L’inégalité conciliée aux libertés
L’inégalité conciliée aux libertés : le compromis critiquable de la décision QPC sur le droit local d’Alsace-Moselle
Par Jordane Arlettaz
Saisi pour la première fois d’une question de constitutionnalité portant sur le droit dérogatoire applicable en Alsace-Moselle, le Conseil constitutionnel a choisi de bétonner le particularisme local en faisant émerger un nouveau principe fondamental reconnu par les lois de la République. Celui-ci n’est pas sans effet : il libère le législateur au détriment d’une citoyenneté qui en sort quelque peu fissurée. L’inégalité territoriale se voit constitutionnalisée et les libertés individuelles conciliées.
[Conseil constitutionnel, 5 août 2011, Décision n° 2011- 157 QPC, Société Somodia]
À la faveur d’une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel s’est récemment prononcé sur la constitutionnalité du droit « local » – dérogatoire – applicable dans les deux départements composant l’Alsace ainsi que dans le département de la Moselle. La question ainsi soulevée devant les juges n’était pas anodine dès lors que l’existence de ce droit territorial particulier ne bénéficie pas, contrairement au droit de l’Outre-mer, d’un fondement constitutionnel explicite. Or si la décision du 5 août 2011 concerne la réglementation particulière relative au repos hebdomadaire, le droit local visé dépasse largement le champ restreint du droit social pour affecter l’exercice d’un ensemble de libertés fondamentales : en Alsace et en Moselle s’appliquent en effet des règles spécifiques touchant notamment à la liberté d’association, au droit de propriété ou encore au principe de laïcité.
La question de la conformité de ce droit local aux exigences constitutionnelles a depuis longtemps été posée par la doctrine, révélant des doutes en ce qui concerne la constitutionnalité de certaines dispositions législatives spécifiques à ces trois départements (J.-F. Flauss, « Droit local alsacien-mosellan et Constitution », RDP 1992, p. 1625). Cette réglementation locale peut en effet affecter le principe d’égalité des citoyens devant la loi en raison de son caractère dérogatoire ; elle peut aussi heurter la jurisprudence constitutionnelle imposant que « les conditions essentielles de mise en œuvre des libertés publiques [soient] les mêmes sur l’ensemble du territoire de la République » (Décision n° 96-373 DC du 6 avril 1996); elle peut enfin venir limiter l’exercice des libertés fondamentales, indépendamment de son caractère dérogatoire.
La controverse constitutionnelle demeurait cependant purement théorique et doctrinale, les auteurs regrettant les obstacles procéduraux s’opposant à tout contrôle éventuel du droit local alsacien-mosellan. En 2001, une organisation syndicale avait certes saisi le Conseil d’État d’un recours concernant la procédure de titularisation dans la fonction publique, en vertu de la loi du 1er juin 1924, du personnel dispensant l’enseignement religieux catholique et protestant ; les juges administratifs avaient cependant montré une certaine frilosité, décidant en l’espèce et sans grande motivation que « si, postérieurement à la loi du 1er juin 1924, les préambules des Constitutions des 27 octobre 1946 et 4 octobre 1958 ont réaffirmé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au nombre desquels figure le principe de laïcité, cette réaffirmation n’a pas eu pour effet d’abroger implicitement les dispositions de ladite loi » (CE, 6 avril 2001, SNES).
La récente procédure de la QPC allait donc, indubitablement, faire ses preuves en permettant le contrôle de la constitutionnalité du droit local aux libertés garanties par la Norme fondamentale. Et, à la lecture de la décision du 5 août 2011, la QPC semblait avoir effectivement montré ses vertus protectrices puisqu’elle permît au Conseil constitutionnel de dégager un nouveau Principe fondamental reconnu par les Lois de la République. La QPC avait donc emporté l’enrichissement de la norme constitutionnelle par l’émergence d’un principe nouveau – nécessairement plus protecteur des citoyens – en même temps que l’accroissement des possibilités de censure d’un législateur trop souvent défaillant. La curiosité chatouillait alors le lecteur qui, après une seconde lecture, se trouva certes enchanté par l’historicité des faits mais demeura cependant perplexe devant la contingence du droit.
L’existence d’un droit local applicable en Alsace-Moselle tient entièrement à l’histoire particulière de ces trois départements, cédés à l’Allemagne par le Traité de Francfort de 1871 avant d’être réintégrés dans la souveraineté française en 1918 ; elle n’en est pas moins organisée au niveau législatif. À partir de 1919 et par quatre fois en effet, le législateur français est venu rappeler que, tant qu’elles n’ont pas été remplacées par des lois françaises ou harmonisées avec celles-ci, les dispositions en vigueur dans les trois départements demeurent applicables. Aux yeux du Conseil constitutionnel, cette législation éparse répond pleinement aux conditions permettant de dégager un nouveau Principe fondamental reconnu par les lois de la République. Si le juge administratif a pu décider en 2001 que les Constitutions de 1946 et de 1958 n’avaient pas eu pour effet d’abroger implicitement la législation organisant le régime transitoire de l’Alsace et de la Moselle, le juge constitutionnel, fort de son office, considère que, loin d’avoir été abrogée, cette législation a en réalité été constitutionnalisée en 1946 avant d’être confirmée par le constituant de 1958.
Le principe constitutionnel est donc ainsi rédigé: « tant qu’elles n’ont pas été remplacées par les dispositions de droit commun ou harmonisées avec elles, des dispositions législatives et réglementaires particulières aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle peuvent demeurer en vigueur ». La singularité du principe appelle une certaine pédagogie à laquelle s’emploie le Conseil constitutionnel en précisant qu’« à défaut de leur abrogation ou de leur harmonisation avec le droit commun, ces dispositions particulières ne peuvent être aménagées que dans la mesure où les différences de traitement qui en résultent ne sont pas accrues et que leur champ d’application n’est pas élargi ». Ainsi le législateur n’est pas contraint à la simple alternative du maintien ou de la suppression des particularismes par harmonisation avec le droit commun : il peut également adapter les règles locales en adoptant de nouvelles dispositions particulières. Cette compétence est cependant encadrée par le Conseil : le législateur ne peut, sous couvert d’adaptation, étendre le particularisme ni intervenir dans des matières qui ne relèvent pas du droit local. Le principe fondamental représente ainsi un nouvel « effet cliquet », précise le commentaire aux Cahiers.
Le législateur libéré
Le principe fondamental reconnu par les lois de la République a indubitablement vocation à se démarquer au sein de la catégorie juridique qu’il intègre. A l’inverse en effet de ses prédécesseurs (parmi lesquels la liberté d’association, la liberté d’enseignement ou encore la spécificité du droit pénal des mineurs), le nouveau principe fondamental s’avère substantiellement vide. Nul droit nouvellement affirmé ; nulle liberté créée. L’œuvre jurisprudentielle surprend donc par son objet qui se présente comme purement fonctionnel : il s’agit en réalité pour le Conseil de bétonner le particularisme local en accordant au législateur et au pouvoir réglementaire la liberté du moment ainsi que des moyens d’harmonisation des spécificités juridiques territoriales. Une telle solution jurisprudentielle ne manque ni de compromis ni de paradoxe.
La présente QPC a d’abord pour effet de créer un nouveau principe fondamental qui, loin de contraindre l’État en élargissant le champ des droits et libertés constitutionnels du citoyen, renforce en réalité les pouvoirs tant législatifs que réglementaires. Le principe conforte ainsi plus volontiers l’article 34 de la Constitution qu’il ne complète son préambule – ou comment l’enrichissement d’un texte constitutionnel peut libérer le législateur. De plus, la limite – très limitée – posée par le Conseil constitutionnel au législateur est quelque peu paradoxale : si l’adaptation du droit local par la loi est circonscrite par le juge aux seules matières faisant déjà l’objet d’une réglementation spécifique, cette adaptation emporte aussi d’elle-même la pérennisation des particularismes en permettant au législateur d’actualiser un droit local qui échappe ainsi à l’éventuelle critique de l’obsolescence. Enfin, la saisine du Conseil constitutionnel sur cette question a pour effet de poser une fin de non-recevoir à toutes éventuelles QPC à venir – ou quand la QPC arrête la QPC. Car comme le confirment les juges, le principe fondamental nouvellement constitutionnalisé pose en réalité deux principes de non-contestation. Le premier postule que le droit local dérogatoire ne peut plus être contesté sur le fondement du principe d’égalité. Le second affirme qu’il n’existe par ailleurs aucune garantie constitutionnelle au maintien des dispositions spécifiques actuellement en vigueur. Le législateur peut donc tout naturellement les confirmer comme les adapter voire les supprimer à sa guise. Ce dernier principe de non-contestation s’apparente ici à un avertissement : le principe fondamental reconnu par la République n’entend pas conférer aux Alsaciens ni aux Mosellans un droit constitutionnel au maintien des particularismes, si d’aventure le législateur souhaitait procéder à une harmonisation du droit local.
La citoyenneté fissurée
Sur le plan substantiel, l’élaboration de ce nouveau principe fondamental rend totalement inopérant le moyen tiré de la violation du principe d’égalité des citoyens devant la loi. Les commentaires autorisés publiés sur le site du Conseil constitutionnel n’offrent aucune alternative en la matière : « la différence de traitement ne peut être critiquée sur le fondement constitutionnel d’égalité devant la loi ». Certes, le principe constitutionnel d’égalité n’a jamais été interprété par le Conseil selon une rigueur trop excessive. L’égalité n’emporte ainsi aucune exigence d’uniformité du droit sur l’ensemble du territoire français. En d’autres termes, les spécificités législatives locales – institutionnelles comme normatives – sont « tolérées » par la Constitution. Pour autant, cette tolérance demeure vigilante : les ruptures d’égalité doivent en effet être strictement encadrées. La diversité législative doit par exemple se légitimer en raison de la différence des situations en cause. En l’espèce cependant, le Conseil constitutionnel a procédé selon un raisonnement inversé : le nouveau principe fondamental permet en effet de constitutionnaliser la différence de situation dans laquelle se trouvent les trois départements concernés, neutralisant de ce fait « à la source » le principe d’égalité.
Le Conseil a donc en réalité constitutionnalisé un principe d’inégalité tout en affirmant, il est vrai, que ce principe devait « être concilié avec les autres exigences constitutionnelles », à savoir avec les droits et libertés consacrés dans la Constitution. L’important, au regard de ce particularisme historique auquel, il faut bien l’avouer, les juges n’avaient d’autres choix que de se soumettre, serait donc de rester libres dans l’inégalité. Le Conseil ne convainc pas en se livrant à un compromis acrobatique entre une inégalité confortée et des libertés censément protégées. De plus, au moment de concilier le nouveau principe fondamental avec la liberté d’entreprendre, le Conseil se montre bien prudent. Le rappel de la compétence du législateur en la matière, en vertu de l’article 34 de la Constitution, semble anecdotique pour le profane, jusqu’à ce qu’il soit éclairé par le commentaire accompagnant la décision: « la marge d’appréciation du législateur est d’autant plus grande dans le cadre de la conciliation avec le principe fondamental précité, lorsqu’il s’agit de dispositions qui maintiennent un régime particulier ». En d’autres termes, le principe fondamental constitutionnalisant le particularisme local doit être strictement concilié avec le respect des libertés garanties par la Constitution dans tous les cas où… ce particularisme n’est pas en jeu.
Pour citer cet article : Jordane Arlettaz, « L’inégalité conciliée aux libertés : le compromis critiquable de la décision QPC sur le droit local d’Alsace-Moselle », RDLF 2011, chron. n°1 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Taylors, Deviantart