Les droits des couples de même sexe dans la jurisprudence italienne [article]
Les droits des couples de même sexe dans la jurisprudence italienne : du refus de consacrer le droit au mariage à la protection de droits fondamentaux (à propos de l’application de la pénible doctrine « separare but equal »)
Par Franck Laffaille
Franck Laffaille est professeur de droit public à la Faculté de droit de Nancy-Université de Lorraine
Cet article s’attache à montrer que si la Cour constitutionnelle italienne refuse de reconnaître le droit de se marier aux personnes de même sexe, en dépit de la relative souplesse du texte constitutionnel, elle reconnaît toutefois par sa jurisprudence certains droits aux couples homosexuels permettant d’envisager la constitution progressive d’un statut paritaire avec celui des couples hétérosexuels.
L’adoption, par le Parlement italien, d’une norme législative consacrant le droit au mariage pour les personnes de même sexe relève de la science fiction politique et juridique ; par conséquent, seule l’étude de la jurisprudence est à même de nourrir la réflexion. Tant la Cour constitutionnelle que la Cour de cassation n’osent franchir le rubicon herméneutique, à savoir opérer une lecture paritaire (hétérosexuelle/homosexuelle) de la Constitution de 1947. Cependant, les juges reconnaissent que les couples de même sexe possèdent des droits, sur le fondement du principe d’égalité, de la non discrimination et du droit à une vie familiale normale. Ainsi, si le refus de reconnaître le droit de se marier aux personnes de même sexe est fermement enraciné dans la jurisprudence (I), les couples se voient néanmoins reconnaître par le juge certains droits (II).
I. Le refus d’un droit : la non reconnaissance par le juge du droit de se marier pour les couples de même sexe
Par la décision n°138 de 2010 (confirmée par l’ordonnance n°4 de 2011), la Cour constitutionnelle refuse de censurer les dispositions législatives limitant le mariage à un homme et une femme (qu’il s’agisse du moment de la célébration, de leurs droits et devoirs, de leurs responsabilités envers leur(s) éventuel(s) enfant(s)). La Cour n’accueille pas l’argumentation du juge a quo centrée sur l’article 2 de la Constitution de 1947 : « La République reconnaît et garantit les droits inviolables de l’homme, aussi bien en tant qu’individu que dans les formations sociales où se développe sa personnalité, et exige l’accomplissement des devoirs imprescriptibles de solidarité politique, économique et sociale ». Reliant logiquement l’article 2 C. à l’article 3 C. (« Tous les citoyens ont une même dignité sociale et sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d’opinions politiques, de conditions personnelles et sociales. Il appartient à la République d’écarter les obstacles d’ordre économique et social qui, en limitant dans les faits la liberté et l’égalité des citoyens, s’opposent au plein épanouissement de la personne humaine et à la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du Pays. »), le juge a quo souligne combien la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe découlerait de la nécessité d’accorder à tous et toutes « une même dignité sociale », « sans distinction de sexe (…) de conditions personnelles et sociales ». L’institution maritale n’est-elle pas – dans sa dimension positive : possibilité de choisir la personne de son choix pour convoler – constitutive de reconnaissance sociale (cf. par ex. l’œuvre de Nancy Fraser) ? La discrimination subie mérite alors d’être qualifiée « d’irraisonnable » lorsque des personnes de même sexe ne peuvent contracter mariage, « moment essentiel d’expression de la dignité humaine ». En outre, ajoute le juge a quo, le mariage entre personnes de même sexe n’est pas de nature à léser des intérêts publics et privés protégés par la Constitution, à l’instar de la sécurité ou la santé publique; en particulier, la question de l’adoption et de l’éducation des enfants ne se pose pas, le droit d’adopter étant un « droit distinct et non nécessairement relié » au droit de se marier. Enfin, le juge a quo appelle à une autre lecture de l’article 29 C. (« La République reconnaît les droits de la famille en tant que société naturelle fondée sur le mariage… ») et s’interroge sur la notion – si controversée – de « société naturelle ». Il y a violation de la dignité de la personne dès lors que la « société naturelle fondée sur le mariage » conduit à l’exclusion des personnes de même sexe : on prive en effet ces dernières de la possibilité de fonder une famille. In fine, est même développée une logique argumentative peu courue en Europe, celle des cours suprêmes d’Afrique du Sud et du Canada, ainsi que de certaines cours constitutionnelles fédérées des Etats-Unis : la discrimination à raison de l’orientation sexuelle est comparée à la discrimination liée à la race. A cette demande – la reconnaissance d’« une parité de dignité sociale aux citoyens homosexuels » afin qu’ils puissent réguler leur existence et leurs rapports juridiques en jouissant des mêmes droits que les citoyens hétérosexuels et transsexuels – la Cour oppose une fin de non recevoir. La question de constitutionnalité fondée sur l’article 2 C. est inadmissible car elle consiste à obtenir, de la part de la Cour, une « décision additive non constitutionnellement imposée ». Cela est confirmé par le rejet d’une « autre lecture » des articles 3 C. et 29 C.: la notion de mariage retenue est celle du Code civil, une union entre personnes de sexe différent. Cette interprétation « ne peut être dépassée par voie herméneutique » ; en d’autres termes, la Cour refuse, ici et maintenant, d’opérer une argumentation prétorienne et d’assumer, sur un sujet aussi sensible, son rôle de producteur de droit. On peut s’en étonner: ayant défini une notion constitutionnelle par le truchement du Code civil, la Cour en déduit qu’elle doit arrêter son travail de maïeutique juridictionnelle. Or, lorsqu’elle ose – et son passé est souvent synonyme d’audace juridique – la Cour ne se prive pas de censurer une loi pour non conformité avec un principe constitutionnel… par elle défini. La Cour ne franchit pas ici le Rubicon juridictionnel: elle refuse de s’appuyer notamment sur l’évolution de la « conscience contemporaine » – évoquée en d’autres circonstances, cf. par ex. la décision n°388 de 1999 – pour « faire parler autrement » certains articles de la Constitution. Point de relecture de l’article 29 C. (« la famille en tant que société naturelle »), gelé sur le fondement de la volonté des constituants de 1947: ces derniers « ne se posèrent pas la question du mariage entre personnes de même sexe » car « à cette époque il était naturel que le mariage soit possible seulement entre personnes de sexe différent ». Si la volonté des framers catholico-communistes ne laisse planer aucun doute, reste à s’entendre sur la valeur juridique à attribuer au travail constituant. La Cour semble dans cette décision faire sienne la thèse des « strict constructionists»… alors même qu’elle souligne par ailleurs la « ductilité » des notions de famille et de mariage en raison de l’évolution des mentalités depuis la fin des années 60. Peut-on dans certains cas invoquer la sainte parole des constituants – ce qui écarte toute évolution constitutionnelle et transforme la « tradition » en norme – et dans d’autres cas opérer un travail herméneutique à mille lieux de la pensée des constituants, mais jugé nécessaire en raison de la mobilité de la « conscience sociale »? De l’importance des techniques interprétatives… Est retenue in fine une conception de la famille « naturelle » d’inspiration très jusnaturaliste-catholique. Or, à la lecture de la Constitution, prévaut le sentiment que celle-ci a le grand mérite… de ne rien dire: elle ne définit pas le mariage comme un acte juridique entre personnes de sexe opposé (sans doute est-ce pour cela que la Cour a recours à la béquille de la volonté des pères fondateurs) et n’interdit pas le mariage entre personnes de même sexe. A défaut d’opérer une « lecture homosexuelle » de la Constitution, l’activisme jurisprudentiel de la Cour pouvait s’appuyer sur la Charte des droits fondamentaux de l’UE, par combinaison des articles 9 et 21 (droit au mariage et interdiction de toute discrimination à raison de l’orientation sexuelle). La Cour n’adresse même pas au législateur une « sentenza monito », décision-avertissement lui emportant injonction d’intervenir normativement.
Cependant, « l’union homosexuelle, entendue comme cohabitation stable entre deux personnes de même sexe », figure selon le juge parmi les « formations sociales » mentionnées à l’article 2 C., avec cette conséquence: ces personnes sont titulaires d’un « droit fondamental à vivre librement leur existence de couple ». Une telle assertion – quand bien même elle relève du truisme – méritait d’être énoncée. De l’article 3 C. qui assure une « même dignité sociale » et l’égalité « devant la loi, sans distinction de sexe », il est déduit la prohibition de comportement homophobe et de discrimination fondée sur l’identité ou l’orientation sexuelle.
II. La reconnaissance de droits : la protection par le juge du couple de même sexe
La non reconnaissance du droit de se marier pour les couples de même sexe ne signifie pas non reconnaissance de droits. Si la Cour de cassation refuse que soit transcrit dans le droit positif une union contractée à l’étranger, elle reconnait que les couples de même sexe sont titulaires – à l’identique des couples mariés – du droit de mener une vie familiale, juridictionnellement protégée (Cass., n°4184 de 2012). L’homosexualité n’est pas – n’est plus – un « comportement contraire à l’ordre public » puisque l’ordonnancement italien prohibe toute discrimination à raison de l’orientation sexuelle. Dans le cas contraire, ajoute le juge, il faudrait expliquer – d’un point de vu social, sociologique et juridique – en quoi une telle cohabitation représente une « menace pour l’existence de la société italienne ». De plus, si le mariage homosexuel était retenu « contraire à l’ordre public », se poserait la question de la compatibilité du droit positif italien avec le droit européen. Tant au regard du droit conventionnel (art. 12 de la Conv. EDH) ou que du droit de l’UE (art. 9 de la Charte des droits fondamentaux), on constate une « interprétation profondément évolutive » des corpus supranationaux. Outre le droit européen, la Cour opère même une salutaire – mais vague – référence au droit comparé. De cette étude de « la réalité sociale et juridique européenne et extra-européenne », s’ensuit une triple constatation: nombre de personnes de même sexe cohabitent de manière stable… un droit au mariage leur est reconnu dans certains pays…à défaut de droit au mariage, des droits leur sont conférés par la législation de différents Etats. L’ordre public – notion générique, générale, et indéterminée si ce n’est pas l’autorité normativement compétente – ne saurait être invoqué en l’espèce, pour restreindre les droits des couples de même sexe. Après avoir rappelé – n’est-ce pas pour un juge soucieux d’évolution sociale un moyen aussi impératif que facile? – ces éléments de nature supranationale, la Cour de cassation se réfère à la décision n°138 de 2010 de la Cour constitutionnelle. Dans celle-ci, le juge de la loi s’appuie sur les articles 2 C. (droits inviolables de l’homme) et 3 C. (égalité formelle et substantielle) pour développer une argumentation progressiste. Parmi les « formations sociales » mentionnées à l’article 2 C., figure désormais « l’union homosexuelle, entendue comme cohabitation stable entre deux personnes de même sexe »: ces personnes sont titulaires d’un « droit fondamental à vivre librement leur existence de couple ». De l’article 3 C. qui assure une « même dignité sociale » et l’égalité « devant la loi, sans distinction de sexe », il est tiré les conclusions suivantes: l’interdiction de comportement homophobe et de discrimination fondée sur l’identité ou l’orientation sexuelle. La Cour de cassation utilise toute la potentialité de la décision n°138 de 2010 de la Cour constitutionnelle: même s’il n’existe pas un droit au mariage, la Constitution protège non seulement les homosexuels mais les couples, titulaires d’un droit fondamental à cohabiter et de droits. L’article 2 C. est utilisé (une nouvelle fois) comme norma aperta (norme ouverte) par le juge pour conférer des nuovi diritti (nouveaux droits). Une homogénéité de traitement juridique existe entre couples hétérosexuels et couples homosexuels, en vertu du principe de non-discrimination, principe cardinal d’un Etat de droit substantiel reposant sur le pluralisme des valeurs constitutionnelles ; l’ère du monisme idéologique est achevée. De cela, la Cour de cassation tire la logique conséquence que les personnes homosexuelles – titulaires du droit de mener une vie familiale normale – peuvent saisir le juge ordinaire pour faire respecter, en présence de « situations spécifiques », leur droit à un traitement homogène. Il reviendra aux juges du fond, au gré des nombreuses saisines qui ne manqueront pas de poindre, de décider quels droits doivent être accordés aux divers requérants (en matière d’autorité parentale, de choix médicaux, d’héritage, de réversion de pension, d’emprunt…). D’une manière générale, on imagine toutes les conséquences qu’un juge peut tirer par exemple de l’article 143 du Code civil (Droits et devoirs réciproques des conjoints). En outre, il sera évidemment possible – comme le rappelle la Cour de cassation – de contester, par le biais du contrôle de constitutionnalité incident, la régularité de lois emportant discrimination entre couples hétérosexuels et homosexuels; elle évoque même le principe de ragionevolezza (raisonnabilité), utilisé avec ferveur par la Cour constitutionnelle pour abattre les dispositions législatives emportant discriminations arbitraires, « non raisonnables ». Par le passé, la Cour constitutionnelle avait réceptionné en droit l’évolution des mentalités, par exemple dans les décisions n°404 de 1988 et 559 de 1989 (mentionnées par la Cour de cassation) relatives à des concubinages more uxorio. Enfin, comment ne pas citer ce juge ordinaire – le tribunal de Milan – qui ouvre la voie de l’égalité substantielle dès septembre 2011? Après avoir sacrifié à une pharisienne prudence (« sans pouvoir comparer en aucune manière la cohabitation homosexuelle à la famille »), le juge milanais traite de manière équivalente couples mariés et couples homosexuels. Le conjoint homosexuel d’une personne décédée à la suite d’un acte illégal se voit reconnaître un droit à réparation à raison du préjudice moral subi (existait depuis longtemps une effective et stable relation affective entre les deux conjoints).
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Des droits oui, mais point de droit au mariage selon les juges. Or, il est hautement improbable, dans le pays berceau du catholicisme romain, que le législateur ose – à court et moyen terme – adopter une loi accordant le droit de se marier aux couples de même sexe. C’est donc par voie jurisprudentielle qu’un régime égalitaire va progressivement se construire, au gré des saisines de requérants invoquant une parité de traitement avec les couples hétérosexuels. Quant au mariage, la doctrine « separare but equal » continuera de prévaloir. Il est possible de monter dans le même bus mais non de s’asseoir dans la même partie du véhicule ; il est possible pour les couples de même sexe de revendiquer le droit de mener une vie familiale normale, avec certains attributs inhérents à ce droit…sauf celui accordant l’ultime reconnaissance et visibilité institutionnelle.
Pour citer cet article : F. Laffaille, « Les droits des couples de même sexe dans la jurisprudence italienne : du refus de consacrer le droit au mariage à la protection de droits fondamentaux (à propos de l’application de la pénible doctrine « separare but equal ») », RDLF 2013, chron. n°28 (www.revuedlf.com)