L’Etat de droit aujourd’hui
Conférence prononcée le mardi 17 septembre 2024 lors de la rentrée des étudiants des masters de droit public de la Faculté de droit de Grenoble.
Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président honoraire du Conseil d’Etat
Monsieur le doyen de la Faculté de droit de l’Université Grenoble-Alpes,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Chers étudiantes et étudiants,
Je vous remercie de votre accueil à l’Université Grenoble-Alpes. En accord avec le professeur Serge Slama à l’origine de mon invitation, j’ai retenu comme thème de mon intervention l’Etat de droit aujourd’hui. Dans le champ du droit public et des institutions politiques, d’autres sujets font certes davantage l’actualité et pourraient paraître plus sémillants ou captivants. Mais le sujet de mon intervention est central et de la réponse qui lui sera donnée dépendra le visage de nos sociétés, en France, en Europe et au-delà de leurs frontières, dans les décennies à venir. Car l’Etat de droit est intimement lié à la garantie des libertés et des droits fondamentaux. Il est aussi en étroite interaction avec la vitalité de la démocratie et l’exercice de la souveraineté.
De quoi parlons-nous lorsque nous prononçons les mots d’Etat de droit ? Nous entendons la soumission de tous au droit et à la loi et, notamment, des pouvoirs publics et des autorités politiques. Comme le dit justement le site Vie publique du gouvernement dont j’ai eu jadis la responsabilité, l’Etat de droit repose sur trois piliers : le respect de la hiérarchie des normes ; l’égalité des citoyens devant la loi qui est la même pour tous ; et la mise en place de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Puisque nous sommes à Grenoble, le Parlement du Dauphiné en 1788, les participants à la Journée des tuiles et les députés aux Etats généraux, tels Barnave ou Mounier, ont certes été des acteurs des prémisses et des commencements de la Révolution ; ils ont aussi été plus substantiellement, même si cela est moins visible, des artisans de l’Etat de droit.
Dans l’ouvrage d’Aristote La Politique qui est bien antérieur à l’émergence du concept moderne d’Etat de droit, on peut déjà lire : « Le gouvernement de la loi est plus souhaitable que celui des citoyens et, selon le même argument, s’il est meilleur que certains gouvernent, il faut les établir comme gardiens et serviteurs des lois ». L’on peut discerner dans cette analyse qui semble opposer la loi aux citoyens les racines antiques d’un problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés : l’opposition du peuple et de la loi qui nourrit le populisme.
Au-delà de ces mots d’introduction, il faut entrer dans le vif du sujet et examiner comment l’Etat de droit s’est construit et transformé au point de paraître triompher en France et dans le monde (I), puis comment il est entré en crise au cours des dernières décennies (II), avant de réfléchir aux réponses qui peuvent être apportées à cette crise (III).
I. La construction et la transformation de l’Etat de droit
Je voudrais sous cette rubrique montrer que l’Etat de droit est le socle sur lequel notre société est construite (A), qu’il ne peut se concevoir sans une justice indépendante et impartiale (B) et qu’il s’est très profondément transformé à l’issue de la seconde guerre mondiale, épreuve sans précédent qui s’est conclue par la victoire de la démocratie sur des régimes totalitaires (C).
A. Le socle sur lequel notre société est construite
Il existe des liens indissolubles entre Etat de droit, démocratie et souveraineté (au moins en tant que celle-ci réside dans le peuple). Les enseignements de la philosophie politique et ceux de l’histoire se rejoignent pour montrer qu’il ne peut y avoir de démocratie et de souveraineté du peuple sans Etat de droit, ni séparation des pouvoirs.
Certes Kelsen, dans son imperturbable logique, a affirmé qu’un Etat dans lequel la puissance étatique sur l’individu serait illimitée, sans aucune liberté individuelle, resterait une démocratie, pourvu que l’ordre étatique fût créé par les individus qui y sont soumis[1]. Mais bien avant lui, Locke[2] et Montesquieu[3] ont pensé l’idée d’une séparation ordonnée des pouvoirs comme fondement de la liberté civile et politique, sans en faire toutefois un élément constitutif de la démocratie à laquelle ils se sont peu intéressés. Puis Kant, dans la Métaphysique des mœurs notamment, a exprimé de manière claire le lien entre l’Etat de droit et l’existence de trois pouvoirs équilibrés, impliquant une justice indépendante et dotée d’autorité. Pour lui, les trois pouvoirs sont dépositaires de la souveraineté. Ils sont distincts mais « coordonnés […] comme autant de personnes morales »[4]. Ces pouvoirs sont complémentaires et subordonnés les uns aux autres, de sorte qu’aucun d’entre eux ne puisse prendre le pas sur l’autre. C’est dans cette division équilibrée du pouvoir suprême que, selon Kant, « l’Etat a son autonomie, c’est-à-dire se forme et se conserve lui-même d’après les lois de la liberté ».[5] C’est en elle que réside son « salut », c’est-à-dire « l’état de la plus grande concordance entre la constitution et les principes du droit »[6], autrement dit « l’Etat de droit vers lequel la raison, par un impératif catégorique, nous oblige à tendre »[7].
Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville se sont inscrits dans ce courant de pensée en faisant une place accrue à la souveraineté populaire et à la démocratie qui, selon eux, devaient être contenues et en insistant sur les contre-pouvoirs, en particulier la liberté de la presse et le pouvoir judiciaire. C’est ainsi que Tocqueville souligne : « Armé du bras droit de déclarer les lois inconstitutionnelles, le magistrat américain pénètre sans cesse dans les affaires politiques. Il ne peut pas forcer le peuple à faire les lois, mais du moins il le contraint à ne point être infidèle à ses propres lois et à rester d’accord avec lui-même »[8].
D’un point de vue historique maintenant, l’expérience a montré que les termes « Etat de droit », démocratie et souveraineté nationale ne peuvent être séparés. Tenter de les dissocier reviendrait à poser une question d’ordre ontologique que l’on peut résumer ainsi : un peuple peut-il décider de se perdre ? Autrement dit, la volonté d’une nation, exprimée souverainement, peut-elle conduire à la négation des droits fondamentaux ? Une réponse négative s’impose, ne serait-ce qu’en considération des enseignements de l’histoire européenne du XXème siècle et des “coups d’Etat légaux” qui l’ont jalonnée : il a pu arriver que la mise à bas de la démocratie et des droits fondamentaux puisse emprunter des voies apparemment démocratiques, mais elle n’en a pas moins été contraire à la volonté authentique des peuples concernés. La volonté populaire ne peut s’exprimer valablement sans libertés effectives, sans respect des lois fondamentales et sans garanties juridictionnelles. Tout se tient. C’est ainsi que la loi du 10 juillet 1940 votée par le Parlement de la IIIème République réuni en Assemblée nationale, et notamment par les députés du Front populaire élus en mai 1936, qui a confié au Maréchal Pétain chef de l’Etat les pleins pouvoirs constitutionnels a été un simulacre de délibération démocratique : car il n’y a eu ni respect de la Constitution, ni liberté d’expression, ni libre délibération des représentants du Peuple. Et il y avait une occupation étrangère. Sur un autre registre, le Reichstag allemand, expression d’une volonté apparemment populaire, a émané d’élections qui se sont tenues dans un contexte constant de pressions et d’intimidations.
Pour me concentrer sur le socle de notre vie publique, « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum », selon l’article 3 de notre Constitution. Comme l’a déclaré le Général de Gaulle le 25 mai 1942, « La démocratie se confond exactement, pour moi, avec la souveraineté nationale. La démocratie c’est le gouvernement du peuple par le peuple, et la souveraineté nationale, c’est le peuple exerçant sa souveraineté sans entrave ». Et dès cette époque, sous l’influence notamment de René Cassin, il n’envisage pas de rétablir la souveraineté et la démocratie en France sans le rétablissement corrélatif des libertés républicaines.
B. Pas d’Etat de droit sans justice indépendante et impartiale
Les progrès de l’Etat de droit ne sont pas seulement corrélés avec les conquêtes politiques et les grandes libertés : le suffrage universel, la liberté individuelle, les grandes libertés publiques (presse, association, syndicats…) qui ont été les acquis des révolutions… Ils sont aussi tributaires de l’existence d’une justice en capacité d’exercer véritablement sa mission.
1/ Les difficiles progrès de l’Etat de droit en France sont liés à notre carence dans ce domaine. La justice en France a été longtemps subordonnée aux autres pouvoirs. Au pouvoir législatif, d’abord : la procédure dite du référé législatif instaurée par la loi des 16 et 24 août 1790 a perduré jusqu’en 1837. Elle imposait aux juges, notamment, de s’adresser au corps législatif « toutes les fois qu’ils croiront nécessaire, soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une nouvelle ».
Quant à la subordination de la justice au pouvoir exécutif, elle peut être illustrée par la pratique récurrente des épurations du corps judiciaire : chacun des régimes qui se sont succédé a procédé à un renouvellement massif de ce corps. Tel fut le cas de l’Empire, avec les épurations de 1808[9] et de 1810[10], mais aussi de la seconde Restauration en 1815[11], ou encore de la Monarchie de juillet en 1830[12], de la deuxième République en 1848[13] et, dans une moindre mesure, ce qui est paradoxal, du second Empire[14]. La troisième République n’a pas dérogé à cette pratique : les années 1879-1883 ont été celles d’un renouvellement presque complet des membres du Conseil d’Etat et d’une épuration massive des juges judiciaires. Il a fallu attendre la Constitution si décriée du 27 octobre1946 pour que soit créé un Conseil supérieur de la magistrature chargé de superviser la carrière des magistrats et de la soustraire à l’influence directe et souvent très politique du Gouvernement et du Parlement.
L’histoire témoigne à l’inverse de ce que la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice ont été un fondement essentiel et même la matrice de la garantie de l’Etat de droit, sans laquelle il n’est pas de démocratie. C’est ainsi que la Constitution des Etats-Unis, adoptée le 17 septembre 1787, a été fondée dès l’origine sur une séparation équilibrée des pouvoirs selon le principe des freins et des contrepoids, séparation incluant un pouvoir judiciaire fort incarné par la Cour suprême. Même si plusieurs arrêts au long de l’histoire de cette cour ont été et demeurent controversés, la pérennité de la Constitution américaine et l’affermissement de la garantie des droits aux Etats-Unis démontrent avec éclat, au moins jusqu’en janvier 2021, la capacité d’une démocratie organisée autour d’une séparation des pouvoirs incluant un véritable pouvoir judiciaire, à garantir la cohésion de la société et à surmonter les épreuves du temps en préservant, au-delà les crises de toutes natures, les fondements de l’Etat de droit. Un autre exemple vient à l’esprit. Ce n’est pas seulement sur les droits fondamentaux et les principes démocratiques qu’a été fondée la République fédérale d’Allemagne le 23 mai 1949 : c’est aussi sur une cour constitutionnelle fédérale en capacité de veiller à l’effectivité du nouveau pacte constitutionnel. C’est peu de dire qu’elle a assumé ce rôle et qu’elle est reconnue et respectée pour cela.
La justice est ainsi, au-delà des exemples que je viens de citer, fondamentalement la gardienne du pacte social. Car elle est assure le respect des valeurs et des principes que le peuple s’est donnés à lui-même par la Constitution et la loi. Sans pouvoir s’autosaisir, sans produire de la norme, mais en se bornant à l’appliquer et à l’interpréter, elle assure, dans le temps long, la pérennité et l’effectivité des lois et des principes qu’elles contiennent vis-à-vis de tous, les pouvoirs publics et les particuliers, les puissants et les misérables, pour parler comme La Fontaine dans la fable Les animaux malades de la peste.
C. Les transformations de l’Etat de droit
Elles ont été provoquées par les conséquences tirées des tragiques expériences totalitaires du XXème siècle et par la reconstruction, après deux guerres mondiales, de la société internationale.
Ces deux évolutions sont à l’origine d’un double mouvement.
1/ D’abord un mouvement constitutionnalisation de l’Etat de droit et des droits fondamentaux qui lui sont associés, avec la création de cours constitutionnelles et la consécration de déclarations des droits de niveau constitutionnel. Ce que j’ai évoqué avec l’Allemagne s’est produit dans tous les Etats ayant fait une expérience totalitaire ou dictatoriale semblable : l’Italie, l’Espagne, le Portugal, puis à partir de 1989-1990 les Etats de l’Europe centrale et orientale libérés du joug soviétique. Même des Etats qui ont été totalement ou partiellement épargnés par ces épreuves se sont ralliés à ce mouvement de manière parfois aléatoire ou surprenante. C’est le cas de la France qui avait adopté le 26 août 1789 une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, très inspirante mais sans effet juridique à laquelle s’est tout de même référé le préambule des Constitutions de 1946 et 1958. Sur cette base, le Conseil constitutionnel lui a, vous le savez tous, donné une portée juridique par sa décision du 16 juillet 1971[15] et il a engagé sur cette base un contrôle de constitutionnalité des lois. Mais puisque je parle devant des juristes distingués, je tiens à rappeler que le Conseil d’Etat s’était auparavant plusieurs fois référé à la Déclaration des droits de l’Homme comme fondement de l’annulation d’actes administratifs. Il a ainsi montré la voie au Conseil constitutionnel.
Ce mouvement de constitutionnalisation est extrêmement profond et ne cesse de produire des effets dans de nombreux pays, même ceux qui n’ont pas de constitution comme le Royaume Uni. Il a conduit chez nous à instaurer un contrôle de la constitutionnalité des lois promulguées lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
2/ Le second mouvement est celui de l’européanisation et de l’internationalisation de l’Etat de droit qui était jusqu’alors strictement assigné dans un cadre national. La reconstruction au sortir de la Seconde guerre mondiale nous a fait sortir du cadre westphalien d’Etats-nations complètement indépendants et même hermétiques les uns par rapport aux autres. L’Europe a été et reste le principal théâtre de cette refondation de l’Etat de droit devant l’Amérique latine.
Il y eut d’abord le 10 décembre 1948 l’adoption d’une Déclaration universelle des droits de l’homme, de valeur seulement déclarative, même si elle reste une référence et si sa portée politique est loin d’être négligeable. Des conventions en principe contraignantes, les pactes des Nations Unies sur les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux, ont ensuite été adoptés en décembre 1966, mais ils ne sont pas assortis d’un dispositif juridictionnel de contrôle.
En Europe et en Amérique, des conventions des droits de l’homme ont profondément changé la donne, puisqu’elles ont consacré à l’échelle d’un continent des droits fondamentaux juridiquement opposables et que des cours des droits de l’homme, la cour européenne et la cour interaméricaine, statuent sur des recours individuels, interprètent de manière dynamique ces deux instruments et rendent des décisions qui en principe s’imposent aux Etats. La consolidation ou les progrès de l’Etat de droit en Europe de l’Est, mais aussi dans les pays d’Europe de l’Ouest, doivent beaucoup à cette cour : qu’il s’agisse des principes du procès équitable, des principes du droit pénal (ne bis in idem), de la sauvegarde de la liberté individuelle (la réforme de la garde à vue en France a été tributaire de sa jurisprudence), de la liberté d’opinion, de l’éradication des traitements inhumains ou dégradants et, notamment, du contrôle de la condition pénitentiaire, de la protection de la vie privée…
La création des Communautés, devenues l’Union européenne, s’est de son côté accompagnée de la création d’un système juridictionnel, au premier rang duquel figure la Cour de justice de l’Union européenne. Cette Cour joue un rôle central dans l’interprétation et l’application du droit de l’Union et elle assure en particulier la primauté, l’unité et l’effectivité de ce droit. Ce rôle n’a cessé de s’étendre avec l’extension du champ géographique de l’Union à la quasi-totalité du continent européen, mais aussi et surtout avec l’extension du champ de compétences de l’Union à bien d’autres domaines que le marché intérieur, les aides d’Etat, le droit de la concurrence ou des abus de position dominante, et enfin avec l’adoption en 2000, puis l’opposabilité juridique, le 1er décembre 2009, de la Charte des droits fondamentaux avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Chaque mois, des décisions majeures influençant l’Etat de droit en Europe sont ainsi rendues par la Cour de Luxembourg, par exemple sur le droit applicable aux étrangers (refus d’entrée, expulsions et extraditions), le droit pénal, la citoyenneté européenne, la protection des données et, notamment, la conservation des données de connexion et de localisation. Le croisement des compétences nouvelles de l’Union, de la Charte des droits fondamentaux et des dispositions à caractère transversal, comme le principe de non-discrimination en fonction de l’âge ou la directive sur le temps de travail qui s’applique même aux forces armées au grand dam du gouvernement français, font que tout juge et tout juriste français, quelle que soit sa spécialité, doit consacrer une part significative de sa formation et de sa pratique à la maîtrise et la prise en compte du droit de l’Union et, dans une moindre mesure, du droit européen des droits de l’Homme.
A priori, tout irait pour le mieux dans le monde idéal de l’Etat de droit. L’affirmer serait cependant ignorer une crise latente et profonde qui revêt une dimension à la fois juridique et politique.
II. La crise de l’Etat de droit
A. Elle procède directement des transformations que je viens de retracer
Ces évolutions favorables au renforcement de l’Etat de droit présentent des inconvénients qu’il ne faut pas sous-estimer. Nous sommes en effet inscrits dans un pluralisme qui revêt aujourd’hui quatre dimensions selon l’expression du professeur Poiares Maduro[16] :
- une pluralité des sources textuelles constitutionnelles (traités, constitutions, convention européenne des droits de l’homme) ;
- une pluralité de « sites constitutionnels », c’est à dire de cadres d’émergence et de lieux d’expression du phénomène constitutionnel qui, tous, se prétendent en situation d’autonomie et en possession de l’autorité juridique ultime ;
- une pluralité des interprétations, différentes institutions pouvant se trouver en concurrence quant à l’acception qu’elles retiennent d’une même source constitutionnelle ;
- enfin, une pluralité de communautés politiques, chacune défendant une conception particulière de la Constitution.
A l’évidence, comme le soulignent mes collègues du Conseil d’Etat dans un commentaire sur l’arrêt d’assemblée du contentieux du 21 avril 2021[17], « cet état est fragile et risque sans cesse d’imploser sous le poids de ses contradictions. La tendance naturelle du constitutionnalisme à l’unité et à la verticalité peut triompher et le pluralisme se transformer en monisme constitutionnel. A l’inverse, le pluralisme peut muter en pluralité et les ordres juridiques renouer avec l’indifférence mutuelle qui caractérisait leurs relations dans l’ordre westphalien ».
Cette question formulée en termes abstraits est à la fois centrale et très sensible. La question qui se pose est en effet de savoir si le pluralisme juridique est durablement soutenable, au moins au sein de l’Union européenne. Dès maintenant se pose de plus en plus souvent la question de savoir comment articuler et concilier l’ordre constitutionnel des Etats membres et celui de l’Union dont on a vu qu’ils s’étaient, les uns et les autres, renforcés, mais qui ne peuvent jamais exactement coïncider, d’autant plus que se pose de manière de plus en plus lancinante la question de l’étendue exacte des compétences de l’Union et de l’interprétation des droits fondamentaux qui ne se recoupent pas exactement entre les constitutions nationales, le droit de l’Union européenne et la convention européenne des droits de l’homme. Le nœud gordien est le suivant : la plupart des constitutions nationales en Europe prévoient, d’une manière ou d’une autre, l’obligation de mettre en œuvre le droit de l’Union, mais elles comportent aussi d’autres principes ou règles qui ne sauraient être méconnues. Comment assumer cette double obligation qui peut être contradictoire ? Et en cas de contradiction, que faire ?
De plus en plus de cours suprêmes en Europe sont tentées par le contrôle ultra vires conduisant à contester des compétences exercées par l’Union ou à mettre en cause la manière elles sont exercées. C’est ce qu’a fait la Cour constitutionnelle allemande par une décision du 5 mai 2020 à propos du programme PSPP (programme d’achat de dettes souveraines). Ce n’est pas le seul cas de rébellion frontale au sein de l’Union sur le terrain de l’ultra vires. Sur un mode moins abrasif, d’autres cours suprêmes veillent à la sauvegarde de leur identité constitutionnelle nationale. C’est ce qu’a fait le Conseil d’Etat dans deux affaires récentes relatives à la conservation des données de connexion et au temps de travail dans la gendarmerie[18] dans le sillage d’une jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2006[19].
Comme l’écrit le Conseil d’Etat dans ces deux arrêts, « en consacrant l’existence d’un ordre juridique de l’Union européenne intégré à l’ordre juridique interne…, l’article 88-1 confirme la place de la Constitution au sommet de ce dernier. Il appartient au juge administratif, s’il y a lieu, de retenir de l’interprétation que la Cour de justice de l’Union européenne a donnée des obligations résultant du droit de l’Union la lecture la plus conforme aux exigences constitutionnelles autres que celles qui découlent de l’article 88-1, dans la mesure où les énonciations des arrêts de la Cour le permettent. Dans le cas où l’application d’une directive ou d’un règlement européen, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne, aurait pour effet de priver de garanties effectives l’une de ces exigences constitutionnelles, qui ne bénéficierait pas, en droit de l’Union, d’une protection équivalente, le juge administratif, saisi d’un moyen en ce sens, doit l’écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l’exige ».
Autrement dit, le Conseil d’Etat qui avait jeté les bases de ce contrôle dans arrêt de 2007[20] rendu sous ma présidence dans un tout autre contexte, c’est la Constitution qui doit prévaloir en cas de contradiction entre celle-ci et le droit de l’Union.
Le conflit des prééminences ne se limite pas aux relations entre les cours suprêmes nationales et la Cour de justice de l’Union. Il s’étend aussi aux relations entre les deux cours européennes, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union. L’avis 2/13 rendu le 18 décembre 2014 par la Cour de justice sur le protocole d’adhésion de l’Union à la convention européenne des droits de l’homme exprime ainsi un désaccord frontal sur cette adhésion qui méconnaîtrait l’article 6§2 du TUE au motif – je résume en quelques mots un avis de 20 pages au risque de le caricaturer – qu’elle porterait atteinte à l’autonomie et aux caractéristiques spécifiques du droit de l’Union. Cet avis a stoppé net le processus de l’adhésion de l’Union à la CEDH. Aucun Etat n’avait bien sûr dans le passé opposé un pareil raisonnement pour se soustraire à sa propre adhésion à la CEDH.
La dynamique propre de l’Etat de droit et sa sophistication conduisent donc à sa fragilisation.
B. L’Etat de droit se heurte aussi à des obstacles de nature politique
Il subit plusieurs séries d’assauts.
1/ La remise en cause constante de la garantie des droits
L’exposition de nos sociétés à la criminalité et la délinquance, qu’elle soit ou non organisée, est croissante et de moins en moins bien supportée par nos compatriotes. Ce contexte conduit à développer, par exemple, le recours aux technologies numériques qui ne sont pas neutres au regard de l’Etat de droit, car elles peuvent permettre de surveiller la population au-delà des circonstances de temps et de lieu exigeant un contrôle particulier des personnes. Le législateur est ainsi conduit à autoriser à titre exceptionnel le recours à des techniques qui pourra être pérennisé dans l’indifférence générale. C’est ce qui a été fait avec la loi du 19 mai 2023 relative aux Jeux Olympiques et Paralympiques qui a durci les dispositions législatives sur la vidéoprotection et qui a autorisé à titre expérimental jusqu’au 31 mars 2025 le traitement algorithmique des images collectées par vidéoprotection ou aéronefs.
De même, la réelle menace terroriste qui pèse sur notre pays a conduit, au-delà de l’état d’urgence instauré en novembre 2015 et prorogé pendant près de deux ans, à créer un cadre permanent de mesures de surveillance et de contrôle de personnes suspectes, ces dispositions ayant d’ailleurs été utilisées pendant la période des Jeux Olympiques et Paralympiques.
Le risque que des législations d’exception continuent d’être adoptées au fil de la part tragique de l’actualité n’est pas vain. Certes, depuis les lois dites « scélérates » qui ont été adoptées à la fin du XIXème siècle à la suite d’attentats terroristes, il est convenu de régulièrement dénoncer les législations dérogatoires au droit commun de la prévention et de la répression des infractions. Mais il est clair que depuis les attentats du 11 septembre 2001, le monde est entré dans un cycle dont on se demande quand il pourra prendre fin.
La difficulté de maîtriser les flux migratoires conduit aussi à des surenchères législatives qui fragilisent inutilement la situation des étrangers, alors que le problème en la matière réside essentiellement dans la difficulté d’exécuter les mesures d’éloignement.
2/ Une forme d’épuisement du modèle démocratique et le lustre nouveau des régimes autoritaires
Une autre menace pèse à bas bruit sur l’Etat de droit, c’est la séduction qu’exercent à nouveau les régimes autoritaires. Lors de la chute du Mur de Berlin en 1989, s’est installée dans le monde la conviction que le modèle libéral politique, juridique et économique l’avait définitivement emporté sur les totalitarismes et les régimes autoritaires. C’était l’illusion de la fin de l’histoire qui a été popularisée notamment par Francis Fukuyama[21]. Aujourd’hui, ces régimes dont l’efficacité est parfois louée même dans les démocraties ont le vent en poupe. Ils gagnent du terrain ou n’en cèdent pas un pouce sur les plans militaire, politique et économique face à des régimes démocratiques et libéraux plus faibles parce qu’ils sont exposés à des alternances à répétition, à toutes sortes de contradictions internes et aux oscillations des opinions.
3/ La contestation politique de l’Etat de droit et de son bras armé, le juge
Plus grave encore est la contestation d’inspiration populiste de l’Etat de droit et de l’office du juge. Il est fait grief à des personnes non élues et non responsables devant le peuple de détenir un pouvoir exorbitant sur notre destin collectif en forgeant sans aucune légitimité démocratique des interprétations sur la base de règles et de principes inscrits dans des Déclarations des droits dont les rédacteurs ignoraient complètement ce que l’on en pourrait tirer un ou deux siècles plus tard. Des ouvrages diffusent ce courant de pensée. Parmi d’autres auteurs, Jean-Eric Schoettl a écrit La démocratie au péril des prétoires. De l’Etat de droit au gouvernement des juges[22] et le professeur Bertrand Mathieu s’est penché sur ces questions, notamment dans ses essais Justice et politique : la déchirure ?[23] et Le droit contre la démocratie ?[24].
Il est vrai que le rôle du juge dans la consécration de l’Etat de droit est de nos jours nettement plus visible qu’autrefois sous l’influence du contrôle de constitutionnalité et de conventionalité des lois, avec l’apport des déclarations des droits et l’aiguillon des juridictions internationales. Le juge joue désormais un rôle éminent dans la production du droit. Jadis, en France comme dans les Etats comparables, le juge avait une fonction claire et limitée : il était uniquement chargé de trancher des litiges qui lui étaient soumis par l’application directe et presque mécanique de la loi. Les articles 4 et 5 du code civil qui sont restés inchangés depuis 1804 dissipent à cet égard toute ambiguïté en fixant strictement l’étendue et les limites de son office. Mais dès le XIXème siècle, le juge a commencé à s’émanciper en procédant à l’interprétation de la loi en France, comme hors de nos frontières. C’est d’ailleurs à cette époque qu’est tombée en désuétude dans notre pays la procédure du référé législatif consistant pour le juge à surseoir à statuer pour que le corps législatif livre la correcte interprétation d’une loi en cas de doute sur sa portée. Aujourd’hui, non seulement le juge interprète la loi, mais de plus en plus souvent, il la juge, ce qui le conduit à l’écarter ou à la censurer, voire à la brider ou à la contraindre, comme on l’a vu notamment aux Etats-Unis. Par conséquent, de nos jours, le juge co-construit le droit. C’est une profonde mutation au regard de la conception originelle de la séparation des pouvoirs et il en résulte un procès de plus en plus bruyant en illégitimité instruit contre lui. Car la loi est l’expression de la volonté générale ; elle émane du peuple ou de ses représentants. Les juges sortiraient par conséquent de l’office qui leur est assigné.
Cette contestation du nouvel office du juge est planétaire. On la rencontre bien sûr en France où elle vise plus encore le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat que la Cour de cassation. On a ainsi entendu, à la fin de 2023, un ministre et non des moindres, dire qu’il ne tiendrait aucun compte d’une décision du Conseil d’Etat prise à la suite d’une décision de la Cour de Strasbourg.
Cette contestation affecte aussi les pays anglo-saxons : même la très respectée Cour suprême du Royaume Uni n’échappe pas à des critiques parfois très acerbes, notamment lorsqu’elle enjoint au Premier ministre de réunir la Chambre des Communes avant des élections générales[25]. Aux Etats-Unis, la volonté de mettre à bas certaines jurisprudences de la Cour suprême donne lieu à des manœuvres politiciennes grossières pour peser sur sa composition, qui sont sans précédent dans l’histoire de cette institution. Alors que le choix des juges était naguère bipartisan et que le contrôle du Sénat se limitait aux titres et à l’honorabilité des juges désignés, la ratification de leur nomination est désormais politisée à l’extrême à l’initiative du parti républicain. Entre les obstructions en période préélectorale (après la mort du juge Scalia), les coups d’accélérateur opportuns dans la même période (après le décès de la juge Ginsburg) et les anathèmes jetés sur les personnes, le monde est le témoin navré d’agissements peu compatibles avec la haute idée que chacun se fait de la composition d’une autorité judiciaire indépendante.
Les « démocraties illibérales » ne supportant pas la contradiction et, par conséquent, l’existence d’un pouvoir judiciaire indépendant se sont de leur côté précocement lancées dans des opérations souvent sophistiquées d’assujettissement ou de domestication de leurs juridictions, à commencer par leurs cours suprêmes. La Pologne et la Hongrie fournissent à ce jour les exemples les plus aboutis de telles tentatives réussies malgré la résistance opiniâtre et justifiée des cours de Strasbourg et de Luxembourg[26].
On se rend par ailleurs compte que l’enjeu des élections récentes dans certains pays, qu’il s’agisse du Brésil ou d’Israël, était bien la prise de contrôle et la mise au pas de la cour suprême. Défait, le président Bolsonaro n’a pu parvenir à ses fins. Mais la Knesset a adopté en février 2023 une loi qui porte gravement atteinte à l’office de la cour suprême d’Israël et à la plus élémentaire séparation des pouvoirs.
Les juridictions européennes sont aussi confrontées à des critiques de plus en plus véhémentes de leurs jurisprudences, jugées trop constructives ou activistes : il en va ainsi, parmi d’autres exemples possibles, de l’interprétation donnée à l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme qui protège la vie privée et familiale et qui est devenu l’une des bases du contrôle des politiques d’immigration des Etats membres du Conseil de l’Europe.
A ce jour, un seul pays semble échapper à la remise en cause insidieuse ou ouverte du pouvoir judicaire : l’Allemagne. L’expérience historique dramatique faite par ce pays au XXème siècle constitue certainement un puissant antidote aux contestations du pouvoir judiciaire. Elle rappelle avec force qu’il n’est pas de démocratie véritable sans juges indépendants et impartiaux. La manière dont, en particulier, la Cour de Karlsruhe accomplit son office de garant de l’ordre constitutionnel allemand lui vaut en outre un grand respect et constitue une source d’inspiration dans le contexte actuel de doute et de trouble sur le rôle et la place de l’autorité judiciaire dans les Etats de droit.
III. Les réponses à la crise de l’Etat de droit
Les réponses tiennent en trois mots : résistance, pédagogie et remèdes.
A. La résistance
La résistance consiste faire ce qu’a fait très récemment et justement le vice-président du Conseil d’Etat en abordant frontalement et en dénonçant devant le Président de la République lors de la rentrée du Conseil d’Etat le 11 septembre 2024, le débat sur le bien mal nommé « gouvernement des juges ».
Je le cite. « Ce débat, porté par des « vents mauvais », prend depuis quelques années, dans un contexte de menaces sur les démocraties, un tour insidieux qui peut fissurer l’État de droit en opposant les pouvoirs et autorités par lesquels se façonne la démocratie. Il y a danger à dissocier l’État de droit que les juges se seraient accaparés et l’expression de la souveraineté populaire. La Justice exerce, dans un État de droit, une mission fondamentale : garantir le respect du droit. Du droit décidé par le peuple souverain dans ses fonctions constituante et législative. Le juge n’est là ni pour plaire ni pour déplaire, il n’est là ni pour soutenir, ni pour contrecarrer les opinions. Il est là pour trancher un litige en donnant à la loi, expression de la volonté générale, et à ses textes d’application leur pleine portée, c’est-à-dire la portée que les pouvoirs exécutif et législatif, issus de processus démocratiques fondés sur le suffrage universel, ont entendu leur donner. Rien de plus, rien de moins. Son indépendance est le fondement de son office, elle n’est pas une commodité pour son confort, elle est l’ultime rempart pour la protection des droits de chacun ».
B. La pédagogie
Il serait profondément erroné de voir dans la transformation universelle qui s’est opérée au cours du dernier demi-siècle un effet de l’hybris des juges, de leur corporatisme ou de leur émancipation sans fin, voire d’un esprit revanchard, par rapport au pouvoir politique ou à un ordre social établi.
Comme le soulignait encore le 11 septembre 2024 le vice-président Tabuteau, « le juge fait observer la lettre de la norme juridique, mais aussi son esprit, car il est tenu d’interpréter la loi, lorsque celle-ci n’est pas suffisamment précise, ses auteurs n’ayant pu, par construction, prévoir tous les cas de figure. Il le fait en usant de tous les outils dont le constituant et le législateur l’ont doté et il le fait en recherchant l’intention de ses auteurs, avec le souci constant de respecter la séparation des pouvoirs. Le Conseil d’État a ainsi rappelé dans des arrêts rendus en octobre dernier par sa plus haute formation de jugement, l’assemblée du contentieux, qu’il n’appartenait pas au juge, « dans le cadre de [son] office, de se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou de leur enjoindre de le faire »[27].
Les critiques de la justice perdent en effet de vue que ce n’est pas le juge qui aurait seul déterminé son nouvel office et se serait en quelque sorte autoproclamé le quasi-égal du souverain. Ce sont le plus souvent les constituants qui ont instauré un contrôle de constitutionnalité des lois et ainsi ouvert la voie au contrôle du juge sur la loi[28]. Lorsque les constitutions n’étaient pas claires sur ce sujet, la jurisprudence pertinente des cours suprêmes est très ancienne[29]. Ce sont aussi les constituants qui ont consacré ou intégré dans les lois fondamentales des déclarations des droits : celles-ci n’ont tout de même pas été érigées au niveau constitutionnel pour servir d’ornement et rester lettre morte. Ce sont encore les constituants qui ont, dans certains cas, reconnu la primauté du droit international sur le droit interne. Ce sont les Parlements qui ont autorisé la ratification d’engagements internationaux, lesquels peuvent comporter des stipulations produisant des effets directs. Ce sont eux qui ont voté des lois dont le juge se doit ensuite de faire application[30], sauf à méconnaître la volonté du peuple et à perdre toute crédibilité. Par conséquent, le juge est et reste le serviteur de la Constitution et de la loi. Il est, aujourd’hui plus que jamais, le gardien des promesses démocratiques[31] et du pacte constitutionnel.
Un deuxième facteur a joué un rôle important dans les évolutions contemporaines du rôle du juge : c’est la crise de la loi. La loi était brève, claire et dense. Elle est devenue bavarde, confuse et pauvre. Comme l’a écrit le professeur Guy Carcassonne, « L’Etat de droit s’ensable dans les tas de droit »[32]. La prolifération de la loi, sa technicisation et, souvent, ses contradictions conduisent mécaniquement à la multiplication des litiges et à celle des infractions (notamment pour manquement à des règles de prudence et de sécurité ou pour inobservation de règlements conduisant à la mise en danger de la vie d’autrui). Cette situation conduit à renforcer le rôle du juge qui a la charge de dire le droit dans un contexte de plus en plus indéchiffrable. Le juge finit par être plus intelligible que le législateur. On ne peut tout de même le lui imputer à faute.
Enfin, la montée en puissance du juge semble indissolublement liée à l’érosion de la cohésion sociale et à la perte de confiance dans les autres pouvoirs publics, exécutif et législateur. Nos sociétés ne cessent pas de se fracturer et, alors même que les politiques de solidarité se sont renforcées dans le temps long, les sentiments de détresse, d’abandon et de haine sociale contre les élites ont progressé dans les couches de la population qui ont le sentiment de « décrocher », comme l’ont montré les crises sociales des dernières années, en particulier en France. La montée du populisme dans tous les pays est le reflet de ce malaise profond. Dans ce contexte qui favorise le soupçon et la délation permanente exacerbés par les réseaux sociaux et la presse d’investigation, le juge est le réceptacle d’une partie, certes infime, de cette protestation sociale contre les milieux dirigeants mais, comme il fait partie du corps social, il ne peut évidemment lui être sourd ; en tout état de cause, il doit faire application de la loi. Il en résulte que des textes très anciens qui n’étaient jamais appliqués et dont personne n’imaginait qu’ils puissent s’appliquer un jour, en particulier sur la probité au sens le plus large de décideurs publics, ont soudain fait irruption dans l’actualité. Un changement majeur s’est opéré au cours des dernières décennies : la loi et, en particulier, la loi pénale, n’est pas seulement faite pour être révérée et exprimer les valeurs d’une société. Elle a aussi vocation à s’appliquer et à s’appliquer à tous.
Par conséquent, il serait erroné d’imputer aux seuls juges et à leur activisme les changements qui se sont produits dans leur office. Le constituant, le Parlement, la société dans son ensemble ont une responsabilité déterminante dans cette évolution qui est, par ailleurs, loin d’être aussi univoque et négative que certains commentateurs le soutiennent. S’il y a eu à l’évidence des excès et des erreurs, on ne peut sérieusement méconnaître que l’autorité judiciaire, dans tous les pays où elle est en capacité de remplir son office, a apporté une contribution éminente aux progrès de la garantie des droits ainsi qu’à l’équilibre de la vie publique et sociale.
C. Les remèdes pour surmonter la crise de l’Etat de droit et de l’autorité judiciaire
Cette crise qui est réelle ne doit pas être surestimée. Elle doit cependant faire l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs publics, des citoyens et de l’autorité judiciaire elle-même. En ce qui concerne la France, la Mission d’information du Sénat de 2022 sur « La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’État de droit ? Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie ? »[33] a apporté sur ce sujet un état des lieux, un diagnostic et des recommandations empreints de sagesse et de modération qui méritent considération.
Même pour tenter de remédier à ce qui apparaîtrait comme des dérives des juges, il faut se garder de remettre en cause l’équilibre institutionnel sur lequel reposent les démocraties libérales. La démocratie « est un bloc dont on ne peut rien distraire », comme Clemenceau a pu le dire de la Révolution française[34]. Est constitutive de son identité l’existence d’une autorité judiciaire que l’on ne saurait cantonner ou assujettir, sauf à mettre en péril son existence même. En revanche, il est indispensable de s’attaquer à certaines racines, clairement identifiées, du mal actuel. Il faut à cet égard maîtriser la production normative : le volume des lois et règlements ne cesse de croître et la qualité de la norme est inversement proportionnelle à sa quantité. Tout le monde s’accorde sur le constat et les remèdes. Il reste à en tirer les conséquences.
L’autorité judiciaire doit aussi savoir faire preuve de retenue et de déférence. Ces concepts anglo-saxons n’ont pas été forgés dans des univers par principe hostiles aux juges. Ils mériteraient d’être davantage médités et pratiqués dans le monde entier et, d’abord, par les juridictions européennes et internationales. Ces cours doivent, dans toute la mesure du possible, laisser subsister une marge nationale d’appréciation et se garder de raisonnements trop finalistes ou téléologiques, voire de pures décisions d’opportunité consistant par exemple à condamner successivement, avec ou sans motif légitime, deux Etats, par exemple d’Europe de l’Est et d’Europe de l’Ouest, pour « paraître » équitables. La diplomatie ne fait pas bon ménage avec le droit.
D’une manière générale, le juge doit appliquer la norme, l’interpréter, l’annuler ou l’écarter si elle est contraire à une norme de rang plus élevé. Mais si elle est claire et conforme à la hiérarchie normative, elle s’impose à lui et il ne peut forger de règle alternative. Le juge doit aussi être attentif à toutes les conséquences des décisions qu’il rend. S’il doit se garder de tout activisme, il doit aussi, en particulier en matière pénale, faire preuve de retenue dans ses investigations. Ce n’est pas toujours le cas aujourd’hui.
Le juge doit enfin apporter un soin particulier à la motivation de ses décisions et savoir, chaque fois que c’est nécessaire, rendre compte des méthodes d’interprétation des textes dont il fait application. Il doit aussi mener ses instructions de la manière la plus ouverte en impliquant, chaque fois que c’est utile, des amici curiae et savoir se prêter ex post sur ses décisions à un dialogue ouvert, formel ou informel, avec l’ensemble des parties prenantes, sans que cela ne puisse être regardé comme une interférence indue dans le processus juridictionnel.
Conclusion
Dans une conférence prononcée en 1935 à Vienne sur « La philosophie dans la crise de l’humanité européenne », Edmund Husserl déclarait : « La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme »[35]. Prononcées alors que l’emprise nazie ne cessait de s’étendre en Allemagne et en Autriche et que, pour les esprits les plus lucides, la paix en Europe était menacée, ces paroles prophétiques ont connu deux aboutissements. Dans la première branche, la plus négative et la plus sombre : la montée des totalitarismes, la marche résolue vers la guerre, la violence extrême de la Seconde guerre mondiale et l’extermination organisée de groupes entiers de la population et, d’abord, des Juifs ; mais aussi, et ce sont sur ces notes d’espoir que je souhaiterais conclure, dans la seconde branche : la renaissance de l’Europe après 1945 et l’intégration européenne lancée à partir de 1950. A cette Europe fondée sur le droit et à ces nations européennes qui se sont conformées à l’Etat de droit, nous devons beaucoup en tant que citoyens.
Husserl poursuivait son propos par cette sentence devenue célèbre : « Le plus grand danger qui menace l’Europe, c’est la lassitude » [36]. Le temps qui s’est écoulé depuis 1935 n’a pas fait disparaître la pertinence de cet avertissement. A l’heure où certains ne voudraient voir dans le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’Homme, l’Union européenne et toute forme d’unité sur notre continent qu’une usurpation, une atteinte à la souveraineté ou une source d’oppression, à l’heure où les institutions européennes déçoivent souvent les citoyens du fait de routines bureaucratiques et faute de vision assez claire et ambitieuse de notre avenir commun, nous devons nous souvenir de ce que l’Europe nous a apporté, au-delà de sa forme institutionnelle et de l’esprit qui lui est sous-jacent : un approfondissement sans précédent de l’Etat de droit. Il nous appartient d’avoir le courage et la lucidité de continuer à faire vivre cet esprit et cet héritage. C’est notre devoir à nous tous. C’est votre devoir à vous, en particulier !
[1] Kelsen, La démocratie, sa nature, sa valeur, 1932, Ed. Dalloz 2004, p.9.
[2] Locke, Traité du gouvernement civil, chapitre XII, « du pouvoir législatif, exécutif et fédératif d’un Etat », Traduction de D. Mazel, GF Flammarion, 1992, p. 251, § 144.
[3] Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XI, Chapitre VI, « De la Constitution d’Angleterre », GF Flammarion, Paris, 1979, p. 294 : « Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté […] Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice ».
[4] Kant, Métaphysique des mœurs, « Doctrine du droit », traduction A. Renaut, GF-Flammarion, 1994, § 48.
[5] Kant, Métaphysique des mœurs, « Doctrine du droit », op. cit. ibid. § 49.
[6] Idem.
[7] Idem.
[8] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, Vrin, vol I, p. 280.
[9] Le décret du 24 mars 1808, adopté peu après le sénatus-consulte du 12 octobre 1807, a révoqué 68 magistrats, dont 12 présidents. Un décret du même jour demandait leur démission à 94 magistrats. Voir sur ce point J.-P. Royer, op. cit. ibid. pp. 483 et sq. § 302.
[10] La loi du 20 avril 1810, adoptée pour améliorer le service de la justice a réformé en profondeur l’organisation juridictionnelle en renouvelant au passage l’essentiel des juges, notamment dans les cours d’appel. Voir sur ce point J.-P. Royer, op. cit. ibid. p. 484 et sq. § 303.
[11] Une ordonnance du 18 septembre 1815 a renouvelé une part substantielle des magistrats du siège dans la plupart des juridictions : 15 des 23 premiers présidents de cour d’appel ont ainsi été démis. Voir sur ce point J.-P. Royer, op. cit. ibid. p. 649 et sq. § 397.
[12] Voir sur ce point J.-P. Royer, op. cit. ibid. pp. 652 et sq. § 399 et suivants.
[13] La circulaire du 12 mars 1848 adressée par Ledru-Rollin aux commissaires est particulièrement évocatrice à cet égard : « Vous exigerez des parquets un concours dévoué » et « quant à la magistrature inamovible, vous la surveillerez et, si quelqu’un de ses membres se montrait publiquement hostile, vous pourriez user du droit de suspension que vous confère votre autorité souveraine ». J.-P. Royer, op. cit. ibid. pp. 659-660, § 404.
[14] Voir sur ce point J.-P. Royer, op. cit. ibid. p 642 : seuls une dizaine de magistrats furent alors exclus de leurs fonctions.
[15] CC Décision n°71-44 DC du 16 juillet 1971 Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association.
[16] Voir, sur ce point, M. Poiares Maduro, Interpreting European Law : Judicial Adjudication in a Context of Constitutionnal Pluralism, European Journal of Legal Studies, Vol. 1, n° 2, 2007.
[17] Clément Malverti et Cyrille Beaufils, L’instinct de conservation, AJDA 2021 p.1194.
[18] CE, Assemblée, 21 avril 2021, La Quadrature du net, French Data Network et autres n°393099 et CE, Assemblée, 17 décembre 2021, M. Bouillon, n°437125.
[19] CC Décision n°2006-540 DC du 27 juillet 2006 Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information.
[20] CE, Assemblée, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, n°287110
[21] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion 1992, 452 p.
[22] Gallimard, Le Débat, mars 2022.
[23] Bertrand Mathieu, Forum, LGDJ, juin 2015.
[24] Bertrand Mathieu, Forum, LGDJ, juin 2017.
[25] Voir UK Supreme Court, 24 septembre 2019, R. (Miller) vs The Prime Minister.
[26] Voir notamment CJUE, Grande chambre 24 juin 2019, Commission européenne c/ Pologne aff. C-619/ 18 ; CJUE, Ass. Plen. 16 février 2022, Pologne c/ Parlement européen et Conseil aff. C-157/ 21 ; et CJUE, Grande chambre 5 juin 2023, Commission européenne c/ Pologne aff. C-204/ 21.
[27] CE, 11 octobre 2023, Amnesty international France et autres, n°454836 ; CE, 11 octobre 2023, Ligue des droits de l’homme et autres, n°46777.
[28] Le Conseil d’Etat s’est refusé à créer ce contrôle de constitutionnalité de manière prétorienne à l’occasion de ses décisions du 6 novembre 1936 Arrighi et Dame veuve Coudert.
[29] Voir par exemple l’arrêt Marbury c. Madison de la Cour suprême des Etats-Unis, qui remonte au 24 février 1803.
[30] Ainsi quand la juridiction administrative condamne l’Etat pour ne pas respecter les objectifs assignés par le droit de l’Union européenne et les accords de Paris, c’est au motif de la méconnaissance de la loi nationale et non de principes fixés de manière prétorienne par le juge. Voir notamment les décisions du Conseil d’Etat des 12 juillet 2017, 10 juillet 2020 et 4 août 2021 Association les Amis de la Terre sur la qualité de l’air et le dépassement des valeurs limites de concentrations en particules fines et en dioxyde d’azote ainsi que la décision du 1er juillet 2021 Commune de Grande-Synthe sur le réchauffement climatique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
[31] Voir Antoine Garapon, Le gardien des promesses, justice et démocratie, Préface de Paul Ricœur, Editions Odile Jacob, 1996.
[32] Société de droit contre Etat de droit, in Mélanges Braibant, p. 44, Dalloz 2011.
[33] Cette mission était présidée par Mme Cécile Cukierman et son rapporteur était M. Philipe Bonnecarrère. Elle a remis le 29 mars 2022 son rapport intitulé « Judiciarisation de la vie publique : le dialogue plutôt que le duel ».
[34] Chambre des députés, séance du 29 janvier 1891.
[35] E. Husserl, « La philosophie dans la crise de l’humanité européenne », conférence prononcée à Vienne en mai 1935, cité dans J. Semprún, op.cit. note 5, p. 116.
[36] E. Husserl, « La philosophie dans la crise de l’humanité européenne », conférence prononcée à Vienne en mai 1935, cité dans J. Semprún, op.cit. note 5, p. 116.