Le juge du référé-liberté refuse d’ordonner l’ouverture du dispositif d’accueil spécifique des déplacés d’Ukraine à toutes les personnes dépourvues d’un hébergement
Simon RIO, docteur en droit – Université Paris-Panthéon-Assas
Sous l’influence de l’Union européenne, plusieurs centres d’accueil d’urgence spécifiques ont été mis à disposition des personnes fuyant le conflit en Ukraine. Constatant que des places étaient vacantes dans ces centres et n’étaient pas attribuées à d’autres personnes dépourvues d’un hébergement, des associations ont décidé de former un référé-liberté. Cependant, le juge des référés du Conseil d’État a refusé de voir dans le comportement de l’Administration une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
Note sous : CE, ord., 4 août 2022, n° 466242, Médecins du monde, Utopia 56
Conformément à une décision d’exécution rendue par le Conseil de l’Union européenne le 24 février 2022[1], dans l’optique d’accueillir dignement les personnes fuyant le conflit qui oppose depuis le début de l’année 2022 l’Ukraine et la Russie[2], plusieurs centres d’hébergement d’urgence spécifiquement dédiés aux déplacés s’ouvrent en France[3]. Toutefois, au début de l’été 2022, deux associations, Médecin du monde et Utopia 56, soutiennent que les centres d’accueil, notamment un situé Porte de Versailles à Paris, sont largement sous-occupés. Selon elles, des places seraient régulièrement vacantes. Le 12 juillet 2022, ces associations sollicitent le préfet de la ville de Paris, le préfet de la Région Île-de-France et le préfet chargé du comité de suivi de la politique d’accueil des déplacés d’Ukraine. Elles demandent alors l’attribution des places vacantes à d’autres personnes sans solution d’hébergement. Concrètement, elles réclament à l’Administration de proposer ces places à ceux qui ne relèvent pas de la protection temporaire garantie par l’Union européenne, mais qui relèvent des dispositifs de droit commun, au titre du droit d’asile et du droit à l’hébergement d’urgence. Face à l’abstention de l’Administration, le 26 juillet 2022, les deux associations saisissent le juge des référés du Tribunal administratif de Paris sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative (CJA). Elles considèrent que les conditions d’urgence et d’atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales, telles que le droit d’asile, le droit à l’hébergement d’urgence, le droit au respect de la vie privée et familiale, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ou le principe de non-discrimination, sont réunies. Le juge du référé-liberté du Tribunal administratif de Paris rejette cette demande, estimant que l’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales n’est pas caractérisée. Dans ce contexte, le 1er août 2022, les deux associations relèvent appel de l’ordonnance devant le juge des référés du Conseil d’État.
La question est de savoir si, en s’abstenant d’ouvrir les centres aménagés en vue de l’accueil des déplacés d’Ukraine aux personnes dépourvues d’un hébergement relevant des dispositifs de droit commun, l’Administration porte, ou non, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Le 4 août 2022, en suivant la procédure de l’article L. 522-3 du CJA, le Conseil d’État rend une ordonnance de rejet. Il estime que les associations ne sont pas fondées à soutenir que c’est à tort que le juge du référé-liberté du Tribunal administratif de Paris a rejeté leurs conclusions. Par conséquent, le Conseil d’État refuse d’ordonner à l’Administration d’ouvrir l’ensemble des centres d’accueil d’urgence spécifiques aux personnes dépourvues de logement relevant des dispositifs d’accueil de droit commun.
Cette affaire rappelle à quel point les attentes des requérants vis-à-vis du juge du référé-liberté sont élevées. En effet, celui-ci est en mesure de contraindre l’Administration à rendre une prestation d’ordre matériel, telle que l’hébergement de personnes sans solution de logement (I). Mais, pour que le juge accède à la demande des requérants, ces derniers doivent faire l’effort de démontrer l’atteinte grave et manifestement illégale que l’Administration porte aux libertés fondamentales en cause. Or, en l’espèce, cette condition est appréciée de manière particulièrement rigoureuse par le Conseil d’État. L’effectivité de la procédure du référé-liberté pour ordonner à l’Administration l’ouverture d’un dispositif d’accueil spécifique paraît donc réduite (II).
I – Les attentes des requérants à l’égard du juge du référé-liberté
Les prérogatives étendues du juge. Le recours intenté par les associations Médecin du monde et Utopia 56 révèle une situation pouvant susciter sur le plan humain une certaine émotion. En effet, la circonstance qu’il puisse exister des places inutilisées dans les centres d’accueil d’urgence spécifiquement dédiés aux déplacés d’Ukraine paraît regrettable, lorsque, dans le même temps et quotidiennement, des personnes parfois en situation de vulnérabilité et de précarité sont sans solution d’hébergement[4]. Assurément, l’un des enjeux est de savoir si le juge du référé-liberté est en mesure d’ouvrir les centres d’accueil spécifiques à ceux qui, en principe, ne peuvent en bénéficier. En réalité, les requérants exigent de l’Administration la réalisation d’une prestation matérielle, et ce, en empruntant la voie du référé-liberté. En effet, sur le fondement de la loi du 30 juin 2000[5], le juge du référé-liberté est autorisé à « ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale». En ce sens, il est déjà arrivé au juge des référés de contraindre l’Administration à prendre des mesures d’urgence afin d’assurer la sauvegarde des libertés fondamentales de personnes dépourvues d’hébergement[6]. À ce titre, par le passé, le juge a déjà été amené à enjoindre l’Administration d’organiser des départs des milliers de migrants de « la Lande » de Calais vers des centres d’accueil ouverts sur le territoire français dans lesquels des places étaient disponibles[7]. Ainsi, dans l’absolu, l’attribution de places vacantes des dispositifs d’accueil d’urgence, même spécifiques, ne paraît ni incongrue ni disproportionnée, à condition qu’elle mette fin à une situation injustifiée.
La variété des libertés fondamentales protégées. Pour que le juge fasse droit à la demande des requérants, encore faut-il que le comportement de l’Administration mette en cause une liberté fondamentale. Sur ce point, le Conseil d’État rappelle, conformément à une jurisprudence constante, que le droit d’asile (point 3)[8], le droit à l’hébergement d’urgence (point 4)[9] et le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants (point 5)[10] sont des libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA. Le juge du référé-liberté assure donc la protection des personnes dépourvues d’un hébergement. Naturellement, cet état du droit est de nature à inciter les requérants à former un référé-liberté, dans le cas de figure où le comportement de l’Administration met en cause l’une de ces libertés protégées.
La prudence du juge des référés. Le Conseil d’État veille toutefois à ce que les requérants n’assimilent pas le juge du référé-liberté à un « administrateur» ou à un « bureau des réclamations »[11]. Probablement animé par sa volonté de réguler le contentieux du référé-liberté, il a fait le choix de laisser de côté, sans justification, des libertés fondamentales invoquées par les requérants. D’une certaine façon, il postule qu’elles ne sont pas mises en cause. Notons que, en l’espèce, le Conseil d’État ne discute ni du principe relatif à l’intérêt supérieur de l’enfant, ni du droit à la vie privée, pourtant élevés au rang de libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA[12]. Le fait que le juge soit peu prolixe sur ce point peut paraître discutable. En effet, les associations défendaient aussi les intérêts d’enfants et de mineurs isolés dépourvus de logement qui auraient pu utilement bénéficier des places vacantes des centres d’accueil dédis aux déplacés d’Ukraine. Probablement, le Conseil d’État n’a pas trouvé utile de s’y attarder, dans la mesure où il a estimé, de toute évidence, que l’« atteinte grave et manifestement illégale » aux libertés fondamentales en cause n’était pas suffisamment caractérisée. Néanmoins, il aurait pu faire l’effort de motiver davantage sa solution.
Le principe de non-discrimination délaissé. La manière dont le Conseil d’État traite le moyen des requérants reposant sur le principe de non-discrimination est également discutable. En principe, le juge des référés du Conseil d’État refuse d’assimiler le principe d’égalité à une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA[13]. Cette politique jurisprudentielle consiste simplement à éviter que les requérants décident de s’engouffrer massivement dans la voie du référé-liberté en invoquant une rupture d’égalité qu’ils estiment comme étant injustifiée. Ce n’est donc pas au juge du référé-liberté d’apprécier si l’Administration respecte ou non le principe d’égalité[14]. Pour autant, la question de la justification de la différence de traitement entre les déplacés d’Ukraine et les autres personnes dépourvues d’un logement, qu’il s’agisse de personnes vulnérables, de mineurs non accompagnés, de demandeurs d’asile ou de réfugiés, se pose. Certes, assurer une protection particulière de ceux qui fuient le conflit en Ukraine est une obligation qui résulte du droit de l’Union européenne. Dès lors, la protection renforcée des déplacés d’Ukraine apparaît en rapport avec l’objet même de la décision du Conseil de l’Union européenne qui l’établit. Mais, assumer, par exemple, que la situation d’un demandeur d’asile ukrainien est distincte de celle d’un autre demandeur d’asile fuyant un conflit armé dans son pays d’origine, par exemple la Syrie ou l’Afghanistan, est difficilement admissible. Aussi, affirmer qu’il existe un motif d’intérêt général justifiant une protection renforcée des déplacés d’Ukraine par rapport aux autres personnes, semble délicat à concevoir. Toujours est-il que le juge des référés n’est pas en mesure de se prononcer sur la justification de la différence de traitement. En revanche, le Conseil d’État reconnaît que les discriminations, eu égard aux motifs qui les inspirent ou aux effets qu’elles produisent sur l’exercice d’une liberté, peuvent constituer des atteintes à une liberté fondamentale et, partant, peuvent être contestées devant le juge du référé-liberté[15]. C’est d’ailleurs ce que les requérants tentent de soutenir. Évidemment, l’on peut supposer que l’Administration n’a pas eu d’intention de discriminer, dans la mesure où elle suit finalement la décision du Conseil de l’Union européenne. Le but poursuivi par l’Administration, en mettant en place le dispositif spécifiquement dédié aux déplacés d’Ukraine, est bien de faire face à un afflux massif de ces personnes. Mais, l’on peut s’étonner des effets auxquels aboutit le comportement de l’Administration, consistant à refuser l’accès des centres d’accueil spécifiques à ceux qui subissent la saturation des centres d’accueil d’urgence de droit commun, sur le droit à l’hébergement d’urgence ou sur le droit d’asile. En réalité, il n’aurait pas été inconcevable que le Conseil d’État considère que le comportement de l’Administration, au regard des effets produits sur l’exercice de plusieurs libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA, constitue une atteinte à ces libertés. Néanmoins, le Conseil d’État ne répond pas explicitement au moyen des associations requérantes ce qui, une fois de plus, est regrettable. Implicitement, le juge des référés ne voit aucune discrimination susceptible de porter atteinte à une liberté fondamentale. C’est à se demander dans quels cas de figure le juge du référé-liberté est en mesure de reconnaître qu’un comportement de l’Administration porte atteinte au principe de non-discrimination. Pour sûr, le juge donne l’impression que, dans le cas où la différence de traitement opérée par l’Administration résulte de l’application du droit de l’Union européenne, aucune atteinte à une liberté fondamentale ne peut être constatée. En somme, il n’a pas saisi l’occasion de reconnaître que ce qui s’apparente à s’y méprendre à une discrimination à rebours puisse porter atteinte à une ou plusieurs libertés fondamentales.
Somme toute, l’on s’aperçoit que les requérants espèrent du juge du référé-liberté qu’il ordonne à l’Administration d’attribuer les places vacantes des centres d’accueil d’urgence spécifiquement dédiés aux déplacés d’Ukraine, à ceux qui ne peuvent bénéficier des dispositifs d’accueil d’urgence de droit commun saturés et qui, de facto, restent sans solution d’hébergement. En réalité, pour les raisons qui viennent d’être évoquées, les espoirs nourris par les associations ont pu s’amenuir. De surcroît, le Conseil d’État fait montre de rigueur dans l’appréciation des conditions du référé-liberté. En effet, les attentes du juge vis-à-vis des requérants sont très élevées, ce qui tend à réduire l’effectivité du référé-liberté pour obliger l’Administration à loger en urgence ceux qui sont sans solution d’hébergement.
II – Les attentes du juge du référé-liberté à l’égard des requérants
La gravité et l’illégalité manifeste de l’atteinte. En apparence, le juge apprécie pour chaque liberté fondamentale en cause si l’Administration y porte une atteinte grave et manifestement illégale[16]. Autrement dit, il fait une appréciation combinée de la gravité de l’atteinte et de l’illégalité manifeste de l’atteinte. En scrutant davantage le raisonnement tenu par le juge dans la présente affaire, les éléments qui emportent sa conviction peuvent être constatés dans ce qui demeure de l’implicite, et ce, pour chacune des deux conditions. La gravité de l’atteinte à une liberté fondamentale renvoie à un désagrément substantiel pour l’administré, dans la mesure où elle se déduit des « conséquences graves» (points 3 et 4) de la décision ou du comportement de l’Administration. Mais, comme le laisse entendre le Conseil d’État, en matière de droit d’asile et de droit à l’hébergement d’urgence, la gravité de l’atteinte s’apprécie variablement selon l’âge, l’état de santé et la situation de famille de la personne intéressée. Ces facteurs guident donc le juge dans son contrôle. Ainsi, il peut faire preuve de nuance et d’une sévérité variable vis-à-vis des personnes intéressées, en fonction de ces indices qui révèlent, à des degrés divers, leur état de vulnérabilité. En parallèle, en s’en tenant à la lettre de l’article L. 521-2 du CJA, l’on comprend qu’une simple atteinte à une liberté fondamentale n’est pas suffisante. En effet, il n’est pas rare qu’un comportement ou une décision de l’Administration mette en cause différentes libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA. Néanmoins, l’on ne peut en déduire mécaniquement que l’atteinte est illégale[17]. Encore faut-il que l’illégalité soit manifeste, c’est-à-dire qu’elle s’impose avec évidence et qu’elle soit à l’origine des conséquences subies par les personnes intéressées. En l’espèce, le juge exige des requérants qu’ils démontrent une carence manifeste ou caractérisée de l’Administration dans l’accomplissement de ses missions. Dans le cas de figure où la loi fait peser sur l’Administration des obligations précises, afin de garantir concrètement un certain nombre de droits-créances érigés au rang de libertés fondamentales, il convient donc de démontrer en quoi les services administratifs compétents n’ont pas respecté les obligations qui leur incombent[18]. En effet, comme l’explique le Conseil d’État, c’est bien la « méconnaissance manifeste des exigences » (point 3) découlant des libertés fondamentales en cause, qui caractérise l’atteinte manifestement illégale. Dès lors, il oblige les requérants à identifier les obligations pesant sur l’Administration en la matière, afin de confronter le comportement ou la décision des services administratifs à celui ou celle qui était normalement attendu. Toujours est-il que lorsqu’il est question d’atteintes à des droits-créances, le juge n’hésite pas à tenir compte des moyens dont dispose l’Administration (points 3 et 4), ainsi que des mesures déjà prises, afin, probablement, de ne pas exiger d’elle plus que ce dont elle a la capacité de faire[19].
Le juge des référés en quête de certitudes. Évidemment, l’issue du recours dépend d’une appréciation circonstanciée. Manifestement, en l’espèce, le juge n’a pas été convaincu de la démonstration des associations requérantes, comme en témoigne l’usage de la procédure de l’article L. 522-3 du CJA[20]. Le simple constat que des personnes sans-logement, qu’il s’agisse de ceux qui relèvent du droit d’asile ou du droit à l’hébergement d’urgence, même vulnérables, ne puissent pas avoir accès aux centres d’accueil des déplacés d’Ukraine, ne caractérise aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. En pratique, plusieurs circonstances ont pu motiver le juge à prendre cette décision. D’abord, comme dit plus haut, la mise en place du dispositif d’accueil exceptionnel trouve sa source dans une décision du Conseil de l’Union européenne (point 7). Dans une certaine mesure, le raisonnement du juge s’entend. En effet, dans l’hypothèse où l’Administration ouvre ce dispositif spécifique à ceux qui relèvent des dispositifs de droit commun, le risque est grand d’une saturation des centres d’accueil dédiés à ceux fuyant le conflit en Ukraine. Dans ce cas de figure, la France se mettrait dans une position délicate vis-à-vis de la protection temporaire des déplacés d’Ukraine qu’elle est censée assurer le temps du conflit. Ensuite, comme l’a relevé le juge des référés du Tribunal administratif de Paris, réserver des centres d’accueil spécifiques aux déplacés d’Ukraine permet d’éviter de saturer davantage les dispositifs d’accueil d’hébergement d’urgence de droit commun. Dès lors, le Conseil d’État attend probablement des éléments beaucoup plus circonstanciés sur la situation personnelle des personnes sans hébergement et davantage de précisions sur la carence supposée de l’Administration quant aux dispositifs d’accueil de droit commun pour attribuer, en urgence, les places vacantes des centres d’accueil réservés aux déplacés d’Ukraine. Si la carence est démontrée, le juge est en mesure d’ouvrir les centres d’hébergement, comme l’illustre l’affaire relative à « la Lande » de Calais[21]. En effet, il s’agissait d’enjoindre à l’Administration des mesures de nature à éviter que des milliers de personnes s’installent durablement sur le territoire d’une commune dans des conditions méconnaissant le droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants. Dans l’affaire du 4 août 2022, le Conseil d’État s’écarte de la solution rendue cinq années auparavant. En somme, il reproche aux requérants de ne pas faire suffisamment état des carences de l’Administration qui seraient à l’origine des désagréments substantiels subis par les personnes dépourvues d’un logement.
Des perspectives peu favorables devant le juge des référés ? L’étude de la jurisprudence récente du Conseil d’État paraît sévère vis-à-vis de ceux qui sont sans solution d’hébergement. D’abord, le 19 décembre 2022, le Conseil d’État a estimé que, pour une affaire similaire à celle de la présente espèce, les mesures demandées par les associations impliquaient en réalité de remettre en cause le choix des autorités publiques en matière de structurations en filières distinctes des différents dispositifs d’accueil, conçus en fonction de la situation de chacun des publics concernés et de leurs vulnérabilités propres[22]. Le Conseil d’État y affirme clairement que ce n’est pas au juge des référés de repenser l’articulation de ces dispositifs d’accueil. Ensuite, s’agissant des contentieux qui concernent seulement des situations individuelles, la carence de l’Administration est rarement reconnue. À titre d’illustration, dans des ordonnances rendues le 22 et 26 décembre 2022, le juge des référés du Conseil d’État laisse entendre que l’Administration n’a pas les moyens suffisants à sa disposition pour assurer l’effectivité du droit à l’hébergement d’urgence[23]. Il considère aussi que le degré de vulnérabilité des personnes qui demandent un hébergement d’urgence n’est pas suffisamment marqué. Les dispositifs d’accueil de droit commun étant saturés, le juge présume qu’il existe des familles encore plus vulnérables qui doivent conserver leur hébergement d’urgence. Ainsi, il n’ordonne pas à l’Administration de trouver une solution de logement pour les personnes concernées. L’octroi d’un hébergement d’urgence par le juge du référé-liberté continuera d’être rare tant que le juge considérera que l’Administration ne porte aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales des personnes dépourvues d’un logement. Le fait qu’il existe des places dans les centres d’accueil spécifiquement dédiés aux déplacés d’Ukraine n’y changera rien. Plus fondamentalement, dans un monde en proie aux importants mouvements de population, la question de la capacité de l’État à mettre en œuvre une politique de logement d’accueil d’urgence adaptée se pose. Pour l’heure, le juge des référés du Conseil d’État se fait l’économie de constater une carence caractérisée de la part de l’Administration, et ce, en adoptant une vision resserrée de son office.
[1] Décision d’exécution (UE) 2022/382 du Conseil du 4 mars 2022 constatant l’existence d’un afflux massif de personnes déplacées en provenance d’Ukraine, au sens de l’article 5 de la directive 2001/55/CE, et ayant pour effet d’introduire une protection temporaire.
[2] Les personnes bénéficiant d’une protection sont les ressortissants ukrainiens, les apatrides et ressortissants de pays tiers à l’Union européenne autres que l’Ukraine, qui ont bénéficié d’une protection internationale ou d’une protection nationale équivalente en Ukraine. Les membres de la famille des personnes précédemment visées font également l’objet d’une protection.
[3] Conformément à l’article 13 de la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 (relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil), « les États membres veillent à ce que les bénéficiaires de la protection temporaire aient accès à un hébergement approprié ou reçoivent, le cas échéant, les moyens de se procurer un logement ». Selon le ministère de l’Intérieur, depuis le début du conflit, près de 65.358 déplacés ont été recensés sur le territoire français.
[4] Le juge du référé-liberté du Tribunal administratif de Paris le décrit lui-même. TA Paris, ord., 28 juillet 2022, n° 2215823/9, Association Médecins du monde et Association Utopia 56, point 4.
[5] Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives.
[6] Par exemple, v. CE, ord., 23 novembre 2015, n° 394540, min. de l’Intérieur et Cne de Calais : AJDA 2016, p. 556.
[7] CE, 6ème ch., 31 juillet 2017, n° 412125 : Rec. p. 296.
[8] CE, ord., 12 janvier 2001, n° 229039, Mme Hyacinthe : AJDA 2001, p. 589.
[9] CE, ord., 10 février 2012, n° 356456, Fofana : AJDA 2012, p. 716.
[10] CE, ord., 22 décembre 2012, n° 364584, Section française de l’Observatoire international des prisons : AJDA 2013, p. 12.
[11] Florent Blanco, Contentieux administratif, 2019, Puf, « Thémis », p. 463.
[12] Pour le principe relatif à l’intérêt supérieur de l’enfant, v. CE, ord., 4 mai 2011, n° 348778 et n° 348779, min. d’État, min. des Affaires étrangères et européennes : AJDA 2011, p. 928. Pour le droit au respect de la vie privée, v. CE, ord., 25 octobre 2017, n° 310125, Mme Y. : AJDA 2007, p. 2063.
[13] CE, ord., 14 mars 2005, n° 278435, Gollnisch : Rec. p. 103.
[14] Rappelons que, le juge n’interdit pas l’Administration de régler de façon différente des situations différentes, ni à déroger à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit, dans l’un comme dans l’autre cas, en rapport avec l’objet de la norme l’établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des différences de situation susceptibles de la justifier. En ce sens, v. CE, Sect., 18 décembre 2002, n° 233618, Mme Duvignères : Rec. p. 463.
[15] CE, ord., 26 juin 2003, n° 257938, Conseil départemental de parents d’élèves de Meurthe-et-Moselle : au Lebon ; CE, ord., 1er septembre 2017, n° 413607, Commune de Dannemarie : Rec. p. 442.
[16] Rappelons qu’en vertu de l’article L. 521-2 du CJA, la demande du requérant doit être justifiée par l’urgence. En l’espèce, cette condition n’est pas discutée par le juge.
[17] Aussi, l’atteinte à une liberté fondamentale peut être autorisée par la loi (entendue dans un sens large) ou par un motif d’intérêt général, ne serait-ce, par exemple, que pour opérer une conciliation avec les droits d’autrui. Pour des développements en ce sens, v. Olivier Le Bot, Le guide des référés administratifs et des autres procédures d’urgence devant le juge administratif, 2ème éd. 2018-2019, Dalloz, « Guides Dalloz », pp. 369-370.
[18] Par exemple, pour le droit à l’hébergement d’urgence, v. Code de l’action sociale et des familles, art. L. 345-2-2, al. 1 et 2. Pour l’hébergement provisoire des demandeurs d’asile, v. Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, art. L. 552-1 et s. Aussi, v. Code de l’action sociale des familles, art. L. 348-1.
[19] C’est d’ailleurs ce qui ressort d’une série d’ordonnances rendues par le Conseil d’État le 26 décembre 2022. En ce sens, v. CE, ord., 26 décembre 2012, n° 469654, 469675, 469677, 469677, 469678, 469680, 469681.
[20] CJA, art. L. 522-3 : « Lorsque la demande ne présente pas un caractère d’urgence ou lorsqu’il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu’elle est irrecevable ou qu’elle est mal fondée, le juge des référés peut la rejeter par une ordonnance motivée sans qu’il y ait lieu d’appliquer les deux premiers alinéas de l’article L. 522-1. »
[21] CE, 6ème ch., 31 juillet 2017, n° 412125, préc.
[22] CE, ord., 19 décembre 2022, n° 469503.
[23] CE, ord., 22 décembre 2022, n° 469557, 469559 ; CE, ord., 26 décembre 2012, n° 469654, 469675, 469677, 469677, 469678, 469680, 469681.