L’effectivité contextualisée du référé-liberté. Le cas des fouilles de personnes détenues. A propos de l’affaire CourEDH, 6 juill. 2023, B.M. et autres c. France, n° 84187/17
Par Béatrice Pastre-Belda, Maître de conférences de droit public HDR, Université de Montpellier, IDEDH
Après l’arrêt J.M.B. et autres c. France 1, dans lequel la Cour européenne des droits de l’homme 2 avait jugé que le référé-liberté 3 ne constituait pas un « recours effectif », au sens de l’article 13 de la Convention EDH, pour mettre un terme à des conditions indignes de détention et, précisément, pour remédier au manque d’espace personnel, l’arrêt B.M. et autres c. France 4vient certainement rassurer le juge administratif en affirmant, au contraire, l’effectivité de ce même référé dans le contentieux des fouilles.
Plusieurs violations étaient alléguées dans ce dernier arrêt : d’une part, une violation de l’article 3 de la Convention EDH en raison tant des conditions matérielles indignes de détention à la maison d’arrêt de Fresnes, que de l’application systématique, dans ce même établissement, d’un régime de fouilles corporelles intégrales à la sortie des parloirs ; et, d’autre part, une violation de l’article 13 combiné à l’article 3 de la Convention EDH du fait de l’inexistence, selon les requérants, d’un recours suffisamment effectif pour se plaindre de ces atteintes à l’intégrité physique et morale.
Avant d’apprécier la solution apportée en l’espèce par la Cour européenne, il est utile de revenir sur les principes généraux dégagés par celle-ci dans chacun de ces domaines. En matière de fouilles, tout d’abord, la Cour rappelle de manière constante que « si les fouilles corporelles peuvent parfois se révéler nécessaires pour assurer la sécurité dans une prison, défendre l’ordre ou prévenir les infractions pénales, elles doivent être menées selon les modalités adéquates » 5. Ainsi, des fouilles corporelles, même intégrales, ne constituent pas, par elles-mêmes, un mauvais traitement contraire à l’article 3 de la Convention. C’est néanmoins à la double condition qu’elles soient « nécessaires » pour parvenir à l’un des buts susmentionnés et menées selon des « modalités adéquates », c’est-à-dire « de manière à ce que le degré de souffrance ou d’humiliation subi par les détenus ne dépasse pas celui que comporte inévitablement cette forme de traitement légitime » 6. Ainsi, par exemple, la Cour juge, de manière générale, que des fouilles à corps systématiques, non justifiées par des impératifs de sécurité, créent chez les détenus le sentiment d’être victimes de mesures arbitraires 7. S’agissant ensuite de la problématique des conditions matérielles de détention, un droit propre aux personnes privées de liberté, celui d’être détenu dans des conditions conformes à la dignité humaine, a été déduit de l’article 3 de la Convention par le biais d’une interprétation prétorienne constructive 8. La Cour exige par ailleurs des autorités qu’elles veillent, « eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement », à ce que « la santé et le bien-être du prisonnier [soient] assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis » 9. Sur le fondement de cette jurisprudence, un abondant contentieux s’est développé depuis le début des années 2000. Pêle-mêle et de manière certaines fois combinée, sont contestées les détentions dans des environnements insalubres 10, les détentions de personnes malades dans des conditions inadaptées à leur état de santé et, notamment à leur handicap 11, l’absence de traitements médicaux ou leur caractère inadapté 12 et, bien sûr, le manque d’espace personnel. Sur ce dernier point, c’est par l’arrêt Mursic c. Croatie 13 que la Cour européenne opère une systématisation de sa jurisprudence relative à la surpopulation carcérale. Celle-ci, d’une part, pose « l’exigence de 3 m² de surface au sol par détenu en cellule collective » (§ 110) et, d’autre part, précise qu’un espace personnel se situant en-deçà de cette norme fait naître une « forte présomption » de violation de l’article 3 (§ 124). Cette dernière n’étant toutefois pas irréfragable (§ 125), il revient aux autorités internes le soin de démontrer l’existence de facteurs propres à compenser le manque d’espace personnel (§ 126). Il s’agit d’éléments cumulatifs (§ 138) permettant d’exonérer l’État de sa responsabilité : « la durée et l’ampleur de la restriction », « le degré de liberté de circulation et l’offre d’activités hors cellule » et, enfin, « le caractère généralement décent ou non des conditions de détention dans l’établissement en question » (§ 135). Dans l’hypothèse d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m², en plus du facteur spatial, la Cour aura égard au caractère adéquat des conditions de détention. Ainsi, dans cette hypothèse, une violation de l’article 3 s’imposera si le manque d’espace s’accompagne notamment « d’un défaut d’accès à la cour de promenade ou à l’air et à la lumière naturels, d’une mauvaise aération, d’une température insuffisante ou trop élevée dans les locaux, d’une absence d’intimité aux toilettes ou de mauvaises conditions sanitaires et hygiéniques » (§ 139). Ces principes ont été rappelés et appliqués dans l’arrêt J.M.B. c. France (préc.).
L’effectivité de ce droit d’être détenu dans des conditions conformes à la dignité humaine suppose enfin l’existence de voies de recours offrant à la personne détenue la possibilité d’obtenir, non seulement, l’amélioration de ses conditions matérielles de détention, ce à brève échéance, mais aussi, le cas échéant, une indemnisation adéquate. La Cour européenne exige ainsi, au titre de l’article 13 de la Convention, que coexistent en droit interne, de manière complémentaire, un recours préventif (pour empêcher la continuation de la violation ou permettre une amélioration des conditions de détention) et un recours compensatoire (un recours indemnitaire a posteriori) 14. Dans le même sens, la personne détenue doit pouvoir disposer d’une voie de recours préventive et effective pour contester l’application d’un régime de fouille ou d’une fouille isolée, et obtenir réparation.
En droit français, jusqu’à l’arrêt B.M. et autres, la Cour européenne n’avait encore jamais examiné le point de savoir si le référé-liberté constituait, en matière de fouilles, une voie de recours effective. En effet, dans son arrêt El Shennawy c. France (préc.), relatif à des fouilles corporelles imposées au requérant lors de ses extractions vers la cour d’assises dans le cadre de son procès, d’une part, la Cour avait constaté que celui-ci était à l’origine du revirement de jurisprudence du Conseil d’État selon lequel les décisions par lesquelles les autorités pénitentiaires soumettent les détenus à des fouilles corporelles relèvent dorénavant de la compétence du juge administratif et ouvrent ainsi la possibilité d’user du référé-liberté 15 et, d’autre part, la Cour en tirait comme conséquence que le requérant n’avait donc pas pu lui-même bénéficier de la possibilité de contester, par la voie du référé-liberté, le régime des fouilles auquel il avait été soumis (§ 57). L’arrêt B.M. et autres lui donne enfin l’occasion d’apprécier concrètement l’effectivité du référé-liberté. Avant d’analyser la solution retenue en l’espèce par la Cour européenne (II), il sera utile de rappeler tout d’abord le contexte juridique français encadrant le recours aux fouilles ainsi que la pratique administrative (I).
I. Le régime des fouilles en France
À compter de la condamnation européenne de la France en 2007, dans l’arrêt Frérot 16, le législateur fut contraint d’encadrer la pratique des fouilles corporelles intégrales. Si le législateur et la pratique administrative privilégient manifestement la garantie de la sécurité en détention 17 (A), le juge administratif, en contrepoids, est venu affirmer et contrôler les grands principes fondamentaux propres à préserver un juste équilibre entre cet objectif légitime et la protection des droits individuels (B).
A. L’évolution du régime législatif et la pratique administrative
À la suite de l’arrêt Frérot c. France, condamnant la France pour « traitement dégradant » en raison des fouilles corporelles intégrales imposées au requérant alors qu’il était détenu à la maison d’arrêt de Fresnes et dont les modalités pratiques étaient définies par une circulaire du 14 mars 1986 et une note technique y annexée, le législateur est venu circonscrire le recours à ce type de fouilles.
L’article 57 de la Loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 (n° 2009-1436) attribue ainsi un caractère subsidiaire aux fouilles intégrales en précisant que celles-ci « ne sont possibles que si les fouilles par palpation ou l’utilisation des moyens de détection électronique sont insuffisantes ». Par ailleurs, selon ce même article, « les investigations corporelles internes sont proscrites, sauf impératif spécialement motivé. Elles ne peuvent alors être réalisées que par un médecin n’exerçant pas au sein de l’établissement pénitentiaire et requis à cet effet par l’autorité judiciaire ». Enfin, par cet article 57, issu de la Loi pénitentiaire de 2009, le législateur pose les principes généraux gouvernant le recours aux fouilles quelles qu’elles soient : les principes de nécessité, d’individualisation et de proportionnalité 18.
La loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, procède à un premier infléchissement de ce régime à l’origine protecteur des droits individuels. L’article 111 de la loi prévoit en effet la possibilité de recourir à tous types de fouilles (intégrales ou par palpation) en cas de suspicions sérieuses d’introduction d’objets ou de substances interdits en détention, ou constituant une menace pour la sécurité des personnes ou des biens, sans qu’il soit nécessaire, pour le chef d’établissement, d’individualiser cette décision au regard de la personnalité du détenu. Ces fouilles doivent toutefois restées « strictement nécessaires et proportionnées ». Le contrôleur général des lieux de privation de liberté, à l’époque Madame Adeline Hazan, avaient estimé que ce nouvel alinéa 2, introduit au sein de l’article 57 de la Loi pénitentiaire, élargissait de manière disproportionnée la possibilité de procéder à des fouilles intégrales en permettant d’y recourir sans qu’il soit nécessaire d’individualiser cette décision au regard du comportement ou de la personnalité de la personne détenue, mais sur le fondement exclusif du lieu dans lequel celle-ci se trouve, ce en contradiction avec l’esprit de l’alinéa 1er de l’article 57 19. Dans ce même rapport, elle dénonçait en outre l’existence d’abus dans certains établissements pénitentiaires tant dans le caractère systématique des fouilles, que dans la façon dont elles étaient réalisées ou dans le manque de motivation des décisions administratives.
Enfin, la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice modifie à nouveau l’alinéa 1er de l’article 57 de la Loi pénitentiaire, dans ce même esprit sécuritaire, en ajoutant dorénavant la possibilité de recourir à des fouilles intégrales « systématiques » « lorsque les nécessités de l’ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire l’imposent ». Dans cette hypothèse, « le chef d’établissement doit prendre une décision pour une durée maximale de trois mois renouvelable après un nouvel examen de la situation de la personne détenue ». Depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code pénitentiaire, le 1er mai 2022, ces dispositions de l’article 57 de la Loi pénitentiaire sont abrogées et reprises aux articles L. 225-1 à L. 225-5.
Quant à la pratique administrative, relevons d’abord que l’administration pénitentiaire, outre les décisions formelles de soumettre un détenu à tel régime de fouilles, n’exclut pas de procéder de manière informelle, sans décision explicite. Le contrôleur général des lieux de privation de liberté déplore cette pratique, selon lui bien ancrée, dans son dernier rapport annuel d’activité (pour l’année 2022). Selon lui, la plupart des grands constats dressés au cours des années précédentes demeurent d’actualité et, notamment, celui selon lequel « le recours aux fouilles est excessif ou non tracé, ce qui interdit de s’assurer de sa régularité » (spéc. p. 11 et 71). En outre, il est indiqué dans ce même rapport, que les fouilles intégrales restent nombreuses, peu motivées, qu’elles ne respectent pas les principes de proportionnalité et de nécessité et sont régulièrement mises en œuvre dans des lieux inadaptés (douches, salles d’activité), faute de salles dédiées en détention ordinaire (spéc. p. 48 et 65). Dans ce contexte, l’existence d’un contrôle juridictionnel effectif apparaît essentielle, afin de veiller au maintien d’un équilibre entre sécurité et respect des droits fondamentaux.
B. L’étendue du contrôle du juge administratif
Depuis la décision du Conseil d’État du 14 novembre 2008 20, il est admis que « les décisions par lesquelles les autorités pénitentiaires, afin d’assurer la sécurité générale des établissements ou des opérations d’extraction, décident de soumettre un détenu à des fouilles corporelles intégrales, dans le but de prévenir toute atteinte à l’ordre public, relèvent de l’exécution du service public administratif pénitentiaire et de la compétence de la juridiction administrative » et, ce faisant, du juge des référés. Le Conseil d’État précise à cet égard, au visa de l’article 3 de la Convention EDH, les principes généraux encadrant le recours aux fouilles corporelles intégrales. D’une part, celui-ci doit être « justifié, notamment, par l’existence de suspicions fondées sur le comportement du détenu, ses agissements antérieurs ou les circonstances de ses contacts avec des tiers » et, d’autre part, ces fouilles doivent se dérouler « dans des conditions et selon des modalités strictement et exclusivement adaptées à ces nécessités et ces contraintes ». Les principes d’individualisation, de nécessité et de proportionnalité s’imposaient dès lors déjà à l’administration pénitentiaire, et ce avant l’adoption de la Loi pénitentiaire de 2009. Dans le cadre des procédures de référé et, notamment du référé liberté, le Conseil d’État a également renforcé la protection des personnes détenues en facilitant l’établissement de l’urgence. Dans une ordonnance du 20 mai 2010 21, le juge des référés a admis « que le caractère quotidien des fouilles corporelles en cause crée une situation d’urgence au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ». Le Conseil d’État remplissait dès lors pleinement son office, depuis la condamnation de la France dans l’arrêt El Shennawy (préc.), en déclarant illégales des fouilles à nu du fait de leur caractère soit systématique 22, soit aléatoire 23.
Cependant, malgré cette offensive prétorienne, la pratique administrative de recourir à des fouilles intégrales routinières a persisté. Par deux nouvelles ordonnances du 6 juin 2013 24, le juge des référés est venu dresser un mode d’emploi à l’usage des directeurs d’établissement pour rappeler que ces fouilles ne doivent pas être systématiques mais bien organisées conformément aux principes de subsidiarité, de proportionnalité et de nécessité. Deux exigences sont notamment posées : d’une part, leur adaptation à la situation sécuritaire de l’établissement pénitentiaire et, d’autre part, leur adaptation à la personnalité du détenu (eu égard aux comportement et agissements antérieurs du détenu) et à la fréquence des parloirs. Cette jurisprudence a été précisée, systématisée, dans un arrêt du 30 janvier 2019 25. Le Conseil d’État y précise notamment, dans le cadre d’un recours indemnitaire, qu’« il appartient à l’administration pénitentiaire de veiller, d’une part, à ce que de telles fouilles [intégrales] soient, eu égard à leur caractère subsidiaire, nécessaires et proportionnées et, d’autre part, à ce que les conditions dans lesquelles elles sont effectuées ne soient pas, par elles-mêmes, attentatoires à la dignité de la personne ».
Relevons en dernier lieu que le juge administratif contrôle tant les décisions individuelles explicites imposant des fouilles intégrales que les décisions implicites, non formelles. À cet égard, le Conseil d’État a rappelé l’importance des pouvoirs inquisitoriaux dont est doté le juge administratif pour vérifier le bien-fondé des allégations de la personne détenue. Dans une décision du 3 octobre 2018 26, il rappelle ainsi qu’« il revient au juge de l’excès de pouvoir, avant de se prononcer sur une requête assortie d’allégations sérieuses non démenties par les éléments produits par l’administration en défense, de mettre en œuvre ses pouvoirs généraux d’instruction des requêtes et de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, en particulier en exigeant de l’administration compétente la production de tout document susceptible de permettre de vérifier les allégations du demandeur ». Enfin, au-delà des mesures individuelles, le juge contrôle également les notes de services et peut ainsi être amené en référé à les suspendre dès lors que leur application conduit à méconnaître le principe d’individualisation 27. Il restait alors à déterminer si ce strict et substantiel contrôle, façonné par le juge administratif, notamment par le juge des référés, constitue un « recours effectif » au sens de l’article 13 de la Convention européenne.
II. Le contrôle européen de l’effectivité des recours internes
Si, de manière inédite, l’arrêt B.M. et autres vient reconnaître le caractère effectif du référé-liberté pour prévenir une atteinte à l’intégrité du fait de l’imposition de fouilles intégrales (A), il rappelle aussi que ce même référé ne peut en revanche être considéré comme effectif dans le cadre de violations de type systémique (B).
A. L’effectivité du référé-liberté dans le domaine des fouilles
Les requérants, dans l’affaire B.M. et autres c. France, s’étaient dispensés d’épuiser les voies de recours internes et, notamment, d’engager un référé-liberté, dans la mesure où ils alléguaient que l’administration de la maison d’arrêt de Fresnes, en pratique, n’exécutait pas les injonctions prononcées par le juge administratif ou d’autres organes de contrôle qui avaient déjà été saisis de la légalité d’un régime soumettant l’ensemble des personnes détenues à des fouilles systématiques à la sortie des parloirs. Jugeant, au contraire, que le référé-liberté constitue un recours préventif effectif de nature à empêcher la continuation de la violation alléguée, la Cour européenne conclut que le grief des requérants, tiré de l’article 3 relatif aux fouilles, doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes en application de l’article 35 §§ 1 et 4 et de la Convention (§ 66).
Au soutien de cette affirmation, plusieurs éléments sont relevés par la Cour (§ 62). Premièrement, le juge des référés exerce un contrôle, suffisamment étendu, de la nécessité et de la proportionnalité de l’application à une personne détenue d’un régime de fouilles pour déterminer s’il porte atteinte ou non à sa dignité. Deuxièmement, ce contrôle porte tant sur les mesures individuelles de fouille que sur les notes de service de l’administration pénitentiaire instituant un régime de fouille ou sur une décision informelle d’appliquer un tel régime. Et, troisièmement, le juge des référés détient un certain nombre de pouvoirs lui permettant de faire cesser, à bref délai, les violations dont il est saisi : suspendre l’exécution de la mesure de fouille et enjoindre à l’administration d’aménager ou de modifier les conditions d’application d’un régime de fouille ou d’en réévaluer à intervalle régulier le bien-fondé.
La Cour en conclut que la voie du référé-liberté avait une chance raisonnable de succès en ce qui concerne les requérants (§ 63) et, qu’en l’absence de toute procédure engagée par ces derniers, elle ne saurait « spéculer dans l’abstrait » sur l’impossibilité d’obtenir l’exécution effective de mesures ordonnées par le juge des référés (§ 64). En tout état de cause, elle renvoie les requérants à leur responsabilité et, précisément, aux procédures leur permettant, le cas échéant, de rechercher l’exécution des mesures prescrites par le juge des référés (§ 64), à savoir, selon le Gouvernement (§ 51), le référé-réexamen prévu par l’article L. 521-4 du CJA ou la procédure d’exécution prévue à l’article L. 911-4 du CJA. Cette dernière partie de la motivation de la Cour interpelle toutefois dans la mesure où celle-ci a pu juger précédemment, dans son arrêt J.M.B. et autres c. France (préc.), parmi d’autres arguments, pour dénier au référé-liberté un caractère effectif, que « le suivi de l’exécution des mesures prononcées par le juge du référé-liberté pose un certain nombre de questions malgré l’existence de procédures qui visent clairement l’effectivité de la décision juridictionnelle » (§ 219). Pour conforter cet argument, la Cour s’était principalement concentrée sur l’application laborieuse de la procédure de l’article R. 931-2 CJA 28 dans le contentieux des conditions matérielles de détention et, notamment, sur l’absence de diligence dans la mise en œuvre des injonctions. En comparant hâtivement les motivations respectives des arrêts J.M.B. et B.M., nous pourrions ainsi être tentés d’affirmer que l’effectivité d’une voie de recours et, précisément, du référé-liberté, demeure, aux yeux de la Cour européenne, aléatoire. Elle est en réalité contextualisée.
B. Un effectivité du référé-liberté contextualisée
Les requérants, dans l’arrêt B.M. et autres c. France, alléguaient également une violation de l’article 3 en raison des conditions indignes dans lesquelles ils avaient été détenus à la maison d’arrêt de Fresnes, du fait notamment de la surpopulation, et l’absence de recours effectif pour y remédier. Relevant que les trois requérants concernés étaient détenus dans cet établissement aux mêmes périodes que l’avaient été les requérants dans l’affaire J.M.B. et autres c. France (préc.), la Cour réitère les mêmes conclusions, à savoir que les intéressés, d’une part, ont été soumis à des conditions de détention contraires à l’article 3 de la Convention et, d’autre part, qu’ils n’ont pas disposé d’un recours effectif préventif susceptible d’améliorer de leurs conditions matérielles de détention, en violation de l’article 13 de la Convention. L’ineffectivité du référé-liberté dans le contentieux des conditions matérielles de détention, en cohérence avec la solution déjà dégagée dans l’arrêt J.M.B. et autres c. France, est dès lors réaffirmée.
Dans ce dernier arrêt, la Cour avait jugé que l’intervention du juge du référé-liberté, en pratique, ne pouvait mettre fin à des conditions de détention contraires à la Convention. Trois arguments venaient au soutien de cette affirmation, dont les deux premiers faisaient écho à la motivation de l’ordonnance rendue par le Conseil d’État en 2017 relative aux conditions de détention de la maison d’arrêt de Fresnes 29. Premièrement, le pouvoir d’injonction du juge des référés a une portée limitée puisqu’il ne peut ni exiger « la réalisation de travaux d’une ampleur suffisante pour mettre fin aux conséquences de la surpopulation carcérale », ni « prendre des mesures de réorganisation du service public de la justice » (§ 217). Deuxièmement, l’office du juge du référé-liberté dépend du niveau des moyens de l’administration et des actes qu’elle a déjà engagés. Or, l’administration pénitentiaire « ne dispose d’aucun pouvoir de décision en matière de mises sous écrou » et « un directeur de prison est tenu d’accueillir les personnes mises sous écrou, y compris en cas de suroccupation » (§ 218). Troisièmement, nous l’avons relevé, « le suivi de l’exécution des mesures prononcées par le juge du référé-liberté pose un certain nombre de questions » tout comme l’efficacité de certaines mesures prononcées (§ 219). Par conséquent, « si le référé-liberté semble offrir un cadre juridique théorique solide pour juger d’atteintes graves aux droits des détenus » (§ 220), son effectivité en pratique doit être démontrée, précisément sa capacité à « empêcher la continuation de la violation alléguée et [à] assurer aux requérants une amélioration de leurs conditions matérielles de détention » (§ 221). Compte-tenu de ce constat, la Cour établissait un « lien direct entre la surpopulation carcérale et la violation de l’article 13 » et affirmait que « l’exécution des décisions du juge administratif se heurte à un phénomène structurel » (§ 315).
La problématique de la surpopulation était alors centrale dans la motivation du juge européen au soutien de la condamnation française dans l’arrêt J.M.B. (§§ 216 à 220). Il s’agit en effet d’une défaillance de type structurelle appelant, essentiellement, « des mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique (…), [lesquelles ne sont] pas au nombre des mesures d’urgence que la situation permet de prendre utilement dans le cadre des pouvoirs que le juge (…) tient de l’article L. 521-2 du CJA » 30. En revanche, relèvent des attributions du juge du référé-liberté et sont en mesure d’améliorer concrètement le quotidien des personnes détenues, les injonctions susceptibles de produire leurs effets à « bref délai » 31. Le constat déjà formulé par la Cour dans son arrêt Yengo c. France 32, selon lequel le référé-liberté, en tant que recours préventif, peut être considéré comme effectif au sens de l’article 13 de la Convention, n’est donc pas remis en cause de manière générale à la suite de l’arrêt J.M.B. et autres. Dans ce dernier, la Cour affirmait d’ailleurs en ce sens que « la saisine du juge administratif (…) a permis la mise en œuvre de mesures visant à remédier aux atteintes les plus graves auxquelles sont exposées les personnes détenues » (§ 213) 33. La solution adoptée dans l’arrêt B.M. et autres c. France, s’agissant des fouilles intégrales, le confirme bel et bien 34.
Notes:
- CourEDH, 30 janv. 2020, J.M.B. c. France, n° 9671/15 (JCP G, 2021, 129, note L. Milano ; JCP G, 2020, 154, obs. B. Pastre-Belda ; RTDH, 2020/123, p. 730, note D. Roets ; RDLF, 2020, chron. n° 46, note J. Schmitz ; D. 2021, 432, chron. M. Afroukh et J.-P. Marguénaud ; AJ pénal, 2020, 122, étude J.-P. Céré). ↩
- Ci-après, la Cour européenne, la Cour EDH ou la Cour. ↩
- Art. L 521-2 CJA. ↩
- CourEDH, 6 juill. 2023, B.M. et autres c. France, n° 84187/17 (D. actu., 12 juill. 2023, obs. M. Dominati ; Dalloz actualité, 18 sept. 2023, chron. J.-P. Marguénaud). ↩
- CourEDH, 24 juill. 2001, Valasinas c. Lituanie, n° 44558/98, § 117. Dans le même sens, CourEDH, 4 fév. 2003, Van Der Ven c. Pays-Bas, n° 50901/99, § 60 ; CourEDH, 12 juin 2007, Frérot c. France, n° 70204/01, § 38 (D., 2007, 2632, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; AJ pénal, 2007, 336, obs. M. Herzog-Evans ; RSC, 2008, 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets) ; CourEDH, 9 juill. 2009, Khider c. France, n° 39364/05, § 105. ↩
- CourEDH, 20 janv. 2011, El Shennawy c. France, n° 51246/08, § 38 (AJDA, 2011, 1993, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2011, 1306, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal, 2011, 88, note M. Herzog-Evans ; RFDA, 2012, 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; RSC, 2011, 704, obs. D. Roets). ↩
- Par ex., v. CourEDH, Van Der Ven c. Pays-Bas, préc., § 62. ↩
- CourEDH, Gde ch., 26 oct. 2000, Kudla c. Pologne, n° 30210/96, § 94 (RTD civ., 2001, 442, obs. J.-P. Marguénaud ; JCP-G, 2001, I-291, n° 6, chron. F. Sudre ; RTDH, 2002, 169, note J.-F. Flauss ; GACEDH n° 15). ↩
- Ibid. ↩
- Par ex., CourEDH, 3 déc. 2019, Petrescu c. Portugal, n° 23190/17. ↩
- Par ex., CourEDH, 19 fév. 2015, Helhal c. France, n° 10401/12 (JCP G, 2015, 481, note B. Pastre-Belda). ↩
- Par ex., CourEDH, 9 sept. 2010, Xiros c. Grèce, n°1033/07. ↩
- CourEDH, 20 oct. 2016, Mursic c. Croatie, n° 7334/13 (JCP G, 2016, act. 1216, obs. F. Sudre). ↩
- En ce sens, v. CourEDH, 21 mai 2015, Yengo c. France, n° 50494/12, § 50 (JCP G, 2015, doctr. 845, F. Sudre ; D. actu., 26 mai 2015, obs. M. Léna ; AJDA, 2015, 1289, tribune A. Jacquemet-Gauché et S. Gauché ; D., 2016, 1220, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal, 2015, 450, obs. E. Senna) ; CEDH, J.M.B., préc., § 167 ; CourEDH, 19 nov. 2020, Barbotin c. France, n° 25338/16, § 46 (JCP G, 2021, 129, note L. Milano). ↩
- CE, 14 nov. 2008, n° 315622 (D. actu., 19 nov. 2008, obs. E. Royer ; AJDA, 2008, 2389, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber ; D., 2009. 1376, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal, 2009, 89, obs. É. Péchillon ; RFDA, 2009, 957, obs. D. Pollet-Panoussis ; RSC, 2009, 431, chron. P. Poncela). ↩
- CourEDH, 12 juin 2007, Frérot c. France, n° 70204/01, préc. ↩
- En ce sens, v. le Rapport annuel d’activité 2022 du Contrôleur général des lieux de privations de liberté, spéc. p. 14. ↩
- L’article 57 al. 1 dispose que les « fouilles doivent être justifiées par la présomption d’une infraction ou par les risques que le comportement des personnes détenues fait courir à la sécurité des personnes et au maintien du bon ordre dans l’établissement. Leur nature et leur fréquence sont strictement adaptées à ces nécessités et à la personnalité des personnes détenues ». ↩
- V. le Rapport annuel d’activité 2016 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté. ↩
- CE, 14 nov. 2008, n° 315622, préc. ↩
- CE, 20 mai 2010, Ministre de la Justice c. Dominique G. et OIP, n° 339259 (RSC, 2010, 645, chron. P. Poncela). ↩
- Ibid. ↩
- CE, 26 sept. 2012, Ministre de la Justice c. Pierre T., n° 359479 (D., 2013, 1305, obs. Péchillon). ↩
- CE, 6 juin 2013, OIP, n° 368816 (AJ pénal, 2013, 497, obs. Herzog-Evans) et Nezif E., n° 368875. ↩
- CE, 30 janv. 2019, M. C., n° 416999 (D. actu., 14 févr. 2019, obs. C. Biget). ↩
- CE, 3 oct. 2018, n° 413989 (AJ pénal, 2018, 533, obs. M. Herzog-Evans ; JCP Adm., 2018, 2326, note S. Renard). ↩
- Par ex., CE, 26 sept. 2012, Ministre de la Justice c. Pierre T., préc., et CE, 6 juin 2013, OIP, préc. ↩
- Article relatif à la procédure d’exécution propre aux décisions du Conseil d’État et des juridictions administratives spécialisées. ↩
- CE, 28 juill. 2017, OIP, n° 410677 (AJDA, 2017, 1589, obs. M.-C. de Montecler ; ibid., 2540, note O. Le Bot). ↩
- CE, 28 juill. 2017, préc. ; dans le même sens, s’agissant des conditions générales de détention en garde à vue : CE, 22 nov. 2021, n° 456924 (AJ pénal, 2021, 598, obs. E. Senna). Notons que la loi n° 2021-403 du 8 avr. 2021 garantit dorénavant un droit de recours devant le juge judiciaire aux détenus tant provisoires que condamnés (J. Mouchette, « Une voie de recours dédiée aux conditions indignes de détention: vraie avancée ou impasse contentieuse ? », Europe des Droits & Libertés, 2021/1, n° 3, p. 114 et s.). ↩
- CourEDH, B.M. et autres c. France, préc., § 61. ↩
- CourEDH, 21 mai 2015, Yengo c. France, n° 50494/12, préc. ↩
- Par ex., v. CE, 22 déc. 2012, OIP, n° 364584 (D. 2013, 1304, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon) ; CE, 30 juill. 2015, OIP et Ordre des avocats au barreau de Nîmes, n° 392043 (AJDA, 2015, 2216, note O. Le Bot). ↩
- Dans son arrêt Leroy et autres c. France, n° 32439/19, du 18 avril 2024, la CourEDH confirmera que dans le cadre « d’une situation liée à un évènement ponctuel, présentant un caractère provisoire et exceptionnel, qui ne [touche] pas le problème de la surpopulation carcérale », l’exercice du pouvoir d’injonction du juge du référé-liberté est « tout à fait à même d’ordonner des mesures provisoires de nature à remédier aux atteintes alléguées aux droits (…) protégés par l’article 3 de la Convention » (§ 64). En l’espèce étaient en cause les conditions de détention résultant d’un mouvement social au centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe au mois de mars 2019. La Cour conclut que le juge administratif « était en principe en mesure d’ordonner des mesures d’urgence susceptibles d’être mises en œuvre rapidement et de porter effet à bref délai, concernant notamment l’hygiène, les promenades ou les contacts avec les familles ainsi que la pratique des fouilles », mesures que les autorités pénitentiaires auraient pu in concreto exécuter de manière satisfaisante (§ 65). ↩