Le référé-liberté pour autrui. Une société commerciale au secours du droit à la vie
Le référé-liberté pour autrui. Une société commerciale au secours du droit à la vie
Par Xavier Dupré de Boulois
Le Conseil d’Etat a accepté de se prononcer sur la requête en référé-liberté par laquelle une société commerciale entendait dénoncer une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie au sens de l’article 2 de la CEDH. Une solution inédite entre incongruïté et enjeux économiques.
L’arrêt de section Ville de Paris (CE Sect., 16 novembre 2011, n°353172) est un arrêt important comme en attestent les nombreux commentaires dont il a fait l’objet. En matière de référé-liberté, il inaugure la transposition de la technique des obligations positives et à travers elle, il renforce la possibilité pour le juge des référés de se saisir des situations de carence de l’action administrative. Il est aussi l’occasion pour le Conseil d’Etat de reconnaître que le droit à la vie « rappelé notamment par l’article 2 de la CEDH » est une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de Justice administrative. Il est un point cependant qui semble avoir échappé aux observateurs. En effet, le Conseil d’Etat opte pour une solution inédite sur la question de la recevabilité : il reconnait au moins de manière implicite qu’une société commerciale est recevable à saisir le juge du référé-liberté afin de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie. La juridiction administrative avait déjà reconnu aux personnes morales la possibilité de saisir le juge du référé-liberté qu’il s’agisse pour elles de défendre leurs propres libertés fondamentales (I) ou des libertés qu’elles se sont données pour objet social de défendre (II). En revanche, la solution retenue par le Conseil d’Etat dans son arrêt Ville de Paris constitue une nouveauté sur laquelle il convient de s’interroger (III).
I. Une personne morale peut saisir le juge du référé-liberté pour défendre les libertés fondamentales dont elle est titulaire en propre
Il a déjà été largement reconnu que des entités personnifiées peuvent saisir le juge du référé-liberté. Il en est d’abord ainsi lorsque l’action de l’administration a porté atteinte à une liberté fondamentale de l’entité elle-même. Les personnes morales étant titulaires de certains droits fondamentaux (voir notre série d’articles dans la RDLF 2011, chron. n°15 et 16 et RDLF 2012, chron. n°1), elles sont donc susceptibles de saisir le juge des référés en qualité de victime directe d’une atteinte à une liberté fondamentale au sens l’article L. 521-2 du CJA. Parmi ces droits propres des entités personnifiées, on pense bien sûr au droit de propriété. Le juge du référé-liberté a déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de se prononcer sur des atteintes administratives à la propriété de sociétés commerciales ou civiles (ex. : CE, 29 mai 2002, SCI Stephaur, n°243338 ; CE ord., 27 novembre 2002, SCI Résidence du Théâtre, n°251898). Par ailleurs, les personnes morales sont en droit de se prévaloir devant le juge des référés des droits qui leur sont reconnus pour réaliser leur objet social propre. Les sociétés commerciales sont recevables à agir en référé-liberté pour faire cesser les atteintes à la liberté d’entreprendre et à la liberté du commerce et de l’industrie (CE ord., 28 octobre 2011, SARL PCRL Exploitation, n°353553). De même, une association, qu’elle soit cultuelle (CE ord., 30 mars 2007, Ville de Lyon, n°304053), politique (CE, 19 août 2002, Front national, n°249666) ou culturelle (CE ord., 3 juillet 2009, Commune de Narbonne, n°329315) est recevable à invoquer la liberté de réunion. Un syndicat est également en mesure de saisir le juge du référé-liberté pour contester des atteintes à la liberté syndicale (CE, 19 février 2009, SAFPTR, n°324864) ou au droit de grève (CE, 25 juillet 2003, SNUDI-FO, n°258677). Sur ce dernier point, l’on peut considérer qu’un syndicat figure parmi les titulaires du droit de grève. La Cour EDH estime en ce sens que ce droit est indissociable de la liberté syndicale dont il constitue l’une des modalités de réalisation (CEDH, 21 avril 1999, Enerji Yapı-Yol Sen / Turquie, n°68959/01). Dans tous ces cas, c’est bien la personne morale qui est titulaire du droit et peut donc en réclamer la protection en référé-liberté.
II. Une association est recevable à agir pour assurer la protection des intérêts qu’elle entend défendre en vertu de ses statuts
Il n’est pas douteux non plus qu’une association est recevable à saisir le juge du référé-liberté pour assurer la défense d’intérêts collectifs. Ces derniers sont soit ceux des membres de l’entité, ses adhérents, soit plus généralement les intérêts des personnes dont l’association entend assurer la promotion en vertu de ses statuts. Le premier exemple qui vient à l’esprit est le droit de grève. Lorsque un syndicat est jugé recevable à se prévaloir du droit de grève, il défend non seulement sa propre capacité à établir un rapport de force avec l’employeur mais aussi le droit de grève pris dans sa dimension individuelle en tant que droit de chacun des salariés (ex. : CE ord., 7 juillet 2009, Fédération nationale des mines et de l’énergie CGT, n°329284). Plus généralement, le Conseil d’Etat a affirmé qu’à travers les dispositions de l’article L. 521-2 CJA, le législateur a entendu que le juge des référés puisse mettre très rapidement un terme à une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale résultant, soit d’un agissement de l’administration à l’égard d’une personne, soit d’un acte administratif affectant la situation de celle-ci ou les intérêts qu’elle a pour objet de défendre » (CE ord., 12 novembre 2005, Asso. SOS Racisme, n°286832). Il en résulte que des associations ou des syndicats peuvent agir en référé-liberté en invoquant des droits dont ces entités ne sont pas elles-mêmes titulaires mais qu’elles se sont données pour mission de promouvoir. Un syndicat a ainsi pu défendre en référé le droit des salariés au respect de leur vie privée (CE, 25 juillet 2003, préc.), leur droit de ne pas être soumis à un travail forcé et encore leur liberté religieuse (CE ord., 3 mai 2005, CFTC, n°279999). De leur côté, les associations qui se consacrent à la défense des droits des étrangers peuvent saisir le juge du référé-liberté pour défendre les différentes libertés dont les ressortissants étrangers sont titulaires telles la liberté d’aller et venir, etc (CE ord., 15 février 2013, ANAFE et GISTI, n°365709). Dans le même sens, la section française de l’OIP a été jugée recevable à engager une procédure de référé-liberté pour défendre les droits politiques des personnes détenues dans les établissements pénitentiaires (CE ord., 27 mai 2005, Section française de l’OIP, n°280866). L’ordonnance de décembre 2012 relative à la prison des Baumettes (CE ord., 22 décembre 2012, Section française de l’OIP, n°364584) s’inscrit dans cette veine. La section française de l’OIP a pour objet statutaire « la défense des droits fondamentaux et des libertés individuelles des personnes détenues » (article 1er des statuts de l’OIP-Section française). Elle est donc recevable à engager un référé-liberté pour défendre le droit des détenus du centre pénitentiaire des Baumettes de ne pas subir des traitements inhumains et dégradants. Enfin, il semble que les organisations professionnelles d’avocats sont aussi en mesure d’engager un référé-liberté lorsque la mesure querellée met en cause l’activité de leurs membres. Si la jurisprudence du Conseil d’Etat n’était pas dénuée d’ambiguïté jusque-là (CE, 22 janvier 2010, Syndicat des avocats de France, n°326835), l’ordonnance du 22 décembre 2012 (préc.) est explicite en ce sens. Dans cette affaire, l’Ordre des avocats au barreau de Marseille a été jugé recevable à agir motif pris qu’il « regroupe des avocats directement appelés à exercer leur office au sein du centre pénitentiaire des Baumettes ». Au total, les principes applicables à la recevabilité de l’action des associations en matière de référé-liberté évoquent ceux mis en œuvre dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, avec cette différence que le juge se montre plus exigeant sur le lien entre l’objet statutaire de l’association et la situation litigieuse.
III. Une société commerciale peut engager un référé-liberté en se prévalant du droit à la vie
La solution retenue par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Ville de Paris peut paraître incongrue. En l’espèce, la société H&M qui dispose d’une surface commerciale dans le Forum des Halles à Paris a engagé une procédure au titre de différents référés pour obtenir la suspension des travaux de démolition de la dalle du Forum des Halles à l’aplomb de son magasin. Cette action faisait notamment suite à la chute, quelques jours auparavant, de morceaux de béton dans son magasin suite à la perforation de la dalle constituant son plafond par un engin de travaux. La société requérante invitait notamment le juge des référés à constater que la situation litigieuse était de nature à porter atteinte de manière grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, le droit à la vie tel que proclamé par l’article 2 de la CEDH et, de manière subséquente, à suspendre les travaux. Le Tribunal administratif de Paris, et, sur appel, le Conseil d’Etat vont successivement se prononcer sur cette requête sans qu’à aucun moment, semble-t-il, l’une de ces juridictions ne s’interroge sur la recevabilité de la requête de la société H&M. Une société commerciale est recevable à saisir le juge du référé-liberté en se prévalant d’une atteinte qualifiée au droit à la vie.
Cette solution ne peut se réclamer des jurisprudences déjà évoquées (I et II). On ne saurait bien sûr déduire de cet arrêt que ladite société commerciale serait titulaire du droit à la vie. Sans entrer dans le débat sur l’étendue des droits fondamentaux reconnus aux personnes morales, il est bien évident que les travaux en cours de réalisation ne menaçait pas l’existence de la société H&M. Celle-ci n’entendait donc pas se voir reconnaître un droit à l’existence par analogie avec le droit à la vie des personnes physiques sur la base du raisonnement qui a, par exemple, conduit certaines juridictions à transposer le droit au respect de la vie privée aux entités personnifiées pour assurer la protection de leurs secrets d’affaires ou de leurs correspondances ( par ex. : CJCE, 14 février 2008, Varec / Belgique, C-450/06 ; CEDH, 28 juin 2007, Ekimdjiev / Bulgarie, n°62540/00 ). Pas plus la solution ne peut-elle s’expliquer par référence à la jurisprudence relative à l’action des associations. Certes, Elle n’est pas sans évoquer un arrêt de 1990 à l’occasion duquel la Confédération nationale des associations familiales catholiques a été jugée recevable à invoquer ce même article 2 de la CEDH à l’occasion d’un recours pour excès de pouvoir formé contre un arrêté ministériel relatif à la détention, la distribution, la dispensation et l’administration d’une pilule abortive (CE Ass., 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques, Rec. p. 369). Là-encore, il n’était pas question de reconnaître à cette association un quelconque droit à la vie. En revanche, ses statuts l’habilitaient à prendre en charge un intérêt distinct de nature à lui permettre d’être recevable à attaquer l’arrêté ministériel. Le site internet de l’association en question révèle qu’elle se donne notamment pour mission de « valoriser la famille fondée sur le mariage et ouverte à la vie comme chemin de bonheur et d’épanouissement de la personne ». Tout un programme… Une association qui a notamment pour objet social de défendre la vie dès la conception a donc intérêt à agir en excès de pouvoir contre un arrêté relatif à la pilule abortive. Mais si la solution est logique pour une telle association sur la base des principes évoqués plus haut, elle est beaucoup moins évidente pour une société commerciale telle que la société H&M. Elle n’a bien sûr pas pour objet social d’assurer la préservation de la vie des personnes. Autrement dit, la recevabilité de sa requête ne peut se justifier par l’idée que le référé-liberté a pour objet de faire cesser une atteinte résultant « soit d’un agissement de l’administration à l’égard d’une personne, soit d’un acte administratif affectant la situation de celle-ci ou les intérêts qu’elle a pour objet de défendre » (CE ord., 12 novembre 2005, préc.).
C’est donc ailleurs qu’il faut trouver l’explication de cette solution originale. Elle nous semble procéder du contexte particulier de l’affaire. Le risque vital lié aux travaux engagés sur la dalle du Forum des Halles concernait les clients et les salariés du magasin H&M. Or, il se trouve qu’a l’égard de ces deux catégories de personnes, la société H&M est civilement débitrice d’une obligation de sécurité. La Chambre sociale de la Cour de cassation a consacré l’existence d’une obligation contractuelle de sécurité de résultat à la charge de l’employeur à l’occasion de l’affaire de l’amiante (Cass. Soc., 28 février 2002, Bull. V n°81). Il en résulte qu’il lui appartient « de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs » (Cass. Soc., 5 mars 2008, SNECMA, Bull. V n°46). Par ailleurs, le commerçant est tenu d’une obligation quasi délictuelle de sécurité de moyen à l’égard de ses clients (Cass Civ. 2, 19 juillet 1972, Bull. II n°226 ; Cass. Civ. 1, 9 juillet 2002, n°99-15.471). Par-delà le fondement de cette obligation, le droit privé identifie donc une obligation de sécurité à la charge de l’exploitant d’un commerce et, de manière corrélative, un droit personnel à la sécurité du salarié et du client opposable au dit commerçant. On comprend donc mieux la configuration du litige devant la juridiction administrative. C’est parce que la société H&M avait la responsabilité de la sécurité de ses clients et de ses salariés, et donc de la protection de leur intégrité physique et de leur vie, qu’elle a pu saisir le juge administratif au titre du référé-liberté. Mais il ne s’agit plus alors pour elle de réaliser son objet social mais d’assumer une obligation légale ou contractuelle à l’égard de certaines personnes. Il est donc question d’une forme de référé-liberté pour autrui.
Il convient de ne pas se méprendre sur la signification réelle de cette action sur le terrain juridique. L’enjeu final du litige pour la société H&M était d’abord la détermination du patrimoine responsable en cas de réalisation du risque vital et donc la défense de ses intérêts patrimoniaux. On imagine bien que le juge judiciaire saisi d’une éventuelle action en responsabilité n’aurait pas été insensible aux initiatives prises par l’exploitant du magasin pour s’assurer de l’intégrité physique de ses clients et de ses salariés. Ce balancement entre responsabilité de la personne publique et responsabilité de l’entreprise n’est pas sans évoquer la séquence jurisprudentielle autour du scandale de l’amiante : à l’affirmation d’une obligation de sécurité de résultat à la charge de l’employeur (Cass. Soc., 28 février 2002, préc.) a fait écho les quatre arrêts par lequel le Conseil d’Etat a jugé que « si, en application de la législation du travail désormais codifiée à l’article L. 230-2 du code du travail, l’employeur a l’obligation générale d’assurer la sécurité et la protection de la santé des travailleurs placés sous son autorité, il incombe aux autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels de se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu’ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d’arrêter, en l’état des connaissances scientifiques, au besoin à l’aide d’études ou d’enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers » (CE Ass., 3 mars 2004, Ministre de l’Emploi et de la Solidarité / Bourdignon, Rec. p. 126). Il peut être relevé que la société Eternit, jadis grosse productrice d’amiante et dont la responsabilité civile a été mise en cause à de multiples reprises par les juridictions judiciaires, a tenté d’intervenir à l’instance devant le Conseil d’Etat. Elle entendait bien se prévaloir d’une condamnation de l’Etat pour atténuer sa propre responsabilité devant les juridictions judiciaires.
Au total, il est possible de considérer que la recevabilité de la société H&M à saisir le juge du référé-liberté se justifie d’abord par le constat qu’elle est elle-même susceptible de voir sa responsabilité exposée à l’égard de ses salariés ou de ses clients. Elle avait donc un intérêt patrimonial à saisir le juge administratif des libertés. Une vision plus positive de la chose inviterait à considérer que des personnes privées sont ainsi associées à la garantie et à la réalisation de certains droits fondamentaux, le droit à la vie en l’espèce. Et ce non pas en vertu de la Constitution ou de la CEDH mais par les voies des règles du droit du travail et de la responsabilité civile.