérêts. Dans son rapport d’activité 2022, l’Autorité revient sur cette première transmission au parquet de huit dossiers de représentants d’intérêts qui ne s’étaient toujours pas mis en conformité plus d’un mois après l’expiration du délai de deux mois de mise en demeure (p. 112).
L’année 2023 se place enfin sous le signe de nouvelles organisations internes aux AAI. Après la mise en place d’organes de sanction au sein de différentes AAI ayant une activité répressive, l’organisation interne des AAI se caractérise aujourd’hui par la mise en place d’organes d’expertise scientifique. Cette réorganisation institutionnelle de plusieurs AAI est parfois imposée par les pouvoirs publics comme en atteste le projet de fusion de l’ASN, qui contrôle les installations nucléaires, et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui mène des actions de recherche sur le nucléaire, en une seule et même instance baptisée Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR). Mais cette réorganisation institutionnelle est le plus souvent le fait des AAI elles-mêmes. Souhaitant mettre les travaux de la prospective au cœur de ses missions, la CRE a mis en place le 14 mars dernier un Conseil scientifique composé de personnalités issues du milieu académique et de la recherche dont le « rôle sera de conseiller la CRE sur les sujets à traiter, les orientations à donner à ses travaux et les éventuelles mises à jour à effectuer sur d’anciens travaux, à l’aune de l’actualité » (CRE, Communiqué, 17 mars 2023). De même, la CNIL a créé un service transversal d’intelligence artificielle composé, de manière pluridisciplinaire, de juristes et d’ingénieurs spécialisés afin de « renforcer son expertise sur ces systèmes et sa compréhension des risques pour la vie privée tout en préparant l’entrée en application du règlement européen sur l’IA » (Communiqué, 23 janv. 2023). La question du recours à l’expertise publique est aussi au cœur des travaux de la HAS qui propose de mettre en place une mission recherche avec des moyens adaptés pour commanditer et financer des projets de recherche appliquée (HAS, L’expertise publique en santé en situation de crise – rapport d’analyse prospective 2022, p. 131).
Quelles que soient les évolutions observées, destinées à renforcer leur reconnaissance ou à lutter contre leur impuissance, les AAI ont contribué au cours de l’année 2023 à (re)construire des espaces de confiance (I), à anticiper des choix politiques structurants (II) et à actualiser la protection des droits et libertés (III).
Emilie Debaets, Valérie Palma-Amalric et Julia Schmitz, Maîtres de conférences en droit publi, Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou
I. Les AAI et la (re)construction d’espaces de confiance
Dans un contexte de défiance croissante envers les pouvoirs publics et les politiques qu’ils mènent, les AAI semblent constituer un mode privilégié d’intervention publique. Qu’elle soit expressément affirmée comme finalité de leurs actions ou implicitement recherchée, la confiance est aujourd’hui omniprésente dans leurs discours. Les AAI essaient en effet d’établir voire de rétablir la confiance lorsqu’elle a été mise à mal. L’espace politique (A), l’espace public (B) et l’espace numérique (C) illustrent à quel point la confiance a été une question centrale de leurs actions en 2023.
A- La confiance dans l’espace politique
Les AAI jouent un rôle central dans l’établissement de relations de confiance, particulièrement entre les citoyens et les décideurs publics, élus ou non. Elles cherchent à encourager la participation citoyenne mais sont aussi chargées de missions de contrôle visant à assurer le bon fonctionnement de la démocratie.
L’encouragement de la participation citoyenne. La confiance dans l’espace politique ne se limite pas au respect d’exigences de probité et de transparence. L’information et la participation des citoyens à l’élaboration des politiques publiques peuvent aussi être vectrices de confiance lorsque cette participation entraîne des répercussions concrètes sur la politique projetée.
Le CCNE a rendu public son avis n°139 relatif à la fin de vie le 13 septembre 2022, en dressant trois recommandations incluant notamment la nécessité d’un débat national sur le sujet. En parallèle de la convention citoyenne, le CCNE a poursuivi ses activités de sensibilisation en collaboration avec les espaces de réflexion éthiques régionaux (ERER). Cette collaboration, dans la continuité des États généraux de la bioéthique de 2018, favorise un climat de confiance grâce à des discussions transparentes et ouvertes, au plus près des citoyens. En effet, pour la fin de vie, 245 débats prenant des formes innovantes ont pu se tenir dans 122 villes différentes, rassemblant plus de 40 000 citoyens entre mai 2022 et avril 2023, grâce à la collaboration entre le CCNE, le Conseil économique, social et environnemental, et les ERER (Synthèse des réunions d’information et débats, p.2). Ces évènements organisés en région ont permis des échanges « sereins », « apaisés », « respectueux » et « libérateurs », dans « un climat d’écoute et de tolérance » (Synthèse, p.3-4). Par ailleurs, le comité souligne que les principaux points mis en exergue par les citoyens dans le cadre de ces débats, sont globalement similaires à ceux soulevés par la convention citoyenne. Reste à déterminer dans quelle mesure le futur projet de loi relatif à la fin de vie prendra en considération les remarques soulevées par les citoyens.
Le contrôle de l’intégrité des décideurs publics. Dans le cadre de l’action des AAI en matière d’intégrité des décideurs publics, nous définissons celle-ci comme un ensemble de normes de bonnes pratiques qui exclut les conflits d’intérêts, la corruption, ainsi que l’utilisation détournée des moyens prévus, tout en mettant l’accent sur l’exemplarité et la transparence dans l’action publique et les relations entre les acteurs publics et les représentants d’intérêts.
Afin de lutter contre les conflits d’intérêts, définis par l’article 2 de la loi du 11 octobre 2013, la HATVP contrôle les déclarations des élus et responsables publics. Dans son rapport d’activité pour 2022 elle a indiqué avoir reçu 10 659 déclarations. Seuls 41 dossiers ont été transmis au procureur de la République pour non-dépôt, ce qui démontre un niveau élevé de conformité aux obligations déclaratives (Rapport d’activité 2022, p. 49-53). Sur les 4 170 déclarations soumises à contrôle, 51 dossiers ont été envoyés aux parquets judiciaires pour des manquements à la probité ou déclaratifs.
La rigueur des contrôles sur les déclarations d’intérêts a permis d’identifier des risques de conflits d’intérêts dans 69.1% des cas, principalement chez des élus locaux en raison des particularités de la vie publique locale, qui les conduit à exercer des activités parallèles au sein d’associations ou d’organismes externes (Rapport d’activité 2022, p.62-63). Ainsi, la HATVP s’est déplacée pour sensibiliser les élus locaux à ces situations de conflits d’intérêts. Ces activités marquent son engagement dans l’accompagnement des élus et lui permettent d’apporter une clarification des obligations déontologiques qui s’imposent, élargies par la loi « 3Ds » du 21 février 2022. L’autorité a précisé sa doctrine sur l’interprétation du nouvel article L. 1111-6 du code général des collectivités territoriales par deux délibérations du 3 mai et du 29 novembre 2022. Elle a rigoureusement indiqué les règles de déport que les élus doivent respecter en prenant en compte les institutions dans lesquelles ils interviennent (groupements d’intérêt public, universités, associations…).
La Haute Autorité surveille également les mobilités entre le secteur public et privé afin de prévenir les risques d’ordre déontologique et pénal. En 2022, elle a enregistré 639 saisines, presque deux fois plus qu’en 2021, générant 581 avis. Cette augmentation est attribuée au calendrier électoral (Rapport d’activité 2022, p.77). Parmi tous les avis émis, 96.2% sont favorables, mais 69% comportent des réserves. Tout en reconnaissant l’importance des mobilités entre les secteurs public et privé, la HATVP protège les intérêts et l’impartialité de l’administration. La formulation désormais classique de ces réserves, témoigne de sa volonté de concilier, autant que possible, les intérêts en présence. Lorsqu’aucune réserve n’est en mesure de prévenir le risque déontologique ou pénal, la HATVP rend un avis d’incompatibilité. Cela concernait 3.8% des avis rendus relatifs à une mobilité vers le secteur public ou privé (p. 11).
Par ailleurs, depuis le 1er juillet 2017, les représentants d’intérêts sont tenus de s’inscrire sur un répertoire numérique et de soumettre une déclaration annuelle à la HATVP pour renforcer la transparence de leurs activités. Depuis le 1er juillet 2022, de nouveaux agents publics et certains titulaires de fonctions exécutives locales sont également tenus de s’y inscrire. En juillet 2023, la HATVP a publié son bilan des déclarations sur le répertoire, accompagné de nouvelles lignes directrices simplifiant le processus déclaratif. Entrées en vigueur en octobre 2023, ces lignes directrices, présentées de manière pédagogique sur vingt-neuf pages, clarifient les activités de représentation d’intérêts et détaillent les obligations déclaratives et déontologiques associées.
Enfin, en matière de détournement de fichier administratif, la CNIL a, par sa délibération SAN-2023-016 du 9 novembre 2023, sanctionné le Ministère de la Transformation de la Fonction publique et celui de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique par un rappel à l’ordre. Ces derniers avaient mobilisé le fichier ENSAP, permettant normalement la communication entre l’administration et ses agents, à des fins politiques afin de justifier l’adoption de la réforme des retraites. Après avoir reçu plus de 1600 plaintes à ce sujet, la CNIL a retenu que les deux ministères avaient mobilisé les données personnelles des agents publics à des fins incompatibles avec l’objectif du fichier, veillant ainsi à la protection des données de ces agents mais aussi à la bonne utilisation de leurs pouvoirs par les décideurs publics.
Favoriser la confiance par l’impulsion de l’évolution du cadre normatif au niveau national et européen. Au niveau national, pour un contrôle plus efficace du financement de la vie politique, la CNCCFP réitère la nécessité de trois évolutions législatives majeures, ayant notamment pour objectif d’étendre ses droits d’accès à l’information (Rapport d’activité 2022, p.146). Elle renouvelle aussi le souhait de voir le cadre juridique applicable au financement des partis évoluer dans une perspective de simplification et de mise en cohérence des régimes. Ainsi, elle souhaiterait d’abord voir s’unifier les régimes juridiques du mandataire financier et de l’association de financement. Mais elle plaide aussi pour une mise en cohérence du fonctionnement de la procédure d’agrément des associations de financement de partis. En effet, elle est actuellement dans l’incapacité d’initier une procédure de retrait de l’agrément qu’elle octroie elle-même aux associations de financement en cas de manquement réitéré aux obligations de dépôt de compte. Elle se trouve limitée à la possibilité de signaler les faits aux procureurs de la République en vue d’une éventuelle poursuite pénale, procédure dont elle souligne le manque d’efficacité. Elle souhaiterait alors disposer d’une possibilité de retrait de l’agrément de l’association de financement à l’issue d’une procédure contradictoire et du respect d’un délai de mise en conformité pour inciter les organismes concernés à respecter leurs obligations (Rapport d’activité 2022, p.150).
Pour encourager la confiance entre citoyens et décideurs publics, la recherche de l’exemplarité des décideurs publics implique une lutte contre la corruption qui mobilise les acteurs nationaux mais aussi européens voire internationaux. Le Réseau européen d’éthique publique crée en juin 2022 à l’initiative de la HATVP regroupe désormais douze autorités de pays membres de l’UE. Le Réseau s’est prononcé en avril 2023 sur la proposition de directive relative à la corruption et a attiré l’attention de la Commission européenne sur la nécessité d’inclure des mesures de prévention de la corruption à côté des mesures répressives. Les remarques ont été entendues puisque le projet de directive contient désormais un article 3 consacré à la prévention de la corruption. Cependant, bien que ce volet préventif constitue une avancée majeure saluée par les autorités membres du Réseau, ces dernières ont aussi regretté l’absence de pouvoir d’enquête ou de sanction pour l’organe éthique européen présenté par la Commission européenne en juin 2023. Cette revendication s’inscrit dans la continuité de celle portée par la HATVP en droit interne, qui souhaiterait également disposer d’un pouvoir de sanction comme évoqué dans l’introduction de cette chronique.
Le contentieux sur la transparence politique, une progression en demi-teinte. La CNCCFP valide, rejette ou réforme les comptes de campagne des candidats conformément au code électoral. Ce dernier impose un certain nombre d’obligations prévues aux articles L. 52-4 à L. 52-6 du code électoral, et notamment la présence de pièces justificatives. Dans ce cadre, des candidats aux élections départementales ayant déposé leurs comptes dans le délai prévu par la loi, avaient omis de joindre le relevé des opérations postérieures effectuées sur le compte ouvert par leur mandataire financier et n’avaient pas fourni ce document dans le cadre de l’instruction par la Commission, ce qui l’a conduite à rejeter un compte de campagne par une décision du 14 février 2022. Saisi par la CNCCFP à la suite d’un jugement défavorable n° 2200382 rendu le 20 mai 2022 par le tribunal administratif de Pau, le Conseil d’État a alors adopté une « position indulgente »[10] et une conception non-maximaliste de la transparence dans sa décision n°465145 du 25 janvier 2023, en contradiction avec la doctrine de la CNCCFP. En effet, il a considéré que l’absence de transmission de relevés bancaires, sans autre anomalie, ne justifiait pas le rejet du compte de campagne puisque cette omission était sans incidence sur la vérification des opérations.
Toutefois, une avancée en demi-teinte en matière de transparence est à signaler concernant la transmission des notes de frais des élus locaux. Le Conseil d’État dans sa décision n°452521 du 8 février 2023 a confirmé que les notes de frais des élus et des membres de leurs cabinets sont des documents communicables en application du code des relations entre le public et l’administration (CRPA) en accord avec l’avis de la CADA n°20180976 du 12 juillet 2018 favorable à la communication des documents. Toutefois, la communication n’est pas absolue puisqu’il appartient toujours à l’autorité administrative, à la suite d’une appréciation du contexte, de ne pas divulguer certaines informations qui seraient de nature à porter atteinte aux secrets et intérêts protégés par les articles L311-5 et L311-6 du CRPA.
Capucine COLIN, Doctorante, Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou
B. La confiance dans l’espace public
En contrôlant notamment la politique du maintien de l’ordre, les AAI participent à la (re)construction de la confiance dans l’espace public. L’année 2023 est marquée par de nombreuses manifestations au cours desquelles les forces de l’ordre se sont vues largement mobilisées, ce qui a permis aux AAI de réaffirmer leur doctrine sur ce point et, plus généralement, d’œuvrer au rétablissement d’un lien de confiance entre les citoyens et la police. De plus, l’organisation des Jeux Olympiques, en permettant l’usage des nouvelles technologies au service d’un maintien de l’ordre renouvelé mais surtout renforcé, a imposé aux Autorités d’attirer l’attention du Gouvernement et des parlementaires sur les mesures mises en œuvre.
Garantir les libertés des manifestants. Le premier trimestre de l’année 2023 a été marqué par le dépôt par le Gouvernement du projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 qui contient la réforme des retraites. Un mouvement social d’envergure a suivi le dépôt de ce texte à l’Assemblée nationale et perduré après la décision du Conseil constitutionnel et la promulgation de la loi le 14 avril 2023. Les nombreuses manifestations et les actions de maintien de l’ordre qui en ont découlé ont imposé aux AAI de rappeler leurs positions antérieures. Le DDD revient d’abord dans un communiqué de presse du 21 mars 2023 sur ses recommandations relatives au respect de la déontologie par les forces de l’ordre, particulièrement en ce qui concerne d’éventuelles interpellations préventives. De la même façon, dans un avis du 19 octobre 2023, la CNCDH rappelle les recommandations qu’elle avait émises en 2021 et qui concernaient notamment les modalités du maintien de l’ordre en manifestation (pp. 9-10). Parmi elles, la mobilisation d’unités sans formation spécifique est de nouveau critiquée. En outre, la CNCDH regrette de nouveau « le recours massif aux gardes à vue lors de telles manifestations, très majoritairement dénuées de suites judiciaires, laissant craindre leur absence de base légale » et réitère sa demande de « cessation des gardes à vue ‘‘préventives’’ » (p. 5). On retrouve également à ce titre la position habituelle du CGLPL. En effet, les centaines d’interpellations qui ont suivi les nombreuses manifestations, et en particulier celle du 23 mars 2023 à Paris, l’ont amené à visiter neuf commissariats et à remettre immédiatement un rapport au ministre de l’intérieur. Si ce rapport souligne notamment les irrégularités dans les procédures d’interpellation, il appelle particulièrement à la vigilance en ce qui concerne les droits des personnes et les conditions matérielles de leur garde à vue. Les personnes interpellées sont par exemple systématiquement fouillées en sous-vêtements alors même que des palpations de sécurité ont déjà été effectuées ; elles sont retenues dans des conditions d’hygiène largement insuffisantes et dans des cellules sur-occupées. Partant, le CGLPL constate des « atteintes graves aux droits fondamentaux des personnes enfermées » et regrette lui aussi l’approche préventive adoptée, dont il rappelle qu’elle « n’est prévue par aucun texte de droit français » (lettre au ministre de l’intérieur du 17 avril 2023).
Rétablir le lien de confiance entre les citoyens et les forces de l’ordre. Plus largement, les AAI appellent de leurs vœux au rétablissement d’un lien de confiance entre les citoyens et les forces de l’ordre et usent pour ce faire, en dehors de leurs positions de réaction, d’une véritable réflexion qui prend la forme de différents rapports et études. C’est ainsi par exemple que la CNCTR a annexé à son rapport d’activité pour 2022 une étude spécifique sur les extrémismes violents. Elle y analyse la surveillance dans le cadre du 5° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure (CSI) qui traite notamment des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. Si elle se félicite du cadre donné par la loi de 2015 à ce type de surveillance, elle affirme que « l’équilibre du dispositif tient également au contrôle qui est fait de leur application » et que « ce contrôle incombe à la CNCTR » (p. 76). Dans ce cadre, la CNCTR s’attache d’abord à rappeler la particularité de cette finalité : « il s’agit en majorité de motivations à caractère politique qui se rattachent donc, sous réserve du respect de la loi générale, à une liberté fondamentale : celle d’exprimer et manifester ses convictions, y compris les plus ‘‘extrêmes’’ » (p. 76). Le niveau de contrôle est ici délicat dans la mesure où, et la Commission le rappelle, « l’enjeu de protection de la vie privée se double ici d’un enjeu de protection des libertés d’expression, d’opinion, d’association ou encore de manifestation » (p. 77). La CNCTR a alors travaillé à préciser son interprétation des « violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique », en distinguant par exemple dans le cadre des manifestations « le manifestant de l’individu pouvant être regardé comme un assaillant » (p. 87). La liberté de manifestation est révélatrice de la nécessité pour la CNCTR d’interpréter la loi de 2015. En effet, une approche largement préventive – comme c’est le cas pour les gardes à vue – permettrait de considérer que la participation à une manifestation, a fortiori non déclarée, serait une violence collective de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. La CNCTR affirme ici, d’une part, le caractère cumulatif des critères de l’article L. 811-3 du CSI et, d’autre part, la nécessité d’analyser indépendamment leur degré de réalisation. Par là même, la CNCTR contribue à atténuer la défiance des citoyens à l’égard des forces de l’ordre, précisément en matière de renseignement. De la même façon, le DDD a financé un large projet de recherche, POLDEM, première étude sur le sujet, qui vise à tenter « d’analyser de manière comparative le contrôle externe de la police à partir d’un recueil systématique de données en Europe et au Québec » (p. 5) en s’appuyant sur le réseau international IPCAN (Independent Police Complaints Autorities’ Network). POLDEM mobilise des critères objectifs tels que l’indépendance formelle des agences, leurs mandats, la taille des organisations policières situées dans leurs périmètres ou encore leurs ressources. Il apparaît alors que si le DDD, agence française de contrôle de la police et membre du réseau IPCAN, a la particularité de couvrir à la fois l’activité des polices publiques, privées, nationales, locales, civiles et militaires, il est « l’agence la moins bien financée relativement à la taille des forces de police couvertes ». Partant, l’étude s’interroge « sur la stratégie qui conduit des gouvernements à faire des choix aussi contrastés à leur égard, et sur la sincérité de leur engagement à établir un contrôle impartial » (p. 12). Par ailleurs, il est nécessaire de relever que si certaines agences (finlandaise, estonienne, suisse, par exemple) ont « la responsabilité de fixer des normes pour le traitement des plaintes par les forces de police » (p. 11), ce n’est pas le cas de la France. Ces points révèlent un paradoxe majeur entre la volonté affichée de régulation des activités des forces de police d’une part et le manque de ressources et de prérogatives qui y sont attachées d’autre part. Le DDD le rappelle encore dans son rapport d’activité pour 2022 : « l’institution reste structurellement sous-dotée pour assurer plus efficacement l’ensemble de ses missions » (p. 97).
Contrôler les nouvelles technologies au service du maintien de l’ordre. Malgré les risques soulignés par la CNIL en 2022 sur l’usage des caméras augmentées dans les espaces publics, le projet de loi relatif aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 examiné par le Parlement au premier trimestre de l’année 2023 les prévoyait toujours. La CNCDH avait pourtant elle aussi alerté les députés sur de nombreux points, particulièrement sur l’expérimentation des caméras intelligentes, s’inquiétant notamment de l’imprécision du champ d’application de cette technologie. La CNIL, elle, réaffirme dans sa délibération du 16 mars 2023 la nécessité d’encadrer strictement la mise en œuvre de ce dispositif, a minima dans la doctrine d’emploi annexée à la note d’information transmise par le ministre de l’intérieur aux préfets. Un enjeu fondamental des caméras intelligentes installées sur des aéronefs, à la différence des caméras fixes, est celui de la circonscription de leur périmètre. La CNIL alerte alors à nouveau sur la nécessité d’encadrer strictement leur utilisation afin que la captation d’images et de sons n’aille pas à l’encontre du respect de la vie privée. Dans sa décision n° 2023-850 DC du 17 mai 2023 sur la loi relative aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, le Conseil constitutionnel a validé les dispositions relatives aux caméras intelligentes en considérant que les garanties entourant leur mise en œuvre et le traitement algorithmique des données récoltées étaient suffisantes. L’usage de ces caméras, à titre expérimental, jusqu’au 31 mars 2025, est désormais prévu et régi par le décret n° 2023-828 du 28 août 2023. Cette expérimentation mise en place dans le cadre des Jeux Olympiques de 2024 s’étend donc au-delà et interroge par là même sur son opportunité. L’année 2024 permettra sans nul doute aux autorités indépendantes de poursuivre leurs contrôles et de se positionner, une fois encore, en contre-pouvoir.
Zakia Mestari, Docteure en droit public, Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou
C. La confiance dans l’espace numérique
A travers leurs missions de régulation et de contrôle, les AAI cherchent également à établir la confiance dans l’espace numérique, considéré comme non sécurisé, très surveillé, voire même dangereux pour les individus. L’Arcom indique par exemple avoir pour ambition « de contribuer à un environnement audiovisuel et numérique pluraliste et de confiance » (vœux pour 2023, janv. 2023) et faire du renforcement de la confiance l’un des « objectifs complémentaires » de sa mission première de préservation de la liberté de communication (projet stratégique 2023-2025, janv. 2023). L’année 2023 a ainsi montré que c’est en renforçant la transparence dans l’espace numérique, en identifiant les activités illicites qui s’y déroulent et en pesant sur les choix d’infrastructures et d’écosystèmes que les AAI envisagent d’instaurer cette confiance dans l’espace numérique.
Renforcer la transparence de l’espace numérique. L’espace numérique repose sur une aporie : s’il permet de rendre transparentes les activités qui s’y déroulent et les personnes qui y sont présentes, son fonctionnement n’en est pas moins opaque. Or, cette opacité constitue un frein important à la confiance. Aussi les AAI œuvrent-elles à organiser la transparence de l’espace numérique.
Cette transparence est d’abord celle des usages. A travers leur pôle numérique commun, l’Arcep et l’Arcom ont ainsi mis en place un référentiel des usages numériques. La troisième édition du référentiel publiée cette année vise, à l’instar des éditions précédentes, à mettre à la disposition du grand public des données de référence sur l’espace numérique à travers des éléments chiffrés relatifs aux déploiements des réseaux fixes, à la couverture des réseaux mobiles, à l’accès à internet, à l’équipement des foyers, aux usages internet, aux pratiques audiovisuelles et créatives. Mais cette nouvelle édition comprend également de nouvelles thématiques et développe par exemple les problématiques liées à l’empreinte environnementale du numérique.
La transparence de l’espace numérique est ensuite et surtout celle de ses acteurs. Dans son projet stratégique 2023-2025, l’Arcom rappelle la nécessité de renforcer la transparence des plateformes pour favoriser la confiance des utilisateurs. Anticipant la mise en œuvre du Règlement sur les services numériques[11], elle a notamment publié un bilan des procédures et moyens déployés par les plateformes en matière de lutte contre la diffusion de contenus haineux en ligne (Lutte contre la diffusion de contenus haineux en ligne – Bilan des moyens mis en œuvre par les plateformes en ligne en 2022 et perspectives, 27 juil. 2023). Si elle relève que « de manière générale, de nombreuses informations ont été communiquées publiquement par les opérateurs, notamment sur des sujets inédits » (p. 6), elle formule un ensemble de préconisations destinées à renforcer la transparence des plateformes à l’égard du public et des autorités mais aussi plus spécifiquement à l’égard de leurs utilisateurs à travers les conditions générales d’utilisation des services qu’elles proposent (p. 32).
Identifier les activités illicites dans l’espace numérique. Si l’espace numérique est souvent perçu comme une zone de non-droit, des réglementations spécifiques nationales et européennes ont été adoptées pour faire en sorte que ce qui est illégal dans l’espace physique le soit aussi dans l’espace numérique. Plusieurs AAI contribuent, selon leur domaine de compétence, à identifier ces activités illicites et n’hésitent pas pour cela à faire appel à des expertises extérieures publiques ou privées afin de mieux les connaître et de mieux les comprendre.
La CNCDH a ainsi fait appel à des chercheurs dans le cadre de son rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie pour réaliser une enquête sur les discours de haine sur la plateforme YouTube. Dans la continuité de l’étude sur l’empreinte antisémite dans les commentaires YouTube publiée par la CNCDH en 2020, cette nouvelle étude élargit l’analyse à d’autres registres de haine et présente une cartographie de la prévalence des discours de haine et de la relation qu’ils entretiennent entre eux.
L’ANJ a de son côté fait appel à la société Pricewaterhouse Coopers (PwC) pour réaliser une étude sur les caractéristiques de l’offre illégale de jeux. Cette société, qui avait déjà mené une étude équivalente au Royaume-Uni en 2021, a eu pour mission de mesurer l’offre illégale des jeux d’argent et de hasard en ligne accessibles sur le territoire français et d’établir l’état de la consommation se rapportant à cette offre illégale. Sur la base des chiffres fournis par cette étude, l’ANJ justifie la diversification de ses moyens d’action. Si elle dispose depuis mars 2022 d’un pouvoir de blocage administratif et de déréférencement des sites illégaux qui lui a permis de « bloquer presque autant d’Urls qu’en 12 ans de procédure de blocage judiciaire », ce pouvoir ne suffit pas pour établir la confiance des joueurs. Bien que « la loi ne lui fournit aucun autre moyen d’action spécifique pour lutter contre cette offre illégale », l’ANJ entend mener d’autres actions rapidement comme notamment procéder à des signalements ciblés auprès de l’autorité judiciaire, engager des actions de mise en garde envers les éditeurs de logiciels de jeux illégaux et les sociétés qui fournissent des solutions d’hébergement, agir auprès des prestataires de services de paiement, approfondir l’échange d’informations et de bonnes pratiques avec ses homologues européens et renforcer l’information du public sur les dangers de l’offre illégale.
Peser sur les choix d’infrastructures et d’écosystèmes. Mettre en place des infrastructures et des écosystèmes respectueux, dès l’origine, des droits des individus est également susceptible de renforcer leur confiance dans l’espace numérique ainsi que le souligne la CNIL dans son rapport annuel 2002 (p. 8).
Cette prise en compte des droits dès la conception, conformément au principe de « privacy by design » consacré à l’article 25 du RGPD, est en effet susceptible de réduire les problématiques soulevées. C’est pourquoi la CNIL œuvre à la diffusion de ce principe. S’agissant notamment du partage des données qui anime plusieurs textes européens, au premier rang desquels le Règlement sur la gouvernance des données[12]. Si la question des outils pour assurer ce partage n’est guère approfondie par les textes, elle est pourtant essentielle. En adoptant une recommandation technique, la CNIL invite à une généralisation du recours aux API (application programming interface) en ce qu’elles sont susceptibles de contribuer au respect de la réglementation en matière de protection des données personnelles et, par conséquent, de sécuriser les acteurs aussi bien publics que privés dans le partage de leurs données. La CNIL prend d’ailleurs le soin de préciser que, si cette recommandation n’est pas contraignante, elle est considérée comme « de nature à contribuer grandement au respect par les acteurs de leurs obligations, en particulier l’obligation de protection des données dès la conception et de protection des données par défaut prévue à l’article 25 du RGPD » (Recommandation technique relative à l’utilisation des interfaces de programmation applicatives (API) pour le partage sécurisé de données à caractère personnel, juil. 2023, p. 4). La diffusion du principe de « privacy by design » résulte également de la généralisation des « bacs à sable », dispositifs mis en place par la CNIL pour accompagner juridiquement et techniquement les acteurs sélectionnés dans la mise en œuvre de leurs projets innovants. Elle a ainsi lancé cette année un nouveau « bac à sable » sur l’IA et les service publics qui permettra aux quatre projets sélectionnés (Dinum, Pôle Emploi, Nantes métropole, RATP) de bénéficier de l’expertise de la CNIL et d’intégrer dès leur conception la protection des droits (Communiqué, 8 nov. 2023). Comme elle l’explique elle-même, « l’objectif du « bac à sable » est de les aider à développer de nouveaux usages de l’IA respectueux des personnes concernées, participant à permettre la confiance des usagers vis-à-vis de ces dispositifs » (Communiqué, 21 juil. 2023). Mais les « bacs à sable » sont aussi susceptibles de bénéficier plus généralement à tous les acteurs des secteurs concernés grâce à la publication des recommandations formulées lors des deux premiers « bacs à sable » (Bilan du « bac à sable » santé numérique et Bilan du « bac à sable » EdTech, 19 juil. 2023).
De son côté également, la HAS contribue à développer la confiance à l’égard des innovations numériques. Les dispositifs médicaux numériques de télésurveillance médicale, qui permettent le suivi à distance de patients notamment dans le cadre de maladies chroniques, peuvent désormais être pris en charge[13] s’ils sont inscrits sur la liste des activités de télésurveillance médicale (LATM) après évaluation de la HAS ainsi que le prévoit l’article L. 162-52 du code de la sécurité sociale. La HAS a donc mis en place une évaluation transversale par la commission nationale d’évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (CNEDiMTS) (HAS, Rapport d’activité 2022, p. 22). En s’assurant que l’intérêt attendu de l’activité de télésurveillance est supérieur à celui du suivi médical conventionnel ou est au moins équivalent à celui d’une activité de télésurveillance déjà inscrite, la CNEDiMTS contribue ainsi à retenir des dispositifs respectueux des droits des personnes (HAS, Communiqué, 12 janv. 2023).
Emilie Debaets, Maitre de conférences en droit public, Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou
II. Les AAI et l’anticipation des choix politiques structurants
Les AAI continuent en 2023 leur action pour accompagner les révolutions en cours. Les problématiques environnementales et énergétiques qui occupent une place croissante dans les choix structurants du pays depuis le début des années 2000 font désormais partie de l’action des AAI qui agissent continuellement en faveur de l’intégration de ces préoccupations dans la prise de décision et les pratiques des acteurs publics et privés (A). Elles agissent également en faveur de l’encadrement de la révolution numérique et notamment l’essor de l’intelligence artificielle pour éviter les dérives liées au développement de cette technologie (B).
A. La transition écologique et énergétique face au changement climatique
Les enjeux climatiques et environnementaux continuent d’être au cœur des préoccupations des AAI en 2023 car ils contribuent largement à la protection des droits fondamentaux de l’être humain. Chaque année, l’ensemble des AAI se prononce sur l’impact environnemental de son secteur de compétence et fait des recommandations invitant le législateur français ou européen à s’interroger et à déterminer un cadre favorable pour l’environnement. Le verdissement[14] de la protection des droits par les AAI passe ainsi à la fois par l’utilisation du critère environnemental comme outil de réflexion préalable à des réformes futures mais également par l’incitation à adopter des comportements écocompatibles pouvant parfois aller jusqu’à la dénonciation de comportements défavorables.
Le critère environnemental comme outil de réflexion et d’aide à la décision.
Certains chantiers en cours au niveau de la prise de décision étatique ou européenne entraînent des débats et études au sein des AAI concernées. Etant donné l’impact du changement climatique sur les santés humaine et publique, le CCNE a mis en place un groupe de travail permanent sur le thème « santé et environnement ». Ce rapprochement est un enjeu crucial pour le CCNE estimant que « préserver la capacité de la nature à se renouveler et à se diversifier, c’est préserver les conditions de notre propre survie ». Ce groupe a ainsi pour vocation non seulement de réfléchir aux interactions de ces deux domaines mais également de faire en sorte que leurs experts respectifs puissent se rapprocher et croiser leurs approches afin de pouvoir peut-être anticiper de futures crises écologiques et sanitaires, les premières étant susceptibles de provoquer les secondes. Deux autres importants chantiers ont été engagés par la CNDP. Le premier fait également le lien entre santé et environnement puisqu’il concerne la qualité de l’eau et l’accès à l’eau potable. Le 20 avril 2023 et pendant 3 mois, un débat sur l’eau potable en Ile de France a été ouvert. Ce débat porte notamment sur le changement de la technique de traitement de l’eau potable visant à atteindre l’objectif d’une eau « pure, sans chlore et sans calcaire ». L’amélioration de la qualité de l’eau étant un enjeu socioéconomique et de santé publique, les dispositifs de participation des citoyens sont nombreux et variés : réunions publiques, débats mobiles (marchés…), ateliers, plateforme participative en ligne, etc. La CNDP a également décidé d’ouvrir un débat sur la mer à compter du 20 novembre 2023. Un débat d’une telle ampleur, déployé sur l’ensemble des quatre façades maritimes françaises, est inédit. Il a pour objet de faire participer les citoyens français à la planification maritime, c’est-à-dire aux futurs choix sur l’avenir de la mer et du littoral en conciliant la préservation du milieu marin avec le développement durable des activités maritimes (notamment le développement de l’éolien en mer). L’originalité du débat est la forme relativement ludique qu’il prend puisqu’un site dédié a été créé grâce auquel les citoyens peuvent répondre à des quiz éducatifs avant de donner leur avis. Une autre autorité qui cherche à réfléchir sur de futures réformes pro-environnementales et surtout à influer sur celles-ci est l’AMF. Depuis qu’elle a étendu ses compétences au domaine de la finance durable, l’AMF, pionnière en la matière, cherche continuellement à inscrire les considérations climatiques au cœur du fonctionnement du système financier. Dans son rapport annuel 2022 publié le 26 juin 2023, l’AMF met en exergue deux sujets d’une importance croissante qui ont représenté des enjeux de 2022 : la finance durable et la finance numérique. Concernant la finance durable, l’autorité souligne la présence d’un cadre règlementaire nouveau qui se met en place en Europe et qui a besoin d’être expliqué aux acteurs français. L’AMF cherche donc à faire preuve de pédagogie vis-à-vis des entreprises françaises afin de les accompagner dans la compréhension de leurs nouvelles obligations et de promouvoir le reporting de durabilité permettant d’identifier les activités économiques durables des entreprises. L’œuvre pédagogique de l’AMF concerne à la fois la directive du 14 décembre 2022 dite directive CSRD qui a vocation à entrer en vigueur le 1er janvier 2024 et le règlement taxonomie pour lequel l’AMF renvoie à une foire aux questions publiée par la commission européenne. L’AMF va même plus loin en proposant une révision ciblée du droit européen et notamment du règlement Sustainable Finance Disclosure (SFDR). A travers sa commission Climat et Finance Durable mise en place en 2019, l’AMF publie également des recommandations concernant les résolutions climatiques des entreprises et de leurs actionnaires. L’une d’entre elles prévoit notamment d’« accroître les pouvoirs de l’AMF en cas de refus d’inscription d’une résolution à l’ordre du jour » (p. 4), ce qui montre que l’autorité s’implique dans ce domaine et veut être considérée comme une institution de référence en matière de promotion de la finance durable.
Si le changement climatique a une influence sur les investissements et la mise en place d’une finance durable, il impacte également les installations nucléaires qui doivent désormais faire face à des situations de canicule, de sécheresse et de crue ; c’est pourquoi le 13 avril 2023, EDF a présenté au collège de l’ASN son projet ADAPT d’adaptation de ses centrales nucléaires au changement climatique. L’ASN ayant mis en garde sur l’accélération des phénomènes liés au dérèglement climatique supposant davantage d’anticipation, EDF a exposé un projet tenant compte à la fois des technologies nécessaires à la sécurité des installations (maintien d’une certaine température, disponibilité de l’eau pour refroidir les réacteurs même en période de sécheresse) mais également de la limitation de l’empreinte environnementale des installations (recherche sur la biodiversité et réduction des rejets dans le milieu aquatique). Dans ses vœux à la presse 2023, l’ASN rappelle le caractère primordial de cette anticipation au regard des épisodes climatiques extrêmes d’autant plus qu’en France – et malgré les nouveaux projets d’EPR ayant fait l’objet d’un débat public – la politique énergétique est fondée sur le nucléaire de long terme ce qui suppose pour être crédible une bonne gestion du nucléaire historique. Or, des progrès sont encore à réaliser concernant les démantèlements et les opérations de reprise et de conditionnement des déchets anciens. L’ASN entend apporter plus de transparence sur ce point. Concernant la politique énergétique gazière, la CRE a publié un rapport sur l’avenir des infrastructures gazières dont l’objectif est d’évoquer l’évolution de ces infrastructures dans un contexte d’atteinte de la neutralité carbone aux horizons 2030 et 2050. Le rapport tient compte de plusieurs scénarios faisant globalement état d’une baisse de la consommation de gaz et d’une augmentation de la production de gaz vert permettant de stopper totalement le recours au gaz fossile à l’horizon 2050. Cela implique évidemment l’adaptation des réseaux pour accueillir la production de gaz décarboné et la nécessaire interconnexion de la France et son intégration dans le système gazier européen. La CRE rappelle d’ailleurs dans ses vœux pour 2023 l’importance de cette solidarité européenne pour assurer la sécurité de l’approvisionnement et l’accès à l’énergie à un prix juste. En effet, dans un contexte de crise énergétique l’augmentation des prix porte atteinte à la justice sociale (v. le III. A. de cette chronique). L’accompagnement au développement des énergies renouvelables par la CRE est ainsi un moyen alternatif pour atteindre certes la neutralité carbone mais également la justice sociale car cela favorise l’autonomie de la production d’énergie et bénéficie in fine au consommateur final. Il convient également de souligner que le MNE a publié son baromètre énergie-info 2023 dans lequel il souligne que les consommateurs ont du mal à faire face aux hausses des prix de l’énergie. La sobriété énergétique qu’ils pratiquent est ainsi davantage axée sur les économies qu’ils réalisent que sur un réel objectif de transition écologique. En témoigne le fait que l’énergie verte suscite peu d’intérêt – les consommateurs ne connaissent d’ailleurs pas le nouveau label « VertVolt » de l’Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie (ADEME) – et que les travaux de rénovation énergétique ont largement diminué. Les préoccupations économiques et financières prennent donc largement le pas sur les préoccupations environnementales du point de vue du consommateur, ce qui pose encore la question de la justice sociale.
L’AC dont la mission est pourtant de prime abord éloignée de la transition écologique, a elle aussi affirmé son attachement à cette problématique en énonçant dans sa feuille de route 2023-2024 son ambition d’amplifier son intervention sur le développement durable. Dans ce cadre, elle évoque son « devoir d’explorer les enjeux concurrentiels de cette transition » et de mettre « à profit sa capacité d’autosaisine en matière consultative » (p. 4). Elle indique également le lancement de deux enquêtes sectorielles : l’une sur l’analyse du fonctionnement concurrentiel des transports terrestres de passagers, l’autre sur le déploiement des bornes de recharge des véhicules électriques. Sur ce dernier point, l’AC s’est saisie d’office pour avis le 17 février 2023 afin d’évaluer la situation concurrentielle du secteur des infrastructures de recharge pour véhicules électriques (IRVE). Elle envisage de rendre un avis au premier semestre 2024 afin de favoriser le déploiement massif et fiable des IRVE pour soutenir le développement de l’électromobilité et contribuer à ordonner un marché en cours de structuration.
Par ailleurs, dans un contexte où la transition écologique s’affirme de plus en plus comme un enjeu de dialogue entre les entreprises et leurs actionnaires, la loi Grenelle II a obligé les entreprises cotées ainsi que les entreprises de plus de 500 salariés à réaliser un rapport sur la performance environnementale et sociétale de l’entreprise (rapport RSE – responsabilité sociale de l’entreprise). Ces rapports ont ensuite été étendus à l’ensemble des organisations humaines comprenant les collectivités territoriales, les associations et même les autorités indépendantes. C’est dans ce cadre que l’AMF a publié le 4 octobre 2023 son premier rapport de responsabilité sociale et environnementale dans lequel elle réalise un état des lieux de son engagement notamment en matière de développement durable. Elle présente ainsi sa trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre (p. 12 s.), son plan d’efficacité énergétique tendant vers une plus grande sobriété (p. 15 s.), son ambition de réduire la consommation de papier et d’encourager le recyclage (p. 18 s.), la poursuite d’une politique d’achat responsable (p. 19) et la sensibilisation des équipes (p. 20). Cette démarche montre que l’AMF poursuit un objectif double : certes favoriser la finance durable et l’engagement climatique des entreprises mais également s’imposer à elle-même des objectifs environnementaux et agir en faveur de la transition écologique en son sein même.
Le critère environnemental comme outil d’incitation.
L’AMF utilise largement cet outil pour inciter les entreprises à pratiquer un reporting de qualité. Elle a ainsi encouragé les sociétés cotées à mettre en œuvre les recommandations de l’autorité européenne des marchés financiers (ESMA) dans une publication du 8 novembre 2023 car « ces éléments visent à renforcer la qualité de l’information financière et extra-financière des sociétés, et ainsi à contribuer à la protection de l’épargne et à la bonne information des investisseurs ». Elle a également publié le 20 novembre 2023 un rapport sur le reporting taxonomie des sociétés cotées non-financières. Ce rapport à visée pédagogique présente un état des lieux illustré des pratiques de reporting ainsi que de nombreux rappels règlementaires sur la taxonomie. L’Arcom va au-delà de la pédagogie en incitant les acteurs du secteur à travers la rédaction de « codes de bonnes conduites » appelés « contrats-climat ». Leur but est de favoriser des pratiques plus responsables en matière de communications commerciales en réduisant par exemple de manière significative celles relatives à des biens ou services ayant un impact négatif sur l’environnement. L’Arcom dresse un premier état des lieux dans un rapport publié le 13 janvier 2023 où elle donne des perspectives d’amélioration.
Si l’Arcom incite par des codes de bonne conduite, elle le fait aussi sous l’influence de la loi par la mise en évidence de comportements défavorables pour l’environnement. Elle a publié le 13 septembre 2023 une recommandation sur l’article 26 de la loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique (loi REEN), en lien avec l’Arcep et l’ADEME. Cette recommandation à destination des services de télévision, services de médias audiovisuels à la demande et plateformes de partage de vidéos a pour but de les inciter à informer leurs utilisateurs de l’impact environnemental généré par la consommation de données liée au service. Les utilisateurs auraient alors la possibilité de réduire leur empreinte en modifiant les paramètres de qualité d’image. Les services proposant des vidéos sont d’ailleurs incités à proposer une fonction de type « sobriété énergétique ». In fine, un contrôle sera réalisé par l’Arcom pour évaluer l’efficacité des actions menées et notamment le nombre de comportements plus sobres observés chez les utilisateurs. L’Arcep prolonge cette analyse de l’impact environnemental en lien avec l’ADEME et le centre national d’études spatiales (CNES) par l’organisation le 20 novembre 2023 d’une journée d’échanges et de débats sur le thème des satellites et des mégaconstellations. L’Arcep évoque une « réflexion collective, nécessaire et urgente sur le sujet » par laquelle il conviendra de s’interroger sur les bénéfices et surtout les impacts environnementaux des 6 718 satellites opérationnels début 2023, ainsi que les solutions techniques à mettre en place pour limiter la multiplication des déchets spatiaux.
Il convient enfin de souligner que l’ACNUSA dont le rapport annuel confirme l’action en faveur de la réduction des pollutions sur et autour des aéroports, tend également à dénoncer les comportements défavorables pour la transition écologique que les aéroports ou les compagnies aériennes peuvent adopter. Son attitude relativement offensive mérite d’être soulignée d’autant plus qu’elle utilise un canal de diffusion plutôt informel par le biais d’« actualités » qui ne sont ni des recommandations, ni des décisions, ni des rapports. Dans ce cadre, l’ACNUSA dénonce le retard pris par les aéroports pour opérer leur transition énergétique et réaliser les investissements nécessaires pour réduire les émissions sonores et atmosphériques lors des opérations au sol (actualités du 19 septembre 2023 et du 13 octobre 2023). L’ACNUSA révèle que les aéroports risquent de ne pas s’être mis en conformité avant l’échéance du règlement européen sur le déploiement d’une infrastructure pour carburants alternatifs (AFIR) alors même que « l’Union européenne subventionne les sociétés aéroportuaires pour satisfaire leurs obligations » (actualité du 13 octobre 23). Elle appelle à la modération des vols notamment intra-européens et méditerranéens conformément à « la politique européenne et la stratégie nationale de transition écologique, énergétique et économique visant à consommer mieux » (actualité du 11 décembre 2023). Enfin elle alerte sur la nécessité de renouveler la flotte des aéronefs opérant en Europe car le parc vieillissant des avions a des impacts environnementaux très importants en termes de bruit et de pollution atmosphérique (actualité du 9 octobre 2023), qui sont les deux premières causes de dommages sanitaires en Europe. L’ACNUSA a d’ailleurs fait signer une charte des données pour la transparence aux organismes producteurs de données en matière de bruit et de pollution atmosphérique sur et autour des aéroports à l’occasion du colloque organisé le 9 janvier 2023 sur le thème « gagner la confiance des territoires », afin de permettre la diffusion d’une connaissance des sources d’émission, des niveaux de bruit et de polluants atmosphériques sur les territoires, ainsi que leurs impacts sur la santé humaine et la biodiversité[15]. Le comité de règlement des différends et des sanctions de la CRE a quant à lui prononcé une sanction pécuniaire de 80 000 euros à l’encontre de TotalEnergies Electricité Gaz France le 27 juillet 2023. Il était reproché à la société d’avoir manqué à son « obligation de publication en temps utile » des informations privilégiées concernant des indisponibilités de capacité de production d’électricité. La CRE a salué cette décision car elle estime que le bon fonctionnement du marché implique une importante rigueur de la part de ses acteurs.
Finalement, qu’elles soient davantage pédagogues ou offensives, les AAI se sont définitivement mises au vert pour protéger au mieux les droits des citoyens en matière d’environnement, d’énergie et donc de santé.
Valérie Palma Amalric, Maitre de conférences en droit public, Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou
B. Les AAI mises au défi par le développement des systèmes d’intelligence artificielle (IA)
L’accès généralisé du public aux systèmes d’IA générative – tels Midjourney ou encore ChatGPT en 2022 – et leur intégration par le Parlement européen et le Conseil dans la législation sur l’IA ont porté sur le devant de la scène la question du développement de systèmes d’IA respectueux des droits fondamentaux. Effectivement, après un accord trouvé en décembre 2023 entre le Parlement européen et le Conseil de l’Union, le projet de règlement européen sur l’IA a été approuvé à l’unanimité par les Etats membres le 2 février 2024 puis par deux Commissions (celle du Marché intérieur et celle des Libertés civiles) du Parlement européen le 13 février suivant, et ce, dans l’attente de son adoption formelle lors d’une prochaine session plénière du Parlement et l’approbation finale du Conseil. Preuve encore de la prégnance de cette question, le G7 des autorités de protection des données a adopté, le 23 juin dernier, une déclaration commune ainsi qu’un plan d’action sur l’IA générative tandis que l’Assemblée mondiale pour la protection de la vie privée – à laquelle la CNIL a pris part – a adopté sept résolutions, dont deux sur l’IA, lors de sa réunion annuelle organisée en octobre dernier. Législateur et régulateur doivent alors travailler de concert afin d’appréhender au mieux les défis que soulève cette nouvelle technologie. En ce sens, le 11 septembre 2023, la CNIL a été entendue par la Mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’IA et la protection des données personnelles. Lors de cette audition, elle a salué la création de la mission censée « formuler des recommandations utiles à l’heure où la réglementation européenne sur l’IA se construit » (p. 1). Outre les avancées permises par l’IA générative en particulier (classification, prédiction), elle a tenu à rappeler les risques engendrés par cette nouvelle technologie : crainte d’une disparition de certains emplois et d’une utilisation à des fins malveillantes, atteintes à la propriété intellectuelle, exploitation illicite de données personnelles, etc. C’est donc au regard de ces considérations qu’elle a insisté sur la nécessité de « créer les conditions d’une utilisation [de l’IA] qui soit éthique, responsable et respectueuse de nos valeurs » (p. 2), conditions que caractérise le triptyque comprendre, accompagner, contrôler.
Comprendre. D’après la CNIL (p. 3), comprendre la conception, le fonctionnement et l’impact des systèmes d’IA pour mieux les réguler nécessite d’abord d’avoir conscience de la possibilité que les sources d’erreur et de biais peuvent provenir, hormis les problèmes de défaillance classiques, d’erreurs intervenues dès la conception (en raison, par exemple, d’un manque de représentativité dans les données d’entraînement) ou bien d’erreurs d’utilisation (un système de détection d’incivilités par vidéosurveillance peut être mis en échec, par exemple, s’il est déployé sur un parc de caméras de résolution insuffisante). Il peut être bon de rappeler à ce sujet qu’une résolution particulière a été adoptée par l’Assemblée mondiale pour la protection de la vie privée relative à l’IA et l’emploi : parce qu’est observé un véritable développement des systèmes d’IA dans le contexte du travail (y compris le recrutement), certains risques doivent être pris en compte, dont le manque de transparence, la présence de préjugés ou de discrimination, un manque d’intervention humaine significative, un manque d’évaluation de la nécessité et de la proportionnalité du recours à l’IA sur le lieu de travail, ou l’absence de base légale pour le traitement et/ou de lois spécifiques pour l’utilisation de l’IA dans ce contexte. Il en va de même dans le domaine du soin. Le CNPEN a effectivement conduit avec le CCNE une réflexion commune matérialisée par l’avis n° 141 « Diagnostic Médical et IA : Enjeux Ethiques » – avis qui formalise seize recommandations et sept points de vigilance. Parce que le secteur de la santé et de la médecine apparaît particulièrement concerné par le développement de systèmes d’IA appliqués au diagnostic médical (SIADM), l’avis questionne, entres autres, la marge d’erreur de ces systèmes. CCNE et CNPEN insistent dès lors sur la nécessaire distance à prendre avec le résultat fourni, notamment par le biais d’un contrôle humain et l’explicabilité des résultats. L’avis poursuit que « le contrôle de conformité du SIADM […] doit être amélioré, et surtout doit à l’avenir être accompagné d’une évaluation de son efficacité clinique » (p. 5). Par conséquent, il convient bien d’appréhender l’IA comme un outil d’appui en vue de l’amélioration des performances techniques des praticiens certes, mais qui nécessite le recul.
En somme, l’IA est vue par les AAI comme un nouvel outil de travail certes, mais aussi comme présentant des risques. Dans cette veine, l’AMF fait de l’IA une méthode d’appui et de contrôle qu’elle entend développer dans son fonctionnement sur le long terme. Tel est le cas, par exemple, du traitement automatique du langage naturel présenté comme un instrument très avantageux pour l’analyse des documents au sein d’une étude datée du 12 janvier 2023. Néanmoins, si le recours à l’IA permet l’innovation dans l’exploitation de la donnée (AMF, ENS Data Challenge, 24 février 2023), l’AMF ne manque pas de mettre en garde contre les dangers que l’IA rend possibles et notamment les offres frauduleuses d’investissement par le biais de robots de trading (AMF, Communiqué du 2 mars 2023). L’avis n° 7 « Systèmes d’IA générative : enjeux d’éthique » du CNPEN en date du 30 juin 2023 questionne quant à lui la compréhension des enjeux que pose, de manière singulière, l’IA générative. Il procède effectivement à l’examen des « questions d’éthique liées à la conception, aux usages, aux impacts sur la société des systèmes d’IA générative ainsi que les accompagnements nécessaires à leur mise en œuvre, en considérant prioritairement la génération automatisée de textes » (p. 5). La présidente de la CNIL, au cours de son audition (p. 3), a d’ailleurs mis en avant le fait que de nouvelles vulnérabilités sont à prendre en compte. Ainsi en va-t-il des attaques par empoisonnement qui visent à modifier le comportement du système d’IA en introduisant des données corrompues en phase d’entraînement (ou d’apprentissage), celles qui visent à soumettre des entrées corrompues au système d’IA en phase de production ou encore l’existence d’« hallucinations », c’est-à-dire le fait, pour une IA générative, de présenter comme un fait certain une réponse manifestement fausse.
Accompagner. Clarifier le cadre légal imaginé par le législateur européen dans le cadre du règlement sur l’IA (RIA) doit donc ensuite permettre de réaliser la mise en balance entre innovation et respect des libertés. Il s’agit plus particulièrement, d’après la CNIL, de permettre aux citoyens d’exercer leurs droits puisque, comme elle le souligne, « un droit méconnu, c’est un droit qui n’est pas exercé » (audition de la CNIL, p. 4). Pour ce faire, le Parlement européen et le Conseil de l’Union s’inscrivent comme étant à l’avant-garde. En effet, pour que les systèmes d’IA utilisés dans l’UE soient sûrs, transparents, éthiques, impartiaux et sous contrôle humain, les institutions européennes tentent d’opérer une classification de ceux-ci en fonction de leur niveau de risque : inacceptables (interdits), à haut risque (surveillés), risque limité (obligations de transparence) et risque minimal – une appréciation menée au regard de leurs caractéristiques et finalités (ibid. ; CNPEN, avis n° 7 « Systèmes d’IA générative : enjeux d’éthique », p. 16). Or, si les débats progressent, le texte ne trouvera à s’appliquer, au mieux, qu’en 2025, ce qui force dans l’intervalle les AAI à apporter des réponses concrètes aux acteurs de ce secteur et aux citoyens. C’est la raison pour laquelle la CNIL s’est dotée, en 2023, d’un service dédié à l’IA et a publié un plan d’action pour permettre le déploiement opérationnel de système d’IA respectueux de la vie privée. Dans un premier temps, le plan d’action de la CNIL en matière d’IA ambitionne de poser un cadre de régulation de tous les systèmes d’IA incluant les IA génératives. Webinars, « bac à sable », appel à projets pour l’usage de l’IA dans les services publics, offre d’accompagnement renforcé ou sur-mesure d’entreprises du numérique et de fournisseurs de vidéosurveillance augmentée dans le cadre de l’expérimentation prévue par la loi relative aux Jeux olympiques et paralympiques de 2024… sont autant d’initiatives qui doivent permettre de mieux appréhender les technologies d’IA mises en œuvre, leur fonctionnement et leurs impacts sur les personnes.
Dans un second temps, le plan entend fédérer et accompagner les acteurs innovants de l’écosystème IA, au niveau national comme européen. A ce stade, il est utile de rappeler que les préconisations du CNPEN en son avis n° 7 vont globalement dans le même sens : « Il est nécessaire de bâtir un écosystème capable de recenser les bonnes et mauvaises pratiques en matière d’utilisation des systèmes d’IA générative dans différents types d’applications. Notamment, il est nécessaire de créer une plateforme de mutualisation et une agence de contrôle. Les résultats doivent être mis à disposition de tous les membres de la communauté d’IA générative » (p. 11). Parce que les domaines d’application sont nombreux – « la santé avec les dispositifs d’aide au diagnostic médical, les ressources humaines avec l’utilisation croissante d’outils automatiques pour classer les CV ou encore la sécurité intérieure avec la reconnaissance faciale ou les caméras augmentées » (audition de la CNIL, p. 5) – la CNIL désire maintenir un dialogue vertueux avec les fournisseurs de solutions d’IA, et ce, afin d’orienter en amont les systèmes pour qu’ils correspondent au cadre posé et renseigner les fournisseurs sur les droits dont bénéficient les personnes. Maintenir un cadre vertueux suppose particulièrement de faire obstacle à tout conflit d’intérêts ; raison pour laquelle la HATVP demeure extrêmement vigilante et formule des recommandations très précises, spécialement lorsqu’il est question de la reconversion d’un ancien secrétaire d’Etat chargé du numérique – qui figure également au sein du comité d’experts sur l’IA – dans le secteur privé de l’IA générative (délibérations n° 2022-189 du 14 juin 2022, n° 2022-407 du 2 novembre 2022, n° 2023-243 et n° 2023-244 du 7 novembre 2023 relatives à la mobilité professionnelle de Monsieur Cédric O).
Contrôler. Contrôler les modalités de mise en œuvre des systèmes d’IA enfin suppose la capacité à auditer les technologies d’IA, tant a priori qu’a posteriori. Pour la CNIL, il s’agit de concevoir des « méthodologies d’audit et de contrôle des systèmes pour assurer le respect de la vie privée » (audition de la CNIL, p. 5). Dit autrement, il convient de vérifier que les utilisateurs sont informés du traitement de leurs données et qu’ils peuvent exercer leurs droits (accès, rectification et suppression). Pour exemple, dans le cas de ChatGPT, la CNIL note que des investigations doivent être menées à trois niveaux : l’application, c’est-à-dire est l’interface à partir de laquelle les utilisateurs interagissent avec les systèmes d’IA ; la base de données d’entraînement utilisée pour le modèle ; le modèle sous-jacent. C’est ce dernier niveau qui cristallise la difficulté la plus grande, étant donné qu’il paraît impossible de mettre en œuvre un droit de rectification sur les données incluses dans le modèle entraîné. Partant, la coordination européenne est fondamentale. C’est d’ailleurs dans l’attente des résultats du Comité européen de la protection des données (CEPD) que la CNIL a tenté d’élaborer une doctrine sur l’application du RGPD aux IA génératives et salué l’action de l’Assemblée mondiale pour la protection de la vie privée (Global Privacy Assembly). Dans une résolution d’octobre 2023, la GPA a effectivement insisté sur la nécessité de respecter certains principes essentiels de protection des données lors du développement, de l’exploitation et du déploiement de systèmes d’IA générative (Resolution on Generative Artificial Intelligence Systems, p. 3 et s.). Faisant rappel du rôle phare que joue la CNIL dans la régulation des systèmes d’IA et celle des données, en particulier des données à caractère personnel, sa présidente a finalement plaidé, lors de son audition, pour un renforcement de sa stratégie d’appui à l’innovation, nécessairement conditionné par un renforcement progressif de ses effectifs – un plaidoyer déjà mené en 2020 par le Rapport sur la politique publique de la donnée, des algorithmes et des codes sources et appuyé par le Rapport IA et action publique de 2022 du Conseil d’Etat.
En marge de la mue que pourrait opérer la CNIL – de protecteur des droits à coordinateur en matière d’IA – le DDD, dans le cadre d’Equinet, tient lui aussi à assoir son rôle en matière de contrôle de l’IA. Assurément, fin novembre 2023, DDD et CNCDH ont publié une déclaration conjointe concernant le RIA. Par cette déclaration, ils plaident tous deux pour la nécessaire prise en compte des droits fondamentaux et du principe de non-discrimination – impératifs déjà mis en avant par le Rapport annuel d’activité du DDD en 2022 (p. 66 et s.) –, ce qui les conduit à insister sur quatre points cruciaux : ajouter à la liste des systèmes interdits les systèmes biométriques permettant l’identification des personnes dans l’espace public, catégorisant les personnes et « reconnaissant » leurs émotions, ainsi que les systèmes de police prédictive ; garantir les droits de recours individuels et collectifs auprès des futures autorités nationales compétentes et du bureau européen de l’IA ; retenir les propositions du Parlement européen relatives aux analyses d’impact sur les droits fondamentaux pour les entités qui déploient les systèmes d’IA ; prévoir un contrôle solide et indépendant des « modèles de fondation ». Dans l’attente de son vote formel, il faut convenir que le texte européen intègre pour une large part ces quatre enjeux : interdisant certaines applications – dont les systèmes susmentionnés avec toutefois une exception concernant les systèmes d’identification biométrique à distance « en temps réel » dans des espaces accessibles au public à des fins répressives dans certains cas exhaustivement énumérés et sous conditions strictement définies (Titre II, art. 5, p. 93 et s.) –, il introduit un véritable encadrement des modèles de fondation et des systèmes d’IA à usage général (exigences de transparence et autres, v. Titre IV et s., p. 146 et s.). Par ailleurs, le texte traite de manière explicite d’un droit de dépôt de plaintes à destination des citoyens auprès d’une autorité de surveillance du marché (Titre VIII, Chap. 3b, art. 68a, p. 193) et de la possibilité de recevoir des explications sur les décisions individuelles fondées sur des systèmes d’IA à haut risque qui affectent leurs droits (ibid., art. 68c). C’est ce qui explique la volonté d’organiser un système de supervision national, mais aussi européen notamment par la mise en place, au sein de la Commission européenne, d’un Bureau de l’IA (AI Office, p. 69, §75a et Titre VI, art. 55b, p. 169) ainsi que d’un Conseil de l’IA (European AI Board, p. 70, §76 et Titre VI, Chap. 1, art. 56, p. 169 et s.) chargé de la conseiller avec l’appui d’un forum de représentants de l’industrie (Advisory forum, p. 70 et s., §76x et Titre VI, Chap. 1, art. 58a, p. 173 et s.).
En fin de compte, l’ensemble de la production des AAI démontre la nécessité, pour le texte européen, de poser un cadre clair, reposant non pas seulement sur des codes de conduite et une autorégulation par les acteurs, mais aussi sur des sanctions immédiates en cas de violation. Or, en actant qu’une entité rendue responsable de non-respect des dispositions précitées peut être sanctionnée, en fonction de sa taille et de l’infraction, jusqu’à trente-cinq millions d’euros ou bien, si c’est une entreprise, de sept pour cent de son chiffre d’affaires annuel (Titre X, art. 71, al. 3, p. 202), la législation européenne sur l’IA semble avoir tenu compte des vœux formulés par les différentes AAI.
Clothilde Combes, Doctorante en droit public, Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou
III. Les AAI et l’actualisation de la protection des droits et libertés
Dans un contexte économique d’inflation et de crise énergétique, de nombreuses AAI ont porté de manière croisée un discours en matière de justice sociale en focalisant leur attention sur les situations de précarité sociale dans différents domaines (A). Également, le contexte de crise démocratique, mettant en cause les mécanismes de garantie des libertés par la multiplication des politiques sécuritaires et des mesures autoritaires, a conduit plusieurs AAI à concentrer leur regard et leur action sur la défense des défenseurs des libertés (B).
A. La protection des libertés et la doctrine de la justice sociale
Si depuis quelques années, et en particulier depuis la crise sanitaire, les AAI comme le DDD ou la CNCDH se préoccupent des situations de vulnérabilité économique, en 2023, de nombreuses autres AAI ont mis l’accent sur les inégalités sociales.
Le DDD a fait cette année de l’accès aux droits des personnes précaires une de ses priorités et a mis en place un comité d’entente « précarité » afin de pérenniser un espace de concertation et de réflexion avec les associations. A l’occasion des vingt-cinq ans de la loi de 1998 relative à la lutte contre les exclusions, la CNCDH a également réaffirmé[16] dans une déclaration du 7 juillet 2023, l’urgence à lutter contre la pauvreté et a invité les pouvoirs publics à réformer les politiques publiques, comme la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, par la prise en compte de l’effectivité des droits fondamentaux des personnes en situation de précarité. Célébrant ses quarante ans, le CCNE souligne à son tour l’intérêt qu’il porte « aux situations de vulnérabilité humaine résultant de la détresse sociale, de la pauvreté, de la précarité […] ». Il a ainsi affirmé qu’afin de « garantir la justice sociale dans l’accès à la santé », la lutte contre les inégalités devait commencer « bien en amont du système de soins, avec une attention particulière à apporter aux personnes les plus vulnérables […] » (Repenser le système de soins sur un fondement éthique, Avis n°140, novembre 2022, p. 37).
L’idée de justice sociale a également gagné des autorités dont la mission n’est pas originellement tournée vers la lutte contre les discriminations mais plutôt vers le contrôle du respect de la libre concurrence au sein des marchés économiques. Le contexte de crise énergétique et d’inflation a conduit certaines AAI de régulation à devenir des acteurs centraux de la mise en œuvre de dispositifs gouvernementaux destinés à assurer la justice sociale, et à affirmer un rôle nouveau en matière de lutte contre les situations de précarité économique ou énergétique. Dans ses vœux pour 2023, la présidente de la CRE a ainsi souligné l’atteinte portée par la hausse des prix de l’énergie à la compétitivité économique mais également à la « justice sociale ». Cette autorité est ainsi devenue un acteur central des dispositifs d’aide aux consommateurs tels que les boucliers tarifaires, en particulier avec la fin des tarifs règlementés au 1er juillet 2023, et la protection des foyers les plus vulnérables. L’AC l’a rejointe dans cette action en invitant à une « réflexion sur la mise en œuvre, à l’avenir, de mesures plus ciblées permettant de protéger, de manière aussi efficace, voire plus, les clients les plus sévèrement exposés à la crise dont les ménages les plus vulnérables, comme […] les ménages à faibles ressources » (rapport d’activité 2022, p. 30). Autre indice de l’attention portée par les AAI aux situations de vulnérabilité économique, le MNE a consacré cette année sur son site internet un dossier à la précarité énergétique. Et dans son rapport d’activité 2022, sa contribution à la limitation des « risques de fracture sociale et territoriale » a par ailleurs été saluée par une parlementaire (p. 131).
Loin d’une appréhension des droits sociaux en termes de simple reconnaissance, l’originalité de ce discours commun repose sur la prise en compte des conditions concrètes d’existence des individus, dont les AAI sont les témoins directs, pour protéger l’effectivité des droits reconnus. Ces autorités viennent ainsi quereller l’acceptation abstraite des principes d’égalité et de dignité, pour leur donner une dimension concrète, située dans un contexte économique et social. Que ce soit à travers l’action renforcée des AAI qui œuvrent habituellement en matière de lutte contre les discriminations ou à travers l’action plus inédite portée par des autorités de régulation, le constat de l’insuffisance des politiques publiques pour faire face à l’augmentation des situations de vulnérabilité économique est unanime. Cette doctrine croisée des AAI contribue alors à la réactivation des droits sociaux inscrits dans le Préambule de la Constitution de 1946 pour en faire des droits opposables et inconditionnels.
Dans son rapport annuel consacré au « droit des enfants aux loisirs, au sport et à la culture » et publié le 15 novembre 2023, le DDD met en évidence les obstacles économiques à son exercice. Malgré les dispositifs d’aide existants, l’Autorité constate que les inégalités économiques sont le premier obstacle à l’égal accès de tous les enfants aux loisirs, pour des raisons financières, mais également en raison des conditions de vie dans lesquelles vivent les enfants en situation de précarité. Faisant état de l’insuffisance des politiques publiques mises en œuvre, il recommande ainsi de revoir certains dispositifs d’aide tels que le « pass Culture » ou le « pass’Sport », d’étendre les obligations à la charge des établissements scolaires en matière de non exclusion des élèves aux sorties et voyages scolaires ou à la cantine, ou encore de rendre le diagnostic social obligatoire avant toute expulsion de campement illégal (pp. 25 et 31).
Dans un autre domaine, les réflexions de la CRE se sont depuis longtemps portées sur le problème de la précarité énergétique qui résulte de la combinaison de trois facteurs : « la faiblesse des revenus, une mauvaise performance thermique des logements et le coût de l’énergie » (Décryptages numéro 29 – La précarité énergétique, comprendre pour agir, mars-avril 2012, p. 7). L’action de l’autorité pour lutter contre les inégalités se renforce aujourd’hui avec la mise en œuvre des dispositifs de fourniture minimum d’énergie, comme la désignation de fournisseurs de dernier recours, et d’aide exceptionnelle comme le « chèque énergie » dont la CRE doit assurer l’évaluation. Mais c’est en particulier le MNE, témoin direct de l’augmentation de la précarité énergétique par la hausse continue des saisines pour difficultés de paiement, qui pour faire face à cet enjeu social d’ampleur, propose plusieurs réformes telles que l’allongement à trois semaines des délais de paiement des factures d’énergie, ou la création d’un fournisseur d’électricité de « dernier recours » en particulier dans les zones desservies par une entreprise locale de distribution où aucun fournisseur alternatif ne peut proposer des offres pour les consommateurs les plus précaires (rapport d’activité 2022, pp. 142-144).
L’affirmation de l’inconditionnalité des droits sociaux. Pour lutter contre les situations de vulnérabilité économique, les AAI invoquent de manière conjointe et récurrente le Préambule de la Constitution de 1946, et en particulier son alinéa 11 qui affirme le « droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » ainsi que la garantie du repos et des loisirs. Plusieurs droits fondamentaux relevant de ce cadre constitutionnel sont ainsi identifiés. Rejoignant la proposition de loi n° 1501 du 4 juillet 2023, le DDD appelle la consécration d’un véritable « droit aux vacances », alors que la loi du 29 juillet 1998 n’en fait aujourd’hui qu’un simple objectif national. Dans son avis n° 23-05 du 6 juillet 2023 relatif au projet de loi pour le plein emploi, il se fonde là encore sur l’alinéa 11 du préambule pour identifier « un droit à l’aide sociale », impliquant, comme il l’avait déjà précisé, « une obligation pour l’État de garantir des moyens convenables d’existence » au profit des personnes « qui ne disposent d’aucune sorte de ressources pour vivre » (Déc. n°2019-199, 23 juill. 2019).
Ces droits inconditionnels visent en effet à garantir aux personnes en situation de vulnérabilité économique un accès minimum à certains services et aides financières. Tout comme le DDD a pu recommander, dans son rapport complémentaire au Comité des droits de l’enfant des Nations-Unies, que les contentieux d’impayés en matière de cantine scolaire « doivent uniquement faire l’objet de procédures entre les collectivités et les parents, sans impact sur les enfants », le MNE propose dans son rapport d’activité 2022, comme il l’avait déjà fait dans un communiqué de presse du 10 novembre 2021, la mise en place d’un « droit à une alimentation minimale en électricité » pouvant lui aussi relever de l’alinéa 11 du Préambule de 1946. Dans la même logique que le « droit au logement, à l’eau ou encore le droit à l’ouverture d’un compte bancaire », la reconnaissance de ce droit vise à interdire les coupures d’électricité à l’égard des foyers les plus précaires, tout au long de l’année et non plus seulement pendant la trêve hivernale. Tout en reconnaissant « l’avancée sociale » effectuée par le décret n° 2023-133 du 24 février 2023 qui prévoit seulement que les coupures d’électricité pour impayés doivent être précédées d’une réduction de puissance pendant une durée de soixante jours pour les bénéficiaires du chèque énergie ou d’une aide du Fonds de solidarité pour le logement, le MNE appelle à aller plus loin afin qu’il ne soit plus « possible de couper l’électricité d’un foyer pour impayés » (p. 18).
Enfin, en plus d’être des droits inconditionnels, certains droits sociaux sont identifiés par les AAI comme des droits conditionnant d’autres droits. Ainsi, dans son rapport annuel consacré au droit des enfants aux loisirs, au sport et à la culture, le DDD reconnaît qu’il implique le droit à des « activités émancipatrices » qui permettent « le développement de l’enfant, son insertion sociale, son éducation également, et son épanouissement personnel par la construction de son identité, de ses goûts et de ses capacités ». De ce fait, le droit aux loisirs conditionne l’effectivité de nombreux autres droits reconnus aux enfants, tels que le droit à la santé et au bien-être, le droit à un « développement physique, mental, spirituel, moral et social », le droit de s’exprimer et d’être entendu, le droit à l’éducation « sur la base de l’égalité des chances », le droit à une identité, ou encore le droit à la protection de la vie privée (Introduction, p. 6). Et le DDD précise, comme il l’a déjà fait à de multiples repises (La vie privée : un droit pour l’enfant, Rapport 2022 relatif aux droits de l’enfant ; Adolescents sans logement. Grandir en famille dans une chambre d’hôtel, 2019), que ce droit conditionnant dépend lui-même pour son effectivité d’un autre droit fondamental, à savoir le droit au logement (p. 30). De son côté, le MNE tient à rappeler que le droit à une alimentation électrique minimale repose sur un « produit de première nécessité », comme le précise l’article L. 121-1 du code de l’énergie, indispensable pour assurer des besoins essentiels, tels que l’accès au chauffage, à l’eau mais aussi au téléphone et à l’internet. Ce droit permet par-là de garantir un droit d’accès à l’ensemble des services publics et dispositifs d’aide sociale (rapport d’activité 2022, p. 19).
Julia Schmitz, Maitre de conférences en droit public, Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou
B. La protection des libertés par la défense des défenseurs des libertés
Les AAI font le constat général de l’insuffisance de la protection des défenseurs des libertés et de la nécessité de son renforcement. Elles mettent en avant plusieurs facteurs qui expliquent leur intérêt particulier pour ce sujet. D’une part, elles évoquent les conditions de plus en plus difficiles des actions des défenseurs des droits du fait, notamment, du contexte sécuritaire international particulièrement strict et des enjeux de régulation de l’espace numérique. La CNCDH, dans son avis A-2023-5 du 30 novembre 2023, constate à cet égard un « rétrécissement de l’espace civique, parallèlement à une montée des autoritarismes et des attaques diverses à l’encontre des défenseurs sur tous les continents » (p. 6). D’autre part, il apparait que les AAI ont un rôle de plus en plus important dans la protection de ces acteurs. Dans le courant de l’année 2022, un certain nombre de statuts et de garanties ont été mis en place pour protéger les défenseurs des libertés et encadrer leurs activités. Pour la plupart, leur mise en œuvre implique l’intervention d’AAI.
L’absence d’un statut protecteur global pour les défenseurs des libertés. La CNCDH, dans son avis A-2023-5 du 30 novembre 2023, reprend la définition de la Déclaration des défenseurs des droits de l’homme du 9 décembre 1998 des Nations Unies d’après laquelle, sont considérés comme défenseurs les individus, groupes et organes de la société qui « individuellement ou en association avec d’autres », promeuvent « la protection et la réalisation des droits de l’homme et des libertés fondamentales aux niveaux national et international ». Elle souligne que l’un des grands apports de ce texte est de contribuer à définir l’ensemble des défenseurs, ainsi que la grande variété de leurs actions et des domaines dans lesquels ils interviennent (p. 4-5). Force est toutefois d’admettre que la Déclaration de 1998 n’a pas de valeur juridique contraignante et que la législation française ne reconnait pas de statut comparable. C’est pourquoi, face à la « situation mondiale alarmante », la CNCDH recommande « l’adoption d’un texte législatif qui garantirait la reconnaissance et la protection juridique des défenseurs », ainsi que « l’élaboration par la France d’une stratégie et d’un « plan d’action national » visant à garantir un environnement sûr et favorable pour celles et ceux qui défendent les droits humains, à la fois en France et à l’étranger » (p.18-19).
La mise en place de statuts isolés impliquant l’intervention des AAI. A défaut d’un statut unique et général bénéficiant aux défenseurs des libertés, la législation française met en place des statuts isolés susceptibles de couvrir certaines de leurs activités. Il en va ainsi du statut de lanceur d’alerte qui, suite à son élargissement par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022, dite Waserman, a donné lieu à la publication d’un Guide du lanceur d’alerte par le DDD. Il a pour objectif d’orienter les individus afin qu’ils puissent effectivement bénéficier du statut et du régime protecteur qui lui est attaché. Le DDD revient notamment sur la définition de ce statut[17] ainsi que sur l’accroissement de son rôle par la loi organique n°2022-400 du 21 mars 2022. Chargé de l’accompagnement des lanceurs d’alerte depuis 2016, il s’assure désormais du bon fonctionnement global de leur protection en France. A ce titre, une adjointe a spécifiquement été nommée en 2022 pour accompagner les lanceurs d’alerte. Le DDD dispose, de plus, d’un pouvoir de certification, qui consiste à confirmer, par un avis et sur demande d’un individu, si son cas remplit bien les conditions ouvrant la protection du statut de lanceur d’alerte. Dans son rapport annuel d’activité 2022, le DDD précise avoir répondu à plus de trente demandes de certification (p. 92). Il rappelle également que, depuis la décision 2020-024 du 28 mai 2020, il détermine la protection applicable à un lanceur d’alerte à la date des représailles auxquelles celui-ci doit fait face, appréciation de nature à considérablement étendre le champ d’application temporel de la loi Waserman (p. 92).
Par ailleurs, dans le domaine de la régulation de l’espace numérique, le règlement européen sur les services numériques (dit RSN) crée le statut de « signaleur de confiance ». Ce statut vise un nombre limité d’entités, et non de particuliers, qui ont démontré, entre autres, qu’elles possèdent une expertise et une compétence particulières dans la lutte contre les contenus illicites et qu’elles travaillent de manière diligente, précise et objective. Les entités, qui démontreront le respect des conditions fixées par le RSN, pourront ainsi déposer leurs candidatures afin de bénéficier du « statut de signaleur de confiance » auprès de l’Arcom selon une procédure en cours d’élaboration. Si ce statut n’offre pas une protection spécifique, contrairement au statut de lanceur d’alerte, il tend à améliorer l’efficacité du signalement de contenus illicites en ligne en facilitant le traitement de leurs notifications (qui devra être priorisé et moins contraignant). Anticipant sur la mise en œuvre du RSN, l’Arcom dresse, en juillet 2023, un bilan des moyens mis en œuvre par les plateformes dans le cadre de la lutte contre la diffusion de contenus haineux en ligne. Elle remarque d’abord qu’il s’agit d’une pratique qui existait déjà en matière d’identification et de signalement de contenus illicites avec le « tiers de confiance ». De plus, elle relève que les politiques de modération des plateformes numériques manquent de transparence[18] s’agissant de leur collaboration avec des signaleurs de confiance de sorte qu’il est difficile de mesurer leur intérêt et de corréler leur nombre avec le taux de signalement de contenu. C’est pourquoi elle préconise aux plateformes de systématiser la distinction de l’origine des signalements, et de permettre l’objectivation de la rapidité des traitements des notifications.
L’intervention accrue des AAI dans la mise en œuvre des garanties législatives. Le renforcement des garanties entourant l’activité des défenseurs des libertés laisse une marge d’action aux AAI quant à leur mise en œuvre. Elles interviennent d’abord pour rendre compte de l’insuffisance ou de l’efficacité des garanties mises en place. A ce titre, si le DDD est satisfait de l’intervention de la loi Waserman, il reste toutefois sur la réserve quant à son application effective dans les mois et années à venir. Il estime « d’ores et déjà », que le dispositif « doit encore être amélioré », notamment dans le volet financier d’accompagnement des lanceurs d’alerte. Il reste en effet facultatif et à la charge des autorités externes de signalement. Le DDD juge ce dispositif « nettement insuffisant » et regrette que sa préconisation de créer un fonds de soutien dédié n’ait pas été retenue par le législateur (rapport annuel d’activité 2022 p. 90).
De plus, le décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022 donne un rôle actif aux AAI dans l’application effective des dispositifs de la loi Waserman. Il en désigne de nombreuses, en fonction des domaines concernés par l’alerte, comme « autorités externes de signalement ». Elles interviennent ainsi directement dans la procédure visant à la reconnaissance du statut de lanceur d’alerte, et veillent donc, à ce titre, à leur accompagnement financier et psychologique. Un certain nombre d’AAI – comme l’AC et la CNCTR – ont ainsi mis en place un dispositif de recueil et de traitement des signalements à destination des lanceurs d’alerte. S’agissant des alertes professionnelles[19], la CNIL a, par la délibération n° 2023-064 du 6 juillet 2023, mis à jour son référentiel relatif aux traitements de données à caractère personnel destiné à la mise en œuvre de tels dispositifs. Son objectif est de faciliter leur mise en place tout en aidant les organismes à se mettre en conformité avec la réglementation relative à la protection des données à caractère personnel. D’application large, le référentiel n’est toutefois pas contraignant et ne s’intéresse qu’aux aspects liés à la protection des données.
L’intervention des AAI pour éviter l’instrumentalisation des législations contre les défenseurs des libertés. Dans son avis A23-5, la CNCDH dénonce le développement d’actions de stigmatisation et de criminalisation des défenseurs des droits humains par des moyens détournés comme des pratiques de harcèlement judiciaire, de violence, de harcèlement ou d’intimidation (p. 16). Elle s’arrête également sur le cas des incidences négatives des législations de lutte antiterroriste à l’encontre des défenseurs (p. 10). Dans le même sens, dans son bilan des moyens mis en œuvre dans la lutte contre la diffusion de contenus haineux en ligne, l’Arcom s’inquiète de l’absence de mesures préventives ou coercitives pour décourager l’usage abusif des outils de signalement en ligne ; signalements qui, s’ils peuvent servir la modération de contenus illégaux, peuvent également devenir des moyens de dénigrer, discréditer ou de rendre invisible les actions des défenseurs des libertés. L’Arcom évoque notamment les « raids de signalements massifs », p. 19). De même, dans le domaine du renseignement, la CNCTR est revenue sur le rôle qu’elle joue dans la mise en œuvre de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure dans son rapport annuel d’activité 2022. Cette disposition prévoit que le recours aux techniques de renseignement ne peut être autorisé que pour la défense ou la promotion d’un nombre limité d’intérêts fondamentaux de la Nation. Dans ce cadre, la CNCTR est chargée de contrôler que la décision de recourir à de telles techniques est justifiée et proportionnée à la finalité poursuivie et aux motifs invoqués. Or, elle affirme examiner certaines demandes avec une attention particulière dès lors que les agissements susceptibles de faire l’objet d’une surveillance à ce titre procèdent en majorité de motivations à caractère politique. Elle insiste donc sur un aspect de ce contrôle qui vise à s’assurer que lesdites finalités ne soient pas utilisées aux fins de surveillance technique des individus à raison de leurs activités politiques ou syndicales ou de leur engagement dans des mobilisations sociales. Présentant sa doctrine en la matière, elle énonce clairement que « les convictions politiques ou syndicales n’ont pas vocation à être contrôlées » et que la surveillance ne peut porter que sur les méthodes et modes d’action d’une particulière violence (p. 77). Elle s’efforce de faire une stricte distinction entre les troubles à l’ordre public non violents – alors même qu’ils se manifestent par des actions virulentes – et les comportements susceptibles de faire l’objet d’une surveillance. Il en va notamment ainsi des actes de désobéissance civile, des actions coup de poing destinées à alerter l’opinion publique, des actions de propagande antigouvernementale même vindicatives, et de la participation à une manifestation. Le CNCTR entend éviter l’assimilation du « manifestant » et de l’« assaillant » (p. 86) et la criminalisation des activités militantes.
France Daumarie, Doctorante en droit public, attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou
[1] Les autorités administratives et publiques indépendantes (englobées dans l’acronyme AAI) faisant l’objet d’une étude dans le cadre de cette chronique sont présentées par leur acronyme : Autorité de la concurrence (AC) ; Autorité des marchés financiers (AMF) ; Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ; Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) ; Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ; Autorité nationale des jeux (ANJ) ; Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ; Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) ; Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) ; Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) ; Commission nationale du débat public (CNDP) ; Commission Nationale des Comptes de Campagne et des Financements Politiques (CNCCFP) ; Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) ; Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) ; Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) ; Commission de régulation de l’énergie (CRE) ; Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) ; Défenseur des droits (DDD) ; Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) ; Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ; Haute Autorité de santé (HAS) ; Médiateur national de l’énergie (MNE).
[2] Ce nombre n’a fait que croître de manière exponentielle pour arriver au 1° février 2024 à 76 258 personnes détenues : https://www.justice.gouv.fr/documentation/etudes-et-statistiques/statistiques-mensuelles-population-detenue-ecrouee-0.
[3] J. Follorou, « Renseignement : la droite au Sénat et le gouvernement s’allient pour limiter le contrôle des techniques de surveillance les plus intrusives », Le Monde, 9 août 2023.
[4] B. Lasserre, « L’efficacité de la transparence se perd souvent pour des raisons techniques », Le Monde, 23 juin 2023.
[5] v. Chron. « Autorités administratives indépendantes et libertés – actualités de l’année 2022 »
[6] ibid.
[7] H. Delzangles, « La notion d’interrégulation », in G. Eckert et J.-Ph. Kovar (dir.), L’interrégulation, L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques », 2015.
[8] v. Chron. « Autorités administratives indépendantes et libertés – actualités de l’année 2022 »
[9] Loi n° 2015-917 du 28 juillet 2015 actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense.
[10] E. Maupin, « L’indulgence du juge du compte de campagne », Dalloz Actualités, 2 février 2023.
[11] Règlement (UE) n° 2022/2065 du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE (règlement sur les services numériques).
[12] Règlement (UE) 2022/868 du 30 mai 2022 portant sur la gouvernance européenne des données et modifiant le règlement (UE) 2018/1724 (règlement sur la gouvernance des données).
[13] Décret n° 2022-1767 du 30 décembre 2022 relatif à la prise en charge et au remboursement des activités de télésurveillance médicale.
[14] Colloque, Le verdissement de l’administration, Paris, 6 mars 1997, qui présente les prémices du mouvement d’intégration des préoccupations environnementales par les pouvoirs publics au sein de l’action publique.
[15] La transparence prônée par les AAI participe largement à l’établissement de la confiance, désormais omniprésente dans l’action des AAI. Cf. I. de la présente chronique.
[16] Comme elle l’avait déjà fait en 1988 dans un avis portant sur la grande pauvreté et les droits de l’Homme.
[17] Article 1 : « un lanceur d’alerte est une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement ».
[18] Sur cette question en général de la transparence des plateformes v. ci-dessus I. C. La confiance dans l’espace numérique
[19] Il s’agit d’un outil mis à la disposition des salariés leur permettant de signaler des problèmes pouvant sérieusement affecter l’activité d’une entreprise ou engager gravement sa responsabilité, comme un numéro de téléphone « ligne éthique » ou une adresse électronique particulière.