L’homme enceint et le Conseil constitutionnel : une rencontre manquée (Cons. Const., 17 nov. 2016, n° 2016-739 DC, Loi de modernisation de la justice du XXIe siècle)
Ce texte est un commentaire partiel de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 17 novembre 2016 sur la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle. Le commentaire porte uniquement sur les développements que le Conseil constitutionnel l’article 56 de cette loi relatif à la « modification » de la mention du sexe à l’état civil. Après un commentaire des paragraphes dans lesquels le Conseil constitutionnel répond aux arguments des députés et sénateurs invoquant l’inconstitutionnalité de cet article 56, ce commentaire s’interroge sur le point de savoir pourquoi le Conseil n’a pas répondu aux arguments d’inconstitutionnalité qui avaient été évoqués devant lui au travers de la porte étroite déposée par l’association GISS (groupement d’intervention et de soutien sur les questions sexuées et sexuelles). L’une des hypothèses ici proposée est que le Conseil constitutionnel n’a pas voulu prendre position sur la délicate question de l’homme enceint que posait cette saisine. Prendre parti sur cette question l’aurait en effet conduit soit à rendre une décision susceptible de remettre au gout du jour la critique d’un « gouvernement par les juges », soit car cela aurait conduit le Conseil à censurer cet article 56 de la loi, faisant de ce fait passer le Conseil pour une juridiction conservatrice, se refusant à mettre le droit français en conformité avec la jurisprudence que la Cour européenne des droits de l’homme retient en application de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des Droit de l’Homme et des Libertés fondamentales.
Benjamin Moron-Puech, Chargé de recherche, Aix-Marseille Université, CNRS, IDEMEC, Chercheur associé, Université Panthéon-Assas, Laboratoire de sociologie juridique
Jeudi 17 novembre, tout juste un mois après avoir été saisi par plus de soixante députés et sénateurs, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision sur la conformité à la Constitution du projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, loi fleuve depuis lors promulguée et publiée au Journal officiel du 19 novembre 2016. Parmi les dispositions dont la constitutionnalité est examinée figure l’article 56, II, relatif à la modification de la mention du sexe à l’état civil. Avant de commenter l’analyse que le Conseil constitutionnel retient de cet article, rappelons brièvement l’histoire et l’objet de ce texte. D’abord, quant à l’histoire de cet article 56 (ex article 18 quater), rappelons que ce texte a été introduit par voie d’amendements par les députés, lors de l’examen en première lecture du projet de loi devant l’Assemblée nationale. Initialement (dans le texte voté en commission) il ne comportait que des dispositions visant à simplifier le changement de prénom. Certes, un amendement visant à simplifier le changement de la mention du sexe à l’état civil avait également été proposé par le député Serge Coronado, mais celui-ci avait été rejeté. Il faut attendre l’examen du texte en séance publique (toujours en première lecture devant l’Assemblée) pour que l’article 56 soit doté d’une deuxième partie consacrée au changement de la mention du sexe. Ces dispositions de cet article 56, II, reprennent très largement le texte d’une proposition de loi que le groupe socialiste a l’Assemblée Nationale avait déposé le 29 septembre 2015 et qui, jusque-là, était demeurées dans les tiroirs de la Commission des lois de l’Assemblée. Malgré la résistance du Sénat, ces dispositions ont finalement été adoptées en Nouvelle lecture par l’Assemblée nationale.
Ensuite, quant à son objet, l’article 56, II, précise tant les conditions que les effets de ce changement de la mention du sexe à l’état civil. S’agissant des conditions, le point principal à retenir — et celui qui cristallisait l’opposition des sénateurs — est que cet article vient démédicaliser la procédure de changement de la mention du sexe à l’état civil (art. 61-6, al. 3). En effet, jusqu’à présent, le changement n’était possible que si la personne démontrait un changement irréversible de son apparence (Cass., 1re, civ. 7, juin 2012, nos 11-22.490 et 10-26.947), ce qui impliquait de facto, pour un certain nombre de juridictions, que le demandeur ait été préalablement stérilisé. Une telle démédicalisation était semble-t-il nécessaire, du moins pour qui souhaitait mettre notre droit en conformité avec l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales tel que compris par la Cour européenne des droits de l’homme (notamment CEDH, 10 mars 2015, Y. Y. c/ Turquie, no 14793/08, dont il pu être écrit qu’il impliquait une inconventionnalité du droit français : « Conditions du changement de sexe à l’état civil : le droit français à l’épreuve de l’arrêt Y. Y. c/ Turquie du 10 mars 2015 », Revue des Droits de l’Homme, Lettre d’actualité, mars 2015). Le législateur a en revanche maintenu le caractère judiciaire de la procédure de modification de la mention du sexe (art. 61-6, al. 1er c. civ.). Cette procédure n’est donc pas à proprement parler déclarative, comme le souhaitaient certaines associations de personnes transsexuées prenant en modèle les lois argentine ou maltaise. Dans la procédure française le juge doit s’assurer que le consentement de la personne qui demande à modifier la mention de son sexe est libre et éclairé d’une part et que cette personne produit des faits suffisants pour étayer que le sexe qui lui a été assigné ne « correspond pas à celui dans lequel elle se présente » (art. 61-5 c. civ.) d’autre part. Quant à ses effets, l’article 56 prévoit que le changement de la mention du sexe sera transcrit dans l’acte d’état civil du demandeur (art. 61-7) et qu’il pourra également l’être en marge des actes de l’état civil du conjoint et des enfants du demandeur (ou de leurs représentants), si ceux-ci y consentent. En outre, il est prévu que cette décision de justice est sans effets sur les obligations contractées à l’égard de tiers ou sur les filiations établies avant cette modification (art. 61-8).
Si ce texte peut paraître satisfaisant en ce que, compte tenu de la démédicalisation, il n’oblige plus les personnes transsexuées à choisir entre leur intégrité physique et leur intégrité psychique, il contient néanmoins un certain nombre d’imprécisions et d’oublis, en particulier sur la question très sensible du traitement à réserver à l’homme enceint. Or, le Conseil constitutionnel, alerté sur ces difficultés par un mémoire introduit devant lui via la porte étroite a préféré ne pas se prononcer sur celles-ci (II), limitant ainsi sa décision aux seuls arguments avancés par les parlementaires pour contester la constitutionnalité de l’article 56, II (I).
I. La réponse aux arguments avancés dans les saisines parlementaires
Dans les § 59 à 68 de sa décision le Conseil répond aux trois arguments qu’avaient selon lui avancés les députés et sénateurs requérants pour contester la constitutionnalité de l’article 56, II. Premièrement, les sénateurs reprochaient aux dispositions sur le changement de sexe à l’état civil d’être des « cavaliers législatifs », c’est-à-dire des dispositions introduites par voie d’amendement et n’ayant aucun rapport avec le texte. Or, de tels amendements cavaliers sont interdits par l’article 45 de la Constitution. Fort justement, le Conseil rejette ce grief. Pour lui, dès lors que le projet de loi initial comportait des dispositions relatives à l’état civil et à la compétence des autorités judiciaires en la matière, il était tout à fait légitime pour les députés à l’origine de l’article 56, II, de vouloir légiférer sur le changement de sexe à l’état civil.
Deuxièmement, le Conseil prétend répondre au grief des députés selon lequel l’article 56, II, méconnaîtrait l’article 66 de la Constitution en ce qu’il aurait transféré à une autorité administrative les décisions sur le changement de sexe, alors que ces décisions, parce qu’elles relèveraient de la protection de la liberté individuelle, devraient relever de la seule compétence du juge judiciaire. Ces développements du Conseil constitutionnel sont quelque peu étonnants car manifestement hors sujet. En effet, le projet de loi ne transfère pas aux officiers d’état civil le contentieux du changement de sexe, lequel continue à relever du Tribunal de grande instance (cf. l’art. 61-6 c. civ. introduit par l’article 56, II, du projet de loi commenté). D’ailleurs, les députés requérants — même s’il faut reconnaître l’ambiguïté de leur saisine — n’avançaient cet argument que pour le changement de prénom et non pour le changement de la mention du sexe. Le Gouvernement, dans ses observations sur la saisine avait d’ailleurs compris ainsi le mémoire des députés, puisqu’il ne répondait nullement à ce prétendu grief tiré de la déjudiciarisation. Il y a donc là manifestement une erreur d’analyse ou d’expression du Conseil constitutionnel (sur la dualité de ces erreurs, cf. B. Moron-Puech, Contrat ou acte juridique ? Étude à partir de la relation médicale, thèse sous la dir. D. Fenouillet, Université Panthéon-Assas, 2016, n° 488), lequel soit a mal compris l’argumentaire des députés, soit l’a bien compris mais s’est mal exprimé à ce propos dans sa décision.
Troisièmement, les députés soutenaient que l’article 56, II, méconnaîtrait le principe de dignité de la personne humaine dont, à leurs yeux, l’immutabilité et l’indisponibilité des personnes seraient des corollaires. L’argument est pour le moins surprenant car — mais cela tient sans doute aux insuffisances mêmes de la notion de dignité (sur lesquelles cf. E. Fragu, Des bonnes moeurs à l’autonomie personnelle : essai critique sur le rôle de la dignité humaine, thèse sous la dir. d’Y. Lequette, Université Panthéon-Assas, 2015) — l’on pourrait tout au contraire soutenir que c’est la procédure actuelle de médicalisation qui porte atteinte à la dignité humaine, en ce qu’elle contraint une personne à se mutiler pour pouvoir bénéficier du droit de changer la mention de son sexe à l’état civil. Cet argument des requérants était au demeurant fort mal présenté puisque ceux-ci ne justifiaient aucunement en quoi le principe de dignité engloberait les prétendus principes d’immutabilité et d’indisponibilité. Les requérants se bornaient à dire que, nous soulignons, « remettre entre les mains de la seule volonté des individus la mention de leur sexe à l’état civil, dont l’appréciation sera laissée à la seule détermination subjective des officiers d’état civil, pourrait porter atteinte au principe de la liberté individuelle des individus, d’indisponibilité et d’immutabilité des personnes, et donc nuire à la sauvegarde de leur dignité. » Le Conseil ne s’est pas aventuré dans cette piste fort aventureuse et s’est contenté d’affirmer que les dispositions de l’article 56, II, « ne portent aucune atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Le grief tiré de la méconnaissance de ce principe manque en fait« . Ainsi le Conseil constitutionnel a-t-il rejeté le dernier grief que les parlementaires adressaient à l’article 56 ce qui l’a conduit a déclaré ce texte conforme à la Constitution, sans aucune réserve.
Si la réponse donnée par le Conseil à la saisine des députés et des sénateurs apparaît satisfaisante, d’aucuns pourraient en revanche regretter que le Conseil n’ait pas profité de cette saisine pour anticiper sur les difficultés d’application des dispositions introduites dans le code civil par l’article 56 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, ce d’autant plus qu’il y avait été invité par l’association GISS (Groupement d’intervention et de soutien sur les questions sexuées et sexuelles.
II. La non-réponse aux arguments avancés par l’association GISS
Le texte validé par le Conseil pose un certain nombre de difficultés d’interprétation que l’association GISS — dont nous l’auteur du présent texte est l’un des membres — avait pointé du doigt dans le mémoire que celle-ci avait introduit devant le Conseil constitutionnel par la voie de la porte étroite (sur cette procédure, cf. .Th. Perroud, « Pour la publication des « portes étroites » devant le Conseil constitutionnel, Rec. Dalloz, 2015, p. 2511).
Listons brièvement ces difficultés d’application identifiées par l’association précitée :
- La procédure en « modification de la mention du sexe » est-elle applicable aux personnes intersexuées ?
- La procédure en « modification de la mention du sexe » est-elle ouverte aux personnes mineures non émancipées et représentées par leurs parents ?
- Pour une personne mineure, la volonté de changer de sexe constitue-t-elle un juste motif d’émancipation ?
- La procédure en « modification de la mention du sexe » emporte-t-elle confusion des deux procédures préexistantes en rectification et en changement de la mention du sexe ou bien n’est-elle que le nouveau nom de l’ancienne procédure en changement de la mention du sexe ?
- Quelles sont les règles du droit de la filiation applicables à une personne ayant changé de sexe et donnant naissance à un enfant après ce changement, hypothèse que nous avons schématiquement désignée dans le titre cet article comme celle de « l’homme enceint » ? L’article 311-25 du code civil, suivant laquelle la mère est celle qui accouche, est-il applicable à une personne ayant un sexe masculin à l’état civil et qui accoucherait ? De même, l’article 312 dudit code est-il applicable à la personne mariée, ayant un sexe féminin à l’état civil et dont l’épouse (ou l’époux) mettrait au monde un enfant ?
À la lecture de ces difficultés d’interprétation et en particulier de la dernière, l’on pourrait s’étonner que le Conseil n’ait pas pris la peine de répondre aux arguments qui lui étaient présentés. Pourquoi une telle absence de réponse du Conseil constitutionnel ? Ceci tient semble-t-il à au moins deux raisons.
D’abord, — mais le problème est structurel et bien connu des constitutionnalistes – le Conseil n’avait matériellement pas le temps de travailler en profondeur les arguments qui ont été avancés devant lui. En effet, saisi d’une loi fleuve (115 articles, plus de 300 000 signes), sur laquelle il n’avait qu’un mois pour statuer (article 61 de la Constitution), il ne lui était sans doute pas possible d’examiner l’ensemble des arguments présentés dans les mémoires introduits devant lui par la voie de la porte étroite. Le Conseil a manifestement manqué de temps pour rendre sa décision. Cela nous semble attesté par au moins deux éléments. D’une part, la décision du Conseil, qui comporte pas moins de 99 paragraphes, a été rendue in extremis puisque, saisi le 17 octobre, le Conseil n’a rendu publique sa décision que le 17 novembre, en fin de journée. D’autre part, cette décision contient, comme nous l’avons vu plus haut, une erreur et il n’est pas impossible qu’un examen minutieux des autres paragraphes de cette décision révèlerait d’autres erreurs de cet acabit.
Ensuite, si le Conseil n’a pas pris la peine de répondre à ces questions, c’est sans doute aussi parce qu’au moins l’une d’entre elles portait sur un point extrêmement sensible que les parlementaires n’ont pas voulu explicitement envisager : celle de la filiation de l’homme (à l’état civil) enceint ou de la femme (à l’état civil) père biologique. Si, jusqu’à présent, ces hypothèses n’étaient théoriquement guère envisageables, puisque le changement de sexe était de jure puis, à partir de 2012, de facto subordonnés à une stérilisation — des témoignages indirects que nous avons reçus suggèrent néanmoins que des cas semblables existent d’ores et déjà en France —, ces cas pourront demain se présenter. Or, que faire dans ces hypothèses sur lesquelles l’article 56 de la loi ne dit rien, puisque seul est évoqué, dans l’article 61-8 du code civil, le sort des filiations établies avant la modification et non celles qui le seraient après celle-ci ? Ces personnes ayant changé de sexe pourront-elles établir leur filiation et être considérées respectivement père ou mère de l’enfant alors qu’elles sont à l’état civil respectivement femme ou homme ? Faudra-t-il considérer que, pour des personnes ayant changé la mention de leur sexe à l’état civil, le fait d’engendrer avec leurs gamètes d’origines rendra caduc la décision prononçant le changement de leur sexe ? À supposer que le changement de sexe ne soit pas remis en cause dans cette situation, quel mode d’établissement du lien de filiation pourra être utilisé : seulement la reconnaissance ou bien aussi les règles sur la présomption de paternité et sur le fait que la mère est celle qui accouche ?
On le voit, le problème d’interprétation posé par l’article 61-8 du code civil est des plus complexe et l’on peut comprendre que le Conseil ait préféré « botté en touche ». Ceci se comprend d’autant mieux lorsqu’on réalise que si le Conseil avait décidé de se saisir de la question, comme le lui demandait l’association GISS, cela l’aurait mis dans une situation politiquement très difficile, quelle qu’ait été sa solution pour résoudre cette difficulté. Expliquons-nous.
Il aurait été politiquement très compliqué pour le Conseil de régler par lui-même la difficulté d’interprétation posée par l’introduction d’un article 61-8 dans le code civil. En effet, pour le problème posé, il n’existait pas de solution évidente que le Conseil aurait pu mettre à jour au moyen d’une réserve d’interprétation et ainsi réfuter l’argument suivant lequel le texte déféré était imprécis. En effet, si le législateur s’était saisi de la question de l’homme enceint, il aurait eu le choix entre au moins trois solutions différentes et a priori toutes acceptables constitutionnellement :
- Considérer que le fait d’engendrer un enfant, à l’aide d’un gamète associé au sexe qui était anciennement inscrit à l’état civil de la personne du géniteur, entraîne la caducité du changement ; la caducité pouvant être totale (solution préconisée notamment par le Professeur Astrid Marais, lors de son audition par la Commission des lois du Sénat le 8 juin 2016) ou partielle en ce qu’elle ne concernerait que les règles relatives à la filiation (solution retenue aux Pays-Bas, art. 28 de leur code civil) ;
- Considérer que les modes d’établissement sexué de la filiation sont fermés, au risque de méconnaître peut-être l’intérêt de l’enfant (rappr. A. Marais, « Le sexe si que je veux, quand je veux », JCP, 7 nov. 2016, n° 1164) ;
- Desexuer (au sens juridique et non biologique) les modes d’établissement de la filiation et considérer, comme le proposait le GISS, que l’article 311-25 du code civil soit compris comme disant que celui qui accouche est parent de l’enfant d’une part et que l’article 312 du même code soit compris comme posant une présomption de parenté et non plus de seule paternité.
Compte tenu de cette pluralité de solutions et de l’absence d’indication dans les travaux préparatoires de la volonté du législateur sur ce point, le Conseil aurait été bien en peine de choisir. Émettre ici une réserve d’interprétation aurait assurément conduit les auteurs et, plus généralement, les justiciables et hommes politiques à dénoncer un « Gouvernement des juges ». Dès lors, la voie de la réserve d’interprétation était politiquement fermée. Or, faute de pouvoir résoudre lui-même cette difficulté d’interprétation, le Conseil n’aurait pas eu selon nous d’autres possibilités que de constater que le législateur n’a pas épuisé l’exercice de sa compétence sur cette question des effets du changement de sexe et a délégué à d’autres pouvoirs (judiciaire ou exécutif) une compétence qui lui était réservée par l’article 34 de la Constitution. Or, aucune censure partielle n’étant ici possible — car l’on ne peut pas censurer une disposition sur les effets d’un droit nouveau sans empêcher la reconnaissance même de ce droit nouveau — se saisir d’office de cette difficulté d’interprétation aurait impliqué, pour le Conseil, de censurer l’article 56, II, dans son entier, sur le fondement d’un plein exercice par le législateur de sa compétence, qui découle de l’article 34 précité, ainsi que de l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 (rappr. CC, 1er août 2013, n° 2013-674 DC, cons. 8). Mais, là encore une telle décision aurait sans doute exposé le Conseil à d’importantes critiques de non-juristes ne comprenant pas une décision à leurs yeux rétrogrades. En outre, une telle décision aurait placé la France dans une situation délicate vis-à-vis de la Cour européenne des droits de l’homme devant laquelle trois instances sont actuellement pendantes contre la France. Or, le Conseil n’a sans doute pas pu ignorer que la décision qu’il allait rendre serait suivie de près par la Cour européenne — dont les décisions sont d’ailleurs mentionnées dans les travaux préparatoires de la décision commentée — et aurait une influence sur le sens des décisions que celle-ci s’apprête à rendre contre la France (c’est une affaire de semaine). La censure de cet article 56, qui aurait conduit à maintenir l’état du droit actuel, aurait donc été un très mauvais signal envoyé à la Cour européenne des droits de l’homme.
Pour toutes ces raisons, l’on ne peut que comprendre que le Conseil ait finalement ignoré la porte étroite déposée par le GISS et ait laissé à d’autres juges le soin de se prononcer sur cette question fort délicate de l’homme enceint (comp. A. Marais, art. précité, qui soutient que le juge ne serait pas compétent).
Relevons, pour finir, que les juges amenés dans le futur à se prononcer sur cette question ne disposeront nullement d’un blanc seing du Conseil. Même si aucune question prioritaire de constitutionnalité ne peut en l’état être posée sur les dispositions introduites dans le code civil par l’article 56 de la loi de modernisation de la justice — puisque cet article a été validé par le Conseil —, il ne fait aucun doute que les décisions que la Cour de cassation pourra rendre sur ces questions constitueront un changement des circonstances de droit, permettant au Conseil de retrouver le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de l’interprétation retenue de l’article 56 précité. Ainsi le Conseil constitutionnel pourra-t-il finalement rencontrer l’homme enceint et rattraper le temps perdu.