Les critiques centre-européennes visant les juridictions supranationales européennes. Quand le politique s’attaque à l’État de droit
Florent Parmentier est Secrétaire général du CEVIPOF (Sciences Po)[1]
Dans La mort des démocraties[2], Steven Levitsky et Daniel Ziblatt démontrent que les démocraties ne meurent plus comme naguère, par des coups d’État ou des tanks, mais à travers le démantèlement des institutions démocratiques (institutions judiciaires, médias et droits de l’homme) par des gouvernements élus. A ce titre, les cas de la Hongrie et de la Pologne, virulents critiques des juridictions supranationales européennes, garantes d’un État de droit menacé, illustrent parmi d’autres des tendances autoritaires et illibérales se jouant au sein des États-membres de l’Union européenne.
Analyser la crise de l’État de droit revient à explorer les relations de pouvoir existant entre les institutions (nationales et européennes), les individus et l’État, afin de mesurer l’affaiblissement du libéralisme politique face au tournant illibéral. Quelques clarifications méritent d’être établies de manière préalable. En premier lieu, il faut dresser le constat d’une crise de l’État de droit qui s’appuie sur le démantèlement en interne d’institutions garantissant la démocratie, observé depuis les années 2010 au sein de plusieurs États-membres. Ces pratiques compliquent également les velléités d’exportation de l’Etat de droit, y compris dans les États de son voisinage immédiat (Partenariat oriental, Balkans, Union pour la Méditerranée) où les interactions sociales et politiques sont fortes. Ensuite, nous limiterons la critique des juridictions supranationales à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) et à la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH), tout en gardant à l’esprit que c’est bien l’ensemble des institutions européennes qui fait l’objet de critiques selon les mêmes fondements. Enfin, si le présent article se focalise sur la Pologne et la Hongrie plus spécifiquement, il faut observer que ces États ne sont pas isolés, et qu’ils ne cherchent pas non plus à remettre en cause leur appartenance européenne.
En d’autres termes, que révèlent les critiques centre-européennes des juridictions supranationales européennes de la crise de l’État de droit ?
L’État de droit en Europe : état des lieux
Il convient de démarrer par un paradoxe : l’absence de définition unifiée de l’État de droit au sein des institutions européennes n’empêche pas d’en souligner l’importance.
Ainsi, le Parlement européen, la Commission européenne, les États-membres, le Conseil de l’Europe ou les sociétés civiles ont différentes conceptions de l’État de droit, et différentes perspectives[3]. La Commission s’est pourtant bien dotée d’une définition de l’État de droit en 2014, s’inspirant du rapport et des critères de la Commission de Venise de 2011 : « L’État de droit garantit les valeurs et droits fondamentaux, permet l’application du droit de l’Union et favorise un environnement propice aux investissements. C’est l’une des valeurs fondamentales sur lesquelles repose l’UE»[4]. La Commission cherche ainsi à étendre la portée de l’État de droit, mais cette problématique est en réalité traitée au sein de différentes Directions générales (DG) : la DG valeurs et transparence, dirigée par la Vice-Présidente Vera Jourova ; la DG justice, du Commissaire Didier Reynders ; la DG élargissement et voisinage européen, du Commissaire Oliver Varhelyi. Alors que dans la précédente Commission, Frans Timmermans était responsable pour l’État de droit et la Charte des droits fondamentaux, le mandat de Vera Jourova n’y fait pas explicitement référence. Au sein du Parlement européen, la question a pu faire l’objet de tractations internes : ainsi en a-t-il été au moment où le Parti populaire européen (PPE) a dû s’interroger sur le fait de conserver Viktor Orban dans ses rangs[5]. Quant au Conseil européen, il est également fréquent que les États-membres cherchent à restreindre les règles s’appliquant à eux-mêmes. Au-delà des solidarités politiques, les positions de la Pologne et de la Hongrie s’appuient sur la dénonciation d’ambiguïtés et la revendication d’une identité juridique différente.
Pour autant, si sa définition n’est pas unanimement partagée, l’État de droit est incontestablement considéré comme une valeur en soi par les Européens, dans le cadre de l’UE comme du Conseil de l’Europe. L’article 2 du Traité de l’Union européenne (TUE) stipule que « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que le respect des droits de l’Homme ». A ce titre, ces valeurs sont garanties par l’article 7 du TUE : selon l’article 7, paragraphe1, « le Conseil, statuant à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres après approbation du Parlement européen peut constater qu’il existe un risque clair de violation grave par un État-membre des valeurs visées par l’article 2 ». Dans ce cadre, le Conseil procède à des auditions du gouvernement mis en cause, et peut lui adresser des recommandations. L’article 7, paragraphe2, stipule que « le Conseil européen, statuant à l’unanimité sur proposition d’un tiers des États membres ou de la Commission européenne et après approbation du Parlement européen, peut constater l’existence d’une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées par l’article 2 ». Dans ce cadre, il revient au Conseil de décider à la majorité qualifiée de suspendre certains droits. Le Conseil de l’Europe, dans son Statut (Traité de Londres du 5 mai 1949), fait référence aux « principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable », sans mentionner le terme Etat de droit lui-même, mais en décrivant pourtant le contenu.
Au-delà du rappel aux valeurs, il faut constater que l’Union européenne a mis en place des outils pour empêcher le démantèlement de l’État de droit. Ses démarches s’appuient sur un mélange de prévention (tableau de bord de la justice dans l’Union ; programme de soutien ; mécanisme européen de protection de l’État de droit) et de répression (cadre pour l’État de droit[6], qui permet d’ouvrir un dialogue « structuré » avec un État-membre ; l’article 7 ; infractions et conditionnalité ; règlement relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union[7]). Le cadre pour l’État de droit, activable en cas de crise, a été utilisé en 2016, après les premières réformes de la justice en Pologne. Le gouvernement polonais n’avait alors pas tenu compte des quatre recommandations publiées par la Commission, ces dernières rejoignant les avis de la Commission de Venise sur la réforme judiciaire de Pologne (2017)[8], ce qui a conduit cette dernière à déclencher l’article 7 en décembre 2017.L’article 7 a également été utilisé en septembre 2018 à l’encontre de la Hongrie, par le Parlement européen, sans que le cadre de l’État de droit n’ait été utilisé auparavant. Il existe donc, dans les textes et en pratique, des modalités de défense de l’État de droit au niveau européen.
Les critiques centre-européennes des juridictions supranationales
Les critiques centre-européens à l’encontre du libéralisme politique[9] peuvent être résumées selon trois oppositions structurantes : le peuple face aux élites ; la nation face à l’individu et la nation face aux institutions européennes.
Le premier ressort oppose la légitimité populaire aux élites technocratiques, aux intellectuels et aux représentants politiques. En la matière, la révolution passe par le bureau de vote, elle est même souvent réalisée en vertu même de la démocratie[10]. Au nom de la légitimité populaire, deux principes démocratiques sont alors remis en cause : celui de tolérance mutuelle (les partis concurrents se considèrent comme des adversaires légitimes), et celui de retenue (usage modéré dans l’exercice des prérogatives institutionnelles). Viktor Orban a par exemple, après son retour au pouvoir en 2010, placé des sympathisants dans les principales institutions : le parquet, la Cour des comptes, le bureau du médiateur, la Cour constitutionnelle et l’institut des statistiques.[11] La Pologne du PiS a également procédé de même. Si, en 1848 et en 1989, l’expression « Printemps des peuples » a pu être employée, pour marquer une double revendication nationale et politiquement libérale, force est de constater que la souveraineté populaire s’éloigne ici de la séparation des pouvoirs.
Le second ressort oppose l’importance accordée à la communauté nationale à celle accordée à l’individu et à ses droits. L’État doit protéger la nation conçue de manière organique, ce qui incite à pratiquer une forme de « guerre culturelle » contre des minorités discriminées, qu’elles soient ethniques, religieuses ou sexuelles. Ainsi, l’ancien Ministre des Affaires étrangères Witold Waszczykowski s’insurgeait contre la direction que prenait selon lui le reste de l’Europe : un « mélange de cultures et de races, un monde de cyclistes et de végétariens qui repose seulement sur des énergies renouvelables et combattant chaque symbole religieux » ; il y opposait ses valeurs polonaises, s’orientant vers « la tradition, la conscience historique, le patriotisme, la foi en Dieu, une vie de famille normale entre un homme et une femme »[12]. La réaction des pouvoirs centre-européens face à la crise des migrants en 2015 ou à la question des droits des LGBTQI+ fait l’objet de polémiques régulières au sein de l’UE et au sein des organes du Conseil de l’Europe.
Enfin, le troisième ressort oppose la nation comme entité politique légitime aux institutions européennes, qu’il s’agisse de l’UE ou du Conseil de l’Europe. L’argument central est celui du principe de souveraineté juridique : la responsabilité politique ne peut reposer que sur le peuple, et non sur des entités non-élues. Après que la Cour constitutionnelle polonaise ait jugé qu’une partie de la Convention européenne des droits de l’homme était incompatible avec la Constitution polonaise, le Ministre polonais de la Justice, Sebastian Kaleta, a « salué un grand jour pour la règle de droit et la souveraineté polonaises », se réjouissant qu’« une nouvelle tentative d’interférence extérieure illégale dans le système [judiciaire] polonais ait été arrêtée ».[13] Ni la Pologne, ni la Hongrie ne réclament une sortie de l’UE, mais en revanche, elles aspirent à voir reconnaître la légitimité de leur interprétation du droit européen. Par ailleurs, la critique centre-européenne met l’accent sur le rôle du Parlement plutôt que sur celui des tribunaux, toujours au nom de la légitimité populaire. Une autre manière de défier les injonctions à respecter l’État de droit de la Commission consiste à simuler la mise en œuvre des obligations liées[14], par exemple dans le cadre du dialogue constitutionnel.
Ainsi, Budapest et Varsovie ont mobilisé le même type d’arguments, comme le fait remarquer Michiel Luining, en ne s’opposant pas frontalement à l’idée de l’État de droit mais en essayant d’atténuer les critiques qui leur sont adressées, afin que leur interprétation puisse également être considérée comme légitime[15]. La ligne de défense consiste à plaider pour une ambiguïté d’interprétation, puisqu’il n’existe pas de définition unique de l’État de droit à leurs yeux. Dans ce prolongement, la conditionnalité budgétaire, dont l’importance est fondamentale sur le plan économique, est considérée comme fondamentalement biaisée par des motivations politiques. Dans le même ordre d’idée, il existerait également une marge d’appréciation concernant l’État de droit s’appuyant sur des traditions légales propres. Aussi, l’argument du principe de subsidiarité, faisant confiance au Parlement plutôt qu’à des tribunaux considérés comme dépourvus de légitimité démocratique, est aussi régulièrement mis en avant. Enfin, un dernier argument juridique est de s’appuyer sur l’article 4 du TUE : ce dernier mentionne le concept « d’identité constitutionnelle », parlant d’identités nationales « inhérentes à des structures fondamentales, politiques et constitutionnelles ». Son usage permet de subvertir le bon fonctionnement des institutions[16].
Les objectifs politiques derrière ces critiques
Les critiques adressées aux juridictions supranationales européennes ne sont pas neutres politiquement, elle incline le jeu démocratique dans trois directions principales : le renforcement de la figure du leader, l’encouragement d’un travail de sape au détriment des contre-pouvoirs et la destruction des institutions pour favoriser la corruption et le clientélisme.
Le premier objectif est le renforcement de la personnalisation du pouvoir, allant jusqu’à revaloriser la figure de l’homme providentiel, au détriment du fonctionnement des institutions démocratiques. L’exemple de Napoléon montre qu’on peut être à la fois à l’origine de la formation du droit public (rédacteur du Code civil et donc fondateur de l’État de droit) et peu concerné par les libertés publiques (d’où le souhait d’une Constitution « courte et obscure »). Levitsky et Ziblatt propose d’ailleurs quatre signaux d’alerte pour reconnaître les personnalités autoritaires : le rejet ou la faible adhésion aux règles du jeu démocratique ; la contestation de la légitimité de l’opposition politique ; la tolérance ou l’encouragement à la violence ; la propension à restreindre les libertés civiles de l’opposition et des médias.[17]
Le deuxième objectif consiste à casser les contre-pouvoirs, si nécessaires au bon fonctionnement d’une démocratie. En noyautant ou en réduisant l’influence des institutions (tribunaux, organismes neutres), éventuellement en les transformant en armes contre l’opposition, en achetant les médias ou en bâillonnant le secteur privé, les leaders illibéraux créent un « terrain de jeu inégal » (uneven playing field) entre majorité et opposition.
Enfin, le dernier objectif notable est la destruction ou le noyautage des institutions en vue de favoriser la corruption ou le clientélisme. Le redécoupage de la carte électorale fait partie des techniques utilisées afin d’entretenir le clientélisme, et assurer la permanence au pouvoir. Dans l’espoir de casser les contre-pouvoirs, le ciblage de médias ne passe pas aujourd’hui par la censure, mais par le contrôle économique, par le fait de canaliser la publicité d’État vers les médias pro-gouvernementaux ou d’infliger de lourdes amendes. L’affaiblissement des institutions va ainsi de pair avec la mise en place d’un système clientéliste, de distribution de prébendes contribuant au dysfonctionnement de l’Etat de droit.
Conclusion
La crise de l’État de droit en Europe centrale, c’est-à-dire la subversion des institutions démocratiques par des régimes illibéraux, a fait émerger de multiples stratégies de contournement du rôle des juridictions supranationales et des institutions européennes. Les critiques adressées à ces dernières sont paradoxalement la preuve de leur utilité en la matière plus qu’une manifestation de leur faiblesse.
Les promesses d’élargissement offertes à l’Ukraine et à la Moldavie, suite à la guerre déclenchée par la Russie en février 2022, mettront une nouvelle fois au cœur la question de l’État de droit. En effet, l’évaluation de ce dernier reste l’un des critères de Copenhague (1993) permettant de décider de l’adhésion à l’UE de tel ou tel pays. Si le principe de conditionnalité et la socialisation ont permis de réels progrès en matière d’État de droit chez tous les nouveaux États-membres, la question aujourd’hui posée est bien celle de son maintien une fois l’adhésion acquise. L’expérience historique de la Pologne et de la Hongrie seront à ce titre important pour évaluer ces deux nouvelles candidatures, ainsi que celles des États de l’Europe du Sud-Est, et leur bon fonctionnement dans la durée.
[1] Florent Parmentier est notamment l’auteur de : Les chemins de l’État de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
[2] Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, La mort des démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 2019.
[3] Petra Bard, “The von der Leyen Commission and the Future of the Rule of Law”, Verfassungsblog, 11 novembre 2019, https://verfassungsblog.de/the-von-der-leyen-commission-and-the-future-of-the-rule-of-law/
[4] « État de droit », Commission européenne, https://ec.europa.eu/info/policies/justice-and-fundamental-rights/upholding-rule-law/rule-law_fr
[5] Lukas Macek, « Chronique d’une rupture : le départ du Fidesz du groupe PPE au Parlement européen », Notre Europe, 5 mai 2021, https://institutdelors.eu/publications/chronique-dune-rupture-le-depart-du-fidesz-du-groupe-ppe-au-parlement-europeen/
[6] Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit, Communication de la Commission, COM (2014) 158 final.
[7] Règlement (UE, Euratom) 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union.
[8] CDL-AD(2017)031, « Pologne : avis sur le projet de loi portant sur la modification de la loi sur le conseil national de la justice, sur le projet de loi portant modification de la loi sur la Cour suprême, proposés par la président de la République de Pologne, et sur la loi sur l’organisation des tribunaux ordinaires », avis n°904/2017, Strasbourg, 11 décembre 2017.
[9] Jacques Rupnik, “The Crisis of Liberalism”, Journal of Democracy, vol.29, n°3, juillet 2018, pp.24-38.
[10] Jan Zielonka, Jacques Rupnik, “From Revolution to ‘Counter-Revolution’: Democracy in Central and Eastern Europe 30 Years On”, Europe-Asia Studies, Vol.72, n°6, 2020, pp.1073-1099.
[11] Janos Kornai, “Hungary’s U-Turn: Retreating from Democracy”, Journal of Democracy, Vol.26, n°43, juillet 2015, p.35.
[12] Jan Cienski, “Polish conservative’s PR pushback”, Politico, 4 janvier 2016, https://www.politico.eu/article/poland-nato-bases-germany-pis-waszczykowski-commission/
[13] « Pologne : la Convention européenne des droits de l’homme jugée incompatible avec la Constitution », Le Monde, 24 novembre 2021.
[14] Agnes Batory, “Defying the Commission: Creative Compliance and Respect for the Rule of Law in the EU”, Public Administration, Vol.94, n°3, 2016, pp.685-699.
[15] Michel Luining, “The EU’s rule of law: work is needed”, Progressive Yearbook 2021, 2021, pp.85-97.
[16] Daniel Kelemen, Laurent Pech, “The Uses and Abuses of Constitutional Pluralism: Undermining the Rule of Law in the Name of Constitutional Identity in Hungary and Poland”, Cambridge Yearbook of European Legal Studies, n°21, pp.59-74.
[17] Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, op.cit., p.31-35.