La perspective d’un contrôle externe des actes de l’Union européenne
Très prochainement, la Cour de justice de l’Union européenne devrait rendre son avis (n°2/13) concernant la question de la conformité aux traités du projet d’accord d’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’Homme. Dans cette attente, il peut sembler utile de revenir brièvement sur le futur « contrôle externe » qu’exercera la Cour européenne des droits de l’Homme sur le droit de l’Union européenne. Un contrôle dont la « nature » semble être désormais plutôt bien précisée par l’accord d’adhésion (1ère partie), mais dont « l’intensité » demeure encore assez incertaine (2ème partie).
David Szymczak est Professeur de droit public à l’IEP de Bordeaux
Vénérable « serpent de mer » 1, la question de l’adhésion de l’Union à la CEDH date déjà de la fin des années 1970 2 et tarde depuis à se concrétiser 3. Au demeurant, l’accélération du processus consécutive à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et du Protocole n° 14 ne peut inciter qu’à un optimisme mesuré. Certes, il existe un projet d’accord actuellement soumis à la CJUE 4 et il faut admettre que les opérations n’ont jamais été aussi avancées sur la voie de l’adhésion. Cependant, est-il besoin de rappeler que cette dernière sera conditionnée à la double « unanimité » des ratifications de l’accord conclu : d’une part, par les vingt-huit de l’Union et, d’autre part, par la totalité des quarante-sept États du Conseil de l’Europe. Autant dire que le contrôle externe n’est qu’une perspective de long terme, dotée d’un fort degré de contingence, et qu’il n’est pas inconcevable que l’on en reste durablement à l’existant.
Ce qui ne serait pas catastrophique mais du moins assez dommageable, tant semblent nombreux les avantages de l’adhésion. Des avantages connus 5, qui concernent tant les justiciables, que les États ou que l’Union elle-même, ne serait-ce pour cette dernière qu’en termes de « légitimation démocratique ». Car c’est bien de cela dont il s’agit en définitive : à la suite de l’adhésion, l’Union serait placée peu ou prou dans la même situation que ses États, puisqu’à un contrôle interne du respect des droits de l’Homme – principalement assuré sur le fondement de la Charte des droits fondamentaux – se juxtaposerait un contrôle externe exercé à titre subsidiaire 6 par la Cour de Strasbourg, sur le fondement de la CEDH.
En cela, l’adhésion constituerait une avancée notable dans l’édification d’un système global et cohérent de garantie des droits à l’échelle du continent européen. Mais, dans le même temps et malgré les précautions prises, il n’est pas certain que l’autonomie de l’Union en sorte totalement indemne. Or, c’est bien cette tension entre deux impératifs contraires qui figure au cœur de la problématique de l’adhésion : aligner au maximum la situation de l’Union sur celle des États parties à la CEDH, tout en prenant en compte son autonomie. Une « quadrature du cercle » donc qui, au-delà de ce que prévoit l’accord, ne recevra de réponse précise que le jour où la Cour de Strasbourg contrôlera, in concreto, le droit de l’Union. Ceci étant, l’adhésion n’interviendrait pas non plus sur un terrain totalement vierge, car au-delà des textes appelés à la régir, il existe déjà un certain nombre « d’indices » permettant d’augurer du futur des relations entre les ordres européens. Partant, deux questions méritent d’être soulevées : celle de la nature du futur contrôle externe (I.) puis celle de son intensité (II.).
I. La nature du futur contrôle externe
Cette première partie pourrait être sous-titrée « quel avenir pour la jurisprudence Bosphorus » 7 ? En cas d’adhésion, les heures de cette méthode seraient en effet comptées (A), le contrôle indirect du droit de l’Union laissant alors place à un contrôle direct (B).
A. La méthode Bosphorus : un palliatif appelé à disparaître
1. Actuellement, la Cour de Strasbourg refuse de contrôler directement le droit de l’Union. Rien de surprenant dans la mesure où l’Union n’est pas partie à la CEDH, ce qui pousse les instances de contrôle à déclarer irrecevable ratione personae toute requête mettant directement en cause la conventionnalité d’un acte de droit dérivé 8. Paradoxe apparent – mais apparent seulement – il n’en va plus de même lorsqu’est en cause le droit primaire, celui-ci pouvant être imputé aux États 9. Quant à la question longtemps en suspens de la responsabilité in solidum des États, l’affaire Connolly 10 a montré que dirigée contre les États, une requête était irrecevable si elle mettait en cause uniquement un acte de l’Union, à l’exclusion de tout comportement étatique. En revanche, la Cour accepte d’assez longue date d’examiner la conventionnalité d’une mesure nationale d’application du droit de l’Union. En effet, si la CEDH n’interdit pas à un État d’appartenir à une autre organisation, voire de lui transférer des compétences souveraines, il ne pourra en tirer prétexte pour échapper à sa responsabilité.
Un distinguo doit cependant être établi selon que l’État dispose ou non d’une marge d’appréciation dans la mise en œuvre du droit de l’Union. Dans le premier cas, la Cour pourra se livrer à un contrôle classique 11. Dans le second, l’acte national ne sera qu’un « écran transparent », obligeant la Cour à plus de prudence. En cas de « compétence liée » donc, et après avoir paru un temps conférer une immunité au droit communautaire 12, le juge a dégagé la méthode Bosphorus qui repose sur quatre temps. En premier lieu, la Cour examine in abstracto l’équivalence des protections entre ordres européens. Étant entendu, d’une part, que protection équivalente signifie comparable et non identique ; et, d’autre part, que cette équivalence porte tant sur les droits garantis, que sur la garantie des droits. En deuxième lieu, ce « brevet » devra être réexaminé à la lumière de tout changement pertinent du droit de l’Union en matière de garantie des droits. En troisième lieu, apparaît la figure de la présomption : un État appliquant fidèlement le droit de l’Union est réputé respecter la CEDH 13. En dernier lieu, cette présomption pourra être renversée si le requérant prouve, in concreto, qu’il a subi une « insuffisance manifeste » dans la protection de ses droits.
2. Malgré le silence de l’accord et bien que la doctrine soit assez partagée, il ne semble pas que la méthode Bosphorus ait vocation à perdurer après l’adhésion. Du moins s’agissant de l’Union car, étant une méthode générique, elle pourra toujours s’appliquer en cas de double appartenance d’un État à la CEDH et à d’autres organisations 14. La jurisprudence Bosphorus devrait disparaître car elle introduirait une distinction de traitement entre parties contractantes, qui risquerait d’être mal vécue par certains États et qui en outre ne semble pas en accord avec la philosophie de l’adhésion. Ensuite, l’arrêt Bosphorus constitue un palliatif à l’adhésion. De ce point de vue, la timidité du contrôle exercé par la Cour peut être comprise comme la contrepartie de l’audace dont elle a fait preuve auparavant, en acceptant le principe de son contrôle. Enfin, la méthode Bosphorus a vocation à disparaître car, en regard de ce que prévoit l’accord, les nouvelles modalités de contrôle ne lui laisseront plus vraiment de place. En résumé, si la Cour conservait Bosphorus… on ne verrait pas l’intérêt de l’adhésion…
B. Le nouveau contrôle de l’Union : quel nouveau contrôle ?
1. L’alignement de l’Union sur les États ne peut être que partiel. Déjà car l’accord prévoit qu’« aucune des dispositions de la CEDH ne peut imposer à l’Union (…) d’accomplir un acte ou d’adopter une mesure pour lesquels elle n’aurait pas compétence » (art. 1§3). Ensuite, car l’adhésion débouchera sur une situation inédite en terme d’imputabilité : celle où un acte pourra être adopté par une Haute Partie et mis en œuvre par une autre.
De prime abord, l’accord prévoit certes un partage clair des responsabilités. D’une part, les actes, mesures ou omissions des institutions l’Union ou de personnes agissant en leur nom seront imputés à l’Union 15. D’autre part, « les actes d’un ou plusieurs États ou de personnes agissant en leur nom, mettant en œuvre le droit de l’Union (…) sont imputés à l’État ou aux États en question ». En particulier, « lorsque des personnes employées ou nommées par un État agissent dans le cadre d’une opération à la suite d’une décision des institutions de l’Union, leurs actes, mesures et omissions sont imputés à l’État en question » (art. 1§4). Par ailleurs, l’accord aligne les cas d’application extraterritoriale de la CEDH sur les principes consacrés pour les États. Dès lors, l’Union sera non seulement obligée de reconnaître les droits de la CEDH aux personnes situées sur les territoires des États auxquels le TUE et le TFUE s’appliquent ; mais la CEDH pourra aussi engager l’Union pour des personnes situées à l’extérieur de ces territoires.
Reste que cette apparente clarté trouve vite ses limites face à la complexité du partage des compétences au sein de l’Union. Autrement dit, si la nouvelle responsabilité de l’Union n’est pas synonyme d’irresponsabilité des États, les responsabilités futures pourront être alternatives ou cumulatives, une violation de la CEDH pouvant résulter tant du droit de l’Union, que des mesures nationales d’application. Ce qui explique la création du mécanisme de codéfendeur, dont le but sera d’aider la Cour à saisir la complexité d’une affaire impliquant potentiellement l’Union et/ou ses États. Le rapport explicatif souligne ainsi que « le mécanisme (…) n’est pas un privilège procédural pour l’Union ou ses États, mais un moyen d’éviter toute lacune dans le système de la CEDH liée à la participation, à la responsabilité et à l’opposabilité. Cela correspond au but ultime de l’adhésion, dans l’intérêt de la bonne administration de la justice ».
2. Sans rentrer dans les détails de ce mécanisme, plusieurs précisions méritent d’être apportées. En premier lieu, le statut de codéfendeur sera inscrit dans l’article de la CEDH jusque-là « réservé » à la seule tierce intervention (art. 36§4). Les deux procédures se distingueront toutefois dans la mesure où le codéfendeur sera partie à l’instance et donc lié par un arrêt de condamnation. Cependant, les deux mécanismes pourront se compléter. En ce sens, la tierce intervention permettra d’impliquer l’Union en cas de mise en cause d’un « État tiers » associé à elle par un accord international, tels que les accords de Schengen ou de Porto.
En deuxième lieu, le mécanisme jouera dans les deux sens : l’Union pourra être codéfendeur dans une procédure née d’une requête dirigée à l’origine contre un État membre 16 et les États pourront devenir codéfendeur dans une procédure initialement dirigée contre l’Union 17. En revanche, le mécanisme sera exclu en cas d’allégation de violations distinctes à l’encontre de l’Union et de ses États. En troisième lieu, la recevabilité de la requête sera examinée indépendamment de la participation du codéfendeur à la procédure. Ce qui évitera qu’elle ne soit déclarée irrecevable en regard de l’obligation d’épuiser les voies de recours dans l’ordre du codéfendeur. Une heureuse souplesse qui reçoit une nuance avec la procédure « d’implication préalable », lorsque la CJUE, faute d’avoir été saisie d’un renvoi, n’aurait pas eu l’occasion d’examiner la compatibilité de la disposition du droit de l’Union avec la CEDH.
En quatrième lieu, le statut de codéfendeur s’obtiendra sur demande ou sur invitation de la Cour. Cette dernière ne pourra toutefois l’imposer (article 3§5), ce qui pourrait poser problème car si l’Union s’est déjà engagée à solliciter ce statut ou à ne pas le refuser, tel n’est pas (encore ?) le cas des États. En dernier lieu, défendeur et codéfendeur seront conjointement responsables d’une violation de la CEDH, la Cour pouvant toutefois décider que la responsabilité sera attribuée à l’un ou à l’autre. Le rapport précise que « répartir la responsabilité sur toute autre base comporterait le risque de procéder à une appréciation de la répartition des compétences entre l’Union européenne et ses États ». Cependant, une telle « appréciation » ne pourra pas toujours être évitée, notamment en vue de bien préciser les responsabilités pour permettre d’exécuter correctement la condamnation.
On le voit, le mécanisme ne pourra toujours concilier l’inconciliable. Est-ce à dire que l’accord risque pour cette raison d’être « bloqué » par l’avis 2/13 de la CJUE ? C’est peu probable même si l’accord constitue en l’état un compromis entre des intérêts contradictoires : ceux de l’Union qui souhaite préserver son autonomie, ceux des États membres soucieux que l’adhésion n’occasionne pas une extension des compétences de l’Union et ceux des États « tiers » qui redoutent d’être marginalisés. Autant dire que la suite du processus pourrait dépendre des anticipations de chacun autour de la question de l’intensité du contrôle externe.
II. L’intensité du futur contrôle externe
Cette seconde partie pourrait être sous-titrée « quels risques de contrariétés entre les droits européens » ? A cet égard, il semble possible d’avancer que les conflits seront a priori limités (A), mais pas totalement illusoires (B).
A. Des risques de contrariété limités : la large concordance des garanties
1. Deux séries de paramètres laissent à penser qu’en cas d’adhésion, l’Union ne devrait pas subir trop régulièrement les foudres de Strasbourg. En premier lieu, les exigences des deux ordres en matière de respect des droits se sont nettement rapprochées depuis vingt ans. La responsabilité en incombe principalement aux deux cours européennes qui n’ont pas hésité à engager un vaste mouvement de « fertilisation croisée » tant en ce qui concerne leurs méthodes d’interprétation, que les solutions retenues au fond. Ces emprunts inter-normatifs présentent l’intérêt d’être réciproques puisque, depuis quinze ans, le juge de Strasbourg n’hésite plus à invoquer, à titre confortatif, le droit de l’Union 18. Reste que c’est tout de même le juge de Luxembourg qui s’est le plus inspirée de la CEDH, historiquement lors de l’édification des principes généraux, désormais dans le contexte de l’application de la Charte.
Certes, la tendance à l’utilisation omisso medio de la CEDH apparue à la fin des années quatre-vingt-dix 19, ne s’est pas confirmée avec la prise de valeur juridique de la Charte. Laquelle reste aujourd’hui la principale « source formelle » de la CJUE, comme l’ont rappelé les arrêts Kamberadj 20 ou Fransson 21. Cependant, comme le prévoit son article 52§3, la Charte doit, pour les droits correspondants, être interprétée « à la lumière » de la CEDH. Or, même si des doutes peuvent être émis quant au résultat de cette prise en compte, l’impératif « d’homogénéité interprétative » transparaît bien de plusieurs affaires récentes, tels que les arrêts Schecke 22 ou Schindler 23. Dès lors, plus qu’à la figure de la divergence et du conflit, c’est à celle de la convergence et de la coopération que l’on songe spontanément lorsque l’on évoque les relations entre ordres européens. Ces derniers pouvant à l’occasion s’appuyer l’un sur l’autre, comme lorsque l’arrêt NS 24 conforte l’arrêt MSS. Ou lorsque l’Italie est condamnée par les deux cours du fait de sa mauvaise gestion des déchets à Naples 25.
2. En second lieu, l’Union pourra aussi se rassurer en regard du fait que le juge de Strasbourg a, jusqu’à présent, souvent fait preuve de retenue à son égard, reconnaissant à l’occasion sa spécificité : spécificité du renvoi 26, du recours en manquement 27 ou du ressortissant « communautaire » 28. Plus largement, et même en renonçant à la théorie de l’équivalence, la Cour gardera la possibilité de prendre en compte l’autonomie de l’Union, pour ne pas dire son « identité constitutionnelle ». Et ceci tant par une approche adaptée des « buts légitimes », que par un élargissement de sa marge d’appréciation, doctrine élastique qui laisse au juge de Strasbourg une grande latitude en vue d’alterner activism et self restraint. La marge n’équivalant cependant pas à une immunité, les contrariétés restent toujours possibles.
B. Des risques de contrariétés possibles : quelle autonomie pour l’Union ?
1. Même si depuis l’arrêt Roquette 29, la doctrine a perdu sa principale illustration attestant des contradictions possibles entre jurisprudences européennes, il ne fait guère de doute que d’autres conflits surgiront à l’avenir et que l’Union sera condamnée. Ce qui ne fait qu’aller dans la logique de l’adhésion, sauf pour l’Union à adhérer uniquement dans l’espoir de s’entendre dire qu’elle est « irréprochable ». A cet égard et en se plaçant du côté de Strasbourg, deux scénarii semblent possibles. Dans une première hypothèse, une fois l’adhésion actée, la Cour choisira d’exercer sur l’Union un contrôle plus incisif qu’elle ne le fait aujourd’hui. Auquel cas les précautions de l’accord feront long feu, débouchant sur une « banalisation » de l’Union comme défenderesse et sur une tension entre les ordres européens. Dans une seconde hypothèse, plus prévisible et souhaitable, la Cour fera durablement preuve d’autolimitation à l’égard de l’Union. Cependant, même dans ce cas, il sera parfois impossible pour le juge de Strasbourg de ne pas reconnaître de violation.
2. Car en se plaçant ensuite du côté de l’Union, plusieurs questions semblent encore devoir se poser. Concernant tout d’abord le champ de la protection, on peut déjà s’interroger sur le sort des violations susceptibles de survenir dans le cadre de la PESC / PSDC. Outre que l’affaire Segi 30 n’a pas permis de faire toute la lumière sur l’imputabilité de la responsabilité aux États ou à l’Union, la PESC demeure toujours largement exclue du contrôle de la CJUE 31. Par ailleurs, d’autres incertitudes demeurent concernant l’étendue du champ d’application de la Charte. Car si l’arrêt Fransson avait apparemment opté pour une approche extensive, les arrêts Siragusa 32 et Marcos 33 ont depuis marqué un reflux, ou du moins contribuent à entretenir le flou quant aux cas d’application de la Charte.
S’agissant ensuite des droits garantis, les arrêts Melloni 34 et Fransson ont apporté une redoutable nuance à la « clause du droit le plus favorable ». En substance, la possibilité pour le juge interne d’appliquer son droit ou la CEDH si les garanties qui en découlent sont plus protectrices que la Charte n’est admise que si les objectifs de l’Union ne sont pas remis en cause. Ainsi, dans l’affaire Fransson, la CJUE interprète de façon implicite le principe non bis in idem « à la lumière » de la CEDH. Or, si cette interprétation semble s’accorder avec celle de Strasbourg 35, un important bémol est formulé par la CJUE qui précise que l’application du principe ne doit pas aboutir à paralyser l’effectivité des poursuites… et donc du droit de l’Union. Cette autonomie revendiquée tempère donc l’obligation d’interprétation conforme et laisse supposer que des conflits pourraient survenir concernant notamment les articles 6, 7, 8 CEDH ou 1er du Protocole n°1. Mais aussi s’agissant des discriminations prohibées 36 ou de la garantie des droits sociaux, en plein essor à Strasbourg 37 mais pas forcément à Luxembourg 38.
S’agissant enfin de la garantie des droits, il n’est pas exclu que des problèmes d’articulation des recours se posent, telle la question du caractère difficilement accessible du recours en annulation, lequel participera de la règle de l’épuisement au sens de la CEDH, alors qu’il obéit toujours pour les actes de portée générale aux conditions restrictives de l’arrêt Plaumann 39. Tout comme se posera un jour la question de savoir si le renvoi préjudiciel peut – voire doit – être considérée comme un « recours effectif » au sens de la CEDH. De ce point de vue, rappelons que si la Cour de Strasbourg a exclu cette possibilité dans l’immédiat, elle n’en veille pas moins dans le même temps à la bonne utilisation dudit renvoi par les États 40. Reste que de ce point de vue, le droit de l’Union ne nous semble pas foncièrement desservi.
En définitive, la question est moins de savoir si l’Union sera condamnée à Strasbourg mais comment elle réagira en cas de condamnation. Placée dans une position comparable à celle des cours constitutionnelles, la CJUE aura on s’en doute un rôle crucial à jouer en vue d’aplanir d’éventuels conflits. Toutefois, certaines violations nécessiteront probablement l’intervention du « pouvoir normatif » de l’Union. Quid dès lors de l’hypothèse où la seule possibilité pour mettre fin à une violation sera de réviser les traités ? Voire, plus modestement, de modifier un acte de droit dérivé relevant de la règle de l’unanimité ? Il convient donc d’espérer que la Cour de Strasbourg, par-delà la question finalement assez théorique de l’autonomie du droit de l’Union, fasse preuve de pragmatisme. Et que l’Union européenne parvienne, de son côté, à trouver le juste équilibre : faire entendre sa spécificité… sans trop donner le mauvais exemple à des États parties qui n’ont guère besoin.
Cet article est issu d’une communication prononcée lors du colloque annuel 2014 de la CEDECE (Association d’études européennes) organisé par l’IDEDH à Montpellier et intitulé « La protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne – entre évolution et permanence ». Il sera publié dans une version augmentée avec les actes de ce colloque aux éditions Bruylants dans la collection « droit de l’Union européenne-colloques » (plus d’information ici).
Notes:
- Voy. D. Szymczak, « L’adhésion de l’Union européenne à la CEDH : Serpent de mer ou Hydre de Lerne ? », Politeïa, 2008, p. 405. ↩
- Voy. Bull. CE, supplément 2/79. ↩
- Un long temps d’arrêt ayant suivi l’avis de la CJCE, n°2/94, du 28 mars 1996 (Rec. I-1763). ↩
- CJUE, avis n°2/13, actuellement pendant. ↩
- Voy. F. Martucci et D. Ritleng, « L’Union européenne devant le prétoire de la Cour européenne des droits de l’Homme », Le phénomène institutionnel international dans tous ses états, Pedone, 2014, p. 165. ↩
- Voy. F. Sudre (dir.), Le principe de subsidiarité au sens du droit de la CEDH, Bruylant, 2014, 412 p. ↩
- CourEDH, 30 juin 2005, Bosphorus Hava c. Irlande, n°45036/98. ↩
- Avec constance depuis ComEDH, déc. du 10 juill. 1978, CFDT c. Communautés européennes, n°8030/77. ↩
- CourEDH, 18 févr. 1999, Matthews c. Royaume-Uni, n°24833/94. ↩
- CourEDH, 9 déc. 2008, Connolly c. 15 Etats membres de l’Union européenne, n°73274/01. ↩
- Voy. CourEDH, 21 janv. 2011, MSS c. Belgique et Grèce, n°30696/09. ↩
- Voy. ComEDH, déc. du 9 févr. 1990, M. & Co c. Allemagne, n°13258/87. ↩
- Voy. CourEDH, déc. du 18 juin 2013, Povse c. Autriche, n°3890/11. ↩
- Voy. CourEDH, 26 nov. 2013, Al Dulimi c. Suisse, n°5809/08. ↩
- Comme le précise le rapport explicatif, ces dispositions s’appliquent à la PESC. ↩
- Hypothèse actuellement régie par l’arrêt Bosphorus. ↩
- Cas d’une requête mettant en cause la compatibilité du droit primaire. ↩
- Voy. F. Sudre, « La cohérence issue de la jurisprudence européenne des droits de l’Homme. L’équivalence dans tous ses États », Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et CEDH, Bruylant, 2012, p. 46. ↩
- Voy. CJCE, 17 déc. 1998, Baustahlgewebe, C-185/95. ↩
- CJUE, 24 avr. 2012, Kamberaj, C-571/10. ↩
- CJUE, 26 févr. 2013, Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, C-617/10. ↩
- CJUE, 9 nov. 2010, Volker und Markus Schecke GbR, C-92/09. ↩
- CJUE, 18 juill. 2013, Schindler Holding Ltd, C-501/11 P. ↩
- Voy. CJUE, 21 déc. 2011, N. S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10. ↩
- Voy. CJUE, Ord., 4 mars 2010, Commission c. Italie, C-297/08 et CourEDH, 10 janv. 2012, Di Sarno c. Italie, n°30765/08. ↩
- CourEDH, 20 févr. 1998, Pafitis c. Grèce, n°20323/92. ↩
- CourEDH, 1er févr. 2011, Karoussiotis c. Portugal, n°23205/08. ↩
- Voy. CourEDH, 17 janv. 2006, Mendizabal c. France, n°51431/99 ↩
- CJCE, 22 oct. 2002, Roquette Frères SA, C-94/00 ↩
- CourEDH, 23 mai 2002, Segi et autres c. 15 Etats membres de l’UE, n°6422/02. ↩
- Voy. toutefois l’art. 275§2 TFUE. ↩
- CJUE, 6 mars 2014, Siragusa, C-206/13. ↩
- CJUE, 27 mars 2014, Torralbo Marcos, C-265/13. ↩
- CJUE, 26 févr. 2013, Stefano Melloni, C‑399/11. ↩
- Voy. CourEDH, 10 févr. 2009, Zolotoukhine c. Russie, n°14939/03. ↩
- Voy. D. Martin, « Strasbourg, Luxembourg et la discrimination : influences croisées ou jurisprudences sous influence ? », RTDH 2007, p. 107. ↩
- En particulier depuis l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie, (CourEDH, 12 nov. 2008, n°34503/97). ↩
- Voy. CJCE, 11 déc. 2007, Viking Lines, C-438/05 et CJCE, 18 déc. 2007, Laval, C-341/05. Voy. aussi CJUE, 15 janv. 2014, Association de médiation sociale, C‑176/12. ↩
- CJCE 15 juill. 1963, Plaumann, 25/62. Une amélioration a toutefois été prévue par l’art. 263, al. 4 TFUE. ↩
- Voy. CourEDH, 8 avr. 2014, Dhahbi c. Italie, n°17120/09. ↩