La réserve héréditaire et le droit de prélèvement à la lumière de la Conv. EDH
Le 15 février 2024, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a rendu des arrêts marquants dans les affaires Jarre et Colombier, portant sur l’exclusion des héritiers réservataires dans une succession régie par une loi étrangère et les conséquences de l’application immédiate de l’abrogation du droit de prélèvement par le Conseil constitutionnel français(1). Ces affaires ont mis en lumière les complexités juridiques des successions internationales, notamment celles impliquant des familles recomposées et des unions établies dans différents pays. La question posée à la Cour européenne était de savoir si l’abrogation immédiate de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 ne contrevenait pas à la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La Cour a déclaré que le droit de prélèvement constituait une espérance légitime, mais a conclu que cette abrogation ne violait ni l’article 6 (droit à un procès équitable), ni l’article 1 du Protocole additionnel (protection de la propriété), ni l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), ni l’article 14 (interdiction de la discrimination). Elle a confirmé ainsi que l’absence de droit à la réserve héréditaire pour les descendants ne violait pas, en elle-même, les droits consacrés dans la Convention.
Yeliz Erdogdu Akkas est Docteure en droit privé et enseignante-chercheuse à l’Université Savoie Mont-Blanc. Elle est membre du CRJ et du CERDAF.
CONTEXTE
Il est essentiel de rappeler le contexte à l’origine des arrêts rendus par la CEDH le 15 février dernier. Les affaires Jarre et Colombier ont conduit à des arrêts de la Cour de cassation en 2017, largement commentés(2), affirmant que la réserve héréditaire n’était pas d’ordre public international. Ces affaires concernaient les recours contre les dispositions prises avant leur décès par deux célèbres compositeurs français, Maurice Jarre et Michel Colombier. Après avoir eu des enfants en France, les deux musiciens s’étaient installés en Californie, où ils s’étaient remariés et avaient eu d’autres enfants. Souhaitant priver de droits successoraux leurs enfants issus de leurs unions françaises, ils avaient légué l’ensemble de leurs biens à leurs épouses et enfants issus de leurs unions américaines. Résidant en Californie au moment de leur décès, la loi californienne, qui ignore la réserve héréditaire, s’appliquait à leurs successions. Les descendants français ont alors tenté de se prévaloir du droit de prélèvement prévu par l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, qui permettait aux héritiers français d’obtenir une part de la succession en France, dans la limite de leur réserve, lorsque celle-ci était régie par une loi étrangère qui les excluait. Dans l’affaire Colombier, l’épouse survivante a réussi à contester la constitutionnalité de la disposition en utilisant une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) devant le Conseil constitutionnel. Par une décision rendue le 5 août 2011, le Conseil a jugé que cette disposition créait une inégalité de traitement entre les héritiers français et étrangers, ce qui était contraire au principe d’égalité devant la loi(3). Par conséquent, la disposition a été immédiatement abrogée sans délai, ce qui a conduit les juges du fond à rejeter les revendications des enfants français.
Les descendants français des deux compositeurs ont alors formé un pourvoi en cassation. La Cour de cassation devait déterminer si la loi californienne pouvait être écartée pour contrariété à l’ordre public international français. La Haute Cour a conclu qu’ « une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète conduit à une situation incompatible avec les principes essentiels du droit français ». La Cour a estimé qu’aucune raison ne justifiait l’éviction de la loi californienne, étant donné que les héritiers étaient majeurs et n’étaient pas dans une situation de précarité économique ou de besoin. Ces arrêts ont confirmé que la réserve héréditaire avait désormais une fonction essentiellement alimentaire et que l’appréciation de la compatibilité de la loi étrangère se faisait in concreto. Ainsi, la simple absence de mécanisme de réserve héréditaire dans une loi étrangère ne suffisait pas à l’écarter pour contrariété à l’ordre public international. Un peu moins d’un an après, la Cour de cassation a confirmé que la réserve héréditaire demeurait une règle impérative de l’ordre public successoral interne(4). Le législateur, par la suite, a tenté de renforcer la protection de la réserve héréditaire en réintroduisant le droit de prélèvement, sous une forme compensatoire, avec la loi du 24 août 2021(5).
L’abrogation de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 par le Conseil constitutionnel, considéré comme discriminatoire, a ainsi privé les requérants de leur droit d’aubaine et de détraction et les a empêchés de bénéficier de la réserve héréditaire pour les biens situés en France. Cela a soulevé des questions sur la possible violation de certains droits fondamentaux. Les enfants français des deux compositeurs ont alors porté leur affaire devant la CEDH, contestant les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel du 5 août 2011. Les enfants Colombier ont invoqué les articles 8 et 14 (respect de la vie privée et familiale et interdiction de la discrimination), tandis que les enfants Jarre ont invoqué les articles 6 § 1 et 1er du Protocole additionnel n° 1 (droit à un procès équitable et droit au respect des biens) de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour a finalement décidé que l’abrogation immédiate du droit de prélèvement ne violait aucun des droits invoqués.
Analyse
L’examen conjoint des deux arrêts rendus par la CEDH, le 15 février 2024, permet de dégager des enseignements importants : ces décisions, se complétant mutuellement, ont permis d’affirmer que l’abrogation immédiate du droit de prélèvement ne violait pas les droits fondamentaux invoqués (I) et, surtout, qu’il n’existait pas de droit absolu à hériter (II).
I. La non-violation des droits fondamentaux par l’abrogation immédiate du droit de prélèvement
Les enfants Colombier et Jarre, privés du droit de prélèvement établi par la loi de 1819, ont ressenti une profonde frustration face à l’introduction en 2021 d’une nouvelle version de ce droit, désormais accessible à d’autres enfants se trouvant dans une situation similaire à la leur. La loi du 24 août 2021 a effectivement introduit un droit de prélèvement compensatoire pour protéger contre les discriminations successorales, notamment pour éviter l’exhérédation des filles selon une loi étrangère applicable à la succession. Ce mécanisme, prévu par le nouvel article 913, alinéa 3 du Code civil, s’applique à toutes les successions ouvertes à compter du 1er novembre 2021, peu importe la date de la libéralité, lorsque le défunt ou l’un de ses enfants est ressortissant ou réside habituel d’un État membre de l’Union européenne, et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne prévoit aucun mécanisme de protection réservataire pour les enfants. Chaque enfant ou ses héritiers peuvent ainsi effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens existants situés en France au jour du décès, afin d’être rétablis dans les droits réservataires octroyés par la loi française, dans la limite de ceux-ci(6).
Dans ces arrêts, la Cour a examiné si l’abrogation immédiate du droit de prélèvement portait atteinte au droit à la vie familiale et à l’interdiction de la discrimination, dans l’arrêt Colombier et au droit au respect des biens et au droit au procès équitable, dans l’arrêt Jarre. Au regard de la CEDH, les héritiers bénéficiaient d’une « espérance légitime » de bénéficier du droit de prélèvement (A). Cependant, la Cour a déterminé que cette espérance ne constituait pas un « bien » protégé par la Convention. Elle a également conclu que l’abrogation immédiate du droit de prélèvement ne violait aucun des droits invoqués par les requérants (B).
A) La reconnaissance d’une espérance légitime
Les descendants Jarre ont invoqué l’article 1er du Protocole n° 1 de la Convention (droit de propriété), soutenant que l’abrogation du droit de prélèvement les privait de leur part dans la succession de leur père. La Cour européenne a rappelé que cet article protégeait les biens actuels, mais ne garantissait pas le droit d’acquérir des biens par voie de succession. En examinant si le droit de prélèvement constituait un « bien actuel » protégé, elle a conclu que les requérants n’avaient pas démontré de manière convaincante l’existence d’un tel bien(7). Les droits successoraux n’étaient pas considérés comme des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1, car les requérants n’étaient pas appelés à la succession au moment de la décision, et le droit de prélèvement ne s’appliquait qu’au moment du partage effectif. Cependant, la Cour a reconnu une « espérance légitime » au titre de cet article(8), car les requérants remplissaient les conditions préalables pour bénéficier du droit de prélèvement au moment du décès de leur père et de l’introduction de l’instance(9).
La Cour a jugé que l’abrogation immédiate du droit de prélèvement relevait de la marge nationale d’appréciation et que la décision de la Cour de cassation n’était pas arbitraire. Elle a estimé que l’abrogation de l’article 2 résultait d’un processus démocratique normal. Les juges européens ont alors conclu à l’absence de violation, considérant que l’ingérence(10) de l’État était proportionnée(11). La suppression du droit de prélèvement visait à éliminer une norme discriminatoire et respectait les principes de légalité et d’intérêt général(12). La CEDH n’a pas accordé de poids spécifique à la réintroduction en 2021 du droit de prélèvement compensatoire dans son analyse de la proportionnalité. Bien qu’elle ait reconnu le sentiment d’incompréhension des requérants, elle n’en a tiré aucune conséquence spécifique sur le plan des droits conventionnels. Ainsi, la Cour a clarifié que le droit de prélèvement compensatoire constituait une « espérance légitime » protégée par la Convention européenne des droits de l’homme, mais cette protection n’était pas absolue. Les changements législatifs pouvaient justifier des modifications de ce droit, pourvu qu’ils fussent proportionnés, justifiés par l’intérêt général et conformes au principe de légalité.
En plus du droit au respect des biens, la Cour a été amenée à examiner d’autres droits protégés par la Convention : le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8), l’interdiction de la discrimination (article 14), et le droit à un procès équitable (article 6).
B) L’absence de violation des droits invoqués
L’absence d’atteinte au droit à un procès équitable. Les descendants Jarre ont également fait valoir l’article 6 de la Convention, soutenant que l’abrogation du droit de prélèvement violait leur droit à un procès équitable. La Cour a donc examiné si l’abrogation immédiate du droit de prélèvement portait atteinte à ce droit. Elle a rappelé que l’article 6 § 1 exigeait une contestation réelle et sérieuse sur un droit(13), mais ne garantissait pas un droit acquis à une jurisprudence constante et n’empêchait pas les évolutions du droit(14). Bien que les héritiers disposassent d’un droit de prélèvement valide au moment du décès de leurs pères, ce droit a été abrogé par la suite. La CEDH a jugé que cette abrogation immédiate ne portait pas atteinte à leur droit à un procès équitable, car elle était justifiée par des motifs de légalité et d’intérêt général, notamment l’élimination d’une norme discriminatoire. La Cour a conclu que l’abrogation du droit de prélèvement résultait d’un mécanisme de contrôle normal dans un État démocratique et n’avait pas remis en cause des droits définitivement acquis.
Les enfants Colombier ont, quant à eux, invoqué les articles 8 et 14 de la Convention. Ils ont soutenu que leur exclusion de la succession de leur père constituait une atteinte à leur droit à la vie familiale et une discrimination injustifiée.
L’absence d’atteinte au droit au respect de la vie familiale. La CEDH a examiné si l’abrogation du droit de prélèvement affectait le droit au respect de la vie familiale protégé par l’article 8 de la Convention. Les requérants ont soutenu que le rejet par les juridictions françaises de leur demande de reconnaissance de leur part réservataire dans la succession de leur père constituait une atteinte à leur droit au respect de la vie familiale. La Cour a reconnu que l’article 8 de la Convention s’appliquait à cette situation, car les droits successoraux entre enfants et parents pouvaient être considérés comme des intérêts matériels de la vie familiale(15). Néanmoins, elle a déterminé que la réserve héréditaire n’était pas un droit garanti par cet article. Elle a souligné que les autorités nationales disposaient d’une large marge d’appréciation pour définir les droits successoraux(16) et que la protection de la vie familiale n’impliquait pas un droit inconditionnel des enfants à hériter des biens de leurs parents(17). La CEDH a rappelé que l’article 8 imposait aux États des obligations positives pour garantir le respect effectif de la vie privée et familiale(18). Elle a jugé que les juridictions françaises avaient effectué une analyse équilibrée des intérêts en présence et que la réserve héréditaire n’était pas protégée par l’article 8 dans ce contexte(19). De plus, la Cour a noté que les requérants n’étaient pas en situation de précarité économique ou de besoin. Ainsi, elle a conclu que l’abrogation du droit de prélèvement ne violait pas le droit à la vie familiale.
L’absence de discrimination. Enfin, la Cour a examiné l’allégation de discrimination formulée par les enfants Colombier. Les requérants ont soutenu que leur exclusion de la succession de leur père constituait une discrimination, notamment en raison de leur qualité d’héritiers réservataires selon le droit français et de l’adoption du nouveau droit de prélèvement compensatoire en 2021. La Cour a rappelé que pour établir une discrimination, il devait exister une différence de traitement injustifiée entre des personnes dans des situations analogues ou comparables(20). La CEDH a jugé que les juridictions françaises n’avaient pas instauré de différence de traitement injustifiée(21), respectant ainsi le principe d’égalité devant la loi puisque l’exclusion des requérants de la succession était liée au respect des volontés du défunt et non à une décision des juges français(22). Par conséquent, elle a conclu qu’il n’y avait pas de traitement discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention(23).
En définitive, la Cour de Strasbourg a déterminé que l’abrogation immédiate du droit de prélèvement ne violait aucun des droits invoqués à savoir le droit au respect des biens, le droit à un procès équitable, le droit à la vie familiale et l’interdiction de la discrimination. Ces décisions apportent également une clarification importante : elles confirment l’absence de reconnaissance d’un droit à l’héritage.
II. La non-consécration d’un droit à l’héritage
De nombreuses évolutions concernant la réserve héréditaire sont envisageables pour lui garantir une protection efficace dans les successions internationales. Certains auteurs soulignent la nécessité de renforcer la réserve héréditaire pour éviter sa disparition, en proposant des réformes comme l’assouplissement des règles de délivrance des legs(24), la révision de la réduction en valeur(25), et la création d’un droit de rétention pour l’héritier réservataire(26). D’autres envisagent de s’appuyer sur le droit naturel pour en faire un devoir moral des parents envers leurs enfants(27). Par ailleurs, la question de la valeur constitutionnelle de la réserve héréditaire est débattue, inspirée par le modèle allemand où elle est protégée(28). En parallèle de ces propositions, la question de la consécration d’un droit à l’héritage a été soulevée. Reconnaître un tel droit garantirait une protection ultime de la réserve héréditaire française, tant pour les successions internes(29) qu’internationales. Nonobstant, une telle consécration et la reconnaissance d’un droit fondamental pour les héritiers réservataires ne sont pas aisément envisageables, parce qu’elles doivent être mises en balance avec d’autres principes fondamentaux tels que la volonté individuelle et la liberté testamentaire.
Dans ces deux arrêts, la CEDH n’a pas reconnu un droit fondamental à hériter (A) et a souligné l’importance de la liberté individuelle du de cujus (B).
A) Le refus de reconnaitre un droit à héritier
La réserve héréditaire sert à instaurer une égalité minimale entre les enfants, limitant les excès de la volonté du de cujus. Cependant, elle ne garantit pas une égalité parfaite. L’individualisme croissant et les nouveaux « droits à » ont suscité des questions sur l’existence d’un « droit à hériter », amplifiées par l’affaire Mazurek(30) et la loi de 2001(31) sur l’égalité des filiations. Certains auteurs plaident pour la reconnaissance d’un droit de l’homme à hériter afin de défendre la réserve héréditaire à l’international, bien que cela nécessite de considérer l’héritage comme un « droit naturel de l’homme »(32). Cette tendance égalitaire reflète un phénomène sociologique où l’héritage est perçu comme une dette des parents envers leurs enfants plutôt qu’une simple transmission. En réalité, l’égalité successorale est en grande partie émotionnelle, confortant les héritiers dans leur place au sein de la famille.
La controverse sur le droit de l’homme à hériter résulte de la question de savoir si la réserve héréditaire peut découler d’un « droit de l’homme à hériter ». Consacrer un droit de l’homme à hériter nécessite des fondements légaux, constitutionnels ou conventionnels, difficiles à réaliser. Le droit de propriété, reconnu comme fondamental et protégé par la Déclaration des droits de l’homme de 1789(33), inclut le droit de disposer de ses biens, mais pas un droit à l’héritage(34). La CEDH a confirmé ce point dans l’affaire Mazurek, condamnant la France pour discrimination sans reconnaître un droit à l’héritage(35). La Cour a également maintenu que l’article 14 de la Convention (interdiction de la discrimination) ne pouvait être invoqué de manière indépendante, mais seulement en combinaison avec un autre droit de la Convention(36). Les arrêts sur l’égalité successorale sont donc fondés sur le principe de non-discrimination, sans établir un droit de l’homme à hériter.
La CEDH a confirmé sa position dans ces deux décisions du 15 février 2024. La consécration d’un droit fondamental à hériter a effectivement été exclue par la Cour. Elle a réaffirmé sans ambiguïté et avec fermeté que le droit fondamental à hériter n’existait pas, peu importe le fondement invoqué. La Cour a maintenu dans ces deux arrêts(37) qu’elle « n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel pour les enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents »(38) tout en soulignant que la réserve héréditaire ne disposait pas d’un caractère fondamental. Elle a d’ailleurs précisé, dans l’affaire Colombier, que l’article 8 ne reconnaissait pas un droit général aux libéralités ni à une part spécifique de la succession de ses proches, et qu’il ne garantissait pas non plus à un enfant le droit d’être reconnu comme héritier dans le cadre des successions(39).
En conséquence, la juridiction supranationale maintient sa position, appuyée par une jurisprudence constante, qui n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents. Elle n’a jamais attribué un caractère fondamental à la réserve héréditaire et ne l’a pas fait non plus dans les décisions du 15 février. Cette position semble toutefois entrer en contradiction avec celle de la France. Une réponse ministérielle de 2023 indique que le législateur, en modifiant la loi, a permis aux enfants exclus d’une succession régie par une loi étrangère de récupérer une part des biens situés en France(40). Ce faisant, il a contredit les jurisprudences Jarre et Colombier de 2017, établissant désormais la réserve héréditaire comme un principe d’ordre public international.
B) Le respect de la liberté individuelle du de cujus
La réserve héréditaire est un mécanisme protégeant les héritiers réservataires en leur garantissant une part minimale de la succession et limitant la liberté testamentaire du de cujus. Certes, la réintroduction du droit de prélèvement compensatoire en 2021 montre que le législateur reconnaît l’importance de protéger les héritiers réservataires dans un contexte international, toutefois cette protection doit être compatible avec d’autres principes tels que le respect de la volonté individuelle du de cujus.
La Cour de Strasbourg a rappelé que la protection des héritiers réservataires n’était pas un droit absolu et devait être mise en balance avec d’autres considérations, telles que la volonté du défunt et l’intérêt général. Elle a mis en avant l’importance de la liberté individuelle du défunt. Dans les deux arrêts, elle a souligné que les situations litigieuses résultaient de choix individuels, et non de défaillances des autorités(41). La liberté testamentaire du défunt est dès lors respectée, même si cela signifie que certains héritiers, considérés comme réservataires selon la loi française, sont exclus de la succession. La Cour a adopté une approche économique de la réserve héréditaire, tout comme l’avait fait la Cour de cassation dans ces arrêts du 27 septembre 2017, la réduisant à son caractère alimentaire. Cette approche privilégie la liberté individuelle et la transmission du patrimoine selon la volonté du défunt, sans imposer de contraintes successorales rigides. Ce phénomène est observable tant en droit interne qu’en droit international. En droit interne, on constate une érosion de l’impérativité de la réserve héréditaire au profit du respect de la liberté individuelle du défunt(42). En droit international privé, le règlement « successions » illustre cette tendance avec des principes forts basés sur une conception libérale, à savoir l’autonomie de la volonté et l’incitation à la planification successorale(43), confirmant ainsi la volonté de respecter les dernières volontés du de cujus.
Finalement, les décisions de la CEDH dans les affaires Colombier et Jarre réaffirment que l’héritage n’est pas un droit de l’homme, mais une espérance légitime. Ces arrêts soulignent l’importance de la liberté testamentaire, tout en respectant les principes de non-discrimination et de proportionnalité. Les volontés exprimées par Maurice Jarre et Michel Colombier doivent être entièrement respectées, indépendamment de la nationalité française des héritiers exclus, de leur statut de réservataires selon le droit français, et de la présence de certains actifs en France, à condition que les héritiers ne se trouvent pas dans une situation de précarité économique ou de besoin(44). L’abrogation immédiate du droit de prélèvement prévu par la loi de 1819 ne contrevient à aucun des droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Même s’il est évident que les héritiers évincés ressentent une grande frustration de ne pas avoir pu bénéficier de ce mécanisme, faute d’avoir acquis des droits avant son abrogation, malgré le décès antérieur de leurs pères.
1 CEDH, 15 févr. 2024, Colombier c/ France, n° 14925/18 et CEDH, 15 févr. 2024, Jarre c/ France, n° 14157/18 : D. act., 29 fév. 2024, M. de Ravel d’Esclavon ; Actualité du droit Lamy, 26 fév. 2024, A. Suveico ; Dr. et patr., n°344, 1 mars 2024, A. Portmann ; JCP N, n°11, 15 mars 2024, p. 45‑49, D. Boulanger ; L’essentielle Droit de la famille et des personnes, n°4, 1 avr. 2024, p. 4, A. Gossellin-Gorand ; Defrénois, n°13, 11 avr. 2024, p. 1, C. Nourissat ; Gaz. Pal., n°15, 30 avr. 2024, R. Lemaitre ; RJPF, n°289, 1 mai 2024, p. 37‑41, C.-M. Péglion-Zika ; Defrénois, n°DEF220b4, 24 mai 2024, S. Le Chuiton.
2 Cass. 1ère civ., 27 sept. 2017, n° 16-17.198, Jarre, Bull. civ. I, n°199 et — Cass. 1ère civ., 27 sept. 2017, n° 16-13.151, Colombier, Bull. civ. I, n°198 : RCDIP, 2018, p. 87, note B. Ancel ; DI, 2018, comm. 3, note E. Bendelac ; RJPF, 2017-12, p. 44, note S. Godechot-Patris et S. Potentier ; D., 2017, p. 2185, note J. Guillaumé ; Dr. fam., 2017, comm. 230, obs. M. Nicod. V. également, A. Boiché, « La loi étrangère qui ignore la réserve n’est pas contraire à l’ordre public international français », AJF, 2017, p. 595 ; C. Deneuville et S. Godechot-Patris, « Le choix d’une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire », JCP N, 2018, n° 27, 1239 ; G. Dumont, « La réserve héréditaire ne fait pas partie de l’ordre public international français ; Note sous Cour de cassation, première Chambre civile, 27 septembre 2017, pourvoi numéro 16-13.151 », Gaz. Pal., n°41, 28 nov. 2017, p. 70‑72 ; H. Fulchiron, « Ordre public successoral et réserve héréditaire : réflexion sur les notions de précarité économique et de besoin », D., 2017, p. 2319 ; M. Goré, « Requiem pour la réserve héréditaire », Defrénois, 2017, n° 22, p. 23 ; M. Grimaldi, « La réserve héréditaire ne relève pas de l’ordre public international », RTD civ., 2018, p. 189 ; P. Lagarde, A. Meier-Bourdeau, B.Savouré et G. Kessler, « La réserve héréditaire n’est pas d’ordre public international : autres regards », AJF, 2017, p. 598 ; F. Mélin, « Réserve héréditaire et ordre public international », Dalloz Actualité, 9 oct. 2017 ; C. Nourissat et M. Revillard, « La réserve héréditaire à l’épreuve de l’exception d’ordre public international », JCP G, n°47, 20 nov. 2017, p. 2117‑2121 ; S. Torricelli-Chrifi, « Ordre public international : le “dépeçage” de la réserve héréditaire », RLDC, n°153, 1 nov. 2017, p. 30‑35 ; L. Usinier, « La réserve héréditaire n’est pas d’ordre public international », RTD civ., 2017, p. 833.
3 Cons. const., 5 août 2011, n° 2011-159 QPC : Defrénois, 30 sept. 2011, n° 16, p. 1351 et s., note M. Revillard ; D., 2012, p. 2331, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; D., 2012, p. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke.. V. aussi, B. Ancel, « Conflits de lois ; Note sous Conseil constitutionnel, 5 août 2011, décision numéro 2011-159 QPC », RCDIP, n°2, 1 avr. 2013, p. 457‑463 ; M. Attal, « Les conséquences en droit international privé de l’inconstitutionnalité du droit de prélèvement », JCP G, n°42, 17 oct. 2011, p. 1879‑1882 ; É. Fongaro, « Feu le droit de prélèvement ; Note sous Conseil constitutionnel, 5 août 2011, décision numéro 2011-159 QPC », JCP N, n°36, 9 sept. 2011, p. 23‑27 ; É. Fongaro et J.-L. Van Boxstael, « Successions internationales, droit de prélèvement et exception d’ordre public. À propos des arrêts Kazan et Colombier de la Cour d’appel de Paris », Revue de planification patrimoniale belge et internationale, févr. 2016, p. 199 ; S. Godechot-Patris, « Note sous Conseil constitutionnel, 5 août 2011, décision numéro 2011-159 QPC », JDI, n°1, 1 janv. 2012, p. 135‑148 ; H. Péroz, « Inconstitutionnalité du droit de prélèvement », JCP N, n°39, 30 sept. 2011, p. 29‑30.
4 Cass. 1ère civ., 4 juill. 2018, n° 17-16.515 et n° 17-16.522 : AJF, 2019, 103, obs. A. Boiché ; JCP N, 2018, 1313, n° 4, note E. Fongaro ; JCP G, 2018, 1074, note T. Vignal ; Dr. fam., 2018, comm. 243, note A. Tani ; RLDC, n°165, 1 déc. 2018, note J. Sagot-Duvauroux.
5 La loi n° 2021-1109 du 24 août 2021, confortant le respect des principes républicains, publiée au JO du 25 août 2021 et applicable aux successions ouvertes à compter du 1er novembre 2021. La loi a modifié les articles 913 et 921 du Code civil et instauré un droit de prélèvement compensatoire. V. C. Anger, « La résurrection du droit de prélèvement compensatoire : un phœnix boiteux », Gaz. Pal., n°1, 11 janv. 2022, p. 45 ; D. L. G. de Belleroche, « Contre le retour du droit de prélèvement en droit français : une vue de la pratique du droit international », RCDIP, vol.2, n°2, 16 juill. 2021, p. 303‑309 ; D. Boulanger, « La réserve coûte que coûte : informer et prélever », Defrénois, n°1, 7 janv. 2022 ; H. Fulchiron et S. Ferré-André, « Entre trop et pas assez : le droit de prélèvement version 2021 », JCP G, n°42, doctr. 1109, 18 oct. 2021 ; B. Haftel, « Successions internationales : le retour du droit de prélèvement ? », D., 2021, p. 2012 ; N. Joubert, « Droit de prélèvement, réserve héréditaire, protection des héritiers contre les discriminations, quelle méthode ? », RCDIP, vol.2, n°2, 16 juill. 2021, p. 322‑332 ; G. Khairallah, « Le principe de primauté du droit de l’Union européenne, le notaire et l’article 913 du Code civil », JCP N, n°50, 17 déc. 2021 ; N. Laurent-Bonne, « Le nouveau droit de prélèvement compensatoire dans les successions internationales : quand la fin ne justifie pas les moyens », AJF, 2021, p. 548 ; V. Legrand, « La renaissance du droit de prélèvement ! Est-ce bien raisonnable ? », LPA, n°6, 30 nov. 2021, p. 20 ; N. Levillain, « Mise en pratique du nouveau prélèvement compensatoire », Defrénois, n°4, 8 janv. 2022 ; H. Péroz, « Le droit de prélèvement : tel un phoenix ? Note sous Projet de loi numéro 3649 confortant le respect des principes de la République », Gaz. Pal., n°12, 23 mars 2021, p. 48‑51 ; H. Péroz, « Le droit de prélèvement compensatoire ou la mise à mal de la pratique des successions internationales », JCP N, n°35, 3 sept. 2021, p. 31‑34 ; H. Péroz, « Le droit de prélèvement compensatoire : tout nouveau, tout faux ? », Dr. fam., n°10, 1 oct. 2021 ; P. Porche Koster Vel Kotlarz, « Droit de prélèvement : échec et mat pour la réserve ? », RJPF, n°10, 1 oct. 2021 ; S. Ramaciotti, « Le prélèvement compensatoire du projet d’article 913 du code civil à l’épreuve des exigences européennes et constitutionnelles », RCDIP, n°2, 16 juill. 2021, p. 310‑321 ; J. Sagot-Duvauroux, « La réintroduction du droit de prélèvement par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République », RLDC, n°197, 1 nov. 2021.
6 Il faut toutefois indiquer qu’un groupe de travail présidé par Jean-Pierre Ancel a remis au Garde des Sceaux, le 31 mars 2022, un projet de Code de droit international privé envisageant une abrogation discrète du droit de prélèvement compensatoire. Rapport du groupe de travail dirigé par J.-P. Ancel, Remis le 31 mars 2022 à M. Éric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice. V. « Vers un Code de droit international privé ? », JCP E, n° 15, 14 avr. 2022 ; « Bientôt un Code de droit international privé », JCP N, n° 14, 8 avr. 2022. V. not. D. Bureau et H. M. Watt, « À propos d’une « approche pratique et comparative » de la codification du droit international privé français », D., n°22, 15 juin 2023, p. 1128‑1129 ; M. Farge et A. Devers, « Regards croisés sur le projet de codification du droit international privé », Dr. fam., n°2, 1 févr. 2023, p. 10‑11 ; L. d’Avout, « Les pouvoirs publics au soutien du droit international privé français. Lettre ouverte sur un projet de code », Recueil Dalloz Sirey, n°2, 19 janv. 2023, p. 80‑86 ; P. Lagarde, « Quelques remarques sur le projet de codification du droit international privé français », RCDIP, n°3, 1 juill. 2022, p. 515‑520 ; C. Nourissat, M.-L. Niboyet, D. Foussard, « Réflexions méthodologiques sur le projet de code de droit international privé », RCDIP, n°3, 1 juill. 2022, p. 477‑501 ; L. Dimitrov, « Projet de Code de droit international privé français : une approche pratique et comparative », D., n°19, 18 mai 2023, p. 968‑974.
7 CEDH, 15 févr. 2024, Jarre c/ France, n° 14157/18, § 46.
8 V. CEDH, 28 sept. 2004, n° 44912/98, Kopeck c/ Slovaquie, § 35 et § 48 à § 52.
9 CEDH, 15 févr. 2024, Jarre c/ France, n° 14157/18, § 48 : « À cet égard, la Cour considère que les requérants, dans la mesure où ils remplissaient les conditions préalables pour bénéficier du droit de prélèvement compensatoire dans le cadre d’un partage successoral (voir paragraphe 21 ci-dessus) au moment aussi bien du décès de leur père (29 mars 2009) que de l’introduction de leur action en justice (15 mars 2010) pouvaient légitimement espérer obtenir une part dans la succession (voir, a contrario, Wysowska c. Pologne (déc.), no 12792/13 §§ 51 et 52, 23 janvier 2018). En effet, même en cas d’application de la loi californienne, la réserve héréditaire des requérants pouvait à cette époque a priori être protégée par le biais du droit de prélèvement compensatoire, garanti par l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, disposition encore en vigueur aussi bien au moment du décès de leur père qu’au moment de l’introduction de l’instance. Or, pour caractériser l’existence d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, s’agissant de la date du fait générateur de la créance, dans l’affaire Pellegrin (précitée, § 27), relative au droit successoral et dans laquelle il existait une controverse sur l’interprétation et l’application du droit interne, la Cour s’est placée pour son analyse au jour de l’introduction d’instance. »
10 CEDH, 15 févr. 2024, Jarre c/ France, n° 14157/18, § 55.
11 Ibid., § 58 et § 63. V. CEDH, 23 sept. 1982, nos 7151/75 et 7152/75, Sporrong et Lönnroth c/ Suède, § 69 et CEDH, 9 déc. 1994, n° 13427/87, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c/ Grèce, § 68 et § 69.
12 Ibid., § 57. V. CEDH, 26 janv. 2023, n° 22386/19, Valverde Digon c/ Espagne, § 66.
13 Ibid., § 73 et § 74.
14 Ibid., § 89 et § 90. V. CEDH, 18 déc. 2008, n° 20153/04, Unédic c/ France, § 74.
15 CEDH, 15 févr. 2024, Colombier c/ France, n° 14925/18, § 35. V. CEDH, 13 juin 1979, n° 6833/74, Marckx c/ Belgique : JDI, 1982, 183, obs. P. Rolland, § 52 et § 53 ; CEDH, 13 juill. 2004, n° 69498/01, Pla et Puncerneau c/ Andorre : D., 2005, p. 1832, note E. Poisson-Drocourt ; RTD civ., 2004, p. 804, obs. J.-P. Marguénaud ; JCP G 2005, II, n° 10052, note F. Boulanger et CEDH, 2 nov. 2010, n° 3976/05, Şerife Yigit c/ Turquie, § 95.
16 Ibid., § 45.
17 Ibid., § 51. V. infra.
18 Ibid., § 42 et § 47.
19 Ibid., § 48 à § 51.
20 Ibid., § 60 et § 61. V. CEDH, 13 juin 1979, n° 6833/74, Marckx c/ Belgique, préc., § 32 et CEDH, 23 nov. 1983, n° 8919/80, Van der Mussele c/ Belgique, § 46.
21 Une différence de traitement ne sera jugée discriminatoire que si elle est dépourvue de justification objective et raisonnable. Autrement dit, cela s’applique lorsqu’une différence de traitement ne poursuit pas un but légitime ou lorsque les moyens employés ne sont pas proportionnés au but visé. V. CEDH, 7 févr. 2013, n° 16574/08, Fabris c/ France : D. 2013, 434, obs. I. Gallmeister, et 1436, obs. F. Granet-Lambrechts ; AJDA 2013, 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; AJF 2013, 189, obs. N. Levillain ; RTD civ. 2013, 333, obs. J.-P. Marguénaud, et 358, obs. J. Hauser, § 56.
22 CEDH, 15 févr. 2024, Colombier c/ France, n° 14925/18, § 63.
23 Ibid., § 64.
24 F.-B. Godin, « Pour une nouvelle protection de la réserve héréditaire », Defrénois, n°8, 24 févr. 2022, p. 23. L’auteur propose de compléter les articles 1004, 1011 et 1014 du Code civil de l’alinéa suivant : « En présence d’héritiers réservataires, cette délivrance est subordonnée au paiement de l’indemnité de réduction ». Il suggère éventuellement de créer la nouvelle disposition suivante : « L’héritier réservataire peut refuser de livrer le bien objet du legs tant qu’il n’a pas lui-même été payé de l’indemnité de réduction ».
25 Ibid. L’auteur indique qu’il serait souhaitable de revoir l’article 924 du Code civil afin d’y insérer une dose de réduction nature.
26 Ibid. L’auteur propose ici de prévoir un nouveau cas de droit de rétention en ajoutant une cinquième hypothèse à l’article 2286 du Code civil, pouvant être rédigée de la manière suivante : « Peut se prévaloir d’un droit de rétention sur la chose : (…) 5° Celui à la réserve héréditaire duquel il est porté atteinte par une dispositions à cause de mort ».
27 N. Laurent-Bonne, « L’avenir de la réserve héréditaire est-il dans son histoire ? », op. cit., spéc. n° 13. V. G. Cerqueira et G. Choisel, « Le retour inattendu d’un fondement moral de la réserve héréditaire », op. cit. Transmettre et protéger ses descendants pourraient être ranger dans la catégorie des valeurs morales, absolues et universelles, ce qui justifierait de classer les règles relatives à la réserve héréditaire dans le droit naturel (G. Boissonade, Histoire de la réserve héréditaire et de son influence morale et économique, op. cit., p. 365 et s.). D’ailleurs, la liberté de tester a pu être qualifiée de « principe immoral que n’ont connu que la civilisation anglo-saxonne et la barbarie des Romains de la loi des Douze Tables et qui permet à un testateur avili, d’oublier les siens en faveur d’une prostituée quelconque ! […] Il est triste que la famille canadienne-française, cellule d’un ordre social qu’on se plaît à admirer et envier, soit constamment en butte aux principes les plus pervertissants et exposée à en absorber les miasmes délétères » (J. Émile Billette cité par C. Morin, « La liberté de tester : évolution et révolution dans les représentations de la doctrine québécoise », RDUS, 2008, p. 348‑349).
28 En Allemagne, les descendants, les ascendants, le conjoint survivant et le partenaire ont droit à une réserve héréditaire, appelée Pflichtteil. La Cour constitutionnelle fédérale dans une décision rendue le 19 avril 2005 (Cour constitutionnelle fédérale Allemande, 19 avril 2005, 1 BvR 1644/00, 1 BvR 188/03), à propos de la réserve héréditaire des descendants, attribue à la réserve héréditaire, comme à la liberté de disposer, une valeur constitutionnelle. Pour ce faire, la Cour a rattaché la réserve à la protection constitutionnelle de la famille (art. 6) et la protection constitutionnelle de la propriété (art. 14) : « le droit à une réserve héréditaire a pour fonction de permettre la préservation du lien idéal et économique entre la propriété et la famille indépendamment de tout besoin concret de l’enfant par-delà la mort du propriétaire » (§73). La Cour indique que la « fonction de la réserve héréditaire qui, d’une part, restreint la liberté, et d’autre part, protège la famille, est particulièrement importante s’il y a des enfants issus d’un mariage ou d’une relation antérieure qui souvent seraient exclus de la succession si la réserve n’existait pas. Cela vaut en particulier pour les enfants illégitimes du père » [devant] « bénéficier d’une participation appropriée à la succession paternelle » (§75). V. A. Röthel, « La réserve héréditaire en Allemagne », Annexes au rapport du groupe de travail. La réserve héréditaire, 2019, p. 241 ; A. Röthel, « La liberté de tester en droit Allemand : tendances de la jurisprudence et réformes législatives », Revue internationale de droit comparé, n°63/1, 1 janv. 2011, p. 39‑52.
29 Les héritiers ne disposent pas d’un droit acquis à leur vocation successorale, et les héritiers réservataires peuvent seulement exiger la reconstitution de leur part réservataire, sans pour autant acquérir un droit de propriété sur les biens donnés ou légués. Bien que les juridictions françaises cherchent à sanctionner les montages successoraux pour fraude à la loi, prouver une telle intention demeure complexe et difficile.
30 CEDH, 1er févr. 2000, n° 34406/97, Mazurek c/ France : Dr. et patr., 2000, n°82, p. 56, note Ph. Stoffel‐Munck ; Dr. fam., 2000, comm. N°20 ; RTD civ., 2000, p. 412, obs. J. Hauser ; RTD civ., 2000, p. 429, obs. J.‐P. Marguénaud. ; D., 2000, 332, note J. Thierry ; RDSS, 2000, 607, obs. F. Monéger ; Defrénois, 30 mai 2000, n° 37179, p. 654, obs. J. Massip ; JCP, 2000, II, 10286, note A. Gouttenoire-Cornut et F. Sudre ; RTD civ., 2000, p. 601, obs. J. Patarin.
31 B. Beignier, « La loi du 3 décembre 2001 : Dispositions politiques : Le droit des successions, entre Droits de l’Homme et droit civil », op. cit. ; J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, op. cit., spéc. n° 264 ; M. Grimaldi, « Présentation de la loi du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités », D., n°37, 26 oct. 2006, p. 2551‑2555.
32 J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris, Flammarion, 1996, spéc. n°264 : « encore faut-il qu’hériter soit un droit naturel de l’homme ».
33 Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, art. 17 : « la propriété est un droit inviolable est sacrée, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».
34 Le droit « de » propriété a une valeur fondamentale et non le droit « à » la propriété : F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Droit civil les successions, les libéralités, Paris, Dalloz, 2014, p. 40, n°33.
35 CEDH, 13 juin 1979, n° 6833/74, Marckx c/ Belgique, préc. : « le droit de disposer de ses biens constitue un élément traditionnel fondamental du droit de propriété ».
36 CEDH, 1er févr. 2000, n° 34406/97, Mazurek c/ France, préc. ; CEDH, 28 oct. 1987, n° 8695/79, Inze c/ Autriche, préc. ; CEDH, 7 fév. 2013, n°16574/08, Fabris c/ France, préc. : combinaison de l’article 14 avec l’article 1er du protocole 1.
CEDH, 13 juin 1979, n° 6833/74, Marckx c/ Belgique, préc. ; CEDH, 29 nov. 1991, n° 12849/87, Vermeire c/ Belgique, préc. ; CEDH, 3 oct. 2000, n° 28369/95, Camp et Bourimi c/ Pays-Bas ; CEDH, 28 mai 2009, n° 3545/04, Brauer c/ Allemagne ; CEDH, 9 fév. 2017, n°29762/10, Mitizinger c/ Allemagne : combinaison de l’article 14 avec l’article 8.
CEDH, 22 déc. 2004, n°68864/01, Merger et Cros c/ France, préc. : combinaison de l’article 14 et l’article 8 avec l’article 1er du protocole 1.
37 CEDH, 15 févr. 2024, Colombier c/ France, n° 14925/18, § 51 : « Dans ces conditions, la Cour, qui n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents (Marckx, précité, § 53 et Merger et Cros, précité, § 47), même si elle a constaté « la place attribuée à la réserve héréditaire dans l’ordre juridique interne de la majorité des États contractants » (Pla et Puncernau, précité, § 26), ne voit aucune raison de se départir du raisonnement des juridictions internes. Ces dernières, après avoir rappelé qu’il n’était pas contesté que la réserve serait fondée sur un devoir familial qu’aurait le défunt de laisser une fraction de ses biens à ses enfants (voir paragraphes 10 et 11 ci-dessus), ont procédé à une analyse détaillée de la situation et ont mis en balance les intérêts concurrents dans des décisions concordantes qui ne sont ni entachées d’arbitraire ni manifestement déraisonnables (Pla et Puncernau, précité, § 46). »
CEDH, 15 févr. 2024, Jarre c/ France, n° 14157/18, § 64 : « La Cour ne voit donc aucune de raison de se départir du raisonnement des juridictions internes dans la mesure, d’une part, où elle n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents (Marckx, précité, § 53 et Merger et Cros, précité, § 47), même si elle a admis « la place attribuée à la réserve héréditaire dans l’ordre juridique interne de la majorité des États contractants » (Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 26, CEDH 2004-VIII) et, où, d’autre part, en l’espèce, elles ont vérifié que les requérants ne se trouvaient pas dans une situation de précarité économique ou de besoin avant d’exclure l’exception d’ordre public international (voir paragraphes 17, 18 et 19 ci-dessus). »
38 CEDH, 13 juin 1979, n° 6833/74, Marckx c/ Belgique, préc., § 53 et CEDH, 22 déc. 2004, n°68864/01, Merger et Cros c/ France, préc., §47.
39 CEDH, 15 févr. 2024, Colombier c/ France, n° 14925/18, § 44 : « La Cour précise que l’article 8 n’exige pas la reconnaissance d’un droit général à des libéralités ou à une certaine part de la succession de ses auteurs, voire d’autres membres de sa famille : en matière patrimoniale aussi, il laisse en principe aux États contractants le choix des moyens destinés à permettre à chacun de mener une vie familiale normale et pareil droit n’est pas indispensable à la poursuite de celle-ci (Marckx, précité, § 53 et Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 47, 22 décembre 2004). Ainsi, on ne saurait déduire de l’article 8 le droit d’un enfant à être reconnu, à des fins successorales, comme l’héritier d’une personne décédée (Haas c. Pays‑Bas, no 36983/97, § 43, 13 janvier 2004). » V. CEDH, 13 janv. 2004, n° 36983/97, Haas c/ Pays-Bas, § 43.
40 Rép. min. n° 7936 : JOAN, 21 nov. 2023 : « Ainsi, en permettant aux enfants évincés d’une succession qui n’est pas régie par la loi française de récupérer une part successorale sur les biens situés en France, le législateur est revenu sur la jurisprudence de la Cour de cassation (1re Chambre civile, 27 septembre 2017, pourvoi n° 16-13.151, Publié au bulletin) et a fait de la réserve héréditaire un principe d’ordre public international ».
41 CEDH, 15 févr. 2024, Colombier c/ France, n° 14925/18, § 52 : « La Cour considère que la situation dans laquelle les requérants se sont trouvés a été créée par des choix individuels, qu’elle n’a pas à apprécier, et non par une quelconque défaillance des autorités (voir, mutatis mutandis, Makarčeva c. Lituanie (déc.), no 31838/19, § 68, 28 septembre 2021). »
CEDH, 15 févr. 2024, Jarre c/ France, n° 14157/18, § 65 : « La Cour note que les juridictions internes ont ainsi respecté la liberté testamentaire du défunt, qui traduisait une démarche « continue et bien définie » de faire bénéficier son conjoint survivant de l’intégralité de ses biens, en relevant l’absence d’intention frauduleuse dans sa démarche et en observant que la validité du trust selon le droit californien n’était pas contestée et devait donc être admise (voir paragraphes 18 et 19 ci-dessus). »
42 La réserve héréditaire française a été notablement modifiée par la loi de 2006. Cette réforme a transformé l’institution en passant de la réserve en nature à la réserve en valeur, en supprimant la réserve des ascendants, en permettant la renonciation anticipée à l’action en réduction, et en excluant les renonçants ou prédécédés non représentés du calcul de la réserve. L’autonomie de la volonté s’est ainsi considérablement renforcée, augmentant l’influence du de cujus dans le contournement de la réserve héréditaire. V. S. Godechot-Patris, « La progression de l’autonomie de la volonté en droit de la famille : regard sur quelque souhait du notariat », RDC, n°4, 1 déc. 2014, p. 724 et I. Vincendeau-Logeais, « La réserve héréditaire au bon vouloir du de cujus », in Mélanges en l’honneur du professeur Raymond Le Guidec, Paris, LexisNexis, 2014, vol.1, p. 509‑528.
43 Règl. UE, n° 650/2012, 4 juill. 2012, JOUE 27 juill. 2012, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen. V. Y. Erdogdu Akkas, La préservation de la réserve héréditaire française à l’épreuve de l’européanisation du droit international privé des successions, Thèse de doctorat, Université Grenoble Alpes, 2023.
44 L’héritage pose des questions de justice intergénérationnelle. John Rawls soutient que les inégalités socio-économiques sont justifiées si elles profitent aux plus désavantagés. Appliqué à la réserve héréditaire, cela souligne l’importance de protéger les héritiers réservataires tout en respectant la liberté testamentaire. V. J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, POINTS, 2009 et J. Bidet, John Rawls et la théorie de la justice, Paris, PUF, 1995.