La justification pénale des violences policières
Par Farah Safi, Professeur agrégée de droit privée et de sciences criminelles, Université Clermont Auvergne
Le mécanisme de la justification pénale est bien connu par les pénalistes[1]. Il s’agit de considérer qu’un comportement, bien qu’attentatoire à l’ordre et à la sécurité publique et par conséquent constitutif d’une infraction pénale, est en quelque sorte « lavé de sa dimension infractionnelle » en raison de son utilité. C’est ainsi que des causes objectives d’irresponsabilités – faits justificatifs[2] – sont prévues par la loi pour couvrir les hypothèses pour lesquelles la commission de l’infraction perd son caractère attentatoire à l’ordre public et devient utile et justifiée, écartant ainsi la responsabilité pénale de son auteur[3].
Traiter de la justification pénale dans une étude consacrée aux violences policières nécessite en revanche de dépasser cette définition pour se demander, en amont, d’une part, si le policier peut être traité comme tout autre auteur d’infraction et, d’autre part, si son comportement, bien que coercitif ou violent, a réellement besoin d’être justifié, la « violence » étant, pour certains, inhérente à l’exercice de ses fonctions. En effet, le pouvoir étatique ne détient-il pas par nature le monopole de la contrainte physique[4] ? N’avons-nous pas, comme l’expliquait Weber, délégué à l’Etat la force publique ? Comme l’écrit un auteur, « la violence est au cœur du pouvoir politique, la police est un des principaux leviers du pouvoir politique, la violence est donc au cœur de la police »[5].
Toutefois, si l’action policière est définie comme l’exercice d’une force publique, on sait que la police a pour mission principale d’assurer la sécurité et la paix publiques. Comme le précise l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen, « cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». C’est dire qu’en principe, la violence policière, au sens large, est en soi légitime et acceptée par le citoyen au nom de la sûreté et de la protection de l’ordre et de la sécurité publics. C’est ainsi que les sociologues affirment que dès lors que cette idée de légitimation de la violence est acquise, alors le recours à la violence par la police est pratiquement inexistant.
Vue sous cet angle, la violence policière n’a effectivement pas besoin du droit pénal, ni d’un fait justificatif pour « couvrir » le comportement du policier. Pourtant, le droit pénal n’est en aucun cas indifférent à ce phénomène. En réalité, il convient de distinguer la violence policière renvoyant au pouvoir de la force publique inhérent à la fonction et à la qualité de policier, des violences commises par un policier dans l’exercice de ses fonctions et qui peuvent être, dans certaines hypothèses, illicites. Le passage du singulier au pluriel permet de mettre l’accent sur le fait que le policier dépasse ici en quelque sorte l’exercice normal et naturel du pouvoir coercitif qu’il détient : son action n’est plus une simple exécution « normale » de ses prérogatives dans le but d’exécuter une tâche inhérente à son travail et à sa fonction policière, si bien qu’elle n’est plus, dans cette hypothèse, couverte par le fait justificatif issu de l’autorisation de la loi.
Par exemple, il est possible d’affirmer que le code de procédure pénale est composé, en grande partie, d’autorisations de violences policières. Tel est le cas pour le policier qui peut, par application de la loi, priver une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction de sa liberté d’aller et de venir en la plaçant en garde à vue. Tout cela est bien normal, légal, légitime et connu.
Le sujet ne devient donc intéressant que lorsqu’on évoque le comportement du policier qui tombe sous le coup de la loi pénale, son acte ayant dépassé ce qui est autorisé dans le cadre de l’exercice de ses fonctions. On le sait, la nécessité de protéger les droits et libertés des citoyens exige un encadrement du comportement du policier afin de faire en sorte que le recours à la violence physique soit exceptionnel. Plus précisément, des auteurs évoquent une violence réactive, qui ne peut donc être justifiée et légitime que dès lors qu’il s’agit de répondre à une violence réprimée par la loi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la justification de la violence ne peut qu’être issue de la loi – seule une loi pouvant, a priori, faire obstacle à l’application d’une autre loi -, et doit répondre aux exigences de nécessité et de proportionnalité.
N’est ce pas en fin de compte ce que l’on peut tirer de la théorie des faits justificatifs, à supposer qu’il y en est une qui existe ? Ne peut-on pas considérer que les faits justificatifs classiques dits de « droit commun » ne sont finalement que des modalités de l’ordre ou de l’autorisation de la loi ? La réponse est sans doute positive, ce qui permet d’affirmer qu’ils répondent tous aux mêmes conditions : il s’agit d’une riposte nécessaire et proportionnée à une menace actuelle.
Or y-a-t-il – ou devrait-il y avoir – réellement, sous cet angle-là, une différence entre le traitement pénal du comportement du policier et celui d’un citoyen « normal » ? En quoi la nécessité et la proportionnalité de la riposte d’un policier seraient-elles légitimement analysées et traitées différemment que celles d’un non policier ?
La réponse n’est pas simple, comme le prouvent les récents débats sur les violences policières à la suite de plusieurs « affaires » ayant retenu l’attention de l’opinion publique – légiférer ayant aujourd’hui pour objectif premier de la rassurer et de la calmer [6] -, comme les affaires Traoré et Nahel. Le malaise ressort de la complexité de la situation. En effet, on se retrouve avec, d’un côté, la montée du terrorisme et d’actes d’une extrême gravité nécessitant une réaction rapide et « fatale » de la part des forces de l’ordre qui mettent, dans certains cas, leur propre vie en danger pour garantir la sécurité des citoyens et, d’un autre côté, la multiplication, grâce notamment au progrès technologique et aux enregistrements vidéo, de la révélation publique de dérapages de certains policiers dans l’exercice de leur fonction. Un décalage apparaît alors parfois entre la mission du policier qui est celle de maintenir l’ordre, et son action lorsqu’il porte lui-même atteinte, dans l’exercice de ses fonctions, à l’ordre et à la sécurité publics.
La question de la justification des violences policières – au pluriel – devient alors intéressante, surtout lorsque l’on se penche sur les statistiques d’une part, et lorsque l’on suit l’évolution législative en la matière, d’autre part.
Quant aux chiffres, il semblerait non seulement que le France soit le pays d’Europe où les opérations de police ont causé le plus de décès, mais encore que le nombre de personnes tuées par la police en France a doublé depuis 2020 par rapport aux années 2010. Quant à l’évolution de la loi, la montée des violences et du terrorisme a permis d’attribuer davantage de pouvoirs à la police avec notamment une extension du domaine de l’usage légitime de son arme par les forces de l’ordre. C’est ainsi qu’en plus de la possibilité pour la police nationale, la gendarmerie ainsi que les militaires de porter une arme, l’article L. 511-5 du code de la sécurité intérieure accorde la même autorisation aux agents de police municipale, sur demande motivée du maire. Surtout, des réformes se sont succédées dans l’objectif de protéger juridiquement le policier qui fait usage de son arme. En plus des faits justificatifs de droit commun, on a alors vu apparaître un nouveau fait justificatif propre aux forces de l’ordre permettant de justifier pénalement l’usage des armes dont ils seraient à l’origine. C’est l’objet du nouvel article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure issue de la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique[7], qui sera l’objet principal de cette étude.
En effet, si ce nouveau fait justificatif entre, comme les autres, dans le cadre de l’autorisation de la loi, il demeure légitime de douter de son utilité et de sa nécessité. Fallait-il vraiment prévoir, pour les forces de l’ordre, une sorte de légitime défense spéciale ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que le législateur ne s’est pas contenté de consacrer les hypothèses classiques de légitime défense des forces de l’ordre déjà entérinées par la jurisprudence, mais est allé plus loin en autorisant la légitime défense préventive ou anticipée face à laquelle les inquiétudes sont plus que justifiées.
Force est de constater qu’en matière de violences policières, le droit pénal nous livre, en premier lieu, une justification inutile et, en second lieu, une justification dangereuse. Le bilan n’est donc pas fameux, à l’image de l’ensemble de la politique pénale actuelle.
I. La justification inutile
Depuis la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, un chapitre entier au sein du code de la sécurité intérieure est consacré aux règles relatives à l’usage des armes. On y trouve l’article L. 435-1 qui indique les cinq hypothèses dans lesquelles les agents de la police nationale et les militaires de la gendarmerie nationale peuvent faire usage de leur arme. Or, l’étude des quatre premières hypothèses montre qu’il est bien malaisé de les distinguer de la légitime défense de droit commun, ce qui permet de douter de l’utilité de cette législation. Pour s’en convaincre, il convient de revenir sur l’article L. 435-1 et comparer les conditions de l’usage des armes par les représentants de la force publique à celle prévue en matière de légitime défense de droit commun.
L’article L. 435-1 dispose :
« Dans l’exercice de leurs fonctions et revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité, les agents de la police nationale et les militaires de la gendarmerie nationale peuvent, outre les cas mentionnés à l’article L. 211-9, faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée :
1° Lorsque des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d’autrui ;
2° Lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées ;
3° Lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s’arrêter, autrement que par l’usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ;
4° Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ;
5° Dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsqu’ils ont des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont ils disposent au moment où ils font usage de leurs armes ».
Quant à la légitime défense de droit commun, elle est consacrée à l’article 122-5 du code pénal qui dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte ».
Comparons ces textes. La première condition par laquelle s’ouvre l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure est liée au contexte de l’usage de l’arme : il doit intervenir dans l’exercice des fonctions de l’agent. A contrario, si un policier fait usage de son arme en dehors du cadre de ses fonctions, il ne peut en aucun cas prétendre bénéficier de la justification de l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure. D’aucuns pourront alors dire qu’il s’agit là d’une différence importante avec la légitime défense de droit commun. Certes, l’article 122-5 du code pénal est plus général, et ne vise pas nommément le policier, ni ne pose comme condition que l’usage de l’arme intervienne dans l’exercice de ses fonctions. Mais était-ce nécessaire ? L’article 122-5 exclut-il la possibilité de légitimer l’acte du policier qui fait légitimement usage de son arme dans l’exercice de ses fonctions ? La réponse est négative : l’article 122-5 étant plus large que l’article L. 435-1, il englobe forcément les hypothèses que ce dernier prévoit. Le nouveau texte place alors le juge face à la situation suivante : si l’agent fait usage de son arme dans l’exercice de ses fonctions, il aura le choix d’appliquer soit l’article 122-5 du code pénal soit l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure[8] ; si au contraire il en fait usage en dehors de ce cadre, le juge n’aura pas le choix et fera directement appel à la légitime défense de droit commun. Il faut l’avouer, on est bien loin de l’objectif de simplification recherché par le législateur.
Alors est-il possible de justifier la nécessité de créer l’article L. 435-1 sur un autre terrain ? la réponse semble négative. En effet, en poursuivant la lecture dudit article, on découvre que les conditions de nécessité et de proportionnalité sont déterminantes pour retenir la justification, comme c’est le cas, on le sait, en matière de légitime défense de droit commun. La nécessité vise les situations où la personne ne pouvait pas agir autrement. Si d’autres possibilités s’ouvrent à l’agent pour empêcher une agression sur sa personne ou sur autrui, alors son acte ne peut être justifié. L’article L. 435-1 fait référence à cette exigence à plusieurs reprises : tout d’abord, par une condition générale prévues pour les cinq hypothèses listées, et, ensuite, pour chacune des hypothèses prises isolément, en y ajoutant à chaque fois l’exigence de prouver que l’agent soit ne pouvait défendre autrement le lieu, soit ne pouvait contraindre à s’arrêter autrement que par l’usage de l’arme, soit ne pouvait immobiliser autrement que par l’usage de l’arme des véhicules, etc.
Sans doute, le législateur a voulu bien faire en essayant d’insister sur le fait que l’usage de l’arme doit être l’ultime solution. Mais la question de la nécessité de cette intervention législative et de ce texte venant s’ajouter à la légitime défense de droit commun revient naturellement. La nécessité et la proportionnalité ne sont-elles pas, à leur tour, au cœur du fait justificatif issu de la légitime défense ? La jurisprudence interne et européenne n’ont-elles pas montré, à plusieurs reprises, leur attachement à la condition de nécessité ? C’est ainsi que depuis toujours, la Cour de cassation exige de prouver que l’usage de l’arme par les gendarmes était « absolument nécessaire »[9] pour retenir la légitime défense. La Cour européenne ne dit pas autre chose lorsqu’elle exige que le gouvernement apporte « la preuve que la force potentiellement meurtrière utilisée contre le requérant n’était pas allée au-delà de ce qui était absolument nécessaire »[10]. Là encore, l’utilité du nouveau texte fait défaut.
Creusons alors encore plus pour essayer de prouver que le législateur n’a pas, en légiférant, perdu son temps – et le nôtre. Ce sera une nouvelle fois en vain…
Car comment distinguer la riposte prévue en matière de légitime défense de droit commun et l’utilisation de son arme par un agent des forces armés en cas de nécessité et de proportionnalité « lorsque des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d’autrui » ? Le premièrement de l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure n’est-il pas tout simplement une reprise de l’hypothèse classique de légitime défense qui entre parfaitement dans le cadre de l’article 122-5 du code pénal ? Si le doute a pu régner au moment de la consécration du texte à défaut de toute précision quant à l’exigence relative à l’actualité de l’agression, la jurisprudence a pu très vite apporter une réponse claire par un arrêt du 6 octobre 2021 :« bien que le texte ne le précise pas expressément, il résulte, d’une part, de la forme grammaticale adoptée, soit le présent indicatif, d’autre part, des travaux parlementaires, que, pour être justifié, l’usage de l’arme doit être réalisé dans le même temps que sont portées des atteintes ou proférées des menaces à la vie ou à l’intégrité physique des agents ou d’autrui »[11].
N’est-ce pas également le cas pour les 3° et le 4° du même article qui entrent facilement dans le cadre de la légitime défense de soi-même ou d’autrui ? Il en va de même d’ailleurs pour le deuxièmement relatif à la légitime défense pour assurer la protection des lieux occupés par les agents ou par les personnes qui leur sont confiées. Dès lors que l’on arrive à prouver que l’agent ne pouvait pas agir autrement pour protéger les lieux ou les personnes et que sa riposte était proportionnée à l’agression, alors la légitime défense pouvait être retenue, sans qu’il soit besoin que les forces armées soient nommément visées. La doctrine respectée a d’ailleurs eu l’occasion de le relever à plusieurs reprises. C’est ainsi que selon un auteur, si ce texte a le mérite de rassembler au même endroit le droit applicable à l’utilisation de leurs armes par les forces de l’ordre, il peut être critiqué en ce que le nouveau texte apparait difficile à distinguer d’avec la légitime défense[12]. La Cour de cassation adopte à son tour cette position : « l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure encadre rigoureusement l’action des forces de l’ordre, et à plusieurs égards, reprend les exigences de la légitime défense, notamment dans son 1° »[13].
Il n’en reste pas moins que si ce nouveau constat de doublon[14] est regrettable, demeure plus inquiétante la justification nouvelle que l’on retrouve au 5° du même article.
II. La justification dangereuse
A la justification inutile faisant double emploi avec la légitime défense du droit commun, l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure contient, à son cinquièmement, une justification qui peut être qualifiée de dangereuse. En effet, il s’agit d’une reprise à l’identique de l’ancien article 122-4-1 du code pénal qui est passé inaperçu en raison de sa durée de vie extrêmement courte : créé par la loi du 3 juin 2016 sur la lutte contre le terrorisme, il fut abrogé seulement neuf mois plus tard. Toutefois, l’abrogation n’avait point pour objectif de le supprimer de notre droit : il fut en réalité déplacé du code pénal vers le code de la sécurité intérieure pour constituer le cinquièmement de l’article L. 435-1 précité. A l’origine, l’article 122-4-1 du code pénal avait pour objectif d’élargir la justification de l’usage d’une arme par les policiers et gendarmes à travers ce que certains ont pu appeler « le droit de tuer ». Prévu au sein du code pénal à la suite des causes objectives d’irresponsabilité pénale « classiques », il disposait que « n’est pas pénalement responsable le fonctionnaire de la police nationale, le militaire de la gendarmerie nationale, le militaire déployé sur le territoire national dans le cadre des réquisitions prévues à l’article L. 1321-1 du code de la défense ou l’agent des douanes qui fait un usage absolument nécessaire et strictement proportionné de son arme dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou plusieurs meurtres ou tentatives de meurtres venant d’être commis, lorsque l’agent a des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont il dispose au moment où il fait usage de son arme ».
Comme le précise à juste titre un auteur, sur la forme, « la signification de chaque terme pourrait être discutée, qu’il appartiendra au juge d’interpréter »[15]. De quel crime s’agit-il ? Qu’est-ce qu’un « temps rapproché » ? Mais surtout, quel est ce vocabulaire employé par le législateur qui se permet d’envisager des hypothèses qui ne peuvent exister que dans l’imagination d’un agent de police ? Depuis quand le droit pénal repose sur l’étude d’une probabilité d’atteinte à l’ordre public ?
En outre, au-delà de ces imperfections formelles et du flou qui plane autour des termes employés dans ce texte, la justification qu’il instaure est dangereuse en ce qu’il s’agit d’une consécration textuelle de la légitime défense putative ou anticipée. En effet, le législateur entend ici justifier l’usage d’une arme pouvant entraîner une éventuelle atteinte à la vie ou à l’intégrité physique en partant d’un risque purement hypothétique et d’une probabilité à apprécier, sur le champ, par le policier quant à un éventuel risque de réitération d’une infraction. Est-ce à dire que la seule connaissance par les forces de l’ordre de la commission d’un meurtre pourrait dorénavant justifier qu’il puisse y avoir des raisons réelles et objectives de penser que la personne va réitérer ? Cette déduction hypothétique est-elle suffisante pour permettre à un agent de l’ordre de porter atteinte à la vie d’autrui – fut-il un délinquant – en faisant usage de son arme ? Une interprétation souple du texte par la jurisprudence le permet.
Il s’agit donc, en parallèle au développement des infractions dites de prévention, largement critiquée par la doctrine, d’admettre l’anticipation et la prévention de la défense : on justifie une défense anticipée, fondée sur le risque d’un péril à venir. Comment accepter, dans un Etat de droit, l’idée même d’autoriser la prévention d’un meurtre en en commettant un par anticipation ? Sommes-nous encore dans le cadre de la justification ? Comme le précise un auteur, cette justification est problématique en ce qu’elle implique « une anticipation sur ce qui va se passer ensuite. Elle suppose « un risque, donc un danger, qui n’est plus actuel mais futur » [16].
La question se pose avec d’autant plus d’acuité que la jurisprudence a déjà consacré, dans un cadre raisonnable, la légitime défense dans l’hypothèse d’une agression putative. C’est ainsi que la Cour de cassation a admis la légitime défense au motif qu’un salarié avait agi dans un « climat de peur nourri par l’irruption des cambrioleurs en pleine nuit, puis exacerbé par la frayeur légitimement éprouvée pour son intégrité physique au moment où il a vu le véhicule lui foncer dessus »[17]. Il pensait donc que sa vie était en danger – ce qui n’était pas réel – et a cru riposter pour se défendre. Cela montre que la légitime défense peut être retenue alors même que le danger n’existait que dans l’esprit de son auteur, à condition, évidemment, que sa méprise soit excusable[18]. La doctrine distingue ainsi l’agression putative et l’agression vraisemblable : comme le précisent Merle et Vitu[19], il ne s’agit pas de justifier l’acte de celui qui s’est contenté de croire être agressé, encore faut-il qu’il soit établi que son erreur aurait été semblablement commise par une personne raisonnable placée dans la même situation. Dans ces conditions, n’est-il pas possible de justifier l’usage de son arme par un agent de force de l’ordre qui aurait légitimement pu croire que l’agresseur allait recommencer ? N’est-il pas plus satisfaisant de rester dans ce cadre exceptionnel plutôt que de consacrer un droit de tuer par la loi ?
L’inquiétude est d’autant plus justifiée que malgré les dangers liés à la mise en œuvre de cette nouvelle justification, des auteurs continuent à penser que cela demeure insuffisant pour assurer la protection de la police et militent par exemple pour l’extension de la présomption de défense légitime. Un auteur regrette par exemple que l’agent qui demande l’application de l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure soit obligée, pour s’exonérer de sa responsabilité pénale, de prouver qu’il se trouvait dans un des cas prévus par le texte et qu’il a respecté les conditions d’utilisation de l’arme, et propose au législateur « d’aller plus loin en tenant compte ici aussi de la mission confiée aux forces de l’ordre en reconnaissant une présomption de défense légitime »[20].
Tout ce panorama, en plus d’être alarmant sur la politique criminelle actuelle, nécessite de revenir une nouvelle fois sur les deux questions posées au début de cette étude: faut-il réellement, en matière pénale, traiter les agents des forces de l’ordre différemment ? Et, surtout, au regard de la jurisprudence plutôt laxiste à leur égard, et de la consécration jurisprudentielle de la légitime défense imaginaire, est-il nécessaire de légiférer en la matière ? Se poser ces questions ne remet en aucun cas en cause le respect que nous avons tous pour les forces de l’ordre et la conscience de la difficulté de leurs conditions de travail. Mais il ne fait aucun doute qu’ici comme ailleurs – à l’université par exemple ? – il existe toujours des dérapages, des abus, dont une minorité – on ose l’espérer – est à l’origine, si bien qu’il est du devoir du législateur d’encadrer l’usage des armes plutôt que de distribuer des autorisations de tuer au nom de la garantie de la sécurité. A bon entendeur !
[1] E. Dreyer, Droit pénal général, LexisNexis 6ème éd. 2021, n° 971 et s.
[2] X. Pin, « L’infraction injuste », in Mélanges en l’honneur du Professeur J.-H. Robert, LexisNexis 2012, p. 586.
[3] R. Merle et A. Vitu, Traité de droit criminel, 7ème éd. Cujas, 1997 ; p. 556 et s.
[4] Max Weber, Politik als Beruf, tard. Française Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 113.
[5] F. Dieu, « La violence d’Etat en action : essai sur la violence policière », in Violences et pouvoirs politiques, Presses Universitaire du Mirail, Toulouse, 1996, p. 13.
[6] P. Conte, « Le droit pénal et les reptiliens », Dr. Pén. 2024, ,° 9, repère 9 : « On en veut pour preuve cette vertu quasi magique que nos élus, dans leurs incantations, paraissent prêter au droit pénal : à chaque évènement anecdotique amplifié ad nauseam par des animateurs de plateaux de télévision à l’inculture satisfaite, ils se croient obligés de répondre, dans l’heure, par une disposition nouvelle, sans jamais s’interroger sur son utilité réelle au regard du système juridique tout entier (construction d’ensemble dont ils n’ont au demeurant aucune intuition), en sorte que les doublons législatifs issus de textes bavards, d’une précision ridicule (puisqu’on croit devoir coller aux faits qui les ont fait naître, en légiférant par le petit bout de la lorgnette télévisuelle), sont l’une des plaies du droit pénal contemporain ».
[7] Loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, JO n° 51 du 1er mars 2017.
[8] La règle specialia generalibus derogant ne s’applique pas forcément ici, et dans tous les cas n’exclut pas la possibilité pour le juge de retenir la légitime défense de droit commun si les conditions de l’article L. 435-1 du CSI ne sont pas réunies.
[9] Cass. crim., 18 février 2003, n° 02-80095.
[10] CEDH, Soare et autre contre la Roumanie, 22 février 2011, n° 24329/02.
[11] Cass. crim., 6 oct 2021, n° 21-84295.
[12] R. Parizot, « Les renversements de la responsabilité pénale », RSC 2017, p. 363. Dans le même sens : C. Tzutzuiano, « L’usage des armes par les forces de l’ordre », RSC 2017, p. 699.
[13] Cass. crim., 6 oct 2021, n° 21-84295, §20.
[14] V. Malabat, « Les infractions inutiles, plaidoyer pour une production raisonnée du droit pénal », in La réforme du Code pénal et du Code de procédure pénale, Opinion doctorum, dir. V. Malabat, B. de Lamy et M. Giacopelli, Dalloz 2009, p. 72.
[15] O. Décima, « Terreur et métamorphose », D. 2016, 1826.
[16] E. Dreyer, Droit pénal général, n° 1260. 6ème éd. LexisNexis, 2021.
[17] Cass. crim. 8 juillet 2005, n° 15-81986.
[18] P. Conte, Droit pénal général, 2015, n° 11, comm 138.
[19] R. Merle et A. Vitu, Traité de droit criminel, droit pénal général, Op. cit., n° 422.
[20] Ch. Gavalda-Moulenat, « Le droit de riposte armée des forces de l’ordre », Dr. Pénal 2021, étude 3.