Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Convention européenne des droits fondamentaux, Constitution, quelle articulation ?
Mustapha Afroukh est Maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Montpellier (IDEDH UR_UM205)
Sans doute la question des rapports de la Charte avec les autres sources de protection des droits fondamentaux séduit-elle moins que l’étude de son contenu, de ses apports substantiels. Il y a un truisme à énoncer qu’elle a trait aux rapports de systèmes entre ordres juridiques, sujet où il faut apprendre à vivre avec les contradictions – étant livrée à une pluralité d’interprètes, dotés de compétences et de pouvoirs distincts – et la complexité des enjeux. Notons d’emblée que le ménage à trois (Charte, CEDH, Constitution) n’est pas nouveau : dès 2004, à l’occasion du traité portant une Constitution pour l’Europe, le Conseil constitutionnel avait eu à mobiliser, certes maladroitement la Convention européenne des droits de l’homme, dans le débat sur la question de la constitutionnalité de la Charte des droits fondamentaux 1.
L’actualité : un prisme déformant ? Lorsqu’on évoque l’articulation de ces trois sources de protection des droits fondamentaux, la solution de facilité serait de s’arrêter aux seuls développements jurisprudentiels les plus récents qui ne sont guère favorables à la Charte, du moins si l’on se place du point de vue du juge français. Des esprits peu avertis pourraient même estimer que le sujet comporte une équation à une inconnue : la Charte des droits fondamentaux. Que l’on en juge. À propos de l’obligation faite aux opérateurs de communications électroniques de conserver, pour une durée d’un an, de manière générale et indifférenciée les données de connexion pour la poursuite des infractions pénales, le Conseil d’Etat a ainsi fortement relativisé les droits fondamentaux à la protection des données et au respect de la vie privée (art. 7 et 8 de la Charte) au nom de l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions pénales et de lutte contre le terrorisme 2. Pour le dire plus clairement, la logique de conciliation au cœur de l’arrêt Arcelor a alors laissé place à une approche hiérarchique des rapports de systèmes. De surcroît, la concrétisation du contrôle de conventionnalité par les juges ordinaires, même dans l’hypothèse où le Conseil constitutionnel aurait déjà déclaré une disposition législative conforme à la Constitution, concerne quasi exclusivement la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après CEDH). Les seules décisions sanctionnant l’inconventionnalité in concreto d’une loi au regard de la Charte ont été rendues par des juges du fond 3. Et que dire alors du Conseil constitutionnel qui ne semble s’intéresser à la Charte que dans le cas où est invoquée une violation de principes constitutionnels par une loi de transposition d’une directive de l’Union européenne. Dix ans après la décision Jeremy F., le constat n’est pas plus réjouissant en ce qui concerne sa pratique du renvoi préjudiciel 4. Le seul élément réconfortant est que si celui-ci a bien découvert le 15 octobre 2021 pour la première fois un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France 5, à savoir l’interdiction de déléguer à des personnes privées des pouvoirs de police administrative, le défaut d’équivalence ne visait pas ici à mettre l’accent sur un conflit frontal entre la Constitution et la Charte, dont le seul tort est de ne pas prévoir cette interdiction 6.
S’en tenir à ces quelques éléments occulterait le travail opéré par les juges depuis de nombreuses années pour parvenir à une coexistence harmonieuse des droits fondamentaux. Alors certes, on ne peut pas se déprendre de l’impression d’une réticence des juges à mobiliser directement la Charte, surtout lorsque plusieurs textes de protection des droits fondamentaux sont en cause dans une même affaire. Celle-ci semble « noyée » au sein de l’ensemble des sources internationales mobilisées par les juges et parfois même neutralisée au profit des sources constitutionnelles. Elle est dans l’ombre des autres sources de protection. Mais l’étude de l’articulation des sources en matière de droits fondamentaux doit toujours inciter l’observateur à la prudence et, en définitive, à la nuance. Pour cause, l’articulation reposant essentiellement sur le travail du juge, elle n’est pas figée : ce qui est en soi plutôt rassurant mais également source d’inquiétude pour les juges nationaux lorsque les juges européens précisent continuellement l’articulation de ces normes certes complémentaires, mais concurrentes. Surtout, s’agissant du traitement de la Charte, « un instrument encore jeune » 7, est-il encore trop tôt pour que puissent émerger des certitudes. On sait qu’il a fallu du temps pour que « le réflexe conventionnel » 8s’installe chez les justiciables et les juges. L’on reste encore frappé qu’en 2018 un magistrat de la chambre 2-11 de la Cour d’appel de Paris (B 18/00560) ait pu juger que « les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne relèvent pas (…) de la compétence du juge judiciaire ».
Admettons que des progrès restent encore à accomplir pour faire connaître la Charte. À la décharge des juges, il faut dire que les justiciables manquent parfois de clairvoyance. Lors de l’état d’urgence sanitaire, d’innombrables requêtes ont ainsi demandé au juge administratif une saisine de la Cour européenne, au titre du protocole 16, pour interpréter des dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ! Certains conseils seraient bien inspirés de relire l’article 1er du protocole 16 à la CEDH qui précise que les demandes d’avis ne peuvent porter que sur « des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles » 9.
Il y a quand même des raisons de rester optimiste et de miser sur une valorisation progressive de la Charte des droits fondamentaux dans le contentieux des droits et libertés. La dynamique interprétative insufflée par la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a., à travers l’affirmation lourde de sens selon laquelle « à l’instar de la CEDH, la Charte est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques » 10, doit être relayée par les juges nationaux. Il n’est pas interdit de penser que l’affirmation témoigne d’une volonté de concurrencer le dynamisme des autres sources de protection des droits et libertés.
Mode d’emploi établi de longue date. Précisons tout d’abord qu’il ne s’agit pas, dans le cadre de la présente contribution, de revenir sur les principes qui gouvernent l’articulation entre la Charte des droits fondamentaux, la CEDH et les droits et libertés garantis par la Constitution. Les arrêts ayant énoncé ou précisé le mode d’emploi de cette articulation sont connus (Dereci, Melloni, Akerberg Fransson…) et ont largement été commentés 11. Tout semble avoir été dit sur le sujet, qu’il s’agisse des effets de la clause de standard minimum (art. 53) ou de l’application de la clause de correspondance (art. 52 § 3), quoi que la jurisprudence de la Cour de justice sur ces aspects a pu connaître quelques évolutions 12. L’idée d’une subsidiarité-encadrée joue un rôle central dans le volet vertical de ces schémas d’articulation : oui à l’application des standards nationaux de protection mais sous certaines réserves (primauté, effectivité du droit de l’Union européenne …). Dans son volet horizontal, est mis en exergue un jeu de miroirs entre les droits garantis par la Charte et ceux protégés par la CEDH qui n’empêche pas le juge de l’Union de s’y soustraire s’il entend élever le niveau de protection de la Charte.
Dans le cadre de cette journée de formation organisée par l’ENM et destinée aux praticiens, le parti-pris est plutôt d’examiner la mise en œuvre de cette articulation devant le juge national, qui continue d’inquiéter et d’alimenter les discussions sur les moyens de faire coexister ces différents corpus. Aussi, à l’occasion de la récente conférence des chefs des cours suprêmes de l’Union européenne organisée à la Cour de cassation (21 février 2022), un atelier portait sur « la protection des droits fondamentaux : les enjeux de l’articulation du droit national et des droits européens ». Prenant acte du phénomène d’enchevêtrement normatif qui « (aboutit) à placer le juge judiciaire national dans une situation complexe, dans laquelle il se trouve tenu de respecter tout à la fois la CEDH, la Charte des droits fondamentaux et la Constitution de son Etat », les magistrats participant à cet atelier ont mis l’accent sur la nécessité d’un dialogue entre juridictions (renvoi préjudiciel, demande d’avis, technique de l’interprétation conforme, présomption de protection équivalente…) pour surmonter ces difficultés. On ne saurait trop y insister, du point de vue matériel, ces trois sources de protection des droits sont très proches et imbriquées. Pour prendre un exemple simple, la formule du Conseil d’Etat selon laquelle « qu’eu égard à la nature et à la portée de l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, cet article garantit l’effectivité du respect du droit d’asile, principe de valeur constitutionnelle » est topique 13. De façon générale, la présomption d’équivalence des contrôles repose sur cette idée d’une concordance des différents corpus.
Effet d’entraînement de la Charte. Juge constitutionnel et européen, le juge ordinaire est en première ligne dans la coordination de ces sources. La position du Conseil constitutionnel est bien différente. Mais la spécialisation des juges et la dissociation des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité n’est pas un obstacle en soi à la possibilité d’interférences, surtout depuis l’avènement de la QPC limitée dans son champ d’application aux moyens tirés de la méconnaissance des droits et libertés constitutionnels, droits très proches de ceux protégés par les textes européens. L’étanchéité des contrôlés est manifeste en pratique. Aussi, sans remettre en cause le constat d’une omniprésence de la QPC et de la Convention européenne dans les raisonnements des juges, on a constaté ces dernières années un effet d’entraînement de la Charte dans de nombreux domaines, qui est trop souvent oublié. Lorsqu’il s’est agi par exemple de justifier l’exercice par le juge du référé-liberté d’un contrôle de conventionnalité, la rapporteur public A. Bretonneau soulignait que l’exception à la jurisprudence Carminati retenue vis-à-vis du droit de l’Union européenne 14devrait également bénéficier, au moins dans une très large mesure, au droit de la Convention européenne compte tenu de ses liens étroits avec la Charte : « en matière de droits fondamentaux (…) le droit de l’Union européenne, et singulièrement sa Charte, peut à peu près autant que le droit de la Convention européenne. Or le droit de l’Union est utilement invocable dans bien des litiges alors que la Convention ne l’est pas. L’idée que, s’agissant d’un même droit fondamental, l’office du juge des référé-liberté varie du tout au tout selon le texte que le requérant, pris par l’urgence, a songé à invoquer, double l’étrangeté de la jurisprudence d’une dose d’arbitraire qui achève, à nos yeux, de la disqualifier » 15. Pour illustrer cet effet d’entraînement de la Charte, il est possible encore de citer la saga judiciaire sur la question du périmètre et des exigences du principe non bis idem ou la jurisprudence récente de la Cour de justice sur l’encadrement de l’abattage rituel, question actuellement soumise à la Cour de Strasbourg. Comment imaginer que celle-ci ne sera pas sensible à la démarche d’acculturation juridique dans lequel s’est inscrite la Cour de justice, celle-ci faisant sienne la méthode de l’interprétation consensuelle et la théorie de la marge nationale d’appréciation (chères à la Cour européenne) pour juger que l’interdiction de l’abattage rituel ne méconnaît pas l’article 10 de la Charte (arrêt Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a. préc.).
Pour l’heure, force est de convenir que, dans un contexte très rude de concurrence des sources, la Charte ne tire pas pour l’instant son épingle du jeu (I). Cette situation n’est toutefois pas insurmontable. Outre l’importance d’un changement dans les stratégies contentieuses des justiciables, quelques suggestions peuvent être avancées pour redorer son blason (II).
I – L’appréhension inévitable de la Charte dans un contexte de pluralisme normatif
Attractive et moderne, tels sont les qualificatifs qui caractérisent le plus la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne depuis sa proclamation à Nice en 2000. Ce constat concerne tout particulièrement son contenu par rapport au texte de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette attractivité ne va pas pourtant conduire les juges nationaux à la prendre au sérieux (A). En effet, pour des raisons structurelles et conjoncturelles, les hypothèses dans lesquelles le juge retient des moyens tirés d’une violation de la Charte sont, somme toute, assez rares (B), surtout lorsque d’autres corpus de protection des droits et libertés sont en cause.
A- Une attractivité en question
On peut dire sans grande hésitation qu’à l’épreuve du contentieux, l’attractivité de la Charte a perdu de sa superbe. Cette idée d’une attractivité relative s’explique tant par la concurrence qu’elle subit du fait d’autres sources et contrôles mieux installés que par son champ d’application spécifique.
Concurrence des corpus et des contrôles. Lorsque la Charte entre en vigueur en décembre 2009, le contrôle juridictionnel de l’application de la loi au nom des droits fondamentaux s’exerce principalement au regard de la Convention européenne des droits de l’homme. Tant les justiciables que les juges sont familiers de ces droits conventionnels faisant l’objet au niveau international d’un contrôle juridictionnel par une Cour dont l’accès est directement ouvert aux individus. L’importance des contraintes issues des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et leur influence sur les raisonnements des juges internes n’est plus à démontrer. En mars 2010, l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) enrichit le marché des droits et libertés d’un nouveau contrôle de la loi permettant à tout justiciable de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution garantit. S’ajoutant au contrôle de conventionnalité des lois opéré par les juges ordinaires, la question prioritaire de constitutionnalité ne pouvait que contribuer à l’enrichissement de la protection des droits fondamentaux même si sa finalité première visait plutôt à affirmer, sur un plan contentieux, la supériorité normative de la Constitution. Elle constitue, à bien des égards, une « offre » originale et efficace puisqu’elle bénéficie d’une priorité d’examen sur le contrôle de conventionnalité mais surtout elle se singularise par ses effets.
Quittons le marché concurrentiel des droits et libertés pour dire un mot du positionnement des juges. L’articulation des textes et des contrôles suppose d’abord que les moyens tirés de la violation des droits fondamentaux garantis par la Constitution, la CEDH et la Charte soient invoqués par les parties. La constitutionnalité d’une disposition législative n’étant pas un moyen d’ordre public, pas plus d’ailleurs que le moyen tiré de la CEDH ou de la Charte 16. Il arrive que la Cour de cassation se place d’office sur le terrain de la Charte mais il s’agit d’une configuration exceptionnelle 17. Ensuite, les juges doivent se poser la question de savoir si les droits fondamentaux invoqués sont applicables au litige. Le memento du contrôle de conventionnalité publié par la Cour de cassation en 2018 évoque l’étape n°1 du contrôle. Et c’est là que les choses se compliquent un peu pour la Charte.
Champ d’application spécifique handicapant ? À un contexte de concurrence des textes de protection des droits et libertés, s’ajoute un champ d’application handicapant. De fait, « les dispositions de la (…) Charte s’adressent […] aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union » (art. 51). Interprétant de façon large cette formulation, la Cour de justice a estimé en 2013 dans son célèbre arrêt Åkerberg Fransson 18que le respect de la Charte s’imposait aux Etats lorsque les mesures nationales relèvent du champ d’application du droit de l’Union. La Charte doit donc être invoquée en combinaison avec une autre disposition du droit de l’Union applicable au litige au principal. En comparaison avec l’article 1er de la Convention européenne qui impose aux Etats de reconnaître les droits et libertés à toute personne relevant de leur juridiction, semblable champ d’application de la Charte semble très restreint. Voilà de quoi refroidir l’enthousiasme des plaideurs et des juges dans le maniement de la Charte des droits fondamentaux. Comme le relève Thibaut Larrouturou, « dans l’immense majorité des cas, les questions prioritaires de constitutionnalité soumises au Conseil constitutionnel ou aux juges du filtre n’entrent pas dans le champ d’application des droits et libertés fondamentaux protégés par le droit de l’Union européenne, de sorte que l’utilisation de ce dernier peut paraître superflue, y compris en tant que simple appui à l’interprétation » 19. À titre d’illustration, il est possible de s’arrêter sur le contentieux relatif à la liberté religieuse, marqué ces dernières années par une montée en puissance de la jurisprudence de la Cour de justice. La liberté religieuse est protégée par l’article 9 de la CEDH, 18 du PIDCP et 10 de la Charte des droits fondamentaux. S’agissant du droit des personnes détenues à bénéficier d’une alimentation conforme à leurs croyances religieuses, le Conseil d’Etat a eu l’occasion de préciser que le moyen tiré d’une violation de l’article 10 de la Charte était inopérant dès lors que les Etats ne mettent pas ici en œuvre le droit de l’Union en cette matière 20. En ce qui concerne l’interdiction de porter des signes religieux avec la robe d’avocat, la Cour de cassation n’a même pas répondu au moyen tiré d’une violation de l’article 10 de la Charte 21, l’applicabilité du droit dérivé étant totalement éludée. A contrario, l’article 9 de la Convention européenne est toujours mobilisé dans ce contentieux. Si la Cour de cassation a bien rendu plusieurs arrêts intéressant le port des signes religieux sur le lieu de travail en lien avec l’existence d’une discrimination, c’est parce qu’était en cause la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. La Charte revient cependant ici dans le jeu à la faveur du caractère matriciel du principe de non-discrimination consacré dans la Charte et concrétisé par ladite directive 22. Ce n’est certainement pas un hasard si dans les affaires se rapportant à la crise de l’Etat de droit, la Cour de justice tend à valoriser l’article 19 § 1 TUE comme clause autonome ouvrant la voie à un contrôle plus large que si elle s’appuyait sur le lien de rattachement avec le droit de l’Union de l’article 51 §1 de la Charte 23.
À supposer même que les droits garantis par la Charte soient jugés applicables au litige, ils doivent pour certains, les principes, surmonter le difficile obstacle de l’invocabilité. Surtout, les droits garantis par la Charte doivent faire face à la concurrence d’autres textes de protection. La difficulté est qu’ils ne sont pas invoqués à titre exclusif mais souvent en combinaison avec des moyens tirés de la méconnaissance des droits et libertés par la CEDH et/ou des moyens d’inconstitutionnalité.
B- Une articulation avec les autres sources fonctionnant sur courant alternatif
Le panorama jurisprudentiel paraît singulièrement impressionniste, à tel point qu’au-delà de certaines évidences (test de l’équivalence s’agissant du contrôle de constitutionnalité des actes de transposition des directives de l’Union européenne), la question de l’articulation de la Charte avec les autres sources de protection des droits et libertés est rétive à toute systématisation. Tantôt la Charte est marginalisée, tantôt elle est valorisée. Au risque de décevoir le lecteur, l’hypothèse soutenue est que le sort de la Charte dépend beaucoup de la configuration du litige et de la solution à laquelle le juge souhaite parvenir. De sorte que son maniement apparaît, pour ainsi dire, intéressé. Il convient également de garder à l’esprit que derrière toute interrogation sur l’articulation des sources dans le domaine des droits fondamentaux, se profile un rapport de force entre ordres juridiques.
Articulation devant le juge administratif. Commençons par les rapports entre la Charte et la CEDH. Le juge administratif n’ignore pas le mécanisme des droits correspondants énoncé à l’article 52 § 3 de la Charte, loin s’en faut. Cette clause détermine une similarité de sens et de portée des droits garantis par la Charte équivalents à des droits conventionnels. À plusieurs reprises en effet, saisi de moyens d’inconventionnalité tirés de la violation la Charte et de la CEDH, il se réfère à l’article 52 § 3 de la Charte, ce qui lui permet de pratiquer l’économie de moyens : la réponse aux moyens tirés de la violation de la CEDH vaut pour la Charte. S’agissant par exemple de la question de l’exclusion de la certification Agriculture Biologique pour des viandes issues d’animaux abattus sans étourdissement préalable qui avait déjà donné lieu à un arrêt de la Cour de justice dans l’affaire OBA, la haute juridiction administrative, se plaçant sous les auspices de la clause de correspondance, estime que cette exclusion ne méconnaît pas les droits garantis par la CEDH 24. En ce sens, il est également significatif que saisi d’un recours en annulation d’un décret sur l’accès administratif aux données de connexion, le Conseil d’Etat estime que « le décret attaqué ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits et libertés garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que doivent, pour les mêmes motifs et en tout état de cause, être écartés les moyens, soulevés par les associations requérantes, et tirés de la méconnaissance des articles 7, 8 et 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, respectivement relatifs au respect de la vie privée et familiale, à la protection des données à caractère personnel et à la liberté d’expression et d’information ». De la conformité du texte à la CEDH, découle sa conformité à la Charte. La même idée de gémellité s’applique aux droits constitutionnels et droits garantis par la Charte. Ainsi, concernant une délibération de la Commission de régulation de l’énergie sur des prestations liées à l’accès des consommateurs aux données de comptage, le rejet des moyens d’inconstitutionnalité et d’inconventionnalité est indissolublement lié : « par la décision visée ci-dessus du 28 juillet 2017, le Conseil d’Etat statuant au contentieux a jugé que le moyen tiré de ce que les dispositions de l’article L. 341-3 du code de l’énergie, telles qu’interprétées par la jurisprudence, porteraient atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment à la liberté d’entreprendre, devait être écarté. Pour les mêmes motifs, le moyen tiré de ce que ces dispositions méconnaîtraient la liberté d’entreprise garantie par l’article 16 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit également être écarté » 25. Il en va autrement lorsque le juge fait droit aux conclusions des parties, en saisissant par exemple la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel. Ainsi, saisi d’un recours en annulation contre l’ordonnance du 21 octobre 2019, transposant la directive 2018/822 du Conseil du 25 mai 2018, qui étend le champ d’application de l’échange d’informations dans le domaine fiscal aux dispositifs transfrontières, le Conseil d’Etat partage les inquiétudes des requérants sur le respect de certains droits fondamentaux, les droits garantis par la Charte des droits fondamentaux étant ici logiquement valorisés 26. La logique du renvoi préjudiciel en appréciation de validité imposait un tel effet de préséance.
Quid des rapports entre la Charte et la Constitution ? Les points de rencontre entre la Charte et la Constitution sont fréquents dans le contentieux de constitutionnalité des décrets de transposition des directives européennes, en particulier à l’occasion du test d’équivalence entre les standards constitutionnels internes et européen (configuration Arcelor). Dans le cadre de la QPC, seule la mise en cause d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle peut ici justifier son renvoi au Conseil constitutionnel. Jusqu’à présent, ce contrôle a permis de mettre l’accent sur l’harmonie des sources protection. Une décision société éditrice Médiapart souligne ainsi que la liberté de communication et d’expression et l’objectif à valeur constitutionnelle de pluralisme des courants de pensées et d’opinions ne se rapportant pas à un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, façon de dire qu’ils sont protégés de façon équivalente par l’article 11 de la Charte 27. Le défaut d’équivalence a été au cœur de l’affaire French Data Network, le Conseil d’État ayant considéré que « les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions pénales et de lutte contre le terrorisme » doivent être appréhendées comme des « exigences constitutionnelles […] qui s’appliquent à des domaines relevant exclusivement ou essentiellement de la compétence des Etats membres en vertu des traités constitutifs de l’Union[ et qu’elles] ne sauraient être regardées comme bénéficiant, en droit de l’Union, d’une protection équivalente à celle que garantit la Constitution ». À défaut d’avoir convaincu la Cour de justice de se montrer plus sensible aux impératifs sécuritaires, le Conseil d’Etat fait primer une exigence constitutionnelle sur une interprétation du droit dérivé par la Cour de justice jugée trop protectrice des droits fondamentaux garantis par la Charte. Il faut donc s’y résoudre, bien que l’hypothèse demeure exceptionnelle, l’articulation des sources par le juge peut révéler une fonction de neutralisation des droits protégés par la Charte des droits fondamentaux.
Articulation devant le juge constitutionnel. Il est acquis que l’avènement de la QPC a multiplié les interférences entre les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité. Sans déroger au « dialogue sans paroles » (M. Guillaume), le Conseil constitutionnel est soucieux de rendre compatibles ses décisions avec les exigences de la CEDH, telles qu’interprétées par la Cour de Strasbourg. Dans cette recherche d’une interprétation constitutionnelle au regard des standards européens, la Charte n’occupe pas une place importante. À bien y regarder, elle est surtout mobilisée dans les affaires concernant la constitutionnalité des lois de transposition des directives 28. Alors certes, il y a bien eu en 2013 le précédent Jeremy F. où le Conseil constitutionnel a posé pour la première fois une question préjudicielle à la Cour de justice mais ce renvoi est intervenu dans un contexte très particulier, celui de la mise en œuvre du mandat d’arrêt européen et du libellé de l’article 88-2 de la Constitution qui prévoit que le législateur fixe les règles relatives au mandat d’arrêt européen « en application des actes pris par les institutions de l’Union européenne ». Relevons au passage une indifférence à l’égard des normes matérielles du droit de l’Union européenne et de l’article 47 de la Charte qui protège le droit au recours. Dans l’affaire Ahmed S. concernant la constitutionnalité de plusieurs dispositions législatives sur la déchéance de nationalité, le Conseil a refusé de faire droit à une demande de saisine de la Cour de justice aux fins d’apprécier la déchéance de nationalité instaurée par la loi française au regard du principe d’égalité garanti par la Charte, en se faisant défenseur de l’autonomie du contrôle de constitutionnalité 29. La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel sur l’articulation des deux contrôles va certainement conduire à un statuquo. En effet, récusant la réalité de l’étanchéité des contrôlés, le Conseil a déclaré « la guerre aux interprétations supranationales de la loi » 30dans sa décision n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020 sur l’indignité des conditions de détention, ce qui a pour effet de dissocier encore davantage les contrôles.
Articulation devant le juge judiciaire. La logique tentaculaire du contrôle de conventionnalité in concreto a bénéficié à la Charte, dans une configuration très intéressante du contrôle d’une disposition législative (conditionnant l’octroi de l’allocation de solidarité des personnes âgées à une condition de résidence), dont la constitutionnalité avait été contestée dans une précédente affaire sans renvoi au Conseil constitutionnel. Pour la Cour d’appel de Lyon 31, « si la question de la conformité de l’article L 816-1 à la Constitution n’a pas été renvoyée par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel, aux termes de la décision rendue le 12 décembre 2013, cette situation ne saurait conduire à éluder la question posée par le demandeur de la conformité de cet article aux textes internationaux, dotés d’une valeur supérieure aux lois, au regard des dispositions de l’article 55 de la Constitution ». Reprenant les deux séquences du contrôles de conventionnalité (abstrait et concret), la Cour d’appel estime que si la disposition législative litigieuse poursuit un but légitime (allouer une aide aux personnes résident en France de façon durable), son application en l’espèce a privé la requérante « de tout minimum vital avant l’âge de 75 ans, et ainsi à ne pas lui permettre de mener une vie digne et indépendante, comme exigé par les dispositions de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». C’est dire que la plus-value du contrôle de conventionnalité in concreto par rapport au contrôle de constitutionnalité n’a pas vocation à bénéficier à la seule CEDH.
L’audace est également au rendez-vous lorsque le juge judiciaire, dans le cadre de la QPC, se sert de d’une jurisprudence de la Cour de justice sur la décision‑cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen pour apprécier la constitutionnalité d’une disposition législative. En considérant qu’il « à l’autorité judiciaire de l’Etat requis de concilier l’obligation de remettre la personne recherchée à l’Etat requérant avec la nécessité de veiller à ce que la durée de sa détention ne présente pas un caractère excessif au regard du temps indispensable à l’exécution de ce mandat menée de manière suffisamment diligente, ainsi que l’a rappelé la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt du 16 juillet 2015 (C-237/15PPU) », la chambre criminelle fait sienne l’interprétation de le la Cour de justice au regard de l’article 6 de la Charte des droits fondamentaux 32. L’hypothèse d’une mobilisation intéressée de la Charte est surtout perceptible lorsque l’argument de la conventionnalité permet aux juges du Quai de l’horloge de ne pas renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant sur sa propre interprétation. C’est ce dont témoigne un arrêt de la chambre sociale du 7 juillet 2015 sur l’interprétation jurisprudentielle des dispositions du code du travail sur le forfait jours 33.
Il ne faut pas comprendre ces remarques comme une invitation à donner une place précise à la Charte dans son articulation avec les autres corpus de protection. La relativisation est inévitable. L’objectif est seulement de souligner que son appréhension révèle une logique minimaliste.
II – La nécessité de sortir d’une logique minimaliste
L’analyse de la jurisprudence fait apparaître une réalité souvent paradoxale mais sans doute perfectible du sort réservé à la Charte par rapport aux sources de protection des droits fondamentaux. La Charte est bien citée dans les décisions mais elle n’apparaît pas décisive dans le raisonnement des juges. Il s’agira ici de mettre en exergue quelques pistes pour que la Charte soit mieux prise en compte et lutte à armes égales avec les autres textes : tout d’abord, un moyen de tenter de surmonter une logique minimaliste consiste à s’affranchir d’une attitude frileuse du juge au stade de la motivation (A) et, ensuite, de poursuivre les efforts entrepris par les juridictions nationales dans le dialogue avec la Cour de justice à la faveur d’un usage plus généreux du renvoi préjudiciel (B).
A- S’affranchir d’une attitude hésitante à l’endroit de la Charte
Accepter l’autonomie de la Charte. Le Professeur Romain Tinière a raison de souligner que la Charte est un instrument jeune 34. Dans l’analyse critique de l’articulation des sources de protection des droits et libertés, cet élément est souvent perdu de vue. À bien y regarder, l’effort à fournir les juridictions nationales pour admettre l’autonomie de la Charte, notamment vis-à-vis de la CEDH, n’est pas si grand. Ceux-ci doivent adopter une attitude décomplexée. Comment à cet égard ne pas faire le parallèle avec l’attitude décomplexée adoptée par le juge administratif vis-à-vis de la Convention sous la Vice-Présidence de J.-M. Sauvé (années 2000), à la différence il est vrai que le contexte normatif était sans doute moins concurrentiel pour la CEDH. Il ne s’agit pas d’ignorer la clause de correspondance de l’article 52 § 3 mais d’en finir avec une motivation qui consiste soit à mêler les moyens tirés d’une violation des droits garantis par la CEDH et de la Charte, soit à ignorer cette dernière. On comprend qu’il y ait là une « commodité rédactionnelle » 35pour le juge mais à terme, cette motivation pourrait dissuader les requérants de se placer sur le terrain de la Charte.
L’examen des décisions rendues au titre de l’état d’urgence sanitaire est riche d’enseignements de ce point de vue. Si le juge administratif n’a pas hésité à valoriser la Charte par rapport à la CEDH dans certains domaines (droit du travail ; protection des données…), on ne peut pas dire que la motivation ait toujours été rigoureuse 36. Par exemple, sur la question de la prorogation automatique de la détention provisoire durant l’état d’urgence sanitaire, le Conseil d’Etat, qui donne raison aux requérants sur le terrain de l’article 5 de la CEDH, ne dit mot de la Charte, invoqué pourtant par les parties 37.
La démarche de la Cour de cassation n’est pas non plus exempte de critiques. La démarche suivie dans certains arrêts pourrait néanmoins faire naître le soupçon que la Charte n’est pas prise au sérieux. Dans l’affaire précitée sur la question du port des signes religieux par les avocats (préc.), la Cour de cassation ne répond pas à l’argument tiré de la violation de l’article 10 de la Charte. Doit-on comprendre que le droit de l’Union ne s’applique pas en l’espèce alors que la discussion sur l’application sur directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 était ouverte ? Que la conclusion de l’arrêt sur les moyens tirés de la violation de l’article 9 de la CEDH vaut pour l’article 10 de la Charte ? Pareillement, dans une configuration où était en cause le seul droit de l’Union européenne sans interférence conventionnelle, la chambre sociale a reconnu le droit aux congés payés des salariés réintégrés après un licenciement nul sans citer l’article 31 § 2 de la Charte qui était pourtant au cœur de l’arrêt de la Cour de justice appliqué en l’espèce ! 38. On pourra certes nous répondre qu’il s’agit là de chicanes doctrinales, que la référence directe à la Charte n’aurait rien changé. Reste que ces absences sont répétées, ce peut témoigner d’un malaise, d’un sentiment de vertige peut-être, face à la Charte, surtout lorsque se greffe à l’affaire la question de l’effet horizontal de ses dispositions.
Articulation périlleuse. La situation du juge national n’est pas des plus aisée, notamment lorsqu’il doit appliquer dans une même affaire des exigences du droit de l’Union européenne et les exigences européennes telles qu’interprétées par le juge de Strasbourg. Le contentieux récent sur l’éloignement d’étrangers faisant suite à une décision de révocation de leur statut de réfugié en France en constitue une illustration paroxystique (art. 4 de la Charte ; 3 CEDH). Alors que dans un premier temps 39, la jurisprudence de la Cour européenne s’est placée dans la droite ligne de celle de la Cour de justice en précisant que le bénéfice du principe de non-refoulement à un étranger, dont le statut de réfugié avait été révoqué, imposait aux autorités nationales de procéder à une évaluation complète et ex nunc des risques de traitements inhumains et dégradants au titre de l’article 3 CEDH, elle semble avoir dépassé un cap en mettant à la charge des Etats une « obligation de résultat », à savoir l’interdiction d’éloigner le requérant vers la Russie 40. Le juge français M. Guyomar a dénoncé une solution reposant « sur une compréhension imparfaite de l’état des procédures internes et une répartition des compétences entre les autorités nationales et la Cour qui ne respecte pas pleinement le principe de subsidiarité ». La nouvelle approche de la Cour ne va pas aider le juge administratif qui, avait déjà fait évoluer sa position pour prendre en compte la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et pour assurer une certaine harmonie dans l’interprétation des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH 41
Comparaison avec la CEDH. La Cour de Strasbourg a pour sa part une attitude décomplexée à l’endroit de la Charte. En vérité, comparaison n’est pas raison, et le parallèle (si l’on peut dire) ne saurait être poussé trop loin tant son positionnement est différent de celui des juges nationaux. L’ajustement de l’interprétation conventionnelle sur le standard de protection prévu par la Charte est loin d’être une hypothèse d’école. Ce qui n’est guère une surprise, puisqu’avant même sa juridicisation, la Charte était prise au sérieux par la Cour européenne. Protection juridique des couples de même sexe 42, atteintes à l’indépendance de la justice en Pologne 43, interdiction de contes mettant en scène des couples homosexuels 44sont autant de domaines dans lesquels la Cour européenne a récemment mobilisé la Charte pour justifier des avancées jurisprudentielles importantes. Lorsqu’elle ne le fait pas ou qu’elle s’éloigne de ce standard, la critique des juges dissidents est cinglante comme l’illustre l’opinion de l’ancien juge portugais Pinto de Albuquerque sous l’arrêt de grande chambre Big Brother Watch du 25 mai 2021 à propos de l’interception en masse de communications :
« Le présent arrêt modifie fondamentalement l’équilibre ménagé en Europe entre le droit au respect de la vie privée et les intérêts de la sécurité publique en ce qu’il cautionne la surveillance non ciblée du contenu des communications électroniques et des données de communication associées, et pis encore, l’échange de données avec des pays tiers qui ne disposent pas d’un niveau de protection comparable à celui des États du Conseil de l’Europe. Ce constat apparaît d’autant plus justifié à la lumière du refus catégorique que la CJUE a opposé à l’accès généralisé au contenu des communications électroniques, de sa réticence manifeste envers la conservation générale et indifférenciée des données de trafic et des données de localisation, et des limitations qu’elle a imposées au partage de données avec des services de renseignement étrangers n’assurant pas un niveau de protection substantiellement équivalent à celui garanti par la Charte des droits fondamentaux. Sur ces trois points, la Cour de Strasbourg reste en retrait de la Cour de Luxembourg, qui demeure le phare de la protection de la vie privée en Europe ».
B- Renforcer les échanges inter-juridictionnels
La prise au sérieux de la Charte passe surtout par un bon usage du renvoi préjudiciel. En l’absence d’un recours direct à la Cour de justice équivalent au droit de recours individuel (art. 34 CEDH), la force de la Charte repose sur le juge national et sur le mécanisme du renvoi préjudiciel, instrument de dialogue de juge à juge 45. Là encore, le juge national doit adopter une attitude décomplexée. Si des progrès ont été accomplis, il n’en demeure pas moins que l’attitude des juges français n’est pas toujours irréprochable, soit qu’ils ne saisissent pas la Cour de justice, interprète authentique de la Charte, alors qu’un renvoi préjudiciel se justifie, soit qu’ils entrent en résistance avec la Cour de justice.
Le juge européen, garant du mécanisme du renvoi préjudiciel et donc de l’effectivité de la Charte. L’attitude frileuse du juge national dans les configurations de rapports de systèmes a été mise au jour par la Cour de Strasbourg au titre de son contrôle du dispositif Bosphorus (test de protection équivalente). Déjà en 2012 46, dans la célèbre affaire Michaud, avait été pointé du doigt le refus du Conseil d’Etat dans l’affaire Conseil national des barreaux de saisir la Cour de justice sur la validité de la directive relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux illicites afin qu’elle se prononce sur la compatibilité de l’obligation de déclaration de soupçon avec l’article 8 CEDH, la Cour européenne constatant alors une insuffisance manifeste de protection et donc un défaut d’équivalence. À la faveur de ce test d’équivalence, la Cour européenne se fait garante du respect des procédures de l’Union européenne. Plus récemment, dans une affaire relative à l’exécution du mandat d’arrêt européen, c’est la démarche frileuse de la Cour de cassation qui est stigmatisée. En ne posant pas une question préjudicielle à la Cour de justice « sur les conséquences à tirer sur l’exécution d’un mandat d’arrêt européen de l’octroi du statut de réfugié par un État membre à un ressortissant d’un État tiers devenu par la suite également État membre », « question réelle et sérieuse quant à la protection des droits fondamentaux par le droit de l’Union européenne et son articulation avec la protection issue de la convention de Genève de 1951 sur laquelle la CJUE ne s’[était] jamais prononcée », la Cour de cassation a manqué son obligation de renvoi. Il en résulte l’inapplicabilité de la présomption Bosphorus car le mécanisme de protection des droits l’homme prévu par le droit de l’Union européenne a été empêché de produire toutes ses potentialités 47. La solution conforte le rôle de la Charte comme norme de référence en matière de droits fondamentaux au sein de l’ordre juridique de l’Union européenne. En effet, elle revient à considérer que l’arrêt Aranyosi et Căldăraru de la Cour de justice – reconnaissant la possibilité de déroger à l’obligation d’exécuter le mandat d’arrêt européen chaque fois qu’existe un risque réel de traitement inhumain ou dégradant en raison des conditions de détention de la personne concernée dans l’État d’émission (art. 4 de la Charte) – n’avait pas tout réglé. Par où l’on voit que la théorie de l’acte clair a encore de beaux restes chez les juges nationaux.
Vision étriquée des rapports de systèmes. Tout en faisant du dialogue des juges l’alpha et l’omega de leur office, les juridictions suprêmes semblent parfois arc-boutées sur une défense de leurs prérogatives et du contrôle dont elles ont la charge. Ce mouvement de repli ne concerne pas seulement le renvoi préjudiciel et le rôle de la Cour de justice comme interprète authentique de la Charte. C’est ce dont témoigne le positionnement du Conseil constitutionnel à l’occasion de l’entrée en vigueur du Protocole n° 16 à la CEDH qui introduit une nouvelle procédure de demande d’avis consultatif. D’une part, il se réjouit de sa désignation comme haute juridiction et d’autre part il réaffirme l’autonomie du contrôle de constitutionnalité et le caractère sacré de jurisprudence IVG. S’agissant du renvoi préjudiciel, on voit bien que le Conseil tente de limiter autant que possible les hypothèses dans lesquelles il pourrait saisir la Cour de justice. La motivation de la décision Ahmed révèle d’ailleurs son malaise, le Conseil constitutionnel rappelant que l’usage du mécanisme du renvoi préjudiciel repose essentiellement sur le juge ordinaire.
Notes:
- Décision 2004-505 DC, obs. F. Sudre, RFDA, 2005 p.34 ↩
- CE, Ass. 21 avr. 2021, French Data Network, n° 393099. C’est parce que le raisonnement en termes d’articulation entre plusieurs droits de la Charte -droit au respect de la vie privée vs droit à la sécurité – n’a pas convaincu la Cour de justice que la haute juridiction administrative est entrée en résistance ↩
- Par exemple, TA Paris, 4e sect., 3e ch., 15 juin 2017, Sté Otjiaha BV, n° 1602036 et 1602040 ; CA Lyon, 31 mars 2015, n° 14/05509 ↩
- Sur le retrait du Conseil par rapport aux autres juridictions constitutionnelles européennes, v. L. Burgorgue-Larsen, « La mobilisation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne par les juridictions constitutionnelles », Titre VII, 2019/1 (N° 2), p. 31 ↩
- Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France ↩
- R. Tinière, « L’article 12 de la DDH et l’identité constitutionnelle de la France », AJDA, 2022, p. 1147 ↩
- R. Tinière, « Propos introductifs », in R. Tinière et C. Vial (dir.), Les dix ans de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruylant, 2020, p. 15 ↩
- X. Bioy, S. Mouton et W. Mastor (dir.), Le réflexe constitutionnel. Question sur la question prioritaire de constitutionnalité, Bruylant, 2020 ↩
- Par exemple sur la fermeture des restaurants, le Conseil d’Etat a été saisi d’une demande d’avis à la Cour européenne des droits de l’homme « sur la question suivante : l’interprétation des articles 2, 16, 17 de la Charte des Droits fondamentaux, de l’article 1er du Protocole Additionnel de la CEDH, de l’article 1er du Protocole n° 12, des articles 2, 5 et 14 de la CEDH s’oppose-t-elle aux décrets et arrêtés litigieux » ; Conseil d’Etat, 17 juin 2021, Société ASPEO, n° 440330 ; ou plus récemment sur l’interdiction de déplacement définie par le décret du 16 mars 2020 : 31 janvier 2022, Société Nénuphar, n°442036 ↩
- CJUE, gde ch., 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a., C 336/19, EU:C:2020:1031, point 77 ↩
- Voy. parmi d’autres, D. Ritleng, « De l’articulation des systèmes de protection des droits fondamentaux dans l’Union », RTDE, 2013, p. 267 ; N. Belloubet, « Articulation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne avec les normes constitutionnelles », Just. et Cass., 2015, p. 412 ; S. Platon, « L’articulation entre la Charte, les droits fondamentaux nationaux et le droit de la Convention européenne des droits de l’homme », RUE, 2020 p.553 ↩
- Voir par exemple CJUE, 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B. (Taricco II), aff. C-42/17 ↩
- 30 janv. 2017, n° 394686 ↩
- 16 juin 2010, Diakité, n° 340 250 ↩
- concl. s. CE, 31 mai 2016, Gonzalez Gomez, n°396848 ↩
- CE, 11 janv. 1991, SA Morgane, n° 909995 ↩
- Ch. soc., 31 janv. 2012, n° 10-19.807 ↩
- CJUE, gde ch., 26 févr. 2013, aff. C-617/10 ↩
- Question prioritaire de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, thèse soutenue le 4 déc. 2020, Université Jean-Monnet Saint-Etienne, p. 307 ↩
- CE, 10 févr. 2016, M.B., n° 385929 ↩
- 1ère ch. civ., 2 mars 2022, n° 20-20.185 ↩
- F. Biltgen, « La jurisprudence de la CJUE à l’égard des discriminations sur la base de religion ou des convictions en matière de conditions de travail et d’emploi », RDP, 2023, à paraître ↩
- V. Laurent Coutron, « Sollicitations et réponses de la Cour de justice dans la crise de l’Etat de droit, RDLF, 2023, chron. n° 08 ↩
- 31 déc. 2020, OABA, n° 434546 ↩
- 28 sept. 2018, Société Eveler, n° 411454 ↩
- 25 juin 2021, n° 448486 ↩
- 28 déc. 2016, n° 404625 ↩
- Décision n°2018-768 DC du 26 juillet 2018 ↩
- Décision n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015 ↩
- J. Bonnet et P.-Y. Gahdoun, « Le Conseil constitutionnel déclare la guerre aux interprétations supranationales de la loi », AJDA 2020. 2158 ↩
- CA Lyon, 31 mars 2015, n° 14/05509, obs. P. Deumier, BACALy n°7, Publié le : 20/07/2015,URL : http://publications-prairial.fr/bacaly/index.php?id=666 ↩
- Cass. crim., 17 octobre 2017, n° 17-84.667 ↩
- n°15-12.417 ↩
- « Propos introductifs », op. cit. ↩
- T. Larrouturou, préc. ↩
- Voy. notre étude Mustapha Afroukh, « La Convention européenne des droits de l’homme devant le Conseil d’Etat en période d’état d’urgence sanitaire: une omniprésence en trompe-l’œil? », Europe des Droits & Libertés / Europe of Rights &Liberties, mars 2022/1, n° 5, pp. 6-24 ↩
- CE, 5 mars 2021, n° 440037 et 440165 ↩
- Ch. soc., 1er déc. 2021, n° 19-24.766. L’article 31§ 2 de la Charte prévoit que « tout travailleur a droit à (…) une période annuelle de congés payés » ↩
- 15 avril 2021, K.I. c. France, n°5560/19 ↩
- 30 août 2022, W. c. France, n°1348/21 ↩
- Sur ce point, voir obs. C. Brice-Delajoux, RDLF, 2022, chron. 31 ↩
- GC, 17 janv. 2023, Fetodova c. Russie, n°40792/10 ↩
- GC, 15 mars 2022, Grzęda c. Pologne, n°43572/18 ↩
- GC, 23 janv. 2023, Macaté c. Lituanie, n°61435/19 ↩
- « [L]a clef de voûte du système juridictionnel ainsi conçu est constituée par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE qui, en instaurant un dialogue de juge à juge précisément entre la Cour et les juridictions des Etats membres, a pour but d’assurer l’unité d’interprétation du droit de l’Union […], permettant ainsi d’assurer sa cohérence, son plein effet et son autonomie ainsi que, en dernière instance, le caractère propre du droit institué par les traités », CJUE, Plén., 18 décembre 2014, Avis 2/13, point 176 ↩
- 6 déc., n° 12323/11 ↩
- 25 mars 2021, Bivolaru et Moldovan c. France, n°40324/16 12623/17 ↩