Remarques langagières et méthodologiques sur le contrôle de conventionnalité à venir dans l’affaire du « sexe neutre » (CEDH, Y c. France, n°76888/17)
Par Benjamin Moron-Puech, Enseignant-chercheur au laboratoire de sociologie juridique, Université Panthéon-Assas
0.1. Il n’est sans doute pas très commun pour une revue d’accepter la publication d’un amicus curiae,autrement dit d’une tierce intervention, tant ce type de document paraît éloigné de ceux qui mériteraient l’attention d’une communauté scientifique, prompte à valoriser les travaux de réflexion théorique[1]. Pourtant, à l’heure où se multiplient la publication de monographies ou d’articles universitaires réécrivant des jugements[2], est-il vraiment si incongru de considérer que la production de savoir peut se faire, dans certains cas, par la réalisation de tâches perçues jusque-là comme dévolues à la « pratique » ? De même, à l’heure où se multiplient les cliniques juridiques[3] et où, autrement dit, la pratique acquiert droit de cité dans l’enseignement du droit, ne pourrait-on pas faire de même à propos de la recherche en droit ? Ne pourrait-on pas déplacer les frontières de la science du droit et considérer que la participation à une procédure judiciaire peut, à certaines conditions méthodologiques, relever également de la recherche, que ce soit à titre d’expérience intégrée à une recherche empirique sur le droit, ou au titre de développement d’une recherche fondamentale déjà engagée ? Théoriquement, rien ne semble s’y opposer. Les obstacles résultent avant tout de certaines habitudes prises dans la délimitation d’une science du droit, dont l’histoire nous montre qu’elle est tout sauf fixe et relève bien davantage d’une « dynamique juridique » [4]. Dès lors, à une époque où l’on demande à la science d’être au service de la société voire de gagner sa confiance[5], à une époque où les procès stratégiques devant les juridictions nationales ou européennes apparaissent comme une source primordiale du droit à laquelle certains universitaires prennent parfois leur part[6], il n’apparaît pas illégitime de considérer que la production de tierces interventions par des universitaires peut constituer en soi un matériau digne d’être publiée dans des revues scientifiques[7]. C’est ce qu’ont décidé les responsables de la Revue des droits et libertés fondamentaux dont nous tenions à saluer ici l’ouverture. Libre à présent au lectorat de juger de l’appartenance ou non du texte qui suit à la science du droit et de son éventuel apport à celle-ci.
0.2. Avant de reproduire ladite tierce intervention, adressée le 13 novembre 2020 à la « Cour européenne des droits de l’homme » au nom de différentes ONG, il importe de rappeler l’affaire française qui a donné lieu à la saisine de la Cour.
Le lectorat français se souvient sans doute de cette affaire, dite du « sexe neutre », qui s’était achevée (provisoirement ?[8]) le 4 mai 2017 par un arrêt de la Cour de cassation refusant d’inscrire un tel marqueur de sexe[9]. Pour en juger ainsi, la Cour avait tout d’abord décidé, d’une manière relativement inédite dans le contexte de personnes intersexuées[10], que « la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l’état civil, l’indication d’un sexe autre que masculin ou féminin ». Puis, elle avait considéré que cette interprétation du droit français dégagée par elle était conforme à l’article 8 de la « convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». En effet, reprenant le triptyque de l’article 8 alinéa 2 précité, elle a estimé — implicitement — que cette limitation présentait une base légale, compte tenu des nombreux textes faisant référence à la dualité des sexes en droit français[11]. De plus, elle a jugé — explicitement cette fois — que cette ingérence dans les droits de la personne requérante présentait un motif légitime, dès lors qu’à ses yeux « la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil […] est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur ». Enfin, cette ingérence était selon elle proportionnée dès lors, d’une part, que la « reconnaissance d’un “sexe neutre” aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination » et, d’autre part, que la personne requérante « avait, aux yeux des tiers, l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin, conformément à l’indication portée dans son acte de naissance ».
Par cette décision, les juges du quai de l’Horloge s’étaient donc départis de l’approche du juge tourangeau de première instance qui avait quant à lui accueilli cette demande d’un « sexe neutre ». Ce magistrat avait en effet considéré que le sexe assigné à cette personne à sa naissance était « une pure fiction », contrevenant à l’article 8, et que la demande d’un sexe neutre « ne se heurt[ait] à aucun obstacle juridique afférent à l’ordre public, dans la mesure où la rareté avérée de la situation dans laquelle [la personne requérante] se trouv[ait] ne remet pas en cause la notion ancestrale de binarité des sexes, ne s’agissant aucunement dans l’esprit du juge de voir reconnaître l’existence d’un quelconque « troisième sexe » […] mais de prendre simplement acte de l’impossibilité de rattacher en l’espèce l’intéressé à tel ou tel sexe et de constater que la mention qui figure sur son acte de naissance est simplement erronée ».
C’est fort de cette divergence d’interprétation en l’espèce de l’article 8 que la personne requérante a saisi la Cour européenne des droits de l’homme le 31 octobre 2016 en invoquant différents griefs articulés autour de l’article 8. Sa requête a ensuite été communiquée au gouvernement français le 8 juillet 2020, après une première analyse de l’affaire par les services de la Cour. Cette dernière a en particulier interrogé les parties sur trois questions qu’on peut résumer à deux : primo sous quel angle analyser cette affaire (celui des obligations positives ou négatives) ; secundo l’État français a-t-il violé ses obligations (positives ou négatives) ?
0.3. Cette affaire étant la première où la Cour est amenée à se prononcer les difficultés propres aux personnes intersexuées[12], il est apparu important de l’éclairer sur certaines questions langagières, compte tenu en particulier des hésitations d’ores et déjà existantes dans les affaires relatives aux personnes transgenres (v. infra). En outre, cette tierce intervention a entendu profiter de cette affaire pour inviter la Cour à régler quelques difficultés méthodologiques, notamment quant à la distinction des obligations négatives et positif. Ce sont ces observations que l’on trouvera ci-dessous, produites en s’efforçant de respecter la double contrainte des exigences scientifiques — honnêteté et rigueur pour s’en tenir à l’article L. 211-1 cité supra — et juridictionnelles — limitation à dix pages d’observations seulement générales sur l’affaire.
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Requête no 76888/17, Y. c. France : Observations écrites de la FIDH, LDH, Alter Corpus
1. Benjamin Moron-Puech, enseignant-chercheur en droit au Laboratoire de sociologie juridique (Université Panthéon-Assas) entend soumettre ci-après, au nom de la FIDH, la LDH et l’association Alter Corpus, quatre types d’observations générales portant sur :
- Les notions de sexe et d’identité sexuelle, centrales dans cette affaire ;
- La désignation des personnes intersexuées ;
- La méthode de distinction des obligations positive et négative ;
- La méthode de recherche d’un juste équilibre entre les intérêts en présence.
Ces observations seront regroupées deux à deux, d’abord celles relatives à la langue du contrôle de conventionalité (I), puis celles relatives à la méthode de ce contrôle (II).
I. Observations relatives à la langue du contrôle
2. Seront d’abord exposées des observations sur la notion d’identité sexuelle, au cœur de cette affaire (A), puis d’autres relatives à la désignation des personnes intersexuées (B).
A. Observations sur la notion d’identité sexuelle
3. La première observation langagière développée ici a trait aux notions d’identité sexuelle et de sexe. Par le passé, dans les affaires concernant des personnes qualifiées de transsexuelles ou de transgenres par la Cour, celle-ci a fait preuve d’une terminologie fluctuante pour désigner l’identité de ces personnes, parlant tantôt de sexe, d’appartenance sexuelle, d’identité sexuelle ou d’identité de genre. Ces fluctuations, qui persistent encore aujourd’hui, tiennent sans doute au fait que la Cour, soucieuse de s’appuyer sur sa propre jurisprudence, reprend des expressions qu’elle a pu utiliser naguère, mais qui ne sont plus en accord avec les standards internationaux exprimés notamment dans les principes de Jogyakarta, adoptés en novembre 2006 et complétés en novembre 2017[13]. La présente affaire, par les distinctions qu’elle impose de faire entre le sexe, l’identité sexuelle, les caractéristiques sexuées et l’identité ou l’expression de genre, serait tout à fait propice à cette clarification.
4. Rappelons que la notion de sexe, telle que construite et conçue au XIXe siècle, est une notion englobante, recouvrant la sexualité, les caractéristiques sexuées et l’expression et l’identité de genre. Celle d’identité sexuelle recouvre les mêmes notions, à l’exclusion de celle d’orientation sexuelle. Progressivement, notamment grâce à la protection croissante par votre Cour des droits humains, les sociétés ont mesuré les effets néfastes de ces notions englobantes, d’abord à l’égard des minorités sexuelles (les caractéristiques sexuées féminines ou masculines ne pouvant dicter l’orientation sexuelle), puis des minorités de genre (les caractéristiques sexuées, biologiquement constatées à la naissance, ne pouvant dicter l’identité et l’expression de genre, étrangères à la biologie) et enfin des minorités sexuées (la binarité du genre et l’hétérosexualité ne pouvant dicter son inscription dans la chaire des nouveau-nés intersexués). Cette prise de conscience a déclenché une autonomisation des concepts d’orientation sexuelle, d’identité et d’expression de genre et enfin de caractéristiques sexuées. Toutefois, cette autonomisation n’est pas achevée dans l’appareil notionnel de la Cour. En effet, si l’orientation sexuelle est désormais bien distincte de l’identité et de l’expression de genre ou encore des caractéristiques sexuées, en revanche les notions d’identité et d’expression de genre d’un côté et de caractéristiques sexuées de l’autre ne sont pas toujours bien distinguées. Ceci explique pourquoi l’expression identité sexuelle continue à être largement utilisé par les différentes sections de la Cour — du moins dans les versions françaises car dans les versions anglaises on ne trouve que l’expression gender identity. Certaines fois, en français, la Cour n’utilise que l’expression identité sexuelle (Y.T. c. Bulgarie), d’autres fois elle utilise alternativement identité sexuelle et identité de genre (AP, Nicot et Garçon c. France, §72 vs §94 ; S.V. c. Italie, §62 vs §63). Cet usage de l’expression identité sexuelle par la Cour elle-même (et non lorsqu’elle cite d’autres sources s’y référant)témoigne de ce que l’identité de genre n’est pas encore une notion pleinement acceptée.
5. Il serait souhaitable que dans la présente affaire, lorsque la Cour élaborera son propre raisonnement indépendamment du droit français, elle clarifie son appareil notionnel. On ne saurait en effet admettre que la terminologie fluctue d’une langue à l’autre ou d’un paragraphe à l’autre. Cette harmonisation mériterait d’être réalisée conformément aux standards internationaux actuels, c’est-à-dire en évitant les expressions d’identité sexuelle et de sexe, pour leur préférer, selon les cas, celles d’identité de genre et de caractéristiques sexuées. Notons que cette harmonisation serait pleinement reçue par les États francophones dont la France qui, depuis 2016, quelles que soient les majorités politiques, a entrepris de remplacer les expressions d’identité sexuelle ou même de sexe par celles d’identité de genre ou d’expression de genre (not. loi n° 2016-1547, art. 86 ; loi n° 2017-86, art. 170, 171 et 207 ; loi n° 2018-778, art. 4 et 6 ; loi n° 2017-256 du 28 février 2017, art. 70 ; loi n° 2020-766, art. 1er).
6. Cela étant, il apparaît important que la Cour n’abandonne pas toute référence à des notions désuètes au regard des standards internationaux, ne serait-ce que pour rendre compte du droit des États membres où les notions de caractéristiques sexuées, d’identité et d’expression de genre sont encore confondues sous celles de sexe ou d’identité sexuelle. Ainsi, en l’espèce, la Cour est confrontée à une affaire où le droit positif applicable recourt aux seules notions de sexe et d’identité sexuelle, de sorte que ces notions devront aussi être mobilisées. Nous soutenons que les deux appareils notionnels, le traditionnel et le moderne, devraient être utilisés tour à tour par la Cour dans la présente affaire :
- Le système traditionnel lorsqu’il s’agit de décrire le droit français ;
- Le système moderne lorsqu’il s’agit d’examiner ce droit à l’aune du référentiel externe de droits humains.
B. Observation sur la désignation de la personne requérante
7. Cette affaire étant la première que la Cour ait à juger relativement aux personnes intersexuées (seulement évoquée à ce jour au détour d’une phrase de l’arrêt Goodwin [§ 82]), vont s’y poser deux problèmes terminologique et grammatical inédits. D’une part, quelle terminologie utiliser pour les désigner les personnes présentant des caractéristiques sexuées semblables à celle de la personne requérante : « personne présentant une ambiguïté sexuelle », « personne intersexuée », etc. ? D’autre part, lorsque ces personnes ont par ailleurs, comme en l’espèce, une identité de genre non binaire non reconnue par l’État, quel genre grammatical utiliser pour les désigner dans la décision de justice les concernant ?
8. Concernant tout d’abord le problème terminologique relatif à leurs caractéristiques sexuées, plusieurs expressions existent pour désigner les personnes intersexuées. La Cour devra faire un choix dans la présente affaire, choix qui la liera d’une certaine manière pour les affaires à venir, en particulier l’affaire M. c. France (no 42821/18). Ce choix dépend du point de savoir si la Cour souhaite désigner ces personnes par des qualificatifs qui leur sont donnés par d’autres, en l’espèce les spécialistes de la santé ayant tendance à pathologiser cette minorité sexuée, ou bien par des qualificatifs que les personnes intersexuées se sont données à elles-mêmes. Le principe d’autodétermination, auquel la Cour adhère depuis l’affaire Y.Y. c. Turquie (§37)[14],commande selon nous de retenir la seconde solution, en écartant dès lors toutes les expressions pathologisantes : « ambiguïté sexuelle », « désordre/différence/variation du développement sexuel », « intersexuel », « anomalie du développement génital », etc. Ces terminologies, nées et utilisées avant tout dans un contexte médical, contribuent pour la plupart à entretenir la confusion des caractéristiques sexuées et de l’orientation sexuelle (cela à raison de l’utilisation de l’adjectif sexuel comme dans intersexuel). En outre toutes ces expressions, par leur connotation médicale, contribuent à stigmatiser les personnes intersexuées en pointant du doigt leur différence par rapport à la norme dominante[15] ; d’où une forme d’invalidation des corps et de l’identité de ces personnes, loin du principe d’autodétermination. Les dangers d’une telle pathologisation ont été perçus par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et le Parlement Européen qui a même appelé les États membres à revoir les classifications de maladie entretenant une logique pathologisante, contraire aux droits des personnes intersexuées[16].
9. Dans ces conditions, seules les expressions utilisées par les personnes concernées devraient être utilisées, à savoir, en français, celles de « personnes intersexes » ou « intersexuées » et, en anglais, intersex people.
10. Relevons au passage que la langue française utilise deux termes, là où l’anglais n’en utilise qu’un. Cette dualité permet à la langue française de désigner distinctement les personnes intersexuées se reconnaissant dans le mouvement Intersexe (les personnes intersexes), des personnes présentant seulement ces caractéristiques sexuées, indépendamment de leur adhésion au mouvement intersexe (les personnes intersexuées)[17]. Si cette distinction paraît bien avoir été perçue par l’Union Européenne dans la version française de la résolution précitée, tel n’est pas toujours le cas d’autres organisations internationales se référant systématiquement aux seules « personnes intersexe ». Il serait souhaitable que la Cour use de cette distinction dans la version française de la décision à intervenir en qualifiant le requérant de personne intersexe, mais en utilisant le terme de « personne intersexuée » lorsqu’il est question d’une manière générale de ces personnes, indépendamment de leur adhésion au mouvement intersexe.
11. Concernant ensuite le problème grammatical, cette affaire soulève aussi une question inédite relative à la désignation des personnes non binaires, telle la personne requérante qui a indiqué dans son formulaire de requête (E, § 1) n’être « ni un homme, ni une femme ». Ce problème n’a plus trait aux caractéristiques sexuées, mais au genre. La question générale posée est alors de savoir quel genre grammatical la Cour peut utiliser pour ces personnes : le genre assigné à la naissance à la suite d’un examen de leur caractéristiques sexuées et correspondant à l’expression de genre officielle de la personne (la plupart du temps un genre masculin ou féminin), ou bien le genre correspondant à leur identité de genre non binaire ?
12. La Cour a été saisie par le passé d’une question proche à propos de personnes transgenres demeurant dans un paradigme de genre binaire et elle y a apporté des solutions différentes. Dans Y.Y. c. Turquie (§1), la 2e Section a choisi se référer à l’identité de genre et non à l’expression de genre officielle de la personne, cela alors même que l’affaire ne concernait pas l’état civil mais l’accès à la chirurgie. Au contraire, dans A.P., Garçon et Nicot c. France (§6), la 5e Section a retenu l’expression de genre officielle. Certes, la 5e section a ajouté que cela n’excluait pas les personnes requérantes de « la catégorie sexuelle à laquelle [elles] s’identifi[ai]ent ». Pour autant, c’est bien le résultat produit dans le domaine du langage où leur identité de genre n’est pas reconnue. C’est sans doute cette décision de la 5e Section qui explique le choix de la personne requérante d’user dans sa requête d’un genre masculin, même s’il est vrai que le formulaire de requête l’y contraignait quelque peu au regard des deux seules options admises pour la rubrique « sexe », révélatrice en réalité du genre officiel de la personne requérante (le formulaire s’intéresse moins à la biologie des personnes saisissant la cour qu’au genre à utiliser pour les désigner).
13. La solution de la 2e Section apparaît préférable car seule compatible avec le principe d’autodétermination. En outre, elle est parfaitement conforme à l’idée générale selon laquelle la qualification des faits réalisée par la Cour est autonome de celle réalisée par les autorités nationales refusant de reconnaître une identité de genre donnée. Un parallèle peut d’ailleurs être fait avec le principe d’interprétation autonome.
14. Dans ces conditions, la personne requérante devrait bien être désignée en tenant compte de son identité de genre. Reste à savoir comment exprimer dans la langue ce genre non binaire.
15. La solution la plus aisée pour la Cour serait de recourir au masculin dit « générique », c’est-à-dire à ce masculin qui aurait, dit-on, la propriété grammaticale d’être aussi un neutre. Cette théorie du « masculin générique » — apparue dans les années 1960 chez les grammairiens soucieux de trouver un relais à la théorie grammaticale classique fondée sur la supériorité de l’homme sur la femme — ne nous semble pas souhaitable. Elle créerait en effet une discordance entre les organes du Conseil de l’Europe. En effet, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a, depuis 1990, rappelé que l’usage du masculin générique était à proscrire dans les sources officielles car contribuant à nourrir le sexisme ou les stéréotypes de genre (Recommandations nos R (90) 4, L’élimination du sexisme dans le langage, 21 févr. 1990 ; CM/Rec. (2007) 17, Les normes et mécanismes d’égalité entre les femmes et les hommes, 21 nov. 2007 ; CM/Rec. (2019) 1, La prévention et la lutte contre le sexisme, 27 mars 2019). La même recommandation a été faite par le Secrétariat général (Instruction n° 33 du 1er juin 1994 relative à l’emploi d’un langage non sexiste au Conseil de l’Europe). La voie du masculin générique est donc à écarter au profit d’autres pistes.
16. Une autre solution est préférable : recourir aux procédés de neutralisation du langage développés depuis plusieurs années par les minorités de genre, les linguistes et enfin les institutions publiques francophones[18]. Certains de ces procédés sont classiques et bien connus : l’hyperonymisation (lectorat au lieu de lecteur), la motivation (droits humains au lieu de droits de l’homme) ou l’épicénisation (élève au lieu d’étudiant). D’autres reposent sur des techniques innovantes au niveau graphique (étudiant·e), la majuscule (étudiantE) ou grammatical, telle que l’amplification d’un genre neutre subsistant seulement à l’état de trace dans le français standard (auteur/autrice/autaire, député/députée/députæ, etc.), voire la création de nouveaux mots (Madame/Monsieur/Mix). Si les premiers procédés ne permettent pas une pleine reconnaissance du genre non binaire — celui-ci reste de l’ordre de l’indicible —, les seconds risquent néanmoins de susciter dans un premier temps des incompréhensions.
17. Face à ces difficultés, un bon compromis pourrait être pour la Cour de reconnaître la diversité des procédés de neutralisation, puis d’exprimer sa préférence (non définitive) pour les procédés classiques, eu égard à la diffusion encore modérée des procédés innovants.
18. On le voit, cette affaire pourrait donc permettre à la Cour d’apporter quelques clarifications heureuses dans les instruments langagiers utilisés à propos des personnes intersexuées (non binaires ou non). Des clarifications de méthodes pourraient aussi être faites.
II. Observations relatives à la méthode du contrôle
19. Deux types d’observation sont ci-après exposées : les unes sur la méthode de distinction des obligations positives et négatives (A.), les autres sur la méthode de détermination d’un juste équilibre entre les intérêts en présence (B).
A. Observation sur la distinction des obligations positive et négative
20. Les décisions rendues ces dernières années par la Cour relativement aux personnes transgenres révèlent une difficulté à articuler les obligations positive et négative. La Cour conçoit aujourd’hui ces notions comme exclusives l’une de l’autre. Elle a en outre érigé ces notions en une summa divisio déterminant l’« angle d’analyse » avec lequel sera réalisé le contrôle de conventionalité. La recherche de l’« angle d’analyse est ainsi devenue bien souvent l’une des toutes premières étapes de la méthode du contrôle de conventionalité. Or, cette étape méthodologique, qui n’existait pas à l’origine, pose aujourd’hui parfois problème. En effet, dans bien des cas, il n’existe pas d’arguments déterminant pour retenir la qualification d’obligation positive ou négative. La Cour reconnaît même cette difficulté quand elle affirme que « la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise » (Hämäläinen c. Finlande [2014], §43).
21. Ce problème de distinction doit être pris au sérieux. D’une part, il est de nature à décrédibiliser la décision en son ensemble, en donnant l’impression qu’elle repose sur des prémisses incertaines (puisque l’« angle d’analyse » est présenté comme une étape préalable au contrôle). D’autre part, car au regard des enjeux de cette qualification, l’on ne saurait accepter que la distinction ne repose pas sur des bases solides. En effet, le régime des obligations positives est beaucoup moins protecteur des droits que celui des obligations négatives. Dans les obligations positives, primo, point n’est besoin pour l’État d’établir la base légale à l’atteinte dont se plaint la personne requérante ; secundo, la liste des buts pris en compte dans le juste équilibre est une liste ouverte renvoyant à la notion d’intérêt général, alors que pour les obligations négatives c’est une liste fermée (S.A.S. c. France [GC], §113) ; tertio, il n’est pas recherché l’existence d’un besoin social impérieux, c’est-à-dire l’existence de motifs pertinent et suffisant. Le contrôle des obligations positives est donc bien moins exigeant que celui des obligations négatives, même s’il est vrai, comme le relève souvent la Cour, que dans les deux approches il y a une caractéristique commune : la recherche d’un juste équilibre des intérêts en présence eu égard à la marge d’appréciation de l’État défendeur. Compte tenu de ces importantes différences de régimes entre les obligations négative et positive, l’absence d’un critère clair de démarcation apparaît préjudiciable à la légitimité des décisions de la Cour. Si, en effet, le degré de protection des droits n’est pas fixé par des critères nets, cela fait naître une inquiétude sur les raisons ayant conduit la Cour à opter pour un angle d’analyse plutôt qu’un autre : n’est-ce pas un « syllogisme inversé » où la solution souhaitée a commandé le raisonnement juridique et non l’inverse comme cela devrait être ?
22. Dans la présente affaire, cette difficulté se présente avec une particulière acuité puisque les deux qualifications d’obligations positive et négative peuvent raisonnablement être retenues d’une part, et que les différences de régimes entre les deux angles d’analyse s’y trouvent particulièrement bien illustrées d’autre part. En effet, d’une part, on peut en l’espèce tout aussi bien considérer que l’État s’est ingéré dans le droit à la vie privée de la personne requérante, en la contraignant à vivre avec une mention du sexe ne correspondant pas à son « identité sexuelle », tout comme l’on peut considérer que les procédures de « changement de sexe » mises en œuvre par l’État sont insuffisantes au regard de son obligation positive de respecter la vie privée d’autrui. D’autre part, l’examen de la solution rendue en dernière instance par les juridictions françaises révèle qu’ici une censure pourrait aisément intervenir si la Cour choisissait d’aborder l’affaire sous l’angle de l’obligation négative, alors que cela serait moins immédiatement évident si la Cour raisonnait sous l’angle de l’obligation positive. En effet, la solution rendue en dernière instance par la Cour de cassation ne satisfait manifestement pas les deux premières conditions que doivent satisfaire les ingérences : l’existence d’une base légale, ainsi que celle d’un but légitime. La décision rendue en dernière instance est ainsi celle qui pose pour la première fois la « loi » interdisant la mention d’un « sexe neutre », là où auparavant la pratique et les textes offraient d’autres possibilités. De même, le but avancé par la Cour de cassation au soutien de cette règle, à savoir la nécessité de préserver l’organisation sociale et juridique française, ne correspond à aucun des buts listés dans l’article 8. Dès lors, si la Cour décidait d’examiner cette affaire sous l’angle des obligations négatives, il lui serait aisé de retenir la responsabilité de la France, tandis que si elle l’examinait sous l’angle d’une obligation positive, cela le serait moins. Où l’on voit bien l’importance de l’angle d’analyse, ainsi que celle de le préserver de tout arbitraire.
23. Ce problème de distinction peut être résolu. Il suffit pour cela de changer l’articulation des notions d’obligations positive et négative et de ne plus y voir une étape déterminante du contrôle de conventionalité[19]. Pour cela, ces obligations ne devraient plus être conçues comme exclusives l’une de l’autre. La possibilité d’un concours d’obligations positive et négative devrait être admise, de la même manière que la Cour admet le concours d’obligation découlant de l’article 8 ou de l’article 10. Rien ne s’oppose à cette ré-articulation des notions. Ainsi, du point de vue de la logique, l’on peut parfaitement concevoir que les États aient à la fois une obligation positive et négative. En outre, la Convention protégeant explicitement les individus contre les seules ingérences des États, on comprendrait mal que ces obligations de non-ingérence puissent s’effacer au nom d’obligations positives non formellement prévues par la Convention. Enfin, du point de vue historique, il doit être rappelé que les obligations positives ont été dégagées par la Cour à partir de 1979 (Marckx c. Belgique, § 31) dans une lecture dynamique de la Convention, afin de mieux protéger les droits des personnes. On ne comprendrait pas dès lors que cette innovation se retourne aujourd’hui contre les justiciables pour les priver de certaines des garanties que leur offre l’article 8 § 2 contre les ingérences (la base légale, le but légitime limitativement énoncé et le besoin social impérieux). D’autant que cette privation de garanties pourrait être analysée comme une dénaturation de la Convention, contraire à son article 18.
24. Il serait donc souhaitable que la Cour saisisse l’occasion que lui offre cette affaire pour renouveler sa méthode relativement à l’angle d’analyse, en articulant différemment les obligations positive et négative et en affirmant que celles-ci peuvent exister cumulativement. Cela la conduirait alors à vérifier successivement en l’espèce les conditions propres aux obligations négatives, puis celles communes à ces deux obligations, à savoir l’existence d’un juste équilibre sur lequel il convient de présenter d’ultimes observations.
B. Observations sur le juste équilibre en l’espèce
25. Deux observations seront ici formulées sur la manière d’identifier le juste équilibre : les unes sur les critères permettant de régler le du « curseur de la balance » qu’est la marge nationale d’appréciation (MNA), les autres sur le « chargement des plateaux de la balance ».
26. La Cour a développé ces dernières années de nombreux critères déterminant la MNA, certains reposent sur l’isolement de traits spécifiques à l’affaire ou au droit en cause, d’autres sur une comparaison des droits internes et internationaux. Tous ces critères doivent être mobilisés pour savoir où placer le « curseur de la balance » qu’est la MNA.
27. Concernant les premiers critères, il existe d’abord un critère générique tenant à « la nature du droit en cause garanti par la Convention et son importance pour la personne concernée, ainsi que la nature de l’ingérence et la finalité de celle‑ci » (Y.Y. c. Turquie, §101). En l’espèce, est en cause le droit de la personne à définir un aspect essentiel de son identité. Or, comme l’a jugé la Cour : « lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation laissée à l’État est plus restreinte » (idem). L’objet du présent litige commande donc une MNA plus restreinte.
28. Outre ce critère générique, la Cour a identifié des critères propres à certaines affaires. Premièrement, elle a jugé que « lorsqu’une restriction des droits fondamentaux s’applique à un groupe particulièrement vulnérable de la société, qui a souffert d’une discrimination considérable par le passé […] alors l’État dispose d’une marge d’appréciation bien plus étroite » (Alajos Kiss c. Hongrie, 20 mai 2010, § 42). En l’espèce, les personnes intersexuées paraissent dans une situation similaire à la minorité concernée par l’affaire précitée, compte tenu de leur très grande exclusion (nombre de spécialistes des droits humains ignorant même leur existence). De plus, au sein des minorités sexuelles, sexuées et de genre (MISSEG), ces personnes sont les plus vulnérables, comme cela ressort de nombreuses études, notamment celle publiée par l’Agence européenne des droits fondamentaux en mai 2020 (A long way to go for LGBTI equality). Relevons par ailleurs, que ces personnes ne sont pas seulement minorisées en tant que MISSEFG, elles le sont aussi en tant que personnes « handicapées », ainsi que l’a reconnu à au moins six reprises le Comité onusien des droits des personnes handicapées[20]. D’où, à nouveau, la conclusion que la MNA doit être plus restreinte.
29. Deuxième critère spécifique, la Cour estime que dans les affaires soulevant des questions éthiques ou morales délicates, l’État doit bénéficier d’une marge plus large. En l’espèce, ce critère spécifique ne paraît pas applicable. En effet, il ne s’agit pas d’une affaire posant des questions éthiques, aucune question médicale n’étant en cause ainsi que l’a souligné à sa manière le juge tourangeau de première instance[21]. D’ailleurs, à propos des personnes transgenres, lorsque l’affaire ne concerne pas des questions médicales mais seulement l’accès à une procédure de changement de la « mention du sexe » à l’état civil, la Cour n’utilise nullement ce critère spécifique de détermination de la MNA (cf. Rana c. Hongrie ou Y.Y. c. Turquie). Enfin, il ne s’agit pas plus d’une affaire posant une question morale délicate. En effet, la question de savoir s’il est bien ou mal dans une société démocratique d’exclure des personnes en les privant de reconnaissance à l’état civil ne saurait être qualifiée de délicate.
30. Concernant ensuite le critère comparatif, à savoir la recherche d’un consensus, avant d’indiquer pourquoi à notre avis il peut être caractérisé, il faut apporter quelques précisions méthodologiques sur son objet et sur les sources à utiliser pour le caractériser.
31. Concernant son objet, le consensus doit porter sur la question en débat, c’est-à-dire, ici, savoir si l’identité sexuelle est limitée au masculin et au féminin. Compte tenu de l’ambiguïté de la notion d’identité sexuelle évoquée plus haut, cela signifie que la recherche comparative devra porter tant sur les règles relatives aux caractéristiques sexuées — à savoir les règles sur l’acte de naissance — que sur celles relatives aux genres reconnus — en particulier les règles relatives aux titres d’identité qui renseignent moins sur la biologie des individus que sur leur genre. Soulignons en outre qu’il ne faudrait pas limiter cette recherche d’un consensus à l’identification des États admettant un marqueur intitulé « intersexe » ou « neutre ». La question doit être posée plus largement, quelle que soit l’intitulé (« autre », « non déterminé », « intersexe », « neutre », pas de mention, etc.). En effet, la démarche de la personne requérante et celle de la Cour de cassation française sont claires. L’une souhaite échapper à la binarité de l’identité sexuelle, quel que soit l’intitulé de son marqueur (« intersexe » ou « neutre »), l’autre lui refuse cette sortie de la binarité en fermant la porte quel que soit le marqueur, la Cour de cassation jugeant en effet que « la loi française ne permet pas de faire figurer, dans les actes de l’état civil, l’indication d’un sexe autre que masculin ou féminin ».
32. Quant aux sources permettant de caractériser un consensus, il peut s’agir de sources endogènes (internes) ou exogènes (internationales) (Demir et Baykara, §65-86). En outre, votre Cour juge que c’est moins l’unanimité qui importe que l’existence d’une « tendance internationale claire et continue » (Y.Y. c. Turquie, §108). D’où le poids prépondérant à accorder aux Droits s’étant récemment positionnés sur la question débattue, sans accorder trop d’importance aux autres. D’autant que dans ces derniers, à propos de la question ici posée, il n’existe bien souvent aucune disposition législative excluant expressément la non-binarité du genre ou des caractéristiques sexuées. Certes, ces Droits contiennent, en dehors des textes sur l’état civil, des dispositions ne mentionnant que l’homme et la femme. Toutefois, on ne saurait sans risque en déduire qu’a contrario les personnes intersexuées seraient exclues de l’état civil (le Tribunal constitutionnel fédéral allemand ne s’y est pas trompé[22]). D’autant plus que, très souvent, les textes dédiés à l’état civil imposent la mention d’un sexe sans préciser lequel (rappr. l’article 57 c. civ. français) et qu’existent généralement des pratiques administratives reconnaissant cette non binarité (rappr. le droit français évoqué infra).
33. Ces précisions faites, venons-en à la caractérisation en l’espèce du consensus. L’examen des sources exogènes révèle l’existence depuis 2015 d’une tendance claire, et désormais continue, vers la reconnaissance des personnes intersexuées notamment à l’état civil. En effet, après une première reconnaissance à partir de 2009[23], l’ensemble des organisations internationales de protection des droits humains de premier plan se sont prononcées en 2015 pour la reconnaissance des personnes intersexuées[24], avec une consécration en 2017 et 2019 lors de l’adoption de deux résolutions dédiées[25] à la question intersexuée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (Résolution 2191 [2017]) et le Parlement européen (Résolution 2018/2878[RSP]). La résolution 2191 (2017) est ici déterminante car elle a été votée à une écrasante majorité par des personnes représentant les États parties à la Convention, de sorte qu’elle est une source de choix pour savoir si existe ou non un consensus. Or, tel est bien le cas, puisque cette résolution demande aux États membres, « lorsqu[’ils] recourent à des classifications en matière de genre, [de] veiller à ce qu’il existe un ensemble d’options pour tous, y compris pour les personnes intersexes qui ne s’identifient ni comme homme ni comme femme ». Quant aux sources endogènes — et pour s’en tenir ici aux sources jurisprudentielles — il doit être observé que, hors de France, dans la totalité des États du Conseil de l’Europe où la question ici débattue a été examinée, il a été retenu que l’« identité sexuelle », le « sexe », ou le « genre » ne se limitait pas à l’homme et à la femme. Ainsi, lorsqu’à partir de 2017 la question a été examinée par les juridictions allemande, néerlandaise, autrichienne et belge, toutes ont reconnu que les caractéristiques sexuées ou l’identité de genre n’était pas strictement binaire[26], en s’appuyant bien souvent sur l’article 8 de la Convention. Certes, au Royaume-Uni, dans un contentieux encore pendant devant la Cour Suprême, l’ajout d’un marqueur X a pu être refusée[27]. Toutefois cela n’a pas été à raison d’un refus de la non binarité, mais avant tout pour des raisons financières. En effet, il est bien établi dans les précédents britanniques — abondamment cités d’ailleurs par les juridictions d’autres pays de common law ayant, comme en Australie[28] ou en Inde[29], admis la non binarité du « sexe » — que tous les êtres humains ne peuvent pas être rattachés à l’homme et à la femme. Dès lors, quoi que décidera la Cour Suprême, cela n’empêchera pas la caractérisation d’un consensus.
34. Tous les critères de la MNA tendent donc vers une marge restreinte. La Cour devrait donc, lors de la pesée des intérêts, donner plus de poids à ceux favorables à la personne requérante.
35. Cette pesée pourra être réalisée après avoir chargé la balance en gardant en tête :
- la « situation anormale [de la personne requérante] lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété » pour paraphraser la Cour (Goodwin, §77) ;
- le fait, comme l’a suggéré la Cour constitutionnelle autrichienne en évoquant dans sa décision sur l’état civil les opérations mutilantes subies par les enfants intersexués, que la binarité de l’« identité sexuelle » contribue à légitimer les mutilations génitales que subissent les enfants intersexués et qui ont été qualifiées comme telles, notamment par l’Union européenne (Résolution 2016/2096(INI), § BC) ;
- le fait que, depuis 1804, de nombreuses personnes intersexuées ont été en France enregistrées comme ni homme ni femme à la naissance, à raison de ce qu’on appelait naguère l’hermaphrodisme, que cette pratique a été codifiée par une instruction de 1970 devenue la circulaire du 28 oct. 2011 (§55) et que, encore en 2017, lors d’une étude livrée notamment au ministère de la justice, nous identifions, à la suite d’une extraction des données du Répertoire national d’identification des personnes physiques géré par l’INSEE, plus de 53 personnes identifiées à l’état civil français comme ni homme ni femme (L. Hérault (dir.), État civil de demain et transidentité, 2018, p. 251) ;
- le fait que la reconnaissance d’un « sexe neutre » ne préjuge en rien de comment cette identité sera prise en compte par d’autres règles, ces questions devant être traitées au cas par cas, dans une approche in concreto (non retenue par la Cour de cassation) ; dès lors, comme ont pu le décider comme d’autres juges [30], les perturbations que cette reconnaissance engendreraient ne sauraient être exagérées ;
- le fait que la personne requérante ne demandait pas aux juridictions françaises de créer une règle de droit reconnaissant un troisième marqueur de « sexe » à l’état civil, mais seulement, comme l’avait bien perçu le juge tourangeau de 1re instance, que lui soit reconnu à elle seule, compte tenu de sa situation particulière, un tel marqueur, source d’aucune contrainte (notamment financière) pour l’État et pour autrui[31] ;
- le fait qu’on ne saurait prétendre, contrairement à la Cour de cassation, que la personne requérante aurait renoncé à se prévaloir d’un sexe neutre par son mariage ou par le traitement médical ayant fait pousser sa barbe, dès lors que toute renonciation doit être non équivoque (CEDH, Neumeister c. Autriche), ce qui ne saurait être le cas ici.
36. À nos yeux, tout ceci devra donc aboutir à la conclusion qu’il n’y a pas eu en l’espèce de juste équilibre. Même si, en l’espèce, nous croyons qu’une censure pourrait intervenir pour défaut de base légale ou de but légitime, il serait souhaitable que la Cour prononce une condamnation également sur le fondement du juste équilibre. Seule cette motivation permettra en effet de donner à sa décision une portée dans le plus grand nombre d’États membres et ainsi de renforcer sensiblement la protection de cette très vulnérable minorité sexuée.
Benjamin Moron-Puech, Au nom de la FIDH, LDH, et Alter Corpus
[1] Que Peter Dunne, Lucie Dupin, Anne-Marie Ho-Dinh et Thomas Perroud soient remerciés pour leur avis sur l’introduction de cet article, laquelle n’engage que son auteur. Que Charly Derave soit remercié pour sa relecture de la tierce intervention elle-même et Robert Wintemute pour ses conseils tout au long de sa préparation.
[2] Kathryn M. Stanchi et al., Feminist Judgments. Rewritten Opinion of the United States Supreme Court, Cambridge University Press, 2016 ; D. Carron et F. Miranda, « A.P., Garçon et Nicot c France. Un arrêt de la CourEDH réécrit selon la perspective de genre et de sexualités en droit », in B. Schramm (dir.), Les approches queer du droit international : Des droits LGBT à la critique transversale, Réseau Olympe, Société de législation comparée, 2020.
[3] X. Aurey et B. Pitcho, Les cliniques juridiques, LGDJ, 2021 (à paraître).
[4] A-M. Ho-Dinh, Les frontières de la science du droit, Essai sur la dynamique juridique, LGDJ, 2018.
[5] V. la version adoptée du projet de loi de de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur, art. 16, I, 11° introduisant dans le code de la recherche un article L. 211‑2 selon lequel « [l]es travaux de recherche […] respectent les exigences de l’intégrité scientifique visant à […] consolider le lien de confiance avec la société » (mis en gras par nous).
[6] V. pour la CEDH, les très nombreuses tierces interventions soumises par le Pr. Robert Wintemute (King’s College) ou encore celles de l’Equality Law Clinic de l’Université Libre de Bruxelles et du Human Rights Center de l’Université de Gand.
[7] Comp. S Hennette-Vauchez et D. Roman, « Des usages stratégiques de l’argumentation juridique : retour sur la tierce intervention de REGINE à l’occasion de la décision du Conseil Constitutionnel n° 2015-465 QPC, conférence des présidents d’université », Revue des Droits de l’Homme, vol. 12, 2017, §3 in fine, d’où l’on peut avoir l’impression que la participation de ces autrices à une tierce intervention serait extérieure à leur activité universitaire.
[8] Rappelons l’existence d’une procédure de révision pour les décisions de justice relatives à l’état des personnes dont il apparaîtrait, à la suite d’un arrêt de la « Cour européenne des droits de l’homme », qu’elles auraient été rendues en violation de la « convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (L. 452-1 COJ).
[9] Cass., 1re civ., 4 mai 2017, no 16-17.189.
[10] Cf. Paris, 18 janv. 1974, GP 1974, 1, 158, affirmant la dualité des sexes dans un contentieux relatif au changement du marqueur de sexe à l’état civil, mais dans une situation où il n’était pas demandé de sortir de cette binarité.
[11] C’est ce qui ressort du communiqué de presse adjoint à l’arrêt : https://www.courdecassation.fr/IMG///Communiqu%C3%A9%20Sexe%20neutre%20et%20%C3%A9tat%20civil.pdf.
[12] L’intersexuation est toutefois apparue dans certains arrêts de la Cour ne prenant toutefois pas de décisions sur ce point, soit parce que l’affaire concernait des personnes transgenres qu’il s’agissait de distinguer de personnes intersexuées (CEDH, Goodwin c. Royaume-Uni, 11 juill. 2002, no 28957/95, § 82), soit parce que la requête de la personne intersexuée était irrecevable faute d’épuisement des voies de recours internes et concernait de toutes les façons une problématique commune aux personnes transgenres, à savoir un changement du marqueur de sexe d’homme vers femme : P. c. Ukraine, 11 juin 2019,40296/16.
[13] Bien qu’adoptés par des experts internationaux, hors habilitation d’une organisation internationale, ces principes ont depuis été visés à de nombreuses reprises par des organisations internationales (Union Européenne dans la résolution du Parlement européen précité et Conseil de l’Europe dans le rapport joint à la résolution précitée de l’Assemblée parlementaire notamment) et des États (Cour suprême indienne, dans la décision de 2014 citée infra), au point qu’il serait envisageable d’y voir une coutume internationale en formation.
[14] Principe réitéré dans A.P., Garçon et Nicot c. France (§93) et repris par l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe dans sa résolution 2191 (2015). Contra auparavant Van Kück c. Allemagne, § 69.
[15] Outre la limite liée à l’emploi de l’adjectif sexuel,l’expression demeure critiquable par l’utilisation du terme de développement qui, par le lien qu’il trace avec une discipline médicale — l’embryogénèse c’est-à-dire la science du développement de l’embryon —, contribue à entretenir la pathologisation. Idem pour le nom variation qui contribue à isoler artificiellement les personnes intersexuées et à nourrir la logique pathologisante. En effet, réserver le terme variation aux personnes intersexuées est restrictif : les personnes mâles et femelles aussi présentent des variations des caractéristiques sexuées (taille, forme, couleur, pilosité, etc.). Pourquoi alors réserver aux seules personnes intersexuées le terme de variation ? N’est-ce pas là un changement terminologique de façade permettant de conserver la logique de pathologisation, à l’origine de l’invalidation des corps et identités intersexuées, sans l’afficher explicitement ?
[16] APCE, résolution 2191 (2017) précitée, Parlement européen, Résolution sur les droits des personnes intersexuées, 14 févr. 2019, § 7 et 8.
[17] « Les sujets intersexes peuvent-ils (se) penser ? », Socio, vol. 9|2017, Combien de sexes ?, pp. 143-162, note 2.
[18] Cf. notamment Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes, Pour une communication sans stéréotypes de sexe, 2e éd., 2016, http://bit.ly/2fejwZ7 ; Le langage inclusif : pourquoi, comment ?, iXe, 2018. Alpheratz, Grammaire du français inclusif, Vent Solars, 2018.
[19] Le régime de ces obligations pourrait également être rapproché, ainsi que nous l’avons proposé dans notre commentaire de l’arrêt AP, Garçon et Nicot : https://journals.openedition.org/revdh/3049, § 51-52.
[20] Cf. not. CRPD/C/AUS/CO/2-3 ou CRPD/C/IND/CO/1.
[21] « [L]a question relève […] de la sphère du droit et non de la médecine qui a suffisamment fait part de son incertitude […] et de l’impossibilité de définir le sexe » (TGI Tours, 20 août 2015, p. 3, § 5).
[22] BVerfG, 10 oct. 2017, 1 BvR 2019/16, §50 qui accepte la reconnaissance à l’état civil des personnes intersexuées, en rejetant notamment l’interprétation a contrario des dispositions constitutionnelles qui n’évoquaient que l’homme et la femme.
[23] Agence européenne des droits fondamentaux (FRA), Homophobia and Discrimination on Grounds of Sexual Orientation and Gender Identity in the EU Member States, Part II – The social situation, § 20 ; Conseil de l’Europe, Commissaire aux droits de l’Homme, Issue paper on human rights and gender identity, p. 3 ; ONU, Comité européen des droits économiques, sociaux et culturels, Commentaire général no 20, E/C.12/GC/20, § 32 ; ONU, Special Rapporteur on the right of everyone to the enjoyment of the highest attainable standard of physical and mental health, Right of everyone to the enjoyment of the highest attainable standard of physical and mental health, A/64/272, § 49.
[24] Agence européenne des droits fondamentaux (FRA), The fundamental rights situation of intersex people,
FRA Focus, avr. 2015 ; Conseil de l’Europe, Commissaire aux droits de l’Homme, Human rights and intersex people, Issue paper, mai 2015 ; ONU, Haut-Commissariat aux droits de l’Homme, Intersexe, Factsheet, 2015.
[25] La question intersexe avait néanmoins été déjà abordée avec d’autres sujets dans des résolutions antérieures : cf. APCE, résolution 1952 (2013) et Parlement européen, résolution 2016/2096(INI).
[26] BVerfG, préc. ; Rechtbank Limburg, 28 mai 2018, C/03/232248 / FA RK 17-687 ; VfGH, 15 juin 2018, G 77/2018-9 ; CC, 19 juin 2019, n° 99/2019.
[27] High Court, 22 juin 2018, no CO/2704/2017.
[28] HCA, 2 avr. 2014, NSW Registrar of Births, Deaths and Marriages v. Norrie, S273/2013.
[29] Cour suprême, National Legal Services Authority v Union of India and others, 15 avril 2014, n° 99-100.
[30] Hight Court of Australia, préc., §41-44 ; BVerfG, préc., § 54.
[31] Rappr. BVerfG, préc., § 51 à 53.
La publication de documents ayant concouru à une procédure juridictionnelle et ayant en même temps une portée scientifique est loin d’être une nouveauté. C’est même une tradition fort ancienne. On songe ainsi aux recueils de plaidoyers qui constituent une source essentielle de l’Ancien droit, aux consultations des grands avocats ou professeurs du XIX e et du début du XXe siècle. Ce qui est étrange c’est qu’on éprouve le besoin aujourd’hui de justifier cette pratique
L’auteur déshonore la science du droit en prétendant effectuer un travail scientifique alors qu’il défend en réalité une position politique. Permettre une mention différente que celle de sexe « masculin » ou « féminin » à l’état civil (du latin civis : citoyen, cité) doit relever du seul choix de la société dans son ensemble et non de la décision d’un juge. À travers cette requête, c’est la justice tout entière qui est instrumentalisée à des fins politiques.
(Voir F. Chénedé, Le Droit à l’épreuve des droits de l’homme, Mélanges en l’honneur du professeur Gérard Champenois, Defrénois, pp.139-188, 2012)