Maintenir la voie de fait ou la supprimer ? Considérations juridiques et d’opportunité
Maintenir la voie de fait ou la supprimer ? Considérations juridiques et d’opportunité
Par Olivier Le Bot
La voie de fait administrative ne repose sur aucune justification juridique et, en droit strict, ne devrait donc pas exister. Pourtant, cette procédure demeure bel et bien présente dans notre ordre juridique. Cette situation peu orthodoxe s’explique par la particularité de ce domaine : en matière de voie de fait, les considérations pratiques (à savoir la garantie des libertés) ont toujours eu plus de force que les données juridiques (c’est-à-dire le respect des compétences juridictionnelles). Par suite, c’est sous cet angle qu’il revient d’aborder la question du maintien de la voie de fait, en se demandant si les arguments pratiques avancés au soutien de ce chef de compétence judiciaire sont encore pertinents aujourd’hui. A défaut de quoi, la suppression de la voie de fait devra être envisagée.
« Sonner le glas » de la voie de fait. L’invitation a été lancée en 1965 par le commissaire du gouvernement Fournier dans ses conclusions sur l’arrêt Voskresensky (concl. sur CE, Sect., 9 juillet 1965, Sieur Voskresensky, AJDA 1965, II, p. 607). L’appel, plusieurs fois réitéré par des commissaires du gouvernement, tels Guy Braibant (concl. sur CE, 15 février 1961, Werquin, AJDA 1961, p. 197 et s), Nicole Questiaux (concl. sur CE, 4 novembre 1966, Société le Témoignage chrétien, AJDA 1967, p. 40 et s) ou encore Jacques Arrighi de Casanova (concl. sur TC, 12 mai 1997, Préfet de police de Paris c/ TGI de Paris, RFDA 1997, p. 522) n’a jamais été suivi, ce qui a maintenu la voie de fait au cœur d’une controverse opposant ses détracteurs, mettant en avant le respect des compétences juridictionnelles, et ses partisans, soulignant l’intérêt de cette procédure pour la garantie des droits.
Constant depuis ses origines, les termes du débat mettent en évidence deux caractéristiques fondamentales de la voie de fait : une procédure qui déroge aux règles de répartition des compétences entre juge administratif et juge judiciaire, au nom de la protection des libertés. Plus exactement, la procédure met en échec le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire, qui interdit au juge judiciaire d’intervenir dans un litige mettant en cause la puissance publique, en permettant exceptionnellement aux tribunaux civils de connaître d’agissements de l’administration et d’adresser à celle-ci des injonctions pour prévenir ou faire cesser l’atteinte portée à une liberté fondamentale ou au droit de propriété.
Les origines de cette construction jurisprudentielle sont fort anciennes et peuvent être trouvées dans certaines décisions des Cours de l’Ancien régime (v. S. PETIT, La voie de fait administrative, PUF, coll. QSJ, 1995, p. 10 ; E. DESGRANGES, Essai sur la notion de voie de fait en droit administratif français, Société française d’imprimerie et de librairie, 1937, p. 30 et s.). Son apparition a également été favorisée par l’application de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII sur la garantie des fonctionnaires (v. S. GUILLON-COUDRAY, La voie de fait administrative et le juge judiciaire, thèse Paris II, 2002, p. 10 et s.). Néanmoins, il ne s’agissait là que de prémices. La véritable formulation de la théorie de la voie de fait interviendra en 1867 dans des conclusions prononcées par Léon Aucoc sur l’arrêt Duc d’Aumale. L’illustre commissaire du Gouvernement y affirmait que lorsque l’autorité publique, « sous le couvert, sous prétexte de ses pouvoirs, fait un acte qui en excède manifestement les limites et qui porte atteinte à la propriété ou la liberté des citoyens, cet acte n’est plus qu’une voie de fait dont les résultats (…) sont justiciables des tribunaux ordinaires » (L. AUCOC, concl. sur CE, 9 mai 1867, Duc d’Aumale, Lebon p. 472, cité par S. GUILLON-COUDRAY, préc., p. 13). Se trouvaient ainsi énoncés les deux critères, toujours utilisés aujourd’hui pour qualifier une voie de fait : à savoir un acte qui excède manifestement les limites des pouvoirs de l’administration et porte atteinte au droit de propriété ou aux libertés.
Au regard de la jurisprudence, le Tribunal des conflits exige la réunion de deux conditions pour caractériser une voie de fait. Le juge exige, tout d’abord, que l’administration ait porté une atteinte grave à une liberté fondamentale ou au droit de propriété. Ensuite, il est nécessaire que l’administration soit sortie de la voie « de droit », la voie légale, qui s’oppose à la voie « de fait ». On distingue à cet égard, selon une classification qui remonte à Maurice Hauriou, deux catégories de voie de fait. La première variante, la voie de fait « par manque de procédure » est constituée lorsque l’administration procède à l’exécution forcée d’une décision, même régulière, sans que les conditions requises à cette fin ne soient réunies. La seconde variante, la voie de fait « par manque de droit » est caractérisée lorsqu’une décision administrative, indépendamment des conditions dans lesquelles elle est exécutée, n’est manifestement pas susceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration.
La voie de fait souffre depuis ses origines d’une absence de justification juridique en ce qu’elle déroge, sans assise valide, aux règles régissant la répartition des compétences entre juridiction administrative et juridiction judiciaire.
Par deux textes importants, toujours applicables (les décisions du Tribunal des conflits sont rendues à leur visa), le législateur révolutionnaire a érigé en principe l’interdiction pour les tribunaux judiciaires de connaître du contentieux administratif. L’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire prévoit que « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs à raison de leurs fonctions ». En vertu du décret – formellement législatif – du 16 fructidor an III, « Défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit ». Le principe de la séparation des autorités administrative et judiciaire est donc de rang législatif – et même constitutionnel dans certains de ses aspects (à savoir l’annulation ou la réformation des actes pris par les autorités administratives dans l’exercice de prérogatives de puissance publique : CC, n° 86-224 DC, 23 janvier 1987, Conseil de la Concurrence). Par conséquent, les exceptions et tempéraments susceptibles d’être apportées à cette règle ne peuvent résulter que de la loi, voire de la Constitution elle-même pour les matières concernées par la réserve constitutionnelle de compétence du juge administratif. Ni le pouvoir réglementaire ni les tribunaux ordinaires ne peuvent contrevenir à ce principe. Pourtant, c’est la jurisprudence qui seule, et de façon purement prétorienne, a considéré que certains actes, constitutifs de « voie de fait », pouvaient relever de la compétence des tribunaux judiciaires. Aucune loi n’ayant jamais autorisé les juridictions civiles à intervenir dans un tel cas de figure, c’est le juge lui-même qui a forgé cette exception au principe de la séparation des autorités administrative et judiciaire. Pour justifier néanmoins cette dérogation – car il était indispensable de lui donner un fondement –, les tribunaux ont développé la théorie de la dénaturation et fait valoir que l’autorité judiciaire serait la gardienne des libertés et du droit de propriété. Toutefois, les fondements avancés sont d’une extrême faiblesse et ne peuvent justifier juridiquement l’existence de la voie de fait.
La théorie de la dénaturation ne se présente pas à proprement parler comme une exception au principe de séparation mais plutôt comme un contournement de celui-ci. Elle consiste à présenter les actes constitutifs de voie de fait comme des actes non administratifs et, par suite, non soustraits à la compétence judiciaire. Selon cette théorie, l’acte entaché ou constitutif de voie de fait est dénaturé et perd pour cette raison tout caractère administratif. La loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III portant uniquement sur les actes administratifs, ils ne sont pas applicables aux actes dépourvus de ce caractère. Les actes en cause n’entrant pas dans le champ d’application de ces textes, ils ne sont pas susceptibles d’être visés par la prohibition édictée.
Des références à cette théorie apparaissent dans des arrêts anciens (Civ., 27 février 1950, Maire c/ Philips, JCP G 1950, II, 5517, note CAVARROC ; Civ. 1ère, 13 mars 1956, Bull. civ. I, n° 132 ; Civ. 8 décembre 1958, Testo Ferry c/ Couissin, AJDA 1959, p. 224 ; TC, 14 novembre 1960, Préfet du Calvados c/ Duchène, AJDA 1961, p. 158), mais aussi dans les conclusions des commissaires de gouvernement (concl. GUIONIN sur TC, 10 décembre 1956, Sieurs Randon et autres c/ Sieurs Brunel et autres, Lebon p. 596) et sous la plume de certaines des personnalités les plus éminentes du Conseil d’Etat (E. LAFERRIERE, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, 2ème éd., Berger-Levrault, 1896, t. I, p. 479 et s. ; R. ODENT, Contentieux administratif, Les cours de droit, fasc. I, IEP Paris, 1981, p. 540). Cette théorie a également compté des défenseurs au sein de la doctrine universitaire. Maurice Hauriou déclarait ainsi que la voie de fait a pour effet de rendre un acte « inexistant au point de vue administratif, ne lui laissant que la valeur qu’il peut avoir, soit au point de vue civil, soit au point de vue pénal » (M. HAURIOU, Précis de droit administratif et de droit public, 12ème éd., 1933, rééd. Dalloz, p. 25, souligné ; voir également E. DESGRANGES, Essai sur la notion de voie de fait en droit administratif français, Société française d’imprimerie et de librairie, 1937, 323 p.). L’acte constitutif d’une voie de fait est affecté d’une dégénérescence lui faisant perdre sa nature administrative. Il serait déchu de son existence en tant qu’acte administratif. Au lieu de simplement l’annuler, le juge administratif le déclare nul et non avenu (TC, 13 juillet 1966, Guigon, Lebon, p. 476 ; CE, 6 avril 2001, Djerrar, Lebon T. p. 991 et 1160). Lorsque l’administration se rend coupable d’une voie de fait, elle n’agirait plus comme une personne publique mais comme un simple particulier.
En dépit d’un caractère séduisant, la théorie de la dénaturation est conceptuellement fragile. Comme l’a fait remarquer Ronny Abraham, cette construction représente « une intéressante vue de l’esprit, qui n’est pas dépourvue d’une certaine qualité poétique, mais qui ne correspond guère à la réalité » (R. ABRAHAM, « L’avenir de la voie de fait et le référé administratif », in L’Etat de droit. Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p. 9). L’acte a pour auteur une autorité administrative, il est imputable à la puissance publique et c’est elle qui – en cas de faute non détachable du service – en assume les conséquences dommageables (v. P. DUEZ, La responsabilité de la Puissance Publique en dehors du contrat, 2ème éd., Librairie Dalloz, 1938, p. 146, qualifiant « d’inadmissible subtilité » l’engagement de la responsabilité de l’administration pour un acte réputé non administratif, et se demandant « Par quel mystère l’acte qui, par hypothèse, a perdu le caractère administratif, pourrait-il engager la responsabilité de l’administration »). Comme le faisait remarquer Charles Eisenmann, « les voies de fait sont des actes administratifs – une catégorie d’actes administratifs soumis à un régime particulier, c’est-à-dire en fait différent de celui qui s’applique aux actes administratifs de même type mais ne présentant pas le même genre d’irrégularités » (C. EISENMANN, Préface de la thèse de M. DEBARY, La voie de fait en droit administratif, LGDJ, 1960, p. III). Par ailleurs, s’il était vrai que l’administration n’agit plus en tant que telle lorsqu’elle sort manifestement de la sphère de ses attributions, on voit mal pourquoi il n’en irait ainsi que dans les cas où son action a porté atteinte à une liberté fondamentale ou au droit de propriété, et non pas à chaque fois qu’elle agit en dehors des pouvoirs dont elle est investie.
Une seconde justification a été avancée pour fonder juridiquement l’existence de la voie de fait. Au lieu de contourner la prohibition législative – voire constitutionnelle –, il s’agit ici de lui opposer un principe de rang égal ou supérieur selon lequel l’autorité judiciaire serait la gardienne naturelle des libertés et du droit de propriété. Ce titre justifierait l’intervention du juge judiciaire pour toutes les formes d’atteintes aux libertés ou au droit de propriété quel que soit son auteur, et notamment l’administration. Attribuant une compétence exclusive aux tribunaux judiciaires en cas d’atteintes, ce principe prévaudrait sur l’interdiction qui leur est faite de connaître du contentieux administratif.
Pas davantage que le précédent, ce principe n’est susceptible de justifier juridiquement l’existence de la voie de fait. En premier lieu, il ne permet pas d’expliquer pourquoi la compétence de la juridiction judiciaire se limite aux seules opérations gravement illégales de l’administration et ne s’étend pas à toutes celles qui portent atteinte à la liberté individuelle ou au droit de propriété. Si c’est de sa qualité de gardien des libertés et du droit de propriété que le juge judiciaire tire son droit d’intervenir en cas de voie de fait, on voit mal pourquoi il n’exerce ce titre de compétence qu’en présence d’un acte pris par l’administration en dehors de l’exercice de ses pouvoirs ou en dehors des hypothèses dans lesquelles l’exécution forcée est autorisée. En second lieu, et plus fondamentalement encore, le principe allégué n’existe tout simplement pas en droit français. La Constitution attribue certes un rôle privilégié à l’autorité judiciaire pour sauvegarder la liberté individuelle et le droit de propriété. Mais pour le reste, et contrairement à ce qui est parfois soutenu, aucune norme de droit positif ne fait de l’autorité judiciaire la gardienne de l’ensemble des libertés. La réserve de compétence judiciaire (ou, mieux, la compétence judiciaire privilégiée) concerne seulement deux des libertés auxquelles le juge de la voie de fait accorde sa protection : le droit de propriété et la liberté individuelle. Même en donnant de la notion de liberté individuelle la définition la plus large qui soit, c’est-à-dire comme incluant, au-delà de la seule sûreté, les libertés intimement liées à l’individu comme l’inviolabilité du domicile, le secret des correspondances, le droit au mariage et la liberté d’aller et venir, il serait impossible d’y faire rentrer l’ensemble des libertés fondamentales protégées dans le cadre de la voie de fait. Par conséquent, cette dérogation à la loi des 16-24 août 1790 « ne peut se réclamer du principe constitutionnel selon lequel l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle, dès lors que son domaine d’application s’étend très au-delà de celui du principe en cause » (R. ABRAHAM, préc., p. 7-8). Elle ne saurait se fonder sur une « prétendue réserve judiciaire de compétence tirée de l’article 66 de la Constitution » (S. PETIT, note sous TGI Evry, ord. 26 juin 2002, GP 2002, 1, p. 1474).
Il en résulte qu’en l’état actuel du droit, aucune considération juridique n’est susceptible de justifier l’existence de la voie de fait. Cette dérogation aux principes régissant la répartition des compétences juridictionnelles ne repose sur aucun fondement et en droit strict, ne devrait donc pas exister.
Force est de constater que, malgré cela, la voie de fait existe toujours. Si elle a pu voir le jour et perdurer jusqu’à aujourd’hui, c’est en raison des effets bénéfiques qu’elle présentait incontestablement pour la garantie des droits : le juge normalement compétent étant incapable de se porter au secours des justiciables, on a laissé intervenir un autre juge, normalement incompétent mais mieux outillé (et ce constat est ancien, voir A. BOCKEL, « La voie de fait : Mort et résurrection d’une notion discutable », D. 1970, chron. n° VIII, pp. 29-32, spé p. 31). Si l’existence de ce chef de compétence judiciaire est absolument contraire aux principes gouvernant la répartition des compétences entre juridictions administratives et juridictions judiciaires, on a admis, au nom de la garantie des droits, de tordre quelque peu les principes juridiques et de faire passer ceux-ci après des considérations d’ordre pratique.
La situation, néanmoins, a changé avec la mise en œuvre des nouvelles procédures d’urgence devant la juridiction administrative. En l’espace d’une décennie, le juge administratif des référés a montré son aptitude à défendre les libertés, y compris, on le verra, dans les hypothèses de voie de fait. Ces évolutions récentes relancent le débat sur le maintien ou la disparition de cette procédure. Elles commandent de passer au crible les justifications pratiques avancées en faveur de ce chef de compétence judiciaire et d’apprécier leur pertinence ou leur persistance. Dès lors qu’en matière de voie de fait, les considérations d’opportunité semblent avoir plus de poids que les données juridiques, c’est sous cet angle qu’il convient d’aborder la question, en se demandant s’il est opportun ou utile de maintenir cette procédure et, pour cela, de mettre en balance de façon objective et rigoureuse les avantages et les inconvénients qui résultent de son application.
I. Les avantages supposés
Le maintien de la voie de fait est supposé présenter deux avantages.
1. Un instrument nécessaire à la garantie des droits
Tout d’abord, cette procédure représenterait un instrument indispensable à la garantie des libertés.
Historiquement, et jusqu’à une période récente, l’argument a eu du poids, car la juridiction administrative n’était ni indépendante ni équipée pour intervenir en urgence.
Initialement, la voie de fait a été conçue en vue de confier la protection des libertés au seul juge qui était véritablement indépendant et impartial. Comme l’a rappelé M. Debary, ce régime « est né à une époque où le seul véritable juge était le juge judiciaire » (M. DEBARY, La voie de fait en droit administratif, LGDJ, 1960, p. 169). Il faut se souvenir, en effet, que la justice administrative a été « initialement conçue plutôt comme une administration juridictionnelle au sein de laquelle l’Etat serait à la fois juge et partie » (B. PACTEAU, « Le contrôle de l’administration par une juridiction administrative. Existence ou non d’une juridiction administrative. La conception française du contentieux administratif », RA 2000, numéro spécial 3, p. 91). A une époque où prévalait encore le système de l’administrateur-juge, Sirey écrivait qu’à l’appeler justice, « la langue serait dépravée » (J.-B. SIREY, Du Conseil d’Etat selon la charte constitutionnelle, 1818, rééd. Phénix éditions, 2005, p. 484). Son indépendance, son impartialité et son aptitude à juger le pouvoir étaient contestées (v. J. DONNEDIEU DE VABRES in « La protection des droits de l’homme par les juridictions administratives en France », EDCE 1949, spé pp. 30-31). Sa capacité à protéger les libertés était mise en cause. Ainsi, M. Batbie déclarait : « Nous ne considérons pas comme une garantie vaine celle qui résulte de l’examen par le Conseil d’Etat. Mais il est difficile d’admettre que chez nous, après tout ce qui a été dit pour demander que nul ne soit distrait de ses juges naturels, nous en soyons arrivés à placer les droits les plus essentiels sous la protection d’un corps semi-politique et composé de membres révocables, qu’après avoir tant de fois entendu demander que le contentieux administratif fût restreint ou même supprimé, on mette sous la protection de cette justice tant attaquée autrefois les droits essentiels de l’homme vivant en société » (A. BATBIE, Traité théorique et pratique de droit public et administratif, 2ème éd., 1885-1886, t. VII, p. 409 et s., cité par E. DESGRANGES, préc., p. 154). Seuls les tribunaux civils bénéficiant de véritables garanties d’indépendance et d’impartialité, cette situation a justifié de leur reconnaître la possibilité d’intervenir pour connaître exceptionnellement du contentieux administratif dans les hypothèses d’atteinte grave aux libertés.
Cette justification initiale a disparu avec les réformes successives de la juridiction administrative : passage à la justice déléguée par la loi du 24 mai 1872, consécration de l’indépendance des magistrats par la loi du 6 janvier 1986, reconnaissance constitutionnelle de l’indépendance de la juridiction (voir CC, n° 80-119 DC, 22 juillet 1980, cons. 6). Par un mouvement en trois temps, le juge administratif s’est aligné sur son homologue judiciaire afin d’offrir aux justiciables des garanties comparables en termes d’indépendance et d’impartialité.
A la suite de cette évolution, l’intérêt de la voie de fait comme instrument de garantie des droits ne reposait plus que sur l’absence de procédures d’urgence efficaces en droit du contentieux administratif (v. F. HAMON et H. MAISL, « L’urgence et la protection des libertés contre l’administration », D. 1982, chron. n° VII, pp. 49-54). Alors que le contentieux des libertés nécessite une réponse juridictionnelle rapide et appropriée, la situation de la procédure administrative contentieuse était particulièrement insatisfaisante, le juge administratif ne disposant ni de la procédure adaptée à une intervention rapide ni des pouvoirs permettant de réagir énergiquement à une atteinte. Le juge administratif n’était en effet doté, ni de procédures d’urgence efficaces ni d’un pouvoir d’injonction adéquat. En raison des faiblesses qui affectaient les procédures du sursis à exécution et du référé, la juridiction administrative était impuissante face à un comportement de la puissance publique portant illégalement atteinte aux libertés. Disposant d’un arsenal juridictionnel limité pour s’opposer aux actes et agissements de la puissance publique, elle était tout bonnement incapable d’assurer une protection efficace des justiciables.
Dans ces conditions, déclarait le professeur Mathiot, « On en est presque réduit à souhaiter de subir, de la part de l’autorité administrative, l’une de ces atteintes graves à la propriété ou aux libertés publiques (…) » donnant compétence au juge judiciaire sur le fondement de la voie de fait (A. MATHIOT, Note sous CE, 28 décembre 1949, Société des automobiles Berliet, S. 1951, 3, p. 6). Car, comme le relevait M. Bénoit, « En pareil hypothèse il n’est pas douteux que le recours au juge judiciaire procure aux particuliers des avantages plus grands que le recours au juge administratif » (F.-P. BENOIT, Le droit administratif français, Dalloz, 1968, p. 432). Celui-ci, intervenant par la procédure de référé, était en mesure grâce à l’étendue de ses pouvoirs et à la souplesse de ses procédures, d’assurer aux victimes de l’arbitraire administratif une protection juridictionnelle effective que le juge naturel de l’administration n’était pas à même de lui offrir (J. RIVERO, « Dualité de juridictions et protection des libertés », RFDA 1990, pp. 734-738, spé p. 737). A une époque où l’intervention du juge administratif était synonyme d’absence totale de protection de ses droits contre les actes et agissements liberticides, la saisine du juge civil était le seul moyen d’obtenir une garantie réelle de ses droits et libertés.
Que reste-t-il de cet avantage après la réforme du 30 juin 2000 ? Pour apprécier la persistance de l’argument tiré de la nécessité d’une compétence judiciaire pour connaître de certains agissements liberticides – en l’occurrence ceux relevant du domaine de la voie de fait –, il convient, d’une part, d’apprécier si le juge administratif est compétent pour connaître de tels agissements et, d’autre part, le cas échéant, de déterminer s’il est capable de faire cesser ces agissements dans des conditions d’efficacité comparables au juge judiciaire.
Sur le premier point, une jurisprudence classique affirme que le juge administratif n’est compétent que pour constater la voie de fait, le juge judiciaire étant seul compétent pour la faire cesser. Si ces principes s’appliquent avec toute leur rigueur devant le juge du fond, celui-ci n’est en pratique jamais saisi de voies de fait : dans la mesure où les agissement qui en relèvent appellent une réaction juridictionnelle immédiate, c’est devant le juge des référés que leur répression va être actionnée. Or, les règles régissant la répartition des compétences s’apprécient plus souplement en référé : la jurisprudence exige seulement que la demande n’échappe pas « manifestement » à la compétence de la juridiction administrative (CE 29 oct. 2001, Raust, req. no 237132, Lebon T. p. 1090 – CE, ord., 20 janv. 2005, req. no 276475, Cne de Saint-Cyprien, Lebon T. p. 1022). Il s’ensuit que le juge des référés n’a pas à s’interroger de manière aussi approfondie sur sa compétence que lors d’un recours au fond. Le juge administratif des référés s’est fondé sur l’appréciation plus souple de sa compétence en référé pour connaître, par ce biais, de l’ensemble des voies de fait dont il s’est trouvé saisi sans ne jamais opposer une seule fois son incompétence.
Le juge administratif des référés connaît ainsi d’agissements constitutifs de voies de fait par manque de procédure. Il accepte par exemple de connaître, en référé-liberté, de la demande contestant le maintien de scellés sur un bâtiment commercial pour infraction au droit de l’urbanisme malgré le classement sans suite de l’affaire par le parquet (CE, ord., 23 mars 2001, Sté Lidl, req. no 231559, Lebon 154 ; RDI 2001, p. 275, obs. P. Soler-Couteaux ; RGCT 2001, p. 967, chron. J.-C. Ricci ; BJDU 2001, p. 111, obs. J.-C. Bonichot). Il accepte encore d’intervenir, en référé-mesures utiles, lorsqu’un maire procède au murage d’un appartement en vue de faire exécuter un arrêté de péril (CE 12 mai 2010, Alberigo, req. no 333565).
Le juge administratif des référés connaît pareillement d’agissements relevant de la voie de fait par manque de droit : retrait de documents d’identité sans motif d’ordre public (CE, ord., 2 avr. 2001, Min. de l’Intérieur c/ Consorts Marcel, req. no 231965, Lebon p. 167), ouverture par un maire de correspondances adressés aux conseillers municipaux (CE 9 avr. 2004, Vast, req. no 263759, Lebon p. 173 ; RFDA 2004, p. 778, concl. S. Boissard), « reprise » par une collectivité publique d’un bien vendu à un particulier (CE 2 févr. 2004, Abdallah, req. no 260100, Lebon p. 16 ; RFDA 2004. 772, concl. S. Boissard, à comparer avec Com. 25 févr. 1992, Bull. civ. IV, no 91, reconnaissant une voie de fait lorsque l’administration procède à une saisie de marchandises en se référant à un texte non encore en vigueur) ou encore décision d’un maire autorisant l’accès et le stationnement sur une voie privée (CE, ord., 10 sept. 2003, Cne d’Hyères-les-Palmiers, req. no 260015, inédit).
Il en résulte que l’état du droit a changé sans que l’on ne s’en aperçoive. Sans arrêt de principe, sans formule remarquée. Le schéma classique, qui interdit au juge administratif de pouvoir mettre fin à une voie de fait, est devenu obsolète dans la pratique. Tout simplement parce que les agissements constitutifs de voies de fait sont poursuivis non pas au fond mais en référé, là une apparence de compétence est regardée comme suffisante pour fonder l’intervention du juge administratif.
Dans la mesure où le juge administratif peut intervenir – et intervient effectivement – sur des agissements constitutifs de voies de fait, il convient de se demander, au regard de la question relative à l’intérêt de la voie de fait, si cette intervention revêt une efficacité comparable à celle du juge judiciaire. En présence d’une voie de fait, le juge administratif est-il aussi efficace que le juge judiciaire ?
Une comparaison des référés civil et administratif montre, depuis la loi du 30 juin 2000, une profonde convergence au niveau des conditions de recevabilité, de la procédure applicable et des pouvoirs du juge. En droit judiciaire privé comme en contentieux administratif, la demande peut être dirigée aussi bien contre des actes que contre des agissements. Dans les deux cas, la procédure de jugement est extrêmement brève, de l’ordre de quelques jours à quelques semaines selon le fondement choisi pour la demande. Enfin, juge civil et juge administratif peuvent tous deux mettre fin à l’agissement incriminé par le prononcé d’injonctions (et/ou, devant la juridiction administrative, de mesures de suspension). Tous les observateurs en conviennent : les caractéristiques objectives du référé administratif sont devenues identiques à celles du référé civil.
Il en résulte que le juge administratif est doté de la même efficacité substantielle que le juge civil, notamment dans les hypothèses de voie de fait. Il est en mesure, au même titre que son homologue judiciaire, de mettre fin effectivement aux agissements litigieux. Tel est par exemple le cas au titre de la voie de fait par manque de procédure, lorsqu’une commune décide de procéder d’office aux travaux de murage d’un appartement à l’égard duquel a été pris un arrêté de péril. Saisi sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative, le juge des référés ordonne au maire de faire procéder à la démolition du mur qu’il a fait édifier à l’entrée du logement (CE 12 mai 2010, Alberigo, req. no 333565). Des exemples peuvent également être cités au titre de la voie de fait par manque de droit. Le juge des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2, enjoint au préfet de restituer à une famille les documents d’identité qui leur avait été retiré en dehors de tout motif d’ordre public (CE, ord., 2 avr. 2001, Min. de l’Intérieur c/ Consorts Marcel, req. no 231965, Lebon p. 167). Dans un litige relatif à une décision municipale autorisant le libre accès à une voie privée, le juge des référés met fin à l’atteinte portée au droit de propriété en suspendant l’exécution de l’arrêté litigieux et en enjoignant au maire de remettre en place la chaîne empêchant le libre accès à cette voie (CE, ord., 10 sept. 2003, Cne d’Hyères-les-Palmiers, req. no 260015, inédit). De même, un maire ayant ordonné au service du courrier de procéder à l’ouverture systématique des correspondances adressées à certains conseillers municipaux, le juge des référés remédie à cette situation en suspendant l’exécution de la note de service litigieuse et en ordonnant au maire de donner à ses services toutes instructions pour qu’il soit immédiatement mis fin à son application. Tel est encore le cas dans l’arrêt Abdallah du 2 février 2004 (CE 2 févr. 2004, Abdallah, req. no 260100, Lebon p 16 ; RFDA 2004. 772, concl. S. Boissard). L’affaire débute le 17 juin 1998, lorsque la collectivité de Mayotte vend à M. et Mme Abdallah une propriété foncière. Cinq ans plus tard, la collectivité de Mayotte entend exercer un « droit de reprise » sur une partie du terrain : elle se prévaut, pour cela, d’un arrêté de 1927 lui conférant un tel pouvoir. Saisi par les intéressés, le juge des référés constate que cet arrêté a été abrogé en 1992 et met fin à l’atteinte en suspendant l’exécution de la décision de reprise.
Ces exemples, qui pourraient être multipliés, montrent la capacité du juge administratif à mettre fin de façon effective aux situations constitutives de voies de fait. Lorsqu’il est saisi de tels agissements, le juge administratif des référés intervient dans des conditions d’efficacité strictement comparables à celles de son homologue judiciaire. Il en résulte que le premier avantage de la voie de fait a vécu : la voie de fait n’est plus nécessaire pour que les justiciables soient véritablement protégés.
2. L’exemplarité de la condamnation
Des auteurs ont soutenu qu’un second avantage de la voie de fait résiderait dans la force exemplaire s’attachant à une condamnation prononcée sur son fondement.
La doctrine a souligné de longue date une certaine exemplarité de la condamnation de l’autorité administrative au titre de la voie de fait. Charles Eisemnann affirmait ainsi que la voie de fait « est un moyen de stigmatiser certains actes qui ont eu des conséquences vraiment trop graves » (C. EISENMANN, Préface de la thèse de M. DEBARY, La voie de fait en droit administratif, LGDJ, 1960, p. 12). Selon Marcel Waline, « La seule circonstance que l’acte a été, par une juridiction, qualifié voie de fait, n’est pas en soi sans intérêt. Il s’attache en effet à ce terme un sens péjoratif, de sorte que son emploi dans un jugement est déjà une sanction morale » (M. WALINE, note sous CE, Sect., 19 octobre 1969, Consorts Muselier, in Notes d’arrêts de Marcel Waline, vol. 1, arrêt n° 89, Dalloz, 2004, p. 475). Dans le même sens, J.-M. Auby avait rappelé « un caractère trop souvent oublié de la théorie de la voie de fait, celui qui se rattache à l’idée d’une sanction infligée à l’administration à la suite d’une irrégularité particulièrement grave » (J.-M. AUBY, « Emprise et voie de fait », JCP G 1955, I, 1259, n° 8). Aujourd’hui encore, la voie de fait est présentée comme une « théorie juridique qui, même dans les cas limités où elle est susceptible de recevoir application, conserve sa force exemplaire vis-à-vis de l’Administration » (J. SAINTE-ROSE, concl. sur TC, 23 octobre 2000, D. 2001, Boussadar, p. 2334).
Cette thèse peut se résumer en deux propositions : d’une part l’intervention d’un juge administratif constitue pour la puissance publique un privilège ; d’autre part la condamnation pour voie de fait déchoit l’administration de ses privilèges et présente de ce fait un caractère exemplaire. C’est, il est vrai, un avantage pour l’administration que d’être jugée par un juge spécialisé. Un juge qui connaît ses méthodes, le particularisme de sa mission et les difficultés auxquelles elle est exposée pour concilier les impératifs de l’intérêt général avec la protection des droits des particuliers. En cela, « l’existence d’une juridiction administrative constitue une garantie pour conserver un régime de droit public comme cadre à l’action administrative, dont la situation spécifique, et légitimement spécifique, justifie qu’elle soit soumise à un régime juridique distinct de celui qui prévaut pour les rapports des particuliers entre eux » (J.-H. STAHL, « Le juge administratif, garantie de l’administration ? », AJDA 1999, numéro spécial Puissance publique ou impuissance publique ?, p. 60). Toutefois, les garanties dont bénéficie l’administration ne lui sont reconnues qu’en raison de la nature de ses missions. Dès lors qu’elle se rend coupable d’une voie de fait, elle n’a plus à conserver un régime de droit public adapté et doit subir une sanction plus sévère. Selon M. Jéol, « à partir du moment où elle commet une voie de fait, l’Administration ne peut plus invoquer les dispositions d’exception que lui réserve le droit public ; elle est soumise à tous égards au droit commun, qu’il s’agisse de la compétence du juge, de la procédure applicable ou des règles de fond dont dépend la solution du litige » (concl. sur Com., 25 février 1992, D. 1992, p. 266, cité par S. GUILLON-COUDRAY, préc., p. 261). Dans le même sens, le président Odent affirmait qu’« En commettant une voie de fait, l’administration se place en dehors de l’application des règles de droit public ; elle perd le bénéfice des prérogatives reconnues aux activités de service public » (R. ODENT, Contentieux administratif, Les cours de droit, fasc. I, IEP Paris, 1981, p. 554). Elle va comparaître devant les tribunaux civils tel un plaideur ordinaire, et se verra appliquer les règles du droit privé (C. GUETTIER, « Injonction et astreinte », Jcl. administratif, fasc. 1114 (2, 1998), n° 22). Selon cette présentation, c’est de la soumission de l’administration aux règles du droit privé que la voie de fait tirerait son caractère exemplaire (G. VEDEL, « La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait administrative », JCP G 1950, I, 851, n° 7).
Une telle vision se heurte à deux limites. D’une part, il est contestable et pour le moins anachronique de soutenir aujourd’hui que l’existence d’une justice administrative constitue toujours un « privilège » pour l’administration. Comme le souligne Fabrice Melleray, « l’existence même du juge administratif ne constitue pas pour l’administration une sorte de privilège de juridiction, autrement dit de prérogative de protection, une garantie pour l’administration » (F. MELLERAY, « L’exorbitance du droit du contentieux administratif », in L’exorbitance du droit administratif en question, colloque des 11 et 12 décembre 2003, Poitiers, LGDJ, 2004, p. 300). En effet, et les décisions rendues chaque jour en témoignent, le juge administratif ne témoigne pas de la moindre complaisance vis-à-vis de l’administration. D’autre part, il convient de relativiser le caractère exemplaire de la sanction pour voie de fait ou, en tous cas, plus exemplaire qu’une condamnation prononcée par le juge sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Une censure prononcée par le juge du référé-liberté revêt en effet une dimension symbolique, voire morale qui n’est pas à négliger, et qui a autant de force sinon davantage qu’une condamnation prononcée par le juge judiciaire.
Il en résulte que l’idée d’exemplarité d’une condamnation pour voie de fait n’emporte pas la conviction. Les avantages supposés de la voie de fait apparaissent historiquement datés et peu convaincants. A ces avantages manquant de réelle consistance font face des inconvénients bien réels.
II. Des inconvénients réels
D’un point de vue pratique, l’existence de la voie de fait et son maintien en droit positif soulève trois inconvénients.
1. Intervention d’un juge moins qualifié
La voie de fait a pour première conséquence de soustraire au juge administratif un contentieux qu’il est, par sa formation et par sa connaissance de l’administration, le mieux à même de connaître pour en soumettre le règlement à un juge qui ne dispose ni des outils ni des connaissances pour statuer dans des conditions aussi satisfaisantes.
Cette conviction d’une supériorité du juge administratif, pour juger l’administration lorsqu’elle agit dans son activité de puissance publique apparaît largement partagée. On la retrouve sous la plume de membres des juridictions suprêmes. M. de Lacoste, conseiller à la Cour de cassation, déclarait ainsi que « lorsqu’il s’agit de juger l’administration, les juges administratifs sont (…) infiniment mieux équipés que les juges de l’ordre judiciaire » (O. de LACOSTE, Intervention au débat in Le contrôle juridictionnel de l’administration. Bilan critique, colloque des 11 et 12 mai 1990 (CERAP dir.), Economica 1991, p. 214). De même, la présidente Marie-Aimée Latournerie affirmait que le juge administratif « a, par sa formation et par son activité professionnelle, une possibilité de connaissance plus évidente que le juge judiciaire de l’organisation et du fonctionnement des institutions publiques et donc de ce qui peut être regardé comme « normal » ou au contraire « anormal » dans leur comportement » (M.-A. LATOURNERIE, « Réflexions sur l’évolution de la juridiction administrative française », RFDA 2000, p. 928).
La doctrine partage cette opinion. Selon Etienne Picard, le juge administratif « se trouve naturellement un meilleur connaisseur des mécanismes institutionnels ou procéduraux et des pratiques de l’administration, qui s’avèrent beaucoup moins impénétrables pour lui que pour son homologue judiciaire » (E. PICARD, « Dualisme juridictionnel et liberté individuelle. Le principe selon lequel l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle », in Le contrôle juridictionnel de l’administration. Bilan critique, colloque des 11 et 12 mai 1990 (CERAP dir.), Economica, 1991, p. 178). Il est à même de détecter les agissements irréguliers de l’autorité publique et d’opérer ainsi le départ entre les situations illégales et celles qui ne le sont pas : « familier avec les tours et les détours de l’action administrative », indiquait Jean Rivero, « le juge administratif peut, plus facilement que le juge judiciaire, identifier les décisions et les comportements publics qui portent atteinte aux libertés » (J. RIVERO, « Dualité de juridictions et protection des libertés », RFDA 1990, p. 737). Selon cette logique, l’intervention du juge judiciaire, moins spécialisé que le juge administratif, dans le contentieux administratif des libertés, pourrait nuire dans une certaine mesure à leur bonne protection. Ce n’est pas là, toutefois, le principal inconvénient de la voie de fait.
2. Incertitudes sur la compétence juridictionnelle
Le problème essentiel de la voie de fait est qu’elle trouble la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction. En effet, cette « ancestrale et fuyante clause de compétence » (T.-S. RENOUX, « Les garanties constitutionnelles de la répartition des compétences », in La Cour de cassation et la Constitution de la République, colloque des 9 et 10 décembre 1994 (GERJC dir.), PUAM La documentation française, 1995, p. 111) complexifie le partage des attributions entre les juridictions de l’ordre administratif et les juridictions de l’ordre judiciaire, au détriment d’une bonne administration de la justice, du justiciable lui-même et de la protection des libertés.
Cette complexité résulte d’une raison simple : il est difficile de déterminer avec certitude si un agissement administratif est constitutif d’une voie de fait et, par conséquent, si le juge judiciaire est utilement compétent pour se prononcer.
Une illustration de cette difficulté nous est fournie par le contentieux de la rétention de passeports par la police de l’air et des frontières. Scindant l’action administrative en deux phases distinctes, le tribunal des conflits a établi une distinction temporelle entre le moment où la rétention du passeport est simplement illégale et celui où, à cause d’une durée manifestement excessive, elle devient une voie de fait (TC, 19 novembre 2001, Mlle Mohamed c/ Ministre de l’Intérieur, Lebon p. 755, D. 2002, pp. 1446-1450, concl. G. BACHELIER ; LPA 23 juillet 2002, n° 146, pp. 23-31, note A. BORIES, « Le baroud d’honneur de la voie de fait » ; AJDA 2002, pp. 234-236, note S. PETIT). Pour le Tribunal des conflits, la rétention des documents d’identité, qui entre dans la compétence de la police de l’air et des frontières, ne peut excéder le temps « strictement » nécessaire à la vérification de la nationalité, sauf à engager des poursuites pénales « pour usage de faux documents et usurpation d’identité ». En l’absence de poursuites pénales, poursuit le juge répartiteur, « l’autorité administrative fait un usage illégal de ses pouvoirs en s’abstenant de restituer son passeport à la personne qui a fait l’objet du contrôle ». Toutefois, l’illégalité va connaître une novation et se muter en voie de fait si elle se prolonge dans le temps : « dans le cas où la durée de la rétention de ce document est manifestement excessive, un tel comportement cesse alors de se rattacher à l’exercice par l’administration de ses pouvoirs et est constitutif, en raison de l’atteinte délibérée portée sans justification à la liberté fondamentale d’aller et venir, d’une voie de fait ». Ce découpage temporel, conséquence de l’existence de la voie de fait, impose de déterminer pour chaque situation si la durée de la rétention présente ou non un caractère manifestement excessif. En l’absence de tout critère, cette ligne de partage est malaisée à trouver. En outre, alors qu’elle conditionne la compétence éventuelle de la juridiction judiciaire, cette durée peut faire l’objet d’une appréciation variable d’un juge à l’autre. Les frontières et les limites de la compétence judiciaire peuvent ainsi être délicates à apprécier.
Il peut en résulter des retards dans la répression des atteintes aux libertés. En effet, la voie de fait est susceptible de provoquer des hésitations sur la compétence et, de ce fait, des retards de procédure préjudiciables aux intérêts du demandeur.
Le retard peut résulter d’une déclaration d’incompétence. Tel est le cas si l’acte ou le comportement contesté ne répond pas aux conditions de la voie de fait. Le justiciable se sera tourner, à tort, vers le juge civil, le choix d’un fondement inapproprié lui faisant perdre un temps précieux pour mettre fin à l’atteinte administrative portée à ses libertés.
Tel fut, le cas, par exemple, dans une affaire relative au retrait et à la rétention de documents d’identité par l’administration (CE, ord., 2 avr. 2001, Min. de l’Intérieur c/Consorts Marcel, req. no 231965, Lebon 167). Un préfet ayant, en dehors de tout motif d’ordre public, retiré à une famille les documents d’identité dont ses membres disposait, ces derniers ont saisi le juge civil des référés sur le fondement de la voie de fait. Toutefois, malgré une jurisprudence favorable à la compétence judiciaire (TC 9 juin 1986, Eucat c/ Trésorier-payeur général du Bas-Rhin, RFDA 1987, p. 57), le juge civil des référés a refusé de reconnaître une voie de fait et, par conséquent, de mettre un terme aux agissements litigieux. Ce n’est qu’à la suite de ce premier épisode judiciaire, et plusieurs semaines après le retrait de leurs documents d’identité, que les intéressés se sont adressés au tribunal administratif. Si celui-ci leur a donné satisfaction, les justiciables n’en ont pas moins supporté, par une perte de temps préjudiciable, les affres du dualisme juridictionnel en matière de protection des droits fondamentaux.
Le retard à réprimer une atteinte peut également résulter d’une élévation du conflit par l’autorité préfectorale. Lorsque le préfet oppose à l’autorité judiciaire un déclinatoire de compétence, celle-ci a l’obligation de surseoir à statuer en attendant que le Tribunal des conflits se soit prononcé sur la compétence juridictionnelle, ce qui a pour effet de prolonger de plusieurs mois la solution du litige. En effet, il est rare que le juge répartiteur respecte le délai de trois mois qui lui est imparti pour se prononcer à compter de la réception des pièces au ministère de la Justice (article 7 al. 1er de l’ordonnance du 12 mars 1831, article 15 du décret du 26 octobre 1849). Certes, tout dépassement du délai de plus d’un mois autorise le juge judiciaire à reprendre l’instance et à procéder au jugement de l’affaire (article 7 al. 2 de l’ordonnance du 12 mars 1831) mais cette possibilité de court-circuiter les lenteurs du juge des conflits n’est que rarement utilisée. Il en résulte une perte de temps considérable pour le justiciable, qui retarde en toute hypothèse une éventuelle censure de l’action administrative. Si le déclinatoire était fondé, le justiciable doit recommencer la procédure en saisissant le juge administratif. Si le conflit a été élevé à tort, l’intervention du juge judiciaire ne donne bien souvent au demandeur qu’une satisfaction tardive, donc purement platonique.
Il résulte de ce qui précède que le dualisme juridictionnel en matière de protection des droits fondamentaux n’est guère favorable au justiciable.
3. Possibilité d’un effet perturbateur
Le troisième inconvénient de la voie de fait correspond au risque d’une utilisation dévoyée de ce chef de compétence judiciaire par le juge civil des référés.
Avant la réforme du 30 juin 2000, les juges judiciaires du premier degré avaient pris l’habitude, sous couvert de voies de fait imaginaires, d’intervenir dans des hypothèses relevant du contentieux ordinaire de la légalité. Ils retenaient par devers eux des affaires qui, manifestement, ne relevaient pas de leur compétence, baptisant pour l’occasion « voies de fait » des comportements radicalement éloignés de la définition qu’en donnait le Tribunal de conflits et la Cour de cassation. Sur ce fondement, les magistrats judiciaires se sont ainsi aventurés à censurer des mesures édictées par l’administration dans l’exercice de ses pouvoirs, telles la révocation d’un attaché communal en l’absence de toute consultation du conseil de discipline (CA Aix-en-Provence, 1er décembre 1987, Piselli, AJDA 1988, p. 550), la mutation dans l’intérêt du service prononcée à l’encontre d’un inspecteur de police ayant contrevenu à son obligation de réserve (TC, 4 juillet 1991, Gaudino, Lebon p. 468, AJDA 1991, p. 697, chron. C. MAUGÜE ET R. SCHWARTZ), la décision d’abattage d’arbres intervenue dans le cadre légal de la prévention des incendies de forêts (TC, 25 janvier 1993, SCI Oasis, Lebon p. 389 ; D. 1994, SC. p. 109, obs. D. MAILLARD DESGREES DU LOU), la mesure décidant l’expulsion d’un ressortissant étranger (TC, 20 juin 1994, Madaci et Youbi, Lebon p. 603, D. 1995, p. 193, note P. DIDIER ; LPA 20 mai 1996, n° 61, pp. 7-11, note L. GROS) ou la suspension de l’abonnement téléphonique d’une entreprise n’ayant pas acquitté ses factures (TC, 15 avril 1991, Préfet de la région Lorraine, Lebon p. 463). Le juge judiciaire s’est également reconnu compétent en l’absence d’atteinte à une liberté fondamentale, acceptant par exemple de connaître de la poursuite des travaux du pont de l’île de Ré (TC, 25 janvier 1988, Préfet de la Charente-Maritime, RFDA 1990, p. 191, note M. LAROQUE), de la relégation d’un club de football dans la division inférieure (TC, 13 janvier 1992, Association nouvelle des Girondins de Bordeaux, Lebon. p. 473) ou du refus de restituer un permis de chasser à son titulaire (TC, 24 février 1992, Préfet de la Gironde, Lebon p. 477). Cette conception abusivement extensive du domaine de la voie de fait conduisait le juge civil des référés à « investir progressivement toutes les matières réservées au juge administratif » (J.-Y. PLOUVIN, « Au secours, le juge civil des référés arrive ! (ou de la réduction du juge administratif par le juge judiciaire des référés) », GP 4 mars 1989, 1, p. 105). Au prix d’une interprétation excessivement souple et distendue du champ de la voie de fait, les juridictions civiles acceptaient en définitive de connaître de toute atteinte illégale aux droits des administrés.
Pourtant, c’est de manière erronée que les tribunaux judiciaires du premier degré se déclaraient compétents, comme en atteste le nombre important d’affaires dans lesquels le conflit positif d’attribution était élevé avec succès. En effet, la saisine de la juridiction judiciaire amenait l’autorité préfectorale à solliciter l’arbitrage du Tribunal des conflits et, presque toujours, l’arrêté de conflit était confirmé par le juge répartiteur, révélant de la part du juge civil une conception dénaturée de la voie de fait. Mais malgré les rappels à l’ordre du Tribunal des conflits, les incursions intempestives de l’autorité judiciaire n’avaient pu être contenues.
Si le phénomène s’est atténué avec la réforme des référés administratifs, il n’a pas pour autant disparu. Les immixtions abusives du juge judiciaire dans la sphère d’attribution du juge administratif ont certes diminué mais elles n’ont pas cessé. La Cour de cassation et le Tribunal des conflits doivent, comme avant la loi du 30 juin 2000, rappeler au juge judiciaire les limites qui sont les siennes en la matière.
A titre d’exemple, la Cour de cassation sanctionne l’arrêt d’une cour d’appel relevant l’existence d’une voie de fait sans constater aucun acte matériel de destruction de l’habitation imputable à des agents de l’Etat (v. Civ. 1ère, 8 mars 2005, Agent judiciaire du Trésor c/ Marcelin, Bull. civ. I, n° 124, JCP G 2005, IV, 1890). Elle relève encore que viole la loi des 16-24 août 1790 l’arrêt constatant l’existence d’une voie de fait dans les mesures prises par le directeur d’un Centre hospitalier universitaire empêchant un praticien hospitalier de reprendre ses fonctions, alors qu’une telle décision se rattache aux pouvoirs généraux d’administration conféré par la loi au directeur général de l’établissement (Civ. 1ère, 17 février 2004, CHU de Fort de France c/ Gacon, Bull. civ. I, n° 54, JCP A 2004, 1217, note O. RENARD-PAYEN). Dans le même sens, le Tribunal des conflits continue de confirmer des arrêtés de conflit en matière de voie de fait (v. p. ex. TC, 19 janvier 2004, Société SLPK Aircraft funding c/ Aéroport de Paris, Lebon p. 634 ; TC, 15 novembre 2004, Préfet des Hauts-de-Seine, Bull. civ. confl., n° 27 ; TC, 23 mai 2005, Haut-commissaire de la République en Polynésie française, Lebon p. 659 ; TC, 20 oct. 2008, Grunenberger c/ Ministre de l’Education nationale, n° 3695).
Il ressort de ces quelques exemples que, malgré le retour à une application plus stricte de la voie de fait, ce chef de compétence judiciaire continue à être mis en œuvre en dehors des hypothèses prévues par la jurisprudence du Tribunal des conflits.
Conclusion
Au terme de cette étude, il convient de rappeler que la voie de fait a été conçue lors de sa création comme un remède temporaire, un ersatz permettant de pallier les carences de la juridiction administrative en attendant que celle-ci ait remédié à ses insuffisances. En raison de la carence persistance de la justice administrative à assurer une protection rapide et efficace des libertés, la voie de fait s’est progressivement enracinée dans le paysage juridique. Au point que l’on en ait oublié que cette procédure, qui méconnaît frontalement les dispositions de la loi des 16-24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III, n’était originellement qu’une solution transitoire. Dépourvue de toute justification juridique, elle n’a du son maintien jusqu’à nos jours qu’à la circonstance que les avantages qu’elle présentait compensaient largement ses inconvénients. Au cours des dernières années, le bilan coûts-avantages s’est inversé avec une disparition des avantages mais un maintien des inconvénients. Ses avantages supposés (une double compétence pour connaître des agissements qui en relèvent, et un certain symbolisme de la sanction) sont historiquement fondés mais apparaissent aujourd’hui peu convaincants. Ses inconvénients, en revanche, sont bien réels : éviction du juge spécialisé, risque de retards procéduraux et possibilité d’une extension ou distorsion des limites de leurs compétences par les juges du premier degré.
Ce bilan coûts-avantages, nettement défavorable à la voie de fait, doit-il conduire à supprimer cette procédure ? A dire vrai, il est possible d’hésiter avant de proposer une telle solution. En effet, la suppression d’une procédure de protection des libertés n’est pas un acte anodin. Au contraire, c’est un acte grave, ou en tous cas important, qui s’inscrirait à contre-courant des évolutions qu’a connu notre droit depuis plus d’un demi siècle. Les ordres juridiques n’ont cessé de développer des instruments de protection des droits et l’on envisagerait, aujourd’hui, de supprimer l’un de ces instruments, c’est-à-dire, ni plus ni moins, de priver un justiciable d’un procédé de sauvegarde de ses droits. Au regard des conséquences d’une telle mesure, on ne peut sérieusement envisager la suppression de la voie de fait qu’après avoir pesé les inconvénients qui pourraient en résulter. Trois questions apparaissent à cet égard déterminantes.
Tout d’abord, en cas de suppression de la voie de fait, le juge administratif pourrait-il intervenir dans tous les cas relevant jusqu’alors de cette procédure ? La réponse est affirmative, et cela pour deux raisons.
D’une part, et c’est une évidence, la réserve de compétence reconnue au profit du juge judiciaire disparaîtrait. Le juge administratif recouvrirait alors sa compétence pour statuer, au fond comme en référé (où c’est déjà le cas en pratique) sur tous les actes et agissements de la puissance publique suspectés d’atteintes aux libertés.
D’autre part, dans le cas particulier du référé-liberté, la formule énoncée à l’article L. 521-2 du code de justice administrative, excluant la compétence du juge administratif lorsque l’autorité publique a agi « dans l’exercice de ses pouvoirs », n’a jamais été interprétée comme s’opposant à son intervention dans les hypothèses de voie de fait (v. O. Le Bot, La protection des libertés fondamentales par la procédure du référé-liberté, LGDJ, 2007, pp. 331-343).
Par conséquent, une suppression de la voie de fait ne provoquerait pas un « vide juridique ». Elle ne ferait pas apparaître une zone dans laquelle aucun juge ne serait plus compétent pour faire cesser les atteintes administratives aux libertés. En termes d’étendue de la protection, la voie de fait peut donc être supprimée sans que ne se trouvent affaiblies les garanties offertes au justiciable.
Une deuxième question se pose avant d’envisager la suppression de la voie de fait : après tout, ne vaut-il pas mieux plus de procédure que pas assez ? C’est ce que l’on aurait intuitivement tendance à penser. Toutefois, cette idée relativement simple ne résiste pas à l’analyse. Une distinction s’impose en réalité entre deux situations.
Lorsque l’existence de procédures concurrentes se fait sans inconvénient, et au seul profit du justiciable, un système de compétences concurrentes est envisageable. La compétence concurrente ouvre alors une option au justiciable en lui permettant d’agir sur le fondement le plus approprié. Elle lui permet également de jouer sur plusieurs tableaux en actionnant successivement ou concomitamment les différents juges compétents. L’intervention croisée de quatre juges de la loi (juge ordinaire, juge constitutionnel, Cour de justice de l’Union européenne et Cour européenne des droits de l’homme) illustre l’intérêt (mais aussi les difficultés) d’un tel système.
Lorsque, en revanche, l’existence d’une option (ou d’un cumul) entre deux procédures génère des inconvénients largement supérieurs à ses avantages, alors l’existence de deux (ou plusieurs procédures) aux caractéristiques identiques (mêmes conditions de recevabilité, mêmes effets) ne se justifie plus. Si la voie de fait peut s’avérer utile et, dans certaines espèces, permettre effectivement de mettre fin à une atteinte, il n’est plus contesté qu’elle n’est pas plus utile ou efficace que le recours au juge administratif. En outre, pour ces (quelques) cas où l’intervention judiciaire se sera avérée utile mais sans valeur ajoutée par rapport à la juridiction administrative (sinon au niveau du symbole mais l’on peut en douter), tous les autres vont devoir subir les gênes et désagréments qui en résulte : intervention d’un juge moins qualifié et risques de lenteurs dans la répression de l’atteinte aux libertés. En d’autres termes, pour quelques affaires où la voie de fait se révèlera utile – mais pas davantage que le référé administratif –, toutes les autres auront été exposées aux inconvénients résultant de ce chef de compétence judiciaire. En raison des aléas que comporte l’exercice d’une action en prévention ou en cessation de voie de fait devant le juge judiciaire, les plaideurs ne gagnent rien au maintien de cette procédure.
Une dernière question doit néanmoins être abordée quant aux conséquences à tirer de ce constat : plutôt que de confier au Tribunal des conflits la responsabilité de supprimer la voie de fait, ne faut-il pas laisser aux plaideurs eux-mêmes le choix de s’en écarter (ou au contraire, s’ils le souhaitent, de continuer à l’utiliser) ?
On pourrait soutenir, en ce sens, que les justiciables sont les mieux placés pour apprécier les avantages et les inconvénients que revêt l’utilisation d’une procédure. S’ils continuent d’utiliser la voie de fait, c’est, peut-on penser, qu’ils y trouvent un intérêt – intérêt que la suppression de la voie de fait viendrait contrarier.
Un tel raisonnement, toutefois, repose sur l’idée que les justiciables seraient parfaitement informés et conscients de la palette des procédures qui s’ouvrent à eux ainsi que des avantages et des inconvénients que chacune d’elles comportent. Or, force est de constater que cette situation idyllique est loin de correspondre à la réalité. Les actions qui continuent d’être introduites sur le fondement de la voie de fait s’expliquent non pas par l’intérêt qu’elle procure aux plaideurs – comparé à un recours au juge administratif – mais par un effet d’inertie. Il existe bien souvent un décalage entre la mise en application d’une réforme et son assimilation définitive par ses destinataires. Le droit processuel, la voie de fait en atteste, n’échappe pas à la règle. Si à la suite de la loi du 30 juin 2000, les justiciables se sont majoritairement détournés de la voie de fait afin de porter leurs demandes devant le juge administratif, les usagers de la justice et leurs conseils n’ont pas tous pris conscience du changement apporté par ce texte et des inconvénients supérieurs que présentent aujourd’hui le recours au juge judiciaire. Cette minorité de justiciables, mal conseillée et peu aux faits des mérites respectifs des référés civils et administratifs, n’a pas encore réalisé qu’il n’est pas dans son intérêt de porter ses actions devant le juge civil. Cette procédure nuit à la garantie des libertés en leur ouvrant une voie de droit aux frontières incertaines, semée d’embuches et qu’il n’est pas (ou plus) dans leur intérêt d’emprunter. Dans cette perspective, la suppression de la voie de fait servirait l’intérêt des justiciables.
Aucune régression dans la garantie des droits n’en résulterait. D’une part, le domaine actuellement couvert par la voie de fait le serait (et du reste l’est déjà) par le juge administratif. D’autre part, celui-ci ferait cesser ces agissements (et il le fait déjà) dans des conditions d’efficacité absolument comparables au juge judiciaire.
La garantie des libertés se trouverait au contraire renforcée par une telle mesure, les justiciables se voyant fermer une voie de droit qui peut leur être défavorable sans que ceux-ci n’en aient a priori conscience.
Au regard de ce qui précède, il est possible de proposer, non pas d’une main tremblante mais tout à fait sereinement l’abandon de la voie de fait administrative. En raison de l’effet d’inertie qui entoure la mise en œuvre de cette procédure, il n’apparaît pas opportun de laisser aux justiciables le soin de se détourner eux-mêmes de cette voie de droit, et de laisser le tarissement des demandes aboutir à l’extinction dans les faits de la procédure – ou en tous cas à sa mise en sommeil. Il paraît préférable, dans l’intérêt des justiciables, que la décision vienne du Tribunal des conflits. Cette juridiction a marqué de ses décisions les grandes étapes du droit public. Il lui revient aujourd’hui, au nom d’une bonne administration de la justice comme d’une garantie effective des libertés, d’opérer la suppression de la voie de fait.
Pour citer cet article : Olivier Le Bot, « Maintenir la voie de fait ou la supprimer ? Considérations juridiques et d’opportunité », RDLF 2012, chron. n°24 (www.revuedlf.com)