Le traitement carcéral du policier
Par Francis Habouzit, Maître de conférences, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Institut de recherche juridique de la Sorbonne
Examiner le traitement carcéral du policier conduit à considérer une situation peu banale, à tel point que l’on peut y voir l’opportunité d’un roman dont on imagine déjà le titre : L’hirondelle et la petite muette. Mais outre qu’il ne s’agit nullement d’une hypothèse de fiction, la question de la prise en charge pénitentiaire des policiers se pose en écho aux propos de Frédéric Veaux – Directeur général de la police nationale – impliquant que ces agents publics ne seraient pas des justiciables comme les autres : « De façon générale, je considère qu’avant un éventuel procès, un policier n’a pas sa place en prison, même s’il a pu commettre des fautes ou des erreurs graves dans le cadre de son travail.[1]». Si cette opinion est de toute évidence sans fondement juridique, elle est susceptible d’interroger la condition du policier en détention : le traitement carcéral de ce dernier serait-il inadapté au point de rendre illégitime son incarcération ?
Le traitement carcéral désigne la « prise en charge[2] » des personnes incarcérées par l’administration pénitentiaire, sur le fondement des modalités d’exécution de la détention provisoire ou de la peine privative de liberté. Bien entendu, les conditions de détention donnant forme à ce traitement ne sont pas les mêmes pour toute la population pénale. L’article L. 1 du code pénitentiaire dispose à ce titre que le service public pénitentiaire « est organisé de manière à assurer l’individualisation de la prise en charge des personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire ». Cette différenciation des conditions de détention, en fonction des caractéristiques des personnes incarcérées, est indispensable pour l’exercice des multiples fonctions de l’institution carcérale. D’un côté, l’administration doit assurer la garde des personnes détenues : prévenir les intrusions et les évasions, maintenir le bon ordre de la détention, mais aussi protéger les droits fondamentaux des personnes incarcérées[3]. De l’autre, elle doit rechercher la réinsertion de la population pénale et la prévention de la commission de nouvelles infractions[4].
Ce qui est spécifiquement en jeu pour les policiers, ce sont les fonctions de garde de la prison. Un policier risque plus que les autres personnes d’être victime de violences et de subir un « choc carcéral[5] » important lors de son entrée en détention, en raison de sa profession ou de son ancienne profession. C’est la raison pour laquelle nous retiendrons pour cette contribution une définition matérielle du policier : un agent public exerçant ou ayant exercé une mission de police, quelle qu’elle soit. Adopter une telle acception est d’ailleurs indispensable pour ne pas discriminer les agents selon leur statut (civil ou militaire – fonctionnaire ou contractuel), à l’instar du code pénal pour la définition des circonstances aggravantes en matière d’atteintes aux personnes[6]. Nous nous intéresserons par conséquent au traitement carcéral des fonctionnaires de la police nationale, mais aussi aux militaires de la gendarmerie, aux douaniers, ou encore aux agents de l’administration pénitentiaire et de la police municipale.
En connaissant de la prise en charge de ces personnes chargées d’une mission de police, il sera possible d’analyser leurs conditions de détention, et ce, en vue d’apprécier l’assertion d’une hypothétique illégitimité de tout placement en détention provisoire d’un policier. L’enjeu est avant toute chose l’effectivité de la protection des droits fondamentaux de ces agents ou anciens agents publics en prison. En vertu de l’article 2 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, les autorités publiques ont en effet une obligation de prévention des atteintes à l’intégrité physique et à la vie des personnes détenues[7]. Mais dans l’hypothèse d’un traitement particulier des policiers, le respect du principe d’égalité devant la loi et le service public est également en jeu.
Notre démarche consistera à rechercher les sources d’une éventuelle condition propre aux policiers en prison, avant de vérifier si les caractéristiques de cette catégorie de personnes ne sont pas prises en compte à un autre titre durant l’incarcération. Cet examen du traitement carcéral du policier conduit à constater, en premier lieu, l’inexistence d’un statut dédié à ces agents puis, en second lieu, l’existence de régimes individualisés pour les personnes vulnérables.
I. L’inexistence d’un statut dédié aux policiers
Un statut est un « ensemble cohérent de règles applicables à une catégorie de personne […] et qui en détermine, pour l’essentiel, la condition et le régime juridiques[8] ». En droit pénitentiaire, deux types sont susceptibles d’affecter les conditions d’exécution de la sanction pénale des personnes incarcérées : le premier aménage le régime pénitentiaire, c’est-à-dire les modalités d’exécution qui ne sont pas individualisées par l’administration ; le second contribue à définir le régime de détention, qui désigne les modalités d’exécution adaptées par les personnels pénitentiaires en fonction des caractéristiques des personnes détenues.
Cela étant dit, il n’y a pas de règle applicable aux policiers qui déterminerait pour ces derniers une condition particulière en prison. Nous soulignerons dès lors, d’une part, l’absence de statut spécial et, d’autre part, l’absence de statut spécifique des policiers en droit pénitentiaire.
A. L’absence de statut spécial
Aménageant les modalités d’exécution définies par la loi et le règlement pour l’ensemble de la population pénale, les statuts spéciaux sont nécessairement fondés sur des sources formelles et leur application est subordonnée à une condition, qui n’appelle aucune interprétation de l’autorité administrative. Il n’est pas question ici d’individualisation en fonction des caractéristiques d’une personne, sur le fondement du pouvoir de gestion du service public pénitentiaire de l’administration, mais de « certaines règles particulières [devant] être appliquées à des personnes détenues appartenant à une catégorie déterminée en raison de leur situation pénale ou administrative[9] ».
À la lecture du code pénitentiaire s’impose le constat de l’absence de statut spécial pour les policiers incarcérés, puisqu’il n’existe pas de règle de droit prenant spécialement en compte cette qualité pour adapter les conditions d’exécution de leur sanction. Vérifions d’abord cette affirmation en examinant les différents statuts spéciaux en droit pénitentiaire, pour mieux souligner ensuite l’inopportunité d’un tel statut pour les policiers.
1. Les statuts spéciaux
Les statuts spéciaux en droit pénitentiaire peuvent être répartis en deux catégories, selon qu’ils se réfèrent à une condition relative à l’âge ou à une autre caractéristique de la situation de la personne.
Si les mineurs peuvent être incarcérés à partir de 13 ans[10], leur régime est adapté par le code de la justice pénale des mineurs[11]. Il s’agit avant toute chose de la séparation impérative de ces derniers avec les majeurs et de la participation de la protection judiciaire de la jeunesse à leur prise en charge. Par ailleurs, le code pénitentiaire préserve encore les vestiges de l’ancienne minorité pénitentiaire, à savoir quelques dispositions de principe propres aux personnes détenues de 21 ans[12].
Les autres statuts spéciaux sont rassemblés avec ce dernier dans un chapitre relatif à la prise en charge de certaines catégories de personnes détenues, aux articles D. 216-1 et suivants du code pénitentiaire. Nous retrouvons par exemple des dispositions applicables pour les personnes de nationalité étrangère[13], pour lesquelles le recours à un interprète est présenté comme n’ayant « d’objet qu’en cas de nécessité absolue, […] s’il ne se trouve sur place aucune personne capable d’assurer la traduction[14] ». Dans ces conditions, il n’est pas rare que ce soit une autre personne incarcérée qui traduise les débats de la commission de discipline de l’établissement. Il existe également un statut pour les mères détenues vivant avec leurs jeunes enfants dans des quartiers nursery[15]. En revanche, le décret du 29 décembre 2022 a supprimé le régime spécial pour certaines infractions de presse et pour les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation[16], qui ne comportait plus que des règles dérogeables ne recevant plus aucune application.
À ces derniers s’ajoute le statut des personnes détenues appartenant aux forces armées[17] : les officiers ayant conservés leur grade bénéficient dans la mesure du possible d’un encellulement individuel et effectuent leur promenade séparément ; un médecin militaire peut examiner la personne détenue ; des avis sont transmis à l’autorité militaire et les personnes libérées sont remises à celle-ci. En sus, les militaires en état de prévention devant un tribunal des forces armées ne doivent pas être placées en commun avec des personnes non militaires. Ces dispositions concernent bien sûr les militaires de la gendarmerie nationale. Il ne s’agit toutefois point d’un statut prenant en compte leur mission de police, mais uniquement de dispositions conciliant leur qualité de personne détenue avec leur statut militaire. In fine, ce n’est pas un ensemble cohérent de règles aménageant le régime pénitentiaire des policiers, ce qui serait inopportun.
2. L’inopportunité d’un statut spécial
Les statuts spéciaux aménagent le régime pénitentiaire pour des catégories juridiques définies par une condition formelle. À cet égard, il n’y a pas d’obstacle à l’instauration d’un statut pour une nouvelle catégorie de personnes détenues dont le point commun serait l’exercice d’une mission de police. Ces agents publics peuvent être appréhendés formellement à la manière des autres catégories pour lesquelles le législateur a prévu un statut spécial. C’est d’ailleurs ce que fait le code de procédure pénale, en prévoyant des réductions de peine avec un quantum maximal diminué pour les personnes ayant commis des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique à l’encontre d’« un militaire de la gendarmerie nationale, d’un militaire déployé sur le territoire national dans le cadre des réquisitions prévues à l’article L. 1321-1 du code de la défense, d’un fonctionnaire de la police nationale, des douanes ou de l’administration pénitentiaire, d’un agent de police municipale […] ou de toute autre dépositaire de l’autorité publique[18] ».
Pour autant, l’instauration d’un statut spécial apparait inopportune au regard des considérations qui sous-tendent les autres statuts. L’aménagement du régime pénitentiaire est effectivement prévu pour la prise en compte des spécificités d’une situation pénale ou administrative propre à une catégorie de personnes incarcérées. Mais contrairement aux mineurs ou aux militaires, les policiers ne se singularisent nullement par une condition de nature à justifier des aménagements du régime pénitentiaire. Le code pénal et le code de procédure pénale ne les appréhendent d’ailleurs qu’au sein d’une catégorie d’agents publics dépositaires de l’autorité publique. Quoi qu’il en soit, le risque de violences à l’encontre des policiers en détention conduit à envisager, d’autre part, l’individualisation de leurs conditions de détention par un statut spécifique.
B. L’absence de statut spécifique
Contrairement aux statuts spéciaux, les statuts spécifiques sont régis essentiellement par des sources infra-réglementaires non-publiées (notes ou doctrines d’emploi) et leur champ d’application est délimité par un critère, nécessitant une évaluation par l’autorité administrative. Ces ensembles cohérents de normes sont le résultat de l’individualisation des conditions de détention par l’administration, en fonction des caractéristiques de la population pénale et sur le fondement de son pouvoir de gestion du service public pénitentiaire.
De la connaissance des pratiques de l’administration, et des « sources informelles[19] » qui les structurent, émane le constat de l’absence de statut spécifique aux policiers détenus. L’institution carcérale ne prend pas spécifiquement en compte les caractéristiques des policiers pour individualiser leurs conditions de détention. Pour mieux comprendre, considérons d’abord les divers statuts spécifiques en droit pénitentiaire, avant de souligner ensuite l’inopportunité d’un tel statut pour les policiers.
1. Les statuts spécifiques
Les statuts spécifiques correspondent à l’individualisation du traitement carcéral de différentes catégories de population pénale, sur le fondement de l’article L. 211-4 du code pénitentiaire : l’autorité administrative doit adapter les conditions de détention « en prenant en compte leur personnalité, leur santé, leur dangerosité et leurs efforts en matière de réinsertion sociale ». Ce « principe général de différenciation des régimes de détention[20] » n’implique pas pour autant une personnalisation de la sanction. Les personnels pénitentiaires ne cherchent pas à prendre en compte la singularité des personnes, mais à identifier chez celles-ci des caractéristiques permettant de les comparer à d’autres et de les classer dans une catégorie pour déterminer les conditions de détention les plus efficaces pour l’exercice des fonctions de l’institution carcérale.
Dans les pratiques de l’administration et les sources informelles du droit pénitentiaire, divers statuts sont identifiables. C’est le cas de celui des détenus « particulièrement dangereux[21] » qui sont assujettis à des mesures de sécurité extrêmes combinant des fouilles intégrales systématiques, des transferts systémiques, des fouilles de cellules nombreuses ou encore un régime de surveillance nocturne[22]. L’exemple le plus significatif de la portée du pouvoir de gestion du service public pénitentiaire sur les conditions d’exécution des sanctions pénales demeure celui des personnes dites radicalisées. Selon l’administration, ces personnes sont celles qui « adopt[ent] progressive[ment] une idéologie contestataire prônant le recours ou recourant à des formes d’actions illégales, voire violentes[23] ». Un statut spécifique pour cette catégorie de population pénale – distincte des personnes condamnées pour des actes de terrorisme – a effectivement été progressivement élaboré depuis 2015, en vue d’assurer le bon ordre de la détention et entreprendre la réformation de ces personnes disqualifiées, quel que soit leur statut pénal[24]. Désormais, leur condition en détention est quasi-exclusivement prévue par un corpus émanant de la Direction de l’administration pénitentiaire[25], qui individualise drastiquement leur régime de détention (méthode d’évaluation, procédure d’affectation, quartiers spécifiques[26], mesures de sécurité, programme de prise en charge, etc.).
L’administration pénitentiaire peut ainsi parfaitement élaborer des statuts dédiés à certaines catégories de population pénale. En dépit de cette compétence, aucune norme ou pratique propre aux policiers n’est à relever dans le champ pénitentiaire, en raison de l’inopportunité d’un statut spécifique pour ces agents ou anciens agents publics.
2. L’inopportunité d’un statut spécifique
Les conditions de détention de l’ensemble de la population pénale doivent être individualisées, afin que l’institution carcérale puisse poursuivre de la manière la plus efficace possible ses fonctions. Cependant, toutes les personnes détenues ne relèvent pas d’un statut spécifique en détention. L’administration pénitentiaire n’élabore une prise en charge particulière que lorsqu’elle identifie une problématique pénologique propre à un groupe de personnes détenues. Pour les personnes radicalisées, c’est l’idéologie politico-religieuse de certaines personnes incarcérées qui est considérée dangereuse pour la sécurité intérieure et la sécurité publique. Les statuts spécifiques correspondent en effet à des catégories définies par un critère matériel et désignant un ensemble de caractéristiques.
Or, les policiers incarcérés ne sont pas identifiés par l’administration pénitentiaire comme une catégorie à part entière de personnes détenues. Ce constat n’est finalement pas étonnant. Au-delà du faible nombre de personnes susceptibles d’être concernées, la principale problématique dont les personnels pénitentiaires doivent connaître est le risque de violences ou de suicide en détention. Si ce danger pour l’effectivité de la protection des droits fondamentaux est certain, il n’est pas exclusif aux policiers. C’est la raison pour laquelle aucun statut dédié à ces agents publics ou anciens agents publics n’a été instauré en droit pénitentiaire, alors qu’il est possible d’observer des régimes individualisés pour les personnes vulnérables.
II. L’existence de régimes individualisés pour les personnes vulnérables
Dans le champ pénitentiaire, la vulnérabilité désigne un danger pour la santé de la personne incarcérée et l’effectivité de la protection de ses droits fondamentaux. Elle est le plus souvent appréhendée par le « risque qu’une personne subisse des violences de la part de ses co-détenus[27] » ou se suicide en prison[28]. La présence de cette problématique pénologique doit être relevée par les personnels pénitentiaires lors de la détermination du régime de détention, d’une part, et prise en compte dans l’adaptation des conditions de détention, d’autre part.
A. La détermination du régime de détention
Dénué de définition en droit positif, le régime de détention s’entend d’une « combinaison de modalités d’exécution carcérales individualisée en fonction des caractéristiques de la population pénale[29] ». Sa détermination est un processus qui se matérialise par deux phases, dont l’action complémentaire permet l’identification des problématiques pénologiques et la définition de la prise en charge pénitentiaire en conséquence. Il s’agit de la phase d’accueil et d’évaluation des personnes détenues, puis de la phase de classement de ces dernières.
1. L’évaluation
Sous l’influence des règles pénitentiaires européennes, la phase d’accueil de la population pénale a été développée et harmonisée au sein des prisons françaises, afin d’adoucir les effets psychologiques de l’incarcération et de préparer le classement des personnes incarcérées.
En ce sens, toutes les personnes détenues sont initialement affectées au quartier accueil et évaluation, durant deux à trois semaines, pour une période d’observation pluridisciplinaire destinée à l’élaboration d’un bilan de personnalité[30]. Il s’agit de « recueillir toutes les informations utiles sur la situation personnelle, familiale, scolaire, physique du détenu, ses besoins de prise en charge au regard des faits commis, ses éventuelles difficultés de comportement en détention, son profil psychologique avec notamment pour objectif de déceler les risques que chaque détenu peut présenter pour les autres et pour lui-même[31] ». Ce passage au quartier arrivant a pour objectif de caractériser les justiciables « en prenant en compte leur personnalité, leur santé, leur dangerosité et leurs efforts en matière de réinsertion sociale », conformément aux termes de l’article L. 211-4 du code pénitentiaire. Concrètement, l’administration entend par une observation de la personne, combinée à des entretiens, produire un savoir permettant l’individualisation de son régime de détention et, pour les personnes condamnées, la définition d’un « parcours d’exécution de la peine[32] ».
Le cœur du bilan de personnalité est l’évaluation de la dangerosité et de la vulnérabilité de la personne détenue, au moyen d’une grille élaborée par la Direction de l’administration pénitentiaire[33]. Elle est constituée de six rubriques[34], subdivisées en items auxquels les personnels doivent répondre de manière binaire ; les réponses sont ensuite comptabilisées, afin de classifier la personne, le cas échéant, « dans quatre catégories à risque : « vulnérabilité en détention, risques auto-agressifs, risques hétéro-agressifs, risques liés à la sécurité[35] ». Nous retrouvons en particulier parmi ces items l’entrée « profession ciblée en détention[36] » concernant la police, la justice et la politique, qui alerte le chef d’établissement sur cette particularité. Et ce n’est qu’après cette évaluation initiale que peut intervenir la phase de classement de la personne détenue.
2. Le classement
La phase de classement conclut le processus arrivant : il s’agit de l’étape finale au terme de laquelle le chef d’établissement doit prendre une « décision de classification[37] » de la personne dans une ou plusieurs catégories, en vue de déterminer son régime de détention. Dans l’exercice de ce pouvoir de définition de la prise en charge pénitentiaire, le directeur de la prison ou son représentant est accompagné par les différentes compositions de la commission pluridisciplinaire unique. C’est uniquement dans le cadre d’échange et de réflexion de cet organe consultatif que le chef d’établissement établit la synthèse de l’évaluation de la personne et prend en conséquence différentes décisions administratives, notamment relatives à l’affectation en cellule et à la prévention du risque de suicide[38].
La classification du sujet n’est pas une pratique réglementée par le code, mais seulement évoquée par des sources informelles du droit pénitentiaire. Elle correspond à l’affectation d’une personne à une catégorie de population pénale, c’est-à-dire à un ensemble d’individus réunis par des caractéristiques communes, sous-tendant une problématique pénologique auquel correspond un besoin de prise en charge[39]. Le classement découle ainsi de l’identification d’une difficulté à prendre en compte dans la poursuite des fonctions de l’institution, telle que les troubles mentaux, la radicalisation, une addiction ou encore une vulnérabilité. En cas de danger identifié, le policier pourra être classé dans la catégorie « vulnérabilité en détention » ou « risques auto-agressifs »[40]. Cette opération de classement assure ainsi l’appréhension des individus en fonction de la problématique qu’il pose pour l’institution et, par ce biais, une meilleure adaptation de leurs conditions de détention.
B. L’adaptation des conditions de détention
L’adaptation des conditions de détention est essentielle à l’exercice efficace des fonctions de l’institution et, en particulier, à la prise en compte de l’éventuelle vulnérabilité de la personne détenue pour protéger ses droits fondamentaux. En fonction du résultat de l’évaluation et du classement du policier, le chef d’établissement doit par conséquent individualiser son régime de détention, ce qui implique avant toute chose un choix entre l’affectation en détention ordinaire et le placement à l’isolement.
1. L’affectation en détention ordinaire
Le classement de la personne détenue détermine les modalités d’exécution de la sanction privative de liberté envisageables. En l’absence d’une problématique pénologique particulière, les personnes détenues sont affectées dans un quartier correspondant à leur catégorie pénale, puis une cellule est attribuée à chacune d’entre elles. Cette opération est sensible et fait l’objet d’une grande attention de la part des personnels, notamment afin d’éviter de placer en cellule une personne subissant un choc carcéral avec une autre incarcérée par le passé à plusieurs reprises.
En cas de vulnérabilité plus importante, des solutions propres à cette problématique existent en détention ordinaire. Le chef d’établissement peut en effet prévoir un régime de détention individualisé pour les personnes vulnérables, dans la limite du respect des modalités d’exécution prévues par le régime pénitentiaire. Une possibilité consiste à réunir dans une unité de vie les personnes qui risquent le plus de subir des violences en détention ou avec un risque auto-agressif important, en vue de les séparer du reste de la population pénale et de leur faire bénéficier d’un encellulement individuel. C’est le cas par exemple de l’unité spéciale de la maison d’arrêt de Villepinte dédiée aux personnes souffrant de troubles mentaux. Mais nombre d’établissements pénitentiaires disposent désormais de quartiers pour personnes vulnérables. Ils accueillent des personnalités connues du grand public ou dont les affaires sont fortement médiatisées, des personnes mises en cause pour des infractions à l’encontre de mineurs ou encore des personnes transgenres. De toute évidence, les policiers ont leur place dans ces quartiers, puisqu’ils risquent d’être victime de violences en raison de leur profession ou de leur ancienne profession. Cependant, en l’absence d’une affectation en détention ordinaire adéquate, le placement à l’isolement doit être ordonné.
2. Le placement à l’isolement
Le placement à l’isolement est une mesure de police administrative consistant à affecter une personne en cellule individuelle, dans un quartier distinct de l’établissement au sein duquel sont mises en œuvre des mesures de sécurité élevée[41].
Ce régime spécial de détention est prévu par les articles L. 213-7 et R. 213-17 et suivants du code pénitentiaire. Il a pour objet de strictement limiter les contacts avec le reste de la population pénale des personnes placées au quartier d’isolement, à la suite d’une procédure contradictoire. Le plus souvent, une telle décision est une mesure de sécurité prise par le chef d’établissement, pour prévenir les évasions ou les atteintes graves à l’ordre intérieur de la prison. C’est notamment le sort réservé aux personnes radicalisées considérées insusceptibles d’être accueillies dans un quartier de prise en charge de la radicalisation[42]. Ceci dit, le placement à l’isolement peut également être une mesure de protection de la personne détenue – y compris à sa demande -, pour éviter le danger que représente pour elle les contacts avec la population pénale.
Par ailleurs, le juge d’instruction et le juge des libertés et de la détention peuvent aussi, par ordonnance motivée, placer à l’isolement une personne en détention provisoire si les nécessités de l’information l’exigent. Les articles L. 213-7 du code pénitentiaire et 145-4-1 du code de procédure pénale définissent effectivement l’un des rares chef de compétence de l’autorité judiciaire pour les conditions de détention, créé pour éviter des échanges entre prévenus ou accusés en prison, mais qui pourrait trouver à s’appliquer à titre de mesure de protection d’un policier mis en examen[43].
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En raison de leur profession, les policiers incarcérées peuvent subir des violences en prison ou un choc carcéral susceptible de créer un risque de suicide. Leurs conditions de détention doivent par conséquent être individualisées, afin de prendre en compte leur vulnérabilité. Toutefois, en ce que cette problématique n’est pas spécifique aux policiers, l’instauration d’un statut dédié à ces agents publics n’apparait pas opportune, ni même d’ailleurs possible. Un traitement spécifique des policiers, en l’absence d’une différence de situation avec les autres personnes vulnérables, caractériserait assurément une rupture d’égalité devant la loi et le service public.
Au demeurant, les propos du Directeur général de la police nationale n’avait sans doute pas pour objet d’arguer que l’absence d’un traitement carcéral spécifique des policiers rendrait illégitime leur détention. Il s’agissait plutôt d’avancer que les policiers ne devaient pas être incarcérés avant leur éventuelle condamnation à une peine d’emprisonnement ferme. Au-delà de la question évidente de l’égalité des justiciables devant la justice, le problème est dès lors peut-être dans ce que représente encore la prison dans l’imaginaire collectif – un lieu pour punir les délinquants – et dans l’usage qui est fait en France de la détention provisoire, prenant régulièrement les traits d’une sanction répressive plutôt que d’une mesure de sûreté[44].
[1] Le Monde, 23 juillet 2024. Cette déclaration a été faite à la suite de l’incarcération du policier auteur du tir mortel dans l’affaire Nahel.
[2] Al. 6, art. 1 du C. pénit.
[3] « Le service public pénitentiaire s’acquitte de ses missions dans le respect des droits et libertés garantis par la Constitution et les conventions internationales ratifiées par la France, notamment la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. » : al. 1, art. 2 du C. pénit. ; « L’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits. » : al. 1, art. 6 du C. pénit.
[4] Art. L. 1 du C. pénit. ; II, art. 707 du CPP.
[5] CGLPL, L’arrivée dans les lieux de privation de liberté, Paris, Dalloz, 2021, p. 2.
[6] 4°, art. 222-3 du CP.
[7] Fouchard Isabelle, Simon Anne, Droit de l’incarcération, Paris, Presses universitaires de France, « Thémis droit », 2024, §434. Pour aller plus loin v. : Simon Anne, Les atteintes à l’intégrité des personnes détenues imputables à l’État. contribution à la théorie des obligations conventionnelles européennes : l’exemple de la France, Paris, Dalloz, « Bibliothèque de la justice », 2015, 593 p.
[8] Cornu Gérard (dir.), Vocabulaire juridique, 12e éd., Paris, Presses universitaires de France, « Quadrige », 2018, p. 990.
[9] Art. D. 216-1 du C. pénit.
[10] Art. L. 11-4 et L. 121-5 du CJPM.
[11] Art. L. 124-1 et s. et R. 124-1 et s. du CJPM.
[12] « Les personnes détenues majeures âgées de moins de vingt et un ans sont soumises à un régime particulier et individualisé qui fait une large place à l’enseignement et à la formation. Sauf si le magistrat chargé du dossier de la procédure en dispose autrement pour les personnes prévenues, elles participent à des activités d’enseignement, de formation, de travail et socioculturelles et sportives ou de détente. » : art. D. 216-19 du C. pénit. « Les personnes détenues majeures âgées de moins de vingt et un ans sont soumises, en principe, à l’isolement de nuit. Toutefois, elles peuvent être placées en cellule avec d’autres personnes détenues de leur âge, soit pour motif médical, soit en raison de leur personnalité. » : art. D. 216-20 du C. pénit.
[13] Art. D. 216-10 et s. du C. pénit.
[14] Al. 1, art. D. 216-11 du C. pénit.
[15] Art. D. 216-21 et s. du C. Pénit. Sur ce statut v. : Amado Ariane, L’enfant en détention en France et en Angleterre. Contribution à l’élaboration d’un cadre juridique pour l’enfant accompagnant sa mère en prison, Le Kremlin-Bicêtre, Mare & Martin, « Bibliothèque des thèses. Droit privé et sciences criminelles », 2020, 611 p.
[16] Art. D. 216-2 du C. pénit, dans sa rédaction antérieure au décret n° 2022-1710 du 29 décembre 2022 modifiant la partie réglementaire du code pénitentiaire.
[17] Art. L. 212-3 et D. 216-13 et s. du C. pénit.
[18] Art. 721-1-2 du CPP.
[19] Sur les sources informelles du droit pénitentiaire v. : Habouzit Francis, « Les quartiers spécifiques de l’article L. 224-1 du code pénitentiaire. Cheminement au sein des sources du droit pénitentiaire », RSC, n° 1, 2024, p. 145-160.
[20] Falxa Joana, Le droit disciplinaire pénitentiaire : une approche européenne, Paris, Mare & Martin, « Bibliothèque des thèses. Droit privé et sciences criminelles », 2016, §991.
[21] CE, 10e SS, 29 février 2008, n° 308145, inédit.
[22] Habouzit Francis, Les usages des modalités d’exécution de la peine privative de liberté. Contribution à l’étude des pratiques punitives contemporaines, Le Kremlin-Bicêtre, Mare & Martin, « Bibliothèque des thèses. Droit privé et sciences criminelles », 2023, §262.
[23] « Annexe 1. Radicalité et radicalisation », in Note du 31 janvier 2022 sur la stratégie pénitentiaire de lutte contre la radicalisation en milieu fermé, DAP, 2022, p. 1.
[24] Habouzit Francis, « L’usage de la notion de radicalisation dans le champ pénitentiaire », RSC, n° 3, 2017, p. 589 ; Habouzit Francis, « L’usage de la notion de radicalisation dans le champ pénitentiaire (suite) : Existe-t-il un statut sui generis des personnes « radicalisées » ? », RSC, n° 2, 2018, p. 545 ; Margaine Clément, « Le régime d’application de la peine pour les djihadistes », RPDP, n° 1, 2018, p. 36-39 ; Duroche Jean-Philippe, Pedron Pierre, Droit pénitentiaire, 4e, Paris, Vuibert, 2019, « Vuibert Droit », §674 et s. ; Olech Valérie, « Exécution des peines : regards sur les mineurs et les femmes condamnés pour des infractions terroristes ou radicalisés », in Femmes, mineurs et terrorisme, Leonhard Julie, Menabe Catherine (dir.), Paris, L’Harmattan, 2021, « BibliothèqueS de droit », p. 131-138 ; Leonhard Julie, « Le colloque singulier « Radicalisation et prison » Focus sur les femmes et les mineurs », in ibid., p. 139-147.
[25] V. en particulier : Note du 31 janvier 2022 sur la stratégie pénitentiaire de lutte contre la radicalisation en milieu fermé, DAP, 2022.
[26] Habouzit Francis, « Les quartiers spécifiques de l’article L. 224-1 du code pénitentiaire. Cheminement au sein des sources du droit pénitentiaire », op. cit.
[27] Règles 52-1, Recommandation Rec(2006)2 du Comité des ministres aux États membres sur les règles pénitentiaires européennes.
[28] Sur la vulnérabilité des personnes détenues v. : Simon Anne, « La vulnérabilité de la personne détenue », in Dialectique carcérale. Quand la prison s’ouvre et résiste au changement, Tournier Pierre-Victor (dir.), Paris, L’Harmattan, 2012, p. 35-47.
[29] Habouzit Francis, « Le contrôle des décisions de l’administration pénitentiaire relatives aux conditions d’exécution de la peine », RSC, n° 2, 2022, p. 276. Sur la notion de régime de détention v. : Habouzit Francis, Les usages des modalités d’exécution de la peine privative de liberté. Contribution à l’étude des pratiques punitives contemporaines, op. cit., §213 et s.
[30] Art. L. 212-9 du C. pénit.
[31] Note du 20 juillet 2009 relative aux modalités de mise en œuvre des régimes différenciés au sein des établissements pénitentiaires, DAP, n° 000121.
[32] Art. L. 211-5 du C. pénit.
[33] Note du 7 novembre 2008 relative à l’évaluation de la dangerosité et de la vulnérabilité des personnes détenues, DAP, n° 000165.
[34] « dangerosité / risques liés à la condamnation et à la prévention » ; « dangerosité / risques liés aux antécédents » ; « dangerosité – vulnérabilité / risques liés à des troubles comportementaux » ; « dangerosité – vulnérabilité / éléments d’environnement social » ; « vulnérabilité », «éléments complémentaires d’informations » : ibid.
[35] Ibid.
[36] Ibid.
[37] Note du 7 novembre 2008 relative à l’évaluation de la dangerosité et de la vulnérabilité des personnes détenues, op. cit.
[38] La prévention du suicide en détention passe par l’usage d’une grille d’évaluation obligatoire, des cellules de protection d’urgence, des vêtements et des draps déchirables, la désignation de personnes détenues de soutien, la formation des personnels, une affectation particulière pour permettre des soins – notamment en unité hospitalière spécialement aménagée – ou encore, exceptionnellement, une vidéosurveillance en cellule. Sur la problématique du risque de suicide v. : Circ. interministérielle du 26 avril 2002 relative à la prévention des suicides dans les établissements pénitentiaires, Garde des Sceaux, Ministre délégué à la santé, JUSE0240075C ; Note du 14 mai 2007 relative à la mise en œuvre du programme de prévention du suicide des personnes détenues, DAP ; Note du 23 octobre 2008 relative à l’utilisation de la nouvelle grille d’évaluation du potentiel suicidaire adaptée aux mineurs détenus, DAP-DPJJ ; Hazard Angélique, « Baisse des suicides en prison depuis 2002 », Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques, n° 22, 2008, p. 6. ; Albrand Louis (dir.), La prévention du suicide en milieu carcéral. Rapport au garde des Sceaux, 2009, 410 p. ; Garde des Sceaux, Prévention du suicide des personnes détenues – Plan d’actions 2009 – Suites du rapport de la commission Albrand, Paris, Ministère de la Justice, 2009, 7 p. ; Note du 6 janvier 2011 relative à l’actualisation de la grille d’évaluation du potentiel suicidaire, DAP, n° 001, 2 p. ; Circ. du 2 août 2011 relative à l’échange d’informations entre les services relevant du ministère de la justice et des libertés visant à la prévention du suicide en milieu carcéral, JUSK1140021C, BOMJ n° 2011-08 du 31 août 2011 ; Duthé Géraldine, Hazard Angélique, Kensey Annie, « Suicide des personnes écrouées en France : évolution et facteurs de risque », Population, n° 4, vol. 69, 2014, p. 7-38.
[39] Habouzit Francis, Les usages des modalités d’exécution de la peine privative de liberté. Contribution à l’étude des pratiques punitives contemporaines, op. cit, §504.
[40] Ibid.
[41] Fouchard Isabelle, Simon Anne, Droit de l’incarcération, op. cit., p. 298 et s. ; Bouloc Bernard, Droit de l’exécution des sanctions pénales, 6e éd., Paris, Dalloz, « Précis Dalloz. Série Droit Privée », 2020, §265 ; Duroche Jean- Philippe, Pedron Pierre, Droit pénitentiaire, op. cit., §718-729 ; Herzog-Evans Martine, Droit pénitentiaire. 2020/2021, 3e éd., Paris, Dalloz, « Dalloz action », 2019, §3441.00 et s.
[42] « Annexe 6. La prise en charge », in Note du 31 janvier 2022 sur la stratégie pénitentiaire de lutte contre la radicalisation en milieu fermé, op. cit.
[43] Art. R. 57-5-1 du CPP.
[44] Fouchard Isabelle, Simon Anne, Droit de l’incarcération, op. cit., §134.