Saluto romano, saluto fascista
Franck Laffaille est Professeur de droit public à la Faculté de droit de Villetaneuse (IDPS), Université Sorbonne-Paris-Nord.
Le 18 janvier 2024, les Sections unifiées de la Cour de cassation rendent une décision attendue depuis nombre de mois, voire d’années1. Elles sont réputées clarifier enfin la position du juge pénal quant au délit que constitue – ou non – le saluto romano et la chiamata del presente2 pratiqués par des nostalgiques du Ventennio fascista. La Cour ne se prononce pas seulement sur la nature délictuelle – ou non – du saluto romano et de la chiamata del presente. Elle indique encore le(s) fondement(s) normatif(s) applicable(s) : l’article 5 de la loi n°645 de 1952 (legge Scelba3) ou/et l’article 2 de loi n°205 de 1993 (legge Mancino 45).
Technique, la question l’est assurément à l’aune des jurisprudences contradictoires des juges répressifs. Tantôt le saluto romano et la chiamata del presente constituent un délit, et tantôt point. Ils constituent un délit tantôt sur le fondement de la loi n°645 de 1952 tantôt en vertu de la loi n°205 de 1993. Politique, la question l’est assurément et au sens le plus noble du terme (corpus de valeurs). Il ne s’agit pas seulement – comme dans tous les Etats – de cogiter sur les limites de la liberté d’expression versus la protection de l’ordre public. L’Italie républicaine s’est constituée en réaction contre l’hydre totalitaire ; l’humus constitutionnel républicain est – avant tout – anti-fasciste. Or, de la création du MSI (Mouvement social italien) d’Almirante6 après-guerre à FdI (Fratelli d’Italia) de meloni, l’extrême-droite post-fasciste (si le post possède une réelle signification) occupe, depuis 1948, une place non négligeable au sein de l’échiquier partitocratique. Que l’on songe (notamment) à l’investiture du Gouvernement Tambroni en 1960 grâce aux voix du MSI, au terrorisme noir (vs le terrorisme rouge), aux menaces récurrentes de coup d’Etat (sous couvert d’anti-communisme), à la participation de l’extrême-droite (AN de Fini) aux Gouvernements Berlusconi, de G. Meloni devenue président du Conseil, de la présidence du Sénat assumée désormais par La Russa (FdI)…
La décision de la Cour de cassation s’inscrit dans ce cadre historique, politique, psychologique et constitutionnel : l’une des deux lois évoquées en amont – celle de 1952 – se veut déclinaison de la Disposition constitutionnelle n°XII. En vertu de celle-ci, « La réorganisation, sous quelque forme que ce soit, du parti fasciste dissous est interdite ». Cette Disposition constitutionnelle n°XII est organiquement limpide : le parti fasciste ne peut voir le jour sous l’empire de la République démocratique. Mussolini mort, son Etat-parti dissous, la Disposition semble de facile application. Toutefois, il n’est pas chose aisée d’apprécier les risques de reconstitution du (d’un) parti fasciste. Se pose l’éternelle question de la conciliation de principes constitutionnels concurrents et d’égale valeur (libertés de pensée/réunion vs protection de l’ordre démocratique républicain et de l’ordre public matériel). S’opère alors la classique opération de pondération des intérêts en présence (bilanciamento dei valori).
Que dit le juge suprême pénal en ce mois de janvier 2024 (la décision intégrale s’est fait attendre plusieurs mois, signe sans doute d’une volonté de peser chaque mot) ? Après de (très) longs développements herméneutiques (sur lesquels il conviendra de s’appesantir), la Cour de cassation (Sections unifiées) pose « le principe de droit suivant » : lorsque, à l’occasion d’une réunion publique, le saluto romano et la chiamata del presente sont effectués, ils peuvent constituer un délit au sens de l’article 5 de la loi n°645 de 1952 s’il existe, au regard « des circonstances de l’espèce (…), un péril concret7 de réorganisation du parti fasciste dissous, prohibée par la disposition finale transitoire de la Constitution ». Application de la loi de 1952 il y a donc… tout comme il peut y avoir application de la loi de 1993 : tel est le cas quand le saluto romano et la chiamata del presente constituent un « péril abstrait8 » au regard de la « signification du contexte factuel général », et que cette conduite est « l’expression propre ou usuelle des organisations associations, mouvement ou groupes (visés) par la loi n°654 de 1975 ».
Plusieurs points méritent étude afin de déflorer l’arrêt de la Cour de cassation (Sections unifiées, 2024). Saisies, ces dernières assument leur « funzione nomofilattica »9. Elles analysent de prime abord les divergences jurisprudentielles des juges du fond (I) puis celles des différentes sections de la Cour elle-même (II). Elles se livrent ensuite à une analyse des « biens juridiques » à protéger. Le « bien juridique protégé » par la loi de 1952 est l’ordre démocratique républicain (III) ; quant au « bien juridique composé » protégé par la loi de 1993, il s’agit de l’ordre public matériel et des principes de dignité et d’égalité (IV). Le juge peut ensuite expliquer quelle loi est applicable en fonction des faits reprochés, tout en précisant in fine que les deux lois peuvent recevoir concurremment application (V). Cette décision de 2024 n’aide que médiocrement à démêler l’écheveau législatif et jurisprudentiel. Sans doute les difficultés rencontrées par les juges – en leur mission herméneutique – trouvent-elles leur source dans le passé. Il est loisible de songer à la lointaine (et critiquable) jurisprudence d’après-guerre (1957 et 1958) de la Cour constitutionnelle (VI). Un autre facteur explicatif des errements jurisprudentiels constatés vient à l’esprit : la teneur même de la Disposition constitutionnelle n°XII et les diverses lectures envisageables de la volonté des Constituants de 1947 (VII).
I. Les divergences jurisprudentielles des juges du fond
Attardons-nous sur les faits et décisions des juges du fond. Par une décision du 23 décembre 2020, le Tribunal de Milan relaxe différents prévenus ayant accompli le saluto romano et la chiamata del presente à l’occasion d’une manifestation publique en l’honneur de personnes décédées (assassinés) ayant appartenu au MSI10, au Fronte de la Gioventu’11, et à la RSI12. En présence d’environ 1200 personnes, la manifestation s’était tenue (le 29 avril 2016) dans les jardins attenants à l’église de S. Nereo et Achilleo. Le contexte est connu et ce type de manifestation récurrent : de jeunes (et moins jeunes) fascistes rendent hommage à des fascistes décédés, avec promotion des valeurs inhérentes au régime de Mussolini. Dans le cas présent, ces individus sont relaxés car « il fatto non constituisce reato » (le fait ne constitue pas un délit) : bras tendu et « appel du présent » ne méritent pas, selon le juge milanais, d’être qualifiés d’infraction pénale au sens de la loi n°205 de 1993 (lue en relation avec la loi n°654 de 1975). Pourtant, le Tribunal de Milan retient la constitution du délit : le salut romain vise à honorer la mémoire de trois défunts ayant adhéré à l’idéologie fasciste, « donc à une idéologie discriminatoire et intolérante »13. De plus, une telle conduite est de nature – au regard de la dimension publique de la manifestation et du nombre de personnes – à « mettre en péril l’ordre public matériel ». Toutefois, le Tribunal retient le principe de « l’erreur excusable » au sens de l’article 5 du code pénal : tout « danger de reconstitution d’organisations fascistes » est exclu, la manifestation s’étant déroulée « de manière statique sans être précédée ou suivie d’un cortège ». Fait défaut « l’exigence de péril concret »14.
Le Ministère public ayant fait appel, la Cour d’appel de Milan se prononce le 24 novembre 2022 et annule la décision du Tribunal : les prévenus sont condamnés chacun à deux mois d’incarcération et à 200 euros d’amende. Pour la Cour d’appel, le saluto romano et la chiamata del presente renvoient à « l’iconographie fasciste et constituent donc des manifestations extérieures du parti fasciste dissous réalisées par des organisations, associations, mouvements ou groupes visés à l’article 3 de la loi n°654 de 1975 mentionnées à l’article 2 de la loi Mancino ». En d’autres termes, la gestuelle pratiquée publiquement par les prévenus vise à diffuser des « idées fondées sur la supériorité ou sur la haine raciale et ethnique, ainsi que sur la violence, et représente un danger pour le vouloir-vivre ensemble pacifique ». Qu’il existe un réel danger pour l’ordre républicain – et donc un délit – est confirmé par l’ampleur même de la manifestation : plus de 1000 personnes réunies autour de l’église de S. Nereo et Achilleo.
Saisine de la Cour de cassation il y a (1ère Section pénale) : cette dernière – estimant qu’il existe d’insurmontables divergences jurisprudentielles – se tourne (cf. l’ordonnance du 6 septembre 2023) vers les Sections unifiées de la Cour de cassation afin que soit tracé un chemin herméneutique clair et univoque. Il leur est demandé d’assumer leur mission principale : leur funzione nomofilattica. La saisine des Sections unifiées est logique : la 1ère Section pénale constate de fréquentes divergences jurisprudentielles alors même que d’identiques faits se déroulent durant de similaires manifestations commémoratives.
Selon un premier courant herméneutique/jurisprudentiel, le saluto romano et la chiamata del presente sont qualifiés de délit au sens de la loi de 1993 : les divers rituels et gestes représentent des « manifestations extérieures » réalisées par des organisations ou groupes diffusant, sans équivoque, des « idées fondées sur la supériorité ou sur la haine raciale ou ethnique » (cf. Cour de cassation, Section 1, n°21409 de 2019 ; Section 1, n°25184 de 2009 ; Section 3, n°37390 de 2007). Selon un second (et différent) courant herméneutique/jurisprudentiel, le saluto romano et la chiamata del presente sont appréhendés à l’aune de la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII et de la loi de 1952 : ils représentent des rites synonymes susceptibles de conduire – en fonction du lieu, du moment, de l’ambiance générale de la manifestation – à la reconstitution du parti fasciste (Cour de cassation, Section 5, n°36162 de 2019 ; Section 1, n°11038 de 2016 ; Section 1, n°37577 de 2014). En un mot, tantôt il est fait application de la loi de 1993 (visant à réprimer les actions des groupes promouvant des « idées fondées sur la supériorité ou sur la haine raciale ou ethnique ») … tantôt il est fait application de la loi de 1952, loi de concrétisation de la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII (interdisant la reconstitution du parti fasciste dissous).
L’ordonnance de renvoi de la 1ère Section (2023) interpelle les Sections unifiées sur un autre hiatus herméneutique : faut-il raisonner en termes de « péril abstrait » ou de « péril concret » ? S’il est fait application de la loi de 1952, il convient d’appréhender les faits au regard de la notion de « péril concret ». S’il est fait application de la loi de 1993, il convient d’appréhender les faits au regard de la notion de « péril abstrait ». Une logique question est posée aux Sections unifiées par l’ordonnance de renvoi : comment articuler les deux lois puisque d’identiques faits peuvent être lus à l’aune de deux normes différentes ? En principe, la loi pénale spéciale déroge à la loi pénale générale ; y a-t-il, dans le cas présent, un rapport de spécialité (au profit d’une norme) ou les deux lois sont-elles applicables (concorso apparente di norme) ? Là encore, l’ordonnance de renvoi constate des divergences jurisprudentielles : la Section 1 (décision n°3806 de 2021) raisonne en termes de spécialità tandis que la même Section 1 (décision n°7904 de 2021) exclut tout rapport de spécialità (les deux délits connaissant un champ d’application différent).
II. Les divergences jurisprudentielles des différentes sections de la Cour de cassation
Les Sections unifiées se prononcent. Elles commencent par un rappel interrogatif simple : le saluto romano et la chiamata del presente – rituels évoquant « la geste propre au parti fasciste dissous » effectués au cours d’une manifestation publique – doivent-ils être appréhendés via la loi de 1993 ou la loi de 1952 (voire via les deux normes) ?
La loi Scelba de 1952 a pour finalité d’instituer une « protection anticipée du bien juridique protégé » et de sanctionner les conduites visant à la reconstitution du parti fasciste dissous. De manière corrélative, elle sanctionne les comportant visant à « l’inoculation de l’idéologie fasciste via des manifestations, des rites ou symboles ». Nous sommes là dans l’ordre de la prophylaxie juridique : soit à un niveau organique (le parti, entité institutionnelle), soit à un niveau viral (l’idéologie fasciste, virus inoculable).
Quant à la loi Mancini de 1993, elle sanctionne quiconque réalise, lors de réunions publiques, des agissements extérieurs ou utilise des emblèmes/symboles propres aux groupes/organisations/mouvements visés par la loi n°654 de 1975. Cette dernière loi sanctionne la diffusion d’idéologies fondées sur la supériorité ou la haine raciale, l’incitation à la discrimination ou à commettre des actes de violence ou de provocation à la violence vis-à-vis de personnes à raison de leur appartenance à un groupe national, ethnique, racial, ou religieux. La loi de 1975 interdit toute organisation ou association ayant pour objectif d’inciter à la haine ou à la discrimination raciale15. La loi de 1993 (legge Mancino) vient ainsi compléter la loi de 1975 (legge Reale) afin de lutter – avec plus d’efficacité – contre la discrimination raciale ; ces deux normes possèdent un champ idéologique plus ample que la loi de 1952 (legge Scelba) dédiée à la non reconstitution du parti fasciste dissous et aux valeurs par lui disséminées.
Les Sections unifiées de la Cour de cassation évoquent ensuite les divergences jurisprudentielles à la source de leur saisine. Les critiques ne manquent pas. S’agissant des Sections ayant fait application de la loi de 1952, elles se sont contentées de « réceptionner » la qualification juridique des juges du fond » ; elles n’ont aucunement expliqué pourquoi il est juridiquement pertinent de retenir cette norme et non point la loi de 1993. Elles se sont contentées de rappeler la décision d’appel déférée a – ou n’a pas – retenu le délit de « péril concret » (cf. par exemple la décision n°12049 de 2023 de la Section 1). Le chemin à suivre est – au contraire – celui tracé par la décision de 2021 (n°7904) : la Section 1 explique « diffusamente » (abondamment) la raison pour laquelle elle fait application de l’article 5 de la loi de 1952. La Section 1 souligne combien les lois de 1952 et 1993 possèdent un champ d’application différent (référence au parti fasciste dissous pour la première, référence aux groupes/mouvements visés dans la loi de 1975 pour la seconde). En est tirée la conclusion que la loi de 1952 sanctionne les manifestations d’une organisation « historique » tandis que la loi de 1993 sanctionne les manifestations de groupes/mouvements réalisant in vivo une conduite pénalement répréhensible. Seulement dans la seconde hypothèse, il importe de déterminer le groupe/mouvement véhiculant des doctrines d’incitation à la discrimination ou à la violence pour des raisons raciales, ethniques, religieuses. Pour la Section 1 (toujours dans sa décision n°7904 de 2021), les deux lois renvoient à des comportements différents et ne peuvent être régulées par un rapport de spécialité. Dans l’espèce qui lui est alors soumise, elle estime que la loi applicable est celle de 1952 : les faits incriminés visent des manifestations extérieures commémoratives relatives au parti fasciste dissous. Il n’est aucunement besoin d’identifier un groupe ou mouvement au sens de la loi de 1993.
S’agissant des Sections de la Cour de cassation ayant fait application de la loi de de 1993, elles se sont (là encore) contentées (regrettent les Sections unifiées) d’adouber « les solutions des juges du fond ». Et cela sans réfléchir aucunement sur la question de la délimitation des frontières normatives et sur la possible application de l’autre loi. Les juges se contentent de qualifier le salut romain de « manifestation renvoyant à l’idéologie fasciste et donc à une politique discriminatoire et intolérante » (Section 1, n°20450 de 2016 ; Section 1, n°25184 de 2009). La décision n°37390 de 2007 de la Section 3 peut aussi intégrer ce catalogue même s’il n’est pas fait mention du salut romain ; il est question de la présence – lors d’une partie de calcio – du drapeau tricolore porteur du fascio littorio. Or, ce dernier symbole est substantiellement/organiquement lié « au régime fasciste qui en a été le dernier utilisateur ». Ces différentes décisions voient dans tout symbole substantiellement/organiquement fasciste – le saluto romano, le fascio littorio – l’expression de l’idéologie fasciste, naturellement/ontologiquement discriminatoire, intolérante, raciste. Si discrimination/intolérance/racisme/violence il y a, c’est à raison de l’idéologie proclamée : l’idéologie fasciste. Equation (presque) mathématique il y a alors : fascisme = discrimination/intolérance/racisme/violence. Les différentes sections retiennent donc de devoir faire application de la loi de 1993, en écartant la loi de 1952. Cependant, la majorité des décisions se fondent sur la loi de 1993 … sans déterminer l’existence de groupes ou mouvements ! Une seule décision (Section 1, n°3806 de 2021) cogite sur la problématique articulation des deux lois, et explique pourquoi elle retient celle de 1993 : le salut romain est effectué lors d’un défilé organisé par deux associations (l’Union nationale des combattants RSI et l’Association nationale Arditi d’Italie). L’objet de ce défilé est de rendre hommage aux « morts de la révolution fasciste ». Dans cette décision de 2021 de n°3806, la Section 1 constate que les deux lois s’entrecroisent, qu’il s’agisse tant de la détermination des conduites prohibées que des sanctions édictées. Distinction il y a cependant : la loi de 1952 vise un « péril de nature concrète », le péril de reconstitution du parti fasciste et de son idéologie … la loi de 1993 vise « les idéologies de nature « fasciste » ex se discriminatoires et racistes. Il revient au juge, dixit toujours la Section 1, de déterminer – à défaut de constater le péril de reconstitution du parti fasciste dissous – l’existence de groupes/mouvements/associations porteurs d’idéologies discriminatoires et/ou racistes. D’où l’application in fine, dans le cadre de ce raisonnement, de la loi de 1993.
III. Le « bien juridique protégé » par la loi de 1952 : l’ordre démocratique républicain
Pour démêler l’écheveau, les Sections unifiées se penchent sur le « bien juridique protégé » par la loi de 1952 : « l’ordre démocratique ». On ne peut éluder – est-il souligné – « la raison historique et « constitutionnelle » à la source de l’édiction d’une telle loi. La connexion Disposition constitutionnelle transitoire n°XII / loi de 1952 conduit à l’institutionnalisation d’une « protection préventive » aux fins d’éviter la reconstitution du parti fasciste dissous. La possible renaissance de ce dernier est contraire – par essence, à raison de « son idéologie antidémocratique » – à l’ordonnancement républicain démocratique. C’est la raison pour laquelle les manifestations publiques susceptibles de favoriser sa reconstitution – par le truchement de rites et symboles – ont vocation à tomber sous le coup de la loi.
Il ne s’agit pas seulement ici d’interdire des manifestations portant atteinte à l’ordre public ; il s’agit de sauver une République démocratique menacée, en son fondement même, par une idéologie létale incompatible avec ses valeurs. Ce n’est pas une simple question « d’ordre public matériel » qui est en jeu mais « le cadre des valeurs constitutionnelles et démocratiques fondatrices de la République ». Proscrire la reconstitution du parti fasciste est regardé à ce point comme un objectif « premier » par le Constituant originaire qu’une disposition spécifique est instituée (précisément la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII) ». La loi de 1952 est la déclination législative et pénale du principe posé en 1947. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation a recours à la figure de la prolepse : la thèse de l’inconstitutionnalité de la loi de 1952, à raison de sa contrariété avec l’article 21 C. (liberté de pensée), n’est pas recevable. Si la loi de 1952 vient effectivement limiter la liberté de pensée, elle le fait sur un fondement constitutionnel (systémique, pourrait-on dire) : la protection – rectius la sauvegarde – de l’ordre républicain démocratique.
Afin d’enraciner la pertinence de son raisonnement, la Cour de cassation n’hésite pas à s’appuyer sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. Une (longue) citation de la Consulta s’impose (CC, n°74 de 1958) : « La dénomination « manifestations fascistes » adoptée par la loi de 1952 et l’utilisation de l’adverbe « publiquement » font clairement entendre que, bien que le fait reproché puisse être commis par une seule personne, il est réalisé à un moment et en un contexte de nature à permettre des adhésions et soutiens, et donc de concourir à la diffusion de conceptions favorables à la reconstitution d’organisations fascistes. La ratio de la norme n’est pas concevable autrement que comme concrétisation de la disposition XII de la Constitution. Le législateur a compris que la réorganisation du parti fasciste peut être favorisée par des manifestations publiques capables d’impressionner les foules ; et il a voulu s’attaquer aux manifestations elles-mêmes, précisément en ce qu’elles représentent un danger d’une telle renaissance. A l’aune d’une telle interprétation (…), la disposition déférée s’insère parfaitement au sein du système des sanctions visant à garantir l’interdiction posée par la disposition transitoire XII et ne méconnaît pas le principe de l’article 21-1 C. ». Si la Cour constitutionnelle s’arrête ici seulement sur la compatibilité loi de 1952 / article 21 C., il est loisible d’ajouter que le même raisonnement vaut pour l’équation loi de 1952 / article 17 C. : ce dernier – qui protège la liberté de réunion – ne saurait être invoqué pour exiger la censure de la disposition législative déclinant la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII.
Les principes posés dans cette décision de 1958 sont de jurisprudence constante (cf. par ex. CC, n°15 de 1973 ; n°254 de 1974). Dans cette dernière décision, la Cour constitutionnelle fait même référence à deux notions de notable intérêt : « puissance-devoir », « inspiration antifasciste de notre Constitution ». Lisons la Cour constitutionnelle (n°254 de 1974) : « la disposition transitoire XII n’a pas seulement conféré au législateur la/le puissance-devoir de fixer des sanctions pénales en cas de violation de l’interdiction constitutionnelle de reconstitution du parti fasciste dissous mais également de rechercher les moyens et formes les plus idoines pour punir – dans le respect des droits fondamentaux que la Constitution reconnaît à tous les citoyens – ce danger que la disposition législative entend prévenir, en plein accord avec l’inspiration antifasciste de notre Constitution ». Première remarque (« puissance-devoir ») : la concrétisation effective de la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII n’est pas une simple faculté entre les mains d’un législateur consciencieux et inquiet. Il s’agit d’un « devoir », d’un impératif catégorique tant l’existence d’un/du parti fasciste est – organiquement, idéologiquement – incompatible avec l’ADN démocratique. A peine advenue la République, il existait (en quelque sorte) une obligation constitutionnelle pesant sur le législateur : celle de sanctionner toute menace systémique visant le régime politique lui-même. Seconde remarque (« inspiration antifasciste de notre Constitution ») : la Cour constitutionnelle juridicise la philosophie politique des constituants de décembre 1947. Il est possible de définir par la négative la Constitution italienne (cela advient souvent en doctrine et dans les débats parlementaires) : elle est – en premier lieu – une constitution antifasciste. Les hommes et les femmes de l’ANC ont d’abord posé les jalons de ce qu’ils ne voulaient pas/plus. Que l’on songe à De Gasperi s’exprimant devant le Sénat en 1952 : selon le président du Conseil en exercice, la finalité de la loi Scelba est de « protéger le pays, de manière efficace et concrète, contre des associations et mouvements qui visent, sous une forme ou une autre, à la reconstitution du parti fasciste dissous et d’éviter que renaissent de tels mouvements qui se sont révélés néfastes et délétères pour le Pays et que la Constitution a expressément interdits ».
A l’aune de tous ces éléments, grande est la tentation de conférer à la loi de 1952 une nature supra-législative (ce que ne fait pas la Cour constitutionnelle) et de lui octroyer le statut de principe suprême de l’ordonnancement constitutionnel (ce que ne fait pas la Cour constitutionnelle). En utilisant une sémantique française, le principe posé par la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII s’apparente à un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de l’Italie. Car à bien y regarder, l’interdiction de reconstitution du parti fasciste dissous est à ce point consubstantielle à la naissance de la République démocratique-pluraliste – et à sa sauvegarde – qu’elle est un présupposé pour que les autres normes constitutionnelles vivent. Si la reconstitution du parti fasciste dissous est envisageable, le pacte constitutionnel est – en son émergence, en sa pérennité – dépourvu de sens. Les autres dispositions constitutionnelles ne peuvent entrer en application qu’une fois ce postulat idéologique posé (puis protégé par l’agir normatif du législateur pénal).
C’est un combat de valeurs essentiellement (au sens d’essence) antagonistes qui se joue (la Cour constitutionnelle parle d’ailleurs des « valori in gioco » dans la décision n°254 de 1974). La loi de 1952 prohibe les valeurs au cœur du projet fasciste et protège les valeurs du pacte républicain. L’argument en faveur de sa censure est d’autant moins pertinent qu’elle ne se contente pas de cela ; en limitant les libertés garanties aux articles 17 C. (liberté de réunion) et 21 C. (liberté de pensée), elle protège en réalité ces dernières. Il s’agit d’une limitation-protection : tant la liberté de réunion que la liberté de pensée ne peuvent s’exercer au sein d’un Etat-parti fasciste idéologiquement monolithique. Les libertés de réunion et de pensée doivent être limitées – impératif catégoriel antifasciste – pour qu’elles puissent s’épanouir au sein de la République démocratique-pluraliste. Pour que la loi de 1952 soit appliquée conformément aux prescriptions constitutionnelles (et aux canons herméneutiques de la Consulta) – et que les sanctions édictées soient régulières – encore faut-il que soit individualisée « la nature concrète » de la menace pesant sur les institutions démocratiques. Il est ici question de la (classique et classiquement problématique) détermination du seuil de danger : quand ce seuil est-il atteint ? quel contexte permet de l’atteindre ? quels gestes et rituels ? combien de personnes concernées ? quel lieu ? Il revient aux juges du fond de « déterminer si, à la lumière des circonstances spécifiques de l’espèce, il existe une probabilité sérieuse de réalisation du délit » (CC, n°139 de 2023, citée par les Sections unifiées de la Cour de cassation). C’est la raison pour laquelle les juges du fond ne peuvent pas s’appuyer uniquement sur la présence de symboles, rites ou « effigies », quand bien même ils appartiennent à l’iconographie fasciste. Pour le juge, on ne saurait sanctionner pénalement des individus sur le fondement d’un lien immédiat/automatique entre symboles/rites/effigies et danger pour l’ordre républicain : cela reviendrait à poser une présomption irréfragable attentatoire aux valeurs démocratiques que l’on entend protéger. La Cour de cassation morigène même « la doctrine » (elle n’est pas plus précise) souhaitant adopter cette lecture et objectiviser le processus pénal pour « réduire le risque d’interprétations discordantes, voire arbitraires ». Selon la Cour de cassation, une telle « méthode exégétique » est inacceptable car elle pose « de manière aprioristique » ce qui doit être démontré.
IV. Le « bien juridique composé » protégé par la loi de 1993 : ordre public matériel et principes de dignité et d’égalité
La loi n°205 de 1993 vise à sanctionner la diffusion d’idéologies discriminatoires et les actes de violence visant des personnes à raison de leur appartenance raciale, ethnique, nationale ou religieuse (avec renvoi à la loi n°654 de 1975). Ces deux lois ne font aucunement mention de la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII ; elles ne sont pas une déclination législative de la norme prohibant toute reconstitution du parti fasciste dissous. Le bien juridique protégé par le législateur n’est pas – stricto sensu – l’ordre démocratique en tant que régime politique pluraliste institué par les constituants de 1947.
Reste que l’on ne saurait s’arrêter à ce constat institutionnel/organique et s’abstenir de réflexions sur les valeurs du pacte républicain. Il est évident que la loi de 1993 participe de ces lois protégeant les valeurs démocratiques puisqu’elle prohibe toute discrimination et violence à raison de la race, de l’ethnie, de la nationalité ou encore de la religion. C’est la raison pour laquelle il serait éminemment réducteur – et donc inadéquat – de réduire la finalité de la loi à une simple « question (…) d’ordre public ». La Cour de cassation ne se prive pas de morigéner une « partie de la doctrine » favorable, à tort, à une telle « vision « restrictive » des enjeux juridiques. Au regard des « valeurs en jeu », il convient d’aller au-delà d’une simple question d’ordre public : c’est la raison pour laquelle le bien juridique protégé est qualifié de « composite ». Puisque les sanctions visant les discriminations et violences à raison de la race, de l’ethnie, de la nationalité, de la religion sont au cœur du dispositif législatif, il ne saurait être question de s’arrêter sur le seul ordre public matériel. Il convient d’aller « au-delà », de remonter jusqu’à la Constitution républicaine pour atteindre ces principes matriciels et séminaux visés dans l’article 2 C. (dignité de la personne) et l’article 3 C. (égalité formelle et substantielle).
L’individualisation du bien juridique à protéger ne peut donc advenir qu’au regard du filtre constitutionnel des articles 2 C. et 3 C. : les valeurs protégées étant au cœur du pacte institutionnel républicain, la loi a pour finalité « d’éviter la désagrégation des valeurs de solidarité, de dignité et d’égalité ». Une telle lecture a inévitablement une incidence sur la nature du péril susceptible de constituer délit. Or, diverses décisions de diverses sections de la Cour de cassation – regrettent les Sections unifiées – n’ont guère réfléchi sur la chose. Certaines sections se sont contentées de qualifier « le salut romain de geste de type discriminatoire », l’objectivant (improprement) et jetant (inadéquatement) leur dévolu sur « la nature abstraite du péril ». Tel est le cas par exemple de la décision de la Section 1 (n°21409 de 2019) qui estime, « de manière apodictique » et sans aucune motivation, que le salut romain représente « un comportement qui, par sa dimension abstraite, est de nature à être perçu comme une manifestation extérieure (…) des organisations, associations, mouvements ou groupes visés à l’article 3 de la loi n°654 de 1975 ». Pour les Sections unifiées, il convient au contraire de réfléchir sur la « nature concrète du péril » afin de pouvoir mettre en balance les principes de dignité, d’égalité et de non-discrimination avec les libertés d’expression et de réunion. Les juges du fond doivent ainsi s’arrêter sur le « danger concret du fait » reproché pour apprécier s’il existe une « probabilité et non seulement une possibilité de lésion du bien juridique protégé ».
La différence de ratio entre la loi de 1993 et celle de 1952 est soulignée : certes la loi Mancini vise – tout comme la loi Scelba – certains comportements délictuels dans le cadre de manifestations publiques, certes les deux lois possèdent une « identique structure morphologique ». Néanmoins, la loi de 1993 possède une finalité propre, reliée qu’elle est à la loi de 1975 : les comportements potentiellement délictuels réalisés lors de manifestations publiques le sont dans un cadre bien précis, en présence d’organisations, de groupes, mouvements ou d’associations promouvant des discriminations et violences à raison de la race, de l’ethnie, de la nationalité, de la religion. C’est à l’aune de ces éléments qu’il convient de jauger le « degré de danger à attribuer à telle ou telle conduite », en sa « capacité de contagion », de diffusion de valeurs et d’actes incompatibles avec les valeurs de la Constitution républicaine (articles 2 et 3 C.).
Une fois posée, par le législateur, la définition abstraite du péril, l’évaluation revient aux juges du fond qui doivent analyser, en toute leur dimension concrète, les faits reprochés ; à cette seule condition, le balancement des intérêts constitutionnels (et antagonistes) en présence peut être opéré. Il est loisible de critiquer (sur un point) le raisonnement de la Cour quand elle évoque le fameux bilanciamento dei valori : concrétude juridictionnelle il doit y avoir – dit-elle – pour qu’il soit possible d’effectuer l’opération de pondération entre d’un côté le principe de dignité et de l’autre les libertés de réunion et d’expression. Le juge semble oublier que le principe de dignité relève de l’absolu, ne se proportionnalise pas ; il ne peut être sujet à un quelconque balancement. Il ne saurait être porté atteindre à la dignité de la personne humaine, y compris sous prétexte de protéger les libertés de réunion et d’expression.
V. Quid de la loi applicable, quid des lois applicables ?
Les lois de 1952 et 1993 concourent à protéger les valeurs de la Constitution, les droits fondamentaux des personnes, l’Etat républicain-démocratique. Quand surviennent des rituels fascistes à l’instar du saluto romano et de la chiamata del presente, est-ce la loi de 1952 qui doit recevoir application (visant à sanctionner toute reconstitution du parti fasciste dissous) ou la loi de 1993 (visant à sanctionner tout comportement synonyme de discrimination ou violence à raison de la race, de l’ethnie, de la nationalité ou de la religion) ? Comment démêler l’écheveau normatif ?
La Cour de cassation exclut toute « rapport de spécialité » au sens de l’article 15 du code pénal (lex specialis derogat legi generali). Elle se fonde sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (CC, ordonnance n°174 de 1994) : pour qu’il y ait rapport de spécialité – écrit la Consulta en un raisonnement notablement tautologique et circulaire – il doit exister, au-delà « des éléments fondamentaux communs », un « élément caractérisant supplémentaire qui la caractérise ». Dans le cas présent, il existe certes un « noyau commun » : la tenue de manifestations publiques. Toutefois, il est un élément de différenciation aisément constatable puisqu’inhérent à la substance de chaque norme : la loi de 1952 sanctionne les agissements susceptibles de porter atteinte à l’ordre constitutionnel républicain démocratique … la loi de 1993 sanctionne les agissements susceptibles de porter atteinte à l’ordre public matériel. Aucun rapport de spécialité n’a donc vocation à voir le jour selon la Cour de cassation. Ce principe posé, retour à la question originelle : quelle loi est applicable, les deux lois seraient-elles applicables quand surviennent le saluto romano et la chiamata del presente ?
Que la loi de 1952 soit applicable relève de l’évidence : les rituels mentionnés sont inhérents à l’idéologie fasciste et à l’organisation même du PNF. Ils constituent une « liturgie » réalisée lors des rassemblements fascistes. On ne sait si la Cour de cassation utilise à dessein la notion de liturgie ; reste qu’elle s’avère d’une grande pertinence. De Bobbio à Castoriadis en passant par Aron, nombre d’intellectuels ont insisté sur la dimension religieuse des régimes totalitaires. Les rituels et symboles participent de la construction d’une religion politique aux prétentions eschatologiques et déterministes. Quand le saluto romano et la chiamata del presente se traduisent par une réelle menace de reconstitution du parti fasciste dissous, la loi de 1952 est d’application immédiate.
Aussi méritent condamnation les décisions constatant des comportements ouvertement fascistes tout en excluant ex abrupto la loi de 1952 (Section 1, n°20450 de 2016 ; Section 1, n°25184 de 2009). Il y a une telle « identification naturelle entre le salut romain et le parti fasciste dissous » – assènent les Sections unifiées – que ce geste ne peut qu’intégrer « sur le plan objectif » le délit visé par la loi de 1952. Posée cette adéquation objective, il revient aux juges du fond de faire analyse concrète de l’espèce qui leur est soumise pour savoir si sanction il doit y avoir. Afin de réaliser cette opération d’évaluation concrète, nombre d’éléments sont à prendre en compte : le contexte dans lequel se déroule la manifestation, le nombre de participants, l’importance symbolique du lieu de réunion, la portée du geste au regard du moment historique visé, la répétition éventuelle des rituels…
Dans l’espèce qui nous intéresse (Sections unifiées, 2024), les prévenus soulignent la dimension commémorative de la réunion ; de délit il ne saurait y avoir à raison de la nature de la manifestation. Leur argumentation n’est point entendue par la Cour de cassation : des actes rituels renvoyant à la symbolique fasciste peuvent constituer des délits quand bien même ils visent à commémorer la mémoire de « cadudi ». L’argument des requérants est hautement spécieux : loin d’être excusatoire, la dimension commémorative – magnifiant les figures soi-disant héroïques de militants et dignitaires fascistes – est (plutôt) de nature à faire entrer de tels agissements dans le champ d’application de la loi. Glorifier la mémoire de ces hommes revient à encenser l’idéologie liberticide, totalitaire et antisémite dont ils sont les hérauts.
Qu’en est-il à présent de la loi de 1993 ? Que la loi de 1952 soit d’une application « naturelle » en présence du saluto romano et de la chiamata del presente ne saurait exclure, ex abrupto, l’application de la loi de 1993. Le constat est logique : cette norme vise non pas « les manifestations racistes ou discriminatoires tout court16 » mais celles réalisées par des mouvements, groupes, organisations ou associations entrant dans le champ d’application de la loi de 1975. Il revient aux juges du fond d’individualiser – au préalable – de tels mouvements/groupes/organisations/associations pour retenir ensuite applicable (ou non) la loi de 1993. Les juges du fond bénéficient d’un ample pouvoir discrétionnaire en la matière pour apprécier tant les faits-rituels que les entités qui en sont à la source. C’est la raison pour laquelle les Sections unifiées rejettent l’argument de l’Avocat général souhaitant objectiviser le contentieux et s’arrêter seulement sur les entités officiellement constituées, porteuses d’un nom, dotées d’un statut, structurées en interne avec des fonctions institutionnelles clairement définies. Les suggestions de l’Avocat général ne sont guère pertinentes : dans bien des cas, le juge est confronté à des mouvements fascistes qui sont des « agrégations de nature temporaire ». Il est alors contreproductif de chercher une « entité de référence » alors même que la loi de 1975 elle-même fait montre de ductilité sur le plan sémantique : organisations et associations, groupes et mouvements. Une « rigide schématisation » apparait inutile, a fortiori rappelée la finalité de la loi de 1993 : lutter contre les discriminations raciales et les actes de violence.
Cette loi de 1993 peut recevoir application quand sont réalisés des rituels tels que le saluto romano et la chiamata del presente : encore faut-il que soient présents les éléments exigés par la norme. Si ces gestes renvoient à la seule volonté de reconstituer le parti fasciste dissous, reçoit application la loi de 1952. Application – également – de la loi de 1993 il y a lorsque les rituels sont porteurs d’une volonté discriminatoire et raciste. Ils deviennent alors des instruments symboliques « d’expression des idées d’intolérance et de discrimination » incompatibles avec les valeurs constitutionnelles démocratiques. Il s’ensuit que le saluto romano et la chiamata del presente peuvent entrer tant dans le champ d’application de la loi de 1952 (reconstitution du parti fasciste dissous) que de la loi de 1993 (idéologies discriminatoires et racistes véhiculées par des groupes/mouvements/organisations/associations).
VI. La jurisprudence constitutionnelle d’après-guerre, source des errements du juge pénal ?
La Cour constitutionnelle rend – en 1957 (n°1) et 1958 (n°74) – deux décisions qui méritent intérêt dans la mesure où il est loisible de se poser la question suivante : lesdites décisions ne sont-elles pas à la source des errements jurisprudentiels constatés ? La décision de 1957 opère lecture restrictive de l’article 4 de la loi Scelba (délit d’apologie du fascisme). La décision de 1958 opère, elle, lecture restrictive de l’article 5 de la même loi (interdiction des manifestations fascistes). S’il est tentant de penser – de prime abord – que ces décisions sont le fruit d’une pensée libérale soucieuse de ne pas limiter par trop la liberté d’expression et les libertés de réunion/manifestation, il convient – cf. infra – de nuancer le propos17.
Avec la décision n°1 de 1957, la Cour constitutionnelle se penche sur le sort de l’article 4 de la loi n°645 de 1952 (« legge Scelba »). Elle a été saisie par le Tribunal de Turin sur requête de plusieurs personnes accusées du délit d’apologie du fascisme. Selon les prévenus, l’article 4 de la loi viole l’article 21 C. (liberté d’expression). La Cour constitutionnelle constate que la loi Scelba est une norme « d’attuazione » (concrétisation) de la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII. Reste à savoir comment articuler la trilogie normative Disposition constitutionnelle transitoire n°XII/loi Scelba « d’attuazione »/article 21 C. L’article 4 de la loi de 1952 doit être examiné – souligne immédiatement la Cour en un nécessaire truisme – en relation avec l’alinéa 1 de la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII : « Est interdite la réorganisation, sous quelque forme que ce soit, du parti fasciste dissous ». Si cette lecture exégétique s’impose d’évidence, la suite de la décision mérite de substantielles critiques : la Cour s’arrête sur le « contexte même de la loi de 1952 » pour réduire son champ d’application. Par « contexte », elle évoque – en un raisonnement peu lumineux – le fait que les dispositions de ladite loi cesseront d’être en vigueur (cf. son article 10) une fois modifiées les normes pénales relatives à la même matière. De cette modification ultérieure (incertaine par essence en sa réalisation), la Cour tire cette conclusion négative : « l’apologie du fascisme, pour devenir délit, doit consister non18 en une défense élogieuse, mais en une exaltation telle qu’elle peut conduire à la réorganisation du parti fasciste. Cela signifie qu’elle ne doit pas être regardée en elle-même, mais en relation avec cette réorganisation interdite par la disposition XII ». Une remarque relative au procédé herméneutique utilisé par la Cour s’impose. Le qualifier de hautement artificiel et nébuleux relève de l’euphémisme : s’il fallait opérer lecture restrictive des dispositions d’une norme législative à raison de leur – possible, éventuelle, probable – abrogation future, la condition juridique de l’espèce humaine s’en trouverait grandement menacée… Ensuite, il est frappant de constater combien la Cour opère lecture restrictive de la loi Scelba : promouvoir l’idéologie fascisme n’est pas un délit… tant que cela ne dépasse pas un seuil susceptible de mener à la reconstruction du parti fasciste. La promotion d’une idéologie totalitaire, prônant l’inégalité ontologique des êtres humains sur un fondement racial, récusant l’égale dignité des personnes, sacralisant le culte du chef au mépris de la division de pouvoirs, appelant à la violence structurelle comme moteur du Politique et de l’Histoire, à la négation des droits des femmes… n’est donc pas un délit … tant que l’ombre organique du parti fasciste dissous ne réapparaît pas. Paroles, rassemblements, manifestations, commémorations, programmes politiques… sont admissibles tant que la menace de la reconstitution du parti fasciste n’apparaît pas clairement et explicitement. C’est naturellement laisser le champ libre aux exaltés nostalgiques du Ventennio. C’est aussi compliquer au possible la tâche des juges ordinaires, englués pendant des décennies dans une analyse factuelle/concrète/abstraite. Les juges du fond et les différentes sections de la Cour de cassation (voire la même section) adopteront des positions antagonistes, ayant grande difficulté – on les comprend – à déterminer le seuil de danger à partir duquel hurlements fascistes, rituels et réunions en chemises noires conduisent effectivement (cf. la notion de péril concret) à la réorganisation du parti fasciste dissous.
Avec la décision n°74 de 1958, la Cour constitutionnelle (présidée désormais par G. Azzariti) se penche sur l’article 5 de la loi Scelba. Dès les premières lignes du « considerato in diritto », le juge mentionne sa décision n°1 de 1957, laissant présager une philosophie jurisprudentielle en adéquation avec cette dernière. La Cour constitutionnelle opère – dans cette décision n°74 de 1958 – une lecture restrictive de la Disposition constitutionnelle transitoire n°XII. Certes, « Cette disposition institue une interdiction, mais elle il ne faut pas tomber dans l’erreur de la considérer comme une quasi prohibition pénale » ; son interprétation doit demeurer « dans les limites de sa formulation expresse ». Il s’ensuit que « La disposition transitoire XII doit être interprétée pour ce qu’elle est, à savoir une norme constitutionnelle énonçant un principe général ou une orientation générale, dont la portée ne peut pas être établie en dehors du cadre général des exigences politiques et sociales dont elle émane ». Quid de ces dernières ? La Cour se réfère au « moment historique » où la nécessité d’éviter la réorganisation du parti fasciste dissous était un préalable même à l’établissement du régime républicain démocratique. La pensée du constituant de 1947 est explicitée : lorsqu’il entend interdire la reconstitution du parti fasciste, le constituant ne se limite pas à une approche organique, ne vise pas uniquement « les actes finaux et conclusifs d’une telle réorganisation ». Est encore visé tout comportement qui – bien que n’étant pas à proprement parler un acte de réorganisation stricto sensu – est de nature à permettre la reconstitution organique du parti fasciste. Certains comportements méritent répression – à raison du « danger effectif » par eux généré – quand bien même ils ne sont pas des actes organisationnels. Par la Disposition constitutionnelle provisoire n°XII, le constituant habilite le législateur ordinaire à intervenir ; la loi de 1952 s’inscrit dans un tel contexte constitutionnel. A lire ce passage de la décision, il est loisible de songer que la Cour adopte une position jurisprudentielle très répressive. Il n’en est rien. Elle critique d’ailleurs vertement le juge a quo ayant soulevé la question de constitutionnalité : celui-ci s’est fourvoyé en interprétant l’article 5 de la loi de 1952 comme une norme punissant « toute parole ou geste, y compris le plus anodin/inoffensif (« innocuo ») et se référant au régime fasciste et aux hommes qui le personnalisèrent ou exprime simplement la pensée ou le sentiment, éventuellement occasionnel ou éphémère d’un individu endossant la chemise noire ou entonne un chant ou lance un cri ». Il devient donc possible d’être – ouvertement et publiquement – fasciste, de promouvoir une idéologie liberticide, anti-démocratique, antisémite… dès lors que les actes accomplis ne constituent pas un « danger effectif » de réorganisation du parti fasciste dissous. Les manifestations fascistes ne sont pas – en tant que telles – prohibées : le Constituant et le législateur n’ont pas voulu « interdire et punir (…) la liberté d’expression protégée par l’article 21 de la Constitution ». Il convient que soit déterminé, avec précision, le lien entre actes/manifestations fascistes et « danger effectif » de reconstitution du parti dissous. C’est ici que le bât blesse, ce qui explique les errements des juges depuis plusieurs décennies. Comment apprécier – au regard du « moment et du contexte » – si les actes suspects sont de nature à « provoquer l’adhésion et le consensus et à concourir à la diffusion de conceptions favorables à la reconstitution d’organisations fascistes » ? Avec un tel raisonnement, la Cour constitutionnelle est responsable de deux maux : les agissements fascistes sont faiblement réprimés … les juges italiens apprécient de manière contradictoire d’identiques faits, tantôt condamnant et tantôt relaxant.
Dans un bel et original article, A. Tesauro souligne combien la Cour constitutionnelle a, dès l’origine, compliqué la vie des juges du fond : elle demande que soit défendu un « bien métaphysico-transcendantal en référence à un péril abstrait » (l’ordre démocratique par essence antifasciste) sur le fondement d’un « bien empirico-factuel »19 (l’ordre public matériel). La volonté de ne pas être prisonnier de la notion de « péril abstrait » visait – imagine-t-on – à protéger les libertés de pensée, de réunion et de manifestation ; cela visait encore – imagine-t-on – à individualiser les diverses configurations factuelles soumises à l’appréciation contentieuse. D’où le recours à la notion de péril concret et le refus de voir dans l’apologie du fascisme un délit en soi mais seulement au regard de l’interdiction de la réorganisation du parti dissous (Disposition XII).
Quand vient le temps pour les juges ordinaires d’intervenir caso par caso, ils sont pris dans les rets de « l’incommensurable disproportion d’échelle entre les « macro-effets politico-sociaux du discours fasciste (…) en relation avec les institutions démocratico-républicaines et les conduites de « micro-fascismo » objet de répression pénale »20. Au regard de la Disposition constitutionnelle n°XII et de la loi Scelba, est instituée une (légitime) « épistémologie de la suspicion (…) un Paradigme de Cassandre »21 : les juges ordinaires – chargés d’appliquer ces disposition à l’aune de la notion de pericolo concreto – réalisent « d’inutiles et « herculéennes tentatives pour instituer un pont direct avec le « macro-bien protégé »22. Ils sont en quête perpétuelle de la « probatio diabolica »23 : comment appréhender le micro péril concret quand il convient de le mesurer avec le macro péril abstrait ? Sous couvert d’accumuler des éléments matériels concrets24 – cf. « la dimension illusoire de la rhétorique argumentative du péril concret » – le juge ne fait que remonter en direction du pericolo astratto. Les références jurisprudentielles aux notions de « consensus » et « d’adhésion » ne viennent qu’artificiellement forger le péril concret requis ; ce qui est puni in fine n’est rien d’autre que la propagation d’une idéologie contraire à l’ordre républicain démocratique antifasciste. Cela renvoie alors à la définition même du pericolo astratto.
VII. La teneur même de la Disposition constitutionnelle n°XII, source des errements jurisprudentiels ?
Parmi les “DISPOSIZIONI TRANSITORIE E FINALI” de la Constitution de 1947, figure la Disposition constitutionnelle n°XII. Cette dernière – pour être finale en ce qu’elle figure, parmi d’autres à la fin du texte – ne mérite en rien d’être qualifiée de transitoire. Bien au contraire, elle possède une dimension pérenne tant elle conditionne la survie du régime républicain démocratique. Le 1er alinéa de cette Disposition constitutionnelle n°XII a donc vocation à produire ses effets sans aucune limitation temporelle25. La Cour constitutionnelle souligne cette dimension dans une décision de 1988 (n°323) : la Disposition XII de la Constitution doit être regardée comme « finale » et non « transitoria ».
Finale, cette Disposition n’a pas manqué d’être également qualifiée – en doctrine – « d’anomalie »26. Le terme n’est pas péjoratif ; il s’agit seulement de mettre en exergue le fait qu’elle « cristallise une asymétrie » au sein de l’ordre constitutionnel italien27. Elle s’avère en effet la seule norme constitutionnelle posant une barrière de nature idéologique : le pacte démocratico-libéral implique la suppression – et la non renaissance – du parti fasciste porteur de valeurs répudiant les principes d’égalité, de liberté, et de dignité de la personne humaine. Elle rétroagit ainsi sur plusieurs normes constitutionnelles : article 18 (liberté d’association), article 21 (liberté de pensée), article 49 (droit de s’associer en partis politiques pour concourir à la détermination de la politique nationale). La Disposition n°XII comporte même un second alinéa portant dérogation à l’article 48 C. (droit de vote) : « Par dérogation à l’article 48, des limitations temporaires au droit de vote et à l’éligibilité des chefs responsables du régime fasciste sont fixées par la loi pour une période maximum de cinq ans après l’entrée en vigueur de la Constitution ». La Disposition n°XII n’est donc pas une disposition constitutionnelle comme une autre. Les débats constituants de 1947 révèlent combien elle est au cœur du dispositif politique et juridique en passe d’être institué : elle permet d’écarter (insuffisamment) des hiérarques fascistes, de condamner (symboliquement) le Régime totalitaire, de poser les jalons d’une démocratie écartant toute renaissance du parti fasciste.
Les débats relatifs à la Disposition n°XII sont donc indissociables de ceux inhérents au système partitocratique à venir : la démocratie représentative ne peut être que démocratie des partis. Disposition n°XII et article 49 C. sont intimement reliés : la première pose une limite idéologique et organique à la démocratie partitocratique pluraliste instituée par le second. Cela transparaît lors des débats de la 1ère Sous-Commission de la Commission pour la Constitution (novembre 1946) réunissant des personnalités aussi éminentes que Togliatti, Dossetti, La Pira ou encore Basso28. C’est ce dernier qui manifeste la volonté expresse d’interdire la reconstitution du parti fasciste dissous, partant du présupposé qu’une organisation politique incompatible avec les valeurs de la démocratie libérale ne doit pas prospérer. Reste que survient immédiatement un débat relatif à la notion même de parti fasciste. La Pira souligne combien il est ardu de s’extraire du contexte historique : que signifier le parti fasciste en dehors de l’expérience organique du Ventennio mussolinien ? Les constituants peinent – logiquement – à penser le fascisme de manière abstraite ; il semble impossible de concevoir le fascisme autrement que sous l’angle historique/organique29. Si le parti fascisme ne peut être pensé qu’historiquement, encore faut-il que ne naissent pas, au lendemain de l’entrée en vigueur de la Constitution, des formations politiques fascistes. C’est la raison pour laquelle la Disposition constitutionnelle XII comporte la clause « sotto qualsiasi forma » : la réorganisation du parti fasciste dissous est interdite « sous quelque forme que ce soit ».
Comme le souligne G. E. Vigevani, « Il est donc difficile de comprendre si la Disposition finale XII de la Charte possède dans la pensée des Constituants une signification principalement historique, une valeur de témoignage synonyme de répudiation du passé ou si elle a pour fonction prévalente de poser une digue à toute évolution autoritaire »30. Les deux naturellement : eu égard à la dimension totalitaire de l’Etat-parti-fasciste, aucun mouvement politique reposant sur ces (ses) valeurs ne doit organiquement poindre au sein de la République démocratique libérale. Reste que la formulation même de la Disposition XII ne peut que susciter le trouble au sein de l’appareil juridictionnel lorsqu’il est confronté à des manifestations et rituels fascistes : comment apprécier – in concreto ?, in abstracto ? – si les agissements en question sont de nature à conduire à la « riorganizzazione, sotto qualsiasi forma, del disciolto partito fascista » ? Les juges ne peuvent pas faire à moins que de se référer à l’idéologie et la violence du parti fasciste mussolinien, à savoir à un phénomène purement historique insusceptible de renaître… pour apprécier des gestes et rituels qui s’y réfèrent sans être pour autant synonymes de reconstitution évidente (sur le plan organique) dudit parti dissous.
Différentes lectures de la Disposition constitutionnelle XII sont donc possibles. Première lecture, organique/historique : cette norme met constitutionnellement fin au Régime fasciste, à l’Etat-parti ayant sévi entre 1922 et 1945. Second lecture : cette norme constitue le substrat idéologique négatif de la République naissante. Cette dernière se définit d’abord négativement ; elle est antifasciste. L’antifascisme devient le critère idéologique officiel de la République constitutionnelle. Troisième lecture : cette norme est un norme d’action pour le futur, servant de fondement aux lois venant lutter ultérieurement contre la renaissance de l’idéologie et du parti fascistes. En vertu de la première lecture, la Disposition constitutionnelle XII a achevé – dès sa proclamation – son office : le parti fasciste dissous ne peut renaître, l’histoire ne se répète point (sauf, paraît-il, sous la forme d’une farce). Les deux autres lectures sont complémentaires : l’antifascisme étant le socle idéologique de la République, le futur législatif a vocation à réprimer les mouvements fascistes. Reste que deux opérations herméneutiques peuvent advenir : soit une interprétation restrictive, soit une interprétation extensive. L’interprétation restrictive repose sur une lecture systémique de la Constitution : la Disposition constitutionnelle n°XII constituant une dérogation aux principes posés par les articles 18, 21, 48 et 49 C., elle doit être lue comme une norme dérogatoire/exceptionnelle faisant l’objet d’une interprétation restrictive. Les valeurs de la democrazia aperta recevant application en tant que principes structurants, toute limitation mérite interprétation restrictive. Au contraire, une lecture téléologique/finaliste conduit à une interprétation extensive de la Disposition constitutionnelle n°XII. L’idéologie fasciste doit être bannie car elle constitue une menace ontologique tant elle est incompatible avec le régime démocratique. Il en va de même des manifestations et rituels : ils s’apparentent à des vecteurs stratégiques promouvant un régime politique autre, à savoir fasciste.
***
En 2024, les Sections unifiées de la Cour de cassation annulent la décision de la Cour d’appel de Milan qui leur était déférée. A mauvais droit, la Cour d’appel (et antérieurement le Tribunal de Milan) a appliqué aux faits la loi de 1993 alors qu’elle aurait dû se tourner vers la loi de 1952. Le raisonnement des juges du fond est d’autant plus critiquable qu’ils appliquent la loi de 1993 sans mettre en exergue des éléments centrés sur la supériorité, la haine raciale, la discrimination, la violence. La requalification du délit par les Sections unifiées (cf. l’application de la loi de 1952 et non celle de 1993) emporte censure de l’arrêt de la Cour d’appel et renvoi à une autre Cour d’appel de Milan. Il appartiendra à cette dernière de déterminer, en fonction du contexte, l’existence (ou non) d’un « péril concret » au sens de la loi de 1952.
Un ultime mot quant à la question des limites à la liberté d’expression et de réunion au regard de la protection de l’ordre constitutionnel démocratique pluraliste. Trois lectures sont possibles, nous semble-t-il. Soit (1) l’idéologie fasciste représente une menace structurelle pour l’ordre républicain en tant que régime politique ; dans ce cas, toute manifestation de nature fasciste doit être interdite. Le fascisme étant ontologiquement un régime et une idéologie totalitaires, liberticides, racistes, antisémites, violents, attentatoires à la dignité de la personne… pas de liberté pour les ennemies de la liberté. Soit (2) il est fait application de la doctrine du free speech et toute idéologie peut être promue – y compris quand elle récuse l’égalité entre les individus, prône la supériorité de certains sur d’autres… – tant que des actes violents ne sont pas commis. Le 1) et le 2) raisonnent en termes d’extrêmes : interdiction totale ou liberté totale. Reste la dernière hypothèse (3) : celle de la zone grise, des principes génériques, des limitations concrètes, du seuil à déterminer, du balancement et de la pondération… Cette troisième voie (sans jeu de mots) correspond à notre culture démocratique européenne ; reste qu’elle s’avère fort complexe à réguler, les juges étant confrontés à des normes et situations factuelles auxquelles ils peinent (ce n’est pas une critique au regard de la difficulté de la tâche) à donner cohérence. Cette troisième voie permet aux mouvements fascistes de jongler avec les interstices normatifs et jurisprudentiels, de hurler à l’atteinte aux libertés fondamentales (alors qu’ils en sont les fossoyeurs), de se réjouir du libéralisme de la loi (alors qu’ils sont les ennemies de l’ordre démocratique). La démocratie constitutionnelle accepte – à raison de son refus du monolithisme des valeurs – que les thuriféraires du totalitarisme mussolinien se répandent publiquement en manifestations nostalgiques. Peut-être le radicalisme démocratique (1) possède-t-il une dimension salvatrice…
1 Sauf mention contraire, les propos entre guillemets sont des citations de la décision de la Cour de cassation (Sections unifiées).
2 Rituel fasciste en l’honneur des morts. Lors d’une cérémonie, un vivant répond « présent ! » à l’appel du nom d’un mort. Le rituel n’est pas seulement hommage aux morts ; il incarne la continuité fasciste entre les générations, la dimension sacrificielle du fascisme, la pérennité (supposée) de ce dernier en tant que Régime.
3 Article 5 de la loi de 1952 (texte originel) :
« Chiunque, partecipando a pubbliche riunioni, compie manifestazioni usuali del disciolto partito fascista ovvero di organizzazioni naziste è punito con la pena della reclusione sino a tre anni e con la multa da duecentomila a cinquecentomila lire. Il giudice, nel pronunciare la condanna, può disporre la privazione dei diritti previsti nell’articolo 28, comma secondo, numeri 1 e 2, del codice penale per un periodo di cinque anni.
4 Article 2 de la loi de 1993 (texte originel) :
“1. Chiunque, in pubbliche riunioni, compia manifestazioni esteriori od ostenti emblemi o simboli propri o usuali delle organizzazioni, associazioni, movimenti o gruppi di cui all’articolo 3 della legge 13 ottobre 1975, n. 654, è punito con la pena della reclusione fino a tre anni e con la multa da lire duecentomila a lire cinquecentomila (3).
2. E’ vietato l’accesso ai luoghi dove si svolgono competizioni agonistiche alle persone che vi si recano con emblemi o simboli di cui al comma 1. Il contravventore è punito con l’arresto da tre mesi ad un anno (3).
3. Nel caso di persone denunciate o condannate per uno dei reati previsti dall’articolo 3 della legge 13 ottobre 1975, n. 654, per uno dei reati previsti dalla legge 9 ottobre 1967, n. 962, o per un reato aggravato ai sensi dell’articolo 3 del presente decreto, nonché di persone sottoposte a misure di prevenzione perché ritenute dedite alla commissione di reati che offendono o mettono in pericolo la sicurezza o la tranquillità pubblica, ovvero per i motivi di cui all’articolo 18, primo comma, n. 2-bis) (3/a), della legge 22 maggio 1975, n. 152 si applica la disposizione di cui all’articolo 6 della legge 13 dicembre 1989, n. 401, e il divieto di accesso conserva efficacia per un periodo di cinque anni, salvo che venga emesso provvedimento di archiviazione, sentenza di non luogo a procedere o di proscioglimento o provvedimento di revoca della misura di prevenzione, ovvero se è concessa la riabilitazione ai sensi dell’articolo 178 del codice penale o dell’articolo 15 della legge 3 agosto1988, n. 327 (4)”.
5 Cette loi de 1993 doit se lire à l’aune des dispositions de la loi n°654 de 1975. Celle-ci sanctionne la diffusion d’idéologies fondées sur la supériorité ou la haine raciale, l’incitation à la discrimination ou à commettre des actes de violence ou de provocation à la violence vis-à-vis de personnes à raison de leur appartenance à un groupe national, ethnique ou racial. La loi interdit toute organisation ou association incitant à la haine ou à la discrimination raciale.
6 Almirante, tellement admiré au sein du MSI puis aujourd’hui au sein de FdI, était à Salo’ (République sociale italienne) dans les derniers mois du fascisme agonisant, avec les irréductibles promoteurs du nazifascismo. Pour mémoire, il a été (notamment) rédacteur en chef d’une revue intitulée (traduction inutile) La difesa della razza. Après-guerre, son discours ambivalent reposait sur la formule « Non rinnegare, non restaurare » (ne pas renier, ne pas restaurer). On aura connu slogan plus en phase avec la logique démocratique…
7 Par nous souligné.
8 Par nous souligné.
9 A savoir l’interprétation uniforme de la loi et l’unité du droit de matrice jurisprudentielle (R. D. n°12 du 30 janvier 1941, article 65 (loi sur l’organisation judiciaire)).
10 Assassiné en 1976.
11 Assassiné en 1975.
12 Assassiné en 1945.
13 Définition assez douce du Tribunal : le fascisme, en tant qu’idéologie et Régime, est bien plus que (seulement) discrimination et intolérance… Il s’agit d’un régime totalitaire, d’un Etat-parti-milice reposant, à partir des années 30, sur un racisme déterministe de nature biologique (cf. les lois antisémites de 1938).
14 Le Tribunal de Milan s’appuie sur une décision de la Cour de cassation (n°28298 de 2017).
15 Quiconque participe à de telles organisations ou associations – ou prête son concours à leur activité – est puni (pour le seul fait de participer ou de prêter assistance) à cinq ans de réclusion.
16 En français dans le texte.
17 Peut-on éluder le fait que certains membres de la Cour constitutionnelle furent, quelques années auparavant, de fervents défenseurs juridiques de l’Etat totalitaire fasciste ? Outre Nicola Jaeger et Francesco Pantaleo Gabrieli, citons – évidemment – Gaetano Azzariti : il est, sous le fascisme, président de la Commission sur la race (dit encore Tribunal de la race). Il devient président de la Cour constitutionnelle en 1958.
18 Par nous souligné.
19 A. Tesauro, « Le radici profonde non gelano » : le manifestazioni fasciste al vaglio delle Sezioni Unite. Tra storia e diritto, Sistema penale, 12 gennaio 2024, https://www.sistemapenale.it/it/articolo/tesauro-le-radici-profonde-non-gelano-le-manifestazioni-fasciste-al-vaglio-delle-sezioni-unite-tra-storia-e-diritto.
20 A. Tesauro, « Le radici profonde non gelano » : le manifestazioni fasciste al vaglio delle Sezioni Unite. Tra storia e diritto, Sistema penale, 12 gennaio 2024, https://www.sistemapenale.it/it/articolo/tesauro-le-radici-profonde-non-gelano-le-manifestazioni-fasciste-al-vaglio-delle-sezioni-unite-tra-storia-e-diritto.
21 A. Tesauro, « Le radici profonde non gelano » : le manifestazioni fasciste al vaglio delle Sezioni Unite. Tra storia e diritto, Sistema penale, 12 gennaio 2024, https://www.sistemapenale.it/it/articolo/tesauro-le-radici-profonde-non-gelano-le-manifestazioni-fasciste-al-vaglio-delle-sezioni-unite-tra-storia-e-diritto.
22 A. Tesauro, « Le radici profonde non gelano » : le manifestazioni fasciste al vaglio delle Sezioni Unite. Tra storia e diritto, Sistema penale, 12 gennaio 2024, https://www.sistemapenale.it/it/articolo/tesauro-le-radici-profonde-non-gelano-le-manifestazioni-fasciste-al-vaglio-delle-sezioni-unite-tra-storia-e-diritto.
23 A. Tesauro, « Le radici profonde non gelano » : le manifestazioni fasciste al vaglio delle Sezioni Unite. Tra storia e diritto, Sistema penale, 12 gennaio 2024, https://www.sistemapenale.it/it/articolo/tesauro-le-radici-profonde-non-gelano-le-manifestazioni-fasciste-al-vaglio-delle-sezioni-unite-tra-storia-e-diritto.
24 A. Tesauro, « Le radici profonde non gelano » : le manifestazioni fasciste al vaglio delle Sezioni Unite. Tra storia e diritto, Sistema penale, 12 gennaio 2024, https://www.sistemapenale.it/it/articolo/tesauro-le-radici-profonde-non-gelano-le-manifestazioni-fasciste-al-vaglio-delle-sezioni-unite-tra-storia-e-diritto.
25 U. de Servio, Attuazione della Costituzione e legislazione antifascista, Giurisprudenza costitutizionale, 1975, p.3269.
26 G. E. Vigevani, Origine e attualità del dibattito sulla XII disposizione finale della Costituzione : i limiti della tutela della democrazia, media LAWS, 1/2019, https://www.medialaws.eu/rivista/origine-e-attualita-del-dibattito-sulla-xii-disposizione-finale-della-costituzione-i-limiti-della-tutela-della-democrazia/.
27 A. Longo, I simboli (del fascismo) e il tempo (della Costituzione) : pochi punti suggeriti dalla sentenza della Corte di cassazione n°37577 del 2014, Osservatorio AIC, 10, 2014, p.11, https://www.osservatorioaic.it/it/osservatorio/ultimi-contributi-pubblicati/andrea-longo/i-simboli-del-fascismo-e-il-tempo-della-costituzione-pochi-spunti-suggeriti-dalla-sentenza-della-corte-di-cassazione-n-37577-del-2014-2b8.
28 G. E. Vigevani, Origine e attualità del dibattito sulla XII disposizione finale della Costituzione : i limiti della tutela della democrazia, media LAWS, 1/2019, https://www.medialaws.eu/rivista/origine-e-attualita-del-dibattito-sulla-xii-disposizione-finale-della-costituzione-i-limiti-della-tutela-della-democrazia/.
29 Cela vaut y compris – voire surtout – pour Togliatti, soucieux que ne soit pas opéré un raisonnement analogique avec le totalitarisme de matrice soviétique. L’enjeu est alors pour lui de poser que la présence du PCI au sein du jeu partitocratique ne constitue en rien une menace pour le nouveau régime démocratique.
30 G. E. Vigevani, Origine e attualità del dibattito sulla XII disposizione finale della Costituzione : i limiti della tutela della democrazia, media LAWS, 1/2019, https://www.medialaws.eu/rivista/origine-e-attualita-del-dibattito-sulla-xii-disposizione-finale-della-costituzione-i-limiti-della-tutela-della-democrazia/.