Le crime de génocide face à la justice française
Par Aurélia Devos, Magistrate, ancienne cheffe du pôle crimes contre l’humanité
Dans ce Panthéon chargé d’Histoire, il faut citer Jacques Sémelin qui écrit que « le génocide n’est pas un accident de l’Histoire. Il est le syndrome le plus grave de la pire maladie de l’Homme : sa violence. Comme la guerre, le génocide est la manifestation spectaculaire de la faculté de l’Homme à s’autodétruire. »
Il évoque un phénomène pathologique, une réelle « maladie de l’humanité », un « cancer qui ronge le corps social ».
L’incrimination de génocide définie par la Convention de 1948 poursuit un but précis : protéger les groupes visés « par des actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».
Il faut la distinguer du crime contre l’humanité qui réprime les crimes commis dans le cadre « d’attaques généralisées et systématiques ».
Il y a un paradoxe entre la puissance de l’incrimination qui veut affirmer le « plus jamais ça » en 1948, et le fait qu’elle soit longtemps demeurée judiciairement virtuelle. Elle apparaît en effet au début des années 1990 devant les juridictions internationales (Tribunal Pénal International pour le Rwanda et Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie pour le massacre de Srebrenica). On peut entendre ce délai puisqu’il s’agit de juridictions « réactionnelles » au crime.
Mais en France, l’incrimination de génocide ne fera son entrée dans le Code pénal qu’en 1992, entré en vigueur le 1er mars 1994. Le premier procès en France pour crime de génocide se tiendra seulement en 2014 (affaire Pascal SIMBIKANGWA) sur le fondement de la compétence universelle. Soutenu par une nouvelle structure judiciaire que j’évoquerai ultérieurement.
Les procès Barbie, Touvier, Papon, font référence aux crimes de droit commun, commis dans un contexte qui les érigent en crimes contre l’humanité, définis par les Accords de Londres, de surcroît imprescriptibles comme soumis à la loi de 1964 qui le prévoit. Nulle trace de la qualification de génocide.
Là où le droit international distingue le crime de génocide du crime contre l’humanité, le droit français va englober le crime de génocide dans les crimes contre l’humanité, le plaçant en tête des autres crimes contre l’humanité. Le premier d’entre eux.
La conséquence évidente de l’introduction tardive en droit français est que la justice française ne va pas rapidement poser de mots ou de jugements sur ce qu’est le génocide, sur sa spécificité. Elle ne le caractérise pas. Là où l’historien parfois se penche sur les prétoires pour en tirer une source de réflexion, il aura ici été bien le seul à pouvoir étudier, analyser, qualifier les comportements génocidaires et les processus menant à la solution finale.
Les juridictions françaises héritent en 1994 d’une qualification qui se démarque de la qualification internationale ou même de la Convention de 1948.
Le crime de génocide est défini à l’article 211-1 du Code pénal comme le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants :
– atteinte volontaire à la vie ;
– atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;
– soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ;
– mesures visant à entraver les naissances ;
– transfert forcé d’enfants.
Le génocide est puni de la réclusion criminelle à perpétuité.
Il se démarque par trois aspects : l’exigence d’un plan concerté qui semble suppléer à l’intention, la subtilité du « faire commettre » et l’élargissement des groupes visés.
- Le plan concerté :
Au cours des débats parlementaires qui ont présidé à l’adoption du nouveau Code pénal de 1994, M. Sapin, alors ministre délégué à la justice, proposait de substituer, au critère subjectif inclus dans la définition retenue par la Convention sur le génocide de 1948 (l’intention de détruire un groupe humain), un critère objectif aux contours mieux définis (le plan concerté). Ce critère mettait ainsi l’accent sur le caractère planifié et organisé du crime. La notion de « plan concerté » était, à l’origine, réservée au crime de génocide pour parer à sa banalisation en évitant qu’un simple attentat soit qualifié de génocide. La notion a par la suite été généralisée à tous les crimes contre l’humanité, faisant par conséquent du plan concerté le trait commun qui distingue le génocide et les crimes contre l’humanité des autres crimes de droit commun.
Cependant, la notion a été critiquée au cours des débats parlementaires, en raison de son caractère restrictif et des difficultés de preuve, quant à l’existence d’un tel plan, qui ne manqueraient pas de surgir.
L’introduction de la notion de plan concerté dans l’incrimination française se justifiait cependant d’autant plus, selon ses défenseurs, qu’elle s’inspirait directement de l’article 6 du Statut du Tribunal Militaire International et de la jurisprudence française. En effet, la Cour de cassation, dans le dernier arrêt Barbie du 3 juin 1988, lui avait conféré un rôle de premier plan, en posant que la participation à l’exécution d’un plan concerté de déportation et d’extermination constitue « non une infraction distincte ou une circonstance aggravante, mais un élément essentiel du crime contre l’humanité ». La Cour d’appel de Paris y fait également diverses références dans son arrêt Touvier du 13 avril 1992.
Toutefois, on peut noter la disparition de l’exigence du caractère étatique du plan concerté. En effet, lors de l’adoption des incriminations de génocide et crimes contre l’humanité dans le Code pénal en 1992, les parlementaires ont discuté la condition du caractère étatique du plan concerté, hérité de la jurisprudence Barbie et Touvier qui, pour qualifier les crimes contre l’humanité, supposaient le caractère étatique du plan concerté, et ne l’ont pas retenu comme élément constitutif des incriminations du Code pénal de 1994. De sorte que les crimes de génocide et crimes contre l’humanité tels que définis dans le nouveau Code pénal ne requièrent pas de lien avec un caractère étatique du plan concerté.
A l’épreuve de l’expérience, notamment celle à laquelle nous avons été confrontés dans le cadre des procès relatif au génocide des Tutsis, l’exigence du plan concerté me semble être un faux problème. Tellement il est intrinsèque à la commission même du génocide. Il ressortait en effet clairement des travaux préparatoires que le plan concerté ne saurait se concevoir comme un programme détaillé des actions à venir, mais qu’il peut se déduire du caractère organisé des actes matériels d’exécution, la concertation étant ici synonyme d’action collective associant, dans un dessein commun, plusieurs individus. A mon sens, ce qu’on pourrait craindre dans le devoir de démontrer la préméditation, rien n’empêche de lui donner une temporalité quasi immédiate au crime.
Dans l’affaire SIMBIKANGWA, la Cour d’assises met en avant plusieurs éléments factuels afin de déduire l’existence d’un plan concerté, sans pour autant en donner une définition. Ces éléments sont en ce sens indicatifs et non cumulatifs : « La rapidité d’exécution et la simultanéité des massacres, leur généralisation à l’ensemble du territoire, la mobilisation des moyens civils et militaires de l’État, le développement d’une propagande médiatique appelant à la haine inter-ethnique et au meurtre des opposants politiques, la distribution des armes aux Interahamwe et leur entraînement militaire, le contrôle systématique des civils aux barrières et l’exécution immédiate de ceux suspectés d’être tutsis ou complices de l’ennemi et enfin, l’ampleur du nombre des victimes évaluées à plusieurs centaines de milliers de personnes en l’espace de trois mois, révèlent l’efficacité d’une organisation collective reposant nécessairement sur un plan concerté. »
- Le « faire commettre »:
Est auteur de génocide celui qui exécute le crime, mais également celui qui le fait commettre. Le concepteur de l’idéologie, le décideur, ne saurait être qualifié en droit de complice de l’exécutant.
Le premier procès a été le lieu des premières expérimentations : Pascal SIMBIKANGWA initialement présenté devant la Cour comme complice de génocide et crimes contre l’humanité, a été finalement condamné comme auteur, conformément aux réquisitions du ministère public. Considéré comme ayant « fait commettre ». L’unique infraction qui ne poursuit pas comme complice par instructions, le commanditaire.
Les procès suivants ont été le théâtre en France de discussions complexes sur la détermination de qui est auteur, qui est complice, étant précisé qu’il n’est nullement nécessaire de participer au plan pour pouvoir être poursuivi, du moment que ce plan existe. Participer au plan, c’est en plus se rendre coupable de participation à l’entente qui est une infraction autonome, qu’on pourrait décrire comme une « association de malfaiteurs ».
- Elargissement des groupes visés: groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire
La notion de génocide n’est plus virtuelle. Elle a trouvé à s’appliquer et à vivre.
Tout ceci grâce et sous l’impulsion du pôle crimes contre l’humanité créé par la loi du 13 décembre 2011 et entré en vigueur le 1er janvier 2012, qui a permis de spécialiser des magistrats, procureurs et juges d’instruction. Aventure relativement confidentielle et méconnue. Chargé de mettre en musique ces infractions complexes. Parce que pour embrasser ce crime spécifique, il fallait une structure judiciaire dédiée et spécialisée.
Le crime de génocide fait donc son entrée dans la Cour d’assises de Paris en février 2014 concernant le génocide des Tutsis au Rwanda 20 ans plus tôt. Il sera à nouveau relevé dans plusieurs procès qui suivront. Le dernier s’est tenu en novembre et décembre 2023 visant un médecin de Butare, Sosthène MUNYEMANA.
Il apparait également désormais dans les enquêtes structurelles menées à compter de 2015/2016 et plus précisément depuis 2019 à l’encontre de ressortissants français impliqués dans les rangs de Daesh pour génocide ou complicité de génocide à l’encontre du groupe yézidi en Irak et en Syrie. Particularité du plan des groupes à caractère terroriste : il est revendiqué.
Parvenir à démontrer l’existence de cette qualification était en soi un axe d’enquête à part entière : entrer dans l’intention des auteurs, définir leur projet de destruction sous toutes ses formes, démontrer l’organisation et la rationalité de l’exécution, étudier pour cela la propagande de Daesh, les récits des survivants, les propos tenus par les tueurs. Forts alors de notre expérience en matière d’enquête sur les crimes commis au Rwanda. Tout comme pour le Rwanda, s’ouvrir aux observateurs, entendre les historiens, bousculer nos habitudes d’enquête, comprendre le contexte. Qui est une part du crime. C’est à l’issue des investigations que nous avons conclu à la qualification de génocide, suivis en cela par la communauté juridique internationale. A ce jour, pas encore de cour d’assises pour l’avoir jugé. Mais déjà des condamnations ailleurs. Notamment en Allemagne.
Depuis juillet 2019, le pôle crimes contre l’humanité et la section antiterroriste, initialement parties du Parquet de Paris, constituent ensemble le Parquet national antiterroriste.
L’incorporation de ce pôle dans le Parquet national antiterroriste ne peut que philosophiquement interpeller quand il s’agit de se figurer qu’un procureur antiterroriste – et intitulé uniquement comme tel – se verra en charge de poursuivre les génocides de demain. Il y a dans ces termes une forme de collision de valeurs et de sens auquel il faudra sans nul doute réfléchir.
Quoi qu’il en soit, l’incrimination en droit français, nourrie de notre mémoire collective, vient désormais s’adapter à d’autres histoires lointaines.
Il y a d’ailleurs, dans le crime de génocide, une dimension de reconnaissance dans le temps et dans l’espace. Comme s’il était permis de se reconnaître entre victimes du crime ultime. Comme si le génocide suivant réactivait le précédent.
Au procès de SIMBIKANGWA en 2014, lors des plaidoiries finales, dans la salle se trouvaient plusieurs membres de l’association des déportés de Buchenwald. Des décennies plus tard, des milliers de kilomètres plus loin. Et pourtant, ils étaient là. Concernés.
Être visé pour ce que l’on est profondément, juste pour ce que l’on est, sans guerre, sans territoire, sans autre mobile que la haine de l’autre, constitue un lien unique et tragique. Ces actes qui portent le nom de génocide, qui procèdent souvent non pas d’infraction à la loi mais de l’application d’une loi viciée et dévoyée, rendant leurs auteurs convaincus de leur légitimé, ils doivent conserver une place particulière dans la sphère sociale, morale, philosophique et juridique.
Aux heures de l’Ukraine, aux heures des conflits qui se multiplient et sont poly formes, il importe de ne pas banaliser le crime de génocide et d’être immensément précis dans les qualifications. Mal nommé, il se dévalue. Trop nommé, il se banalise.
Le crime de génocide, « maladie de l’humanité », doit trouver pour la combattre la réponse la plus humaine qu’il soit : la justice.